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Dans le même numéro

L'écologie n'est pas un luxe

janvier 2015

#Divers

Repère

L’écologie n’est pas un luxe

À propos de…

• Joan Martínez Alier, l’Écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Paris, Institut Veblen/ Les petits matins, 2014, 670 p., 25 €

Le débat français s’enrichit ces dernières années d’une ouverture nouvelle à l’économie écologique, discipline hybride fondée à la fin des années 1980 et qui entend dépasser à la fois le cadre conceptuel de l’économie standard et la simple application de ses indicateurs et modèles aux questions environnementales. Le jeune et bien nommé Institut Veblen, associé aux éditions Les petits matins, vient coup sur coup d’offrir aux lecteurs français deux contributions importantes de ce courant de pensée avec la sortie l’année dernière du volume collectif Vivement 2050 ! Programme pour une économie soutenable et désirable (sous la direction de Robert Costanza) et la parution cette année de l’Écologisme des pauvres de Joan Martínez Alier.

Les pauvres, sentinelles écologiques

Joan Martínez Alier, professeur à l’Universitat Autònoma de Barcelona, peut être considéré comme un des quatre mousquetaires de l’économie écologique (les trois autres étant Herman Daly, Robert Costanza et Richard Norgaard). Si son ouvrage de 1987, Ecological Economics: Energy, Environment and Society, cristallisa une discipline encore en suspension, The Environmentalism of the Poor (l’Écologisme des pauvres), paru en 2002, constitue sans doute l’étude la plus aboutie de ce qu’il nomme lui-même les «  conflits écologico-distributifs  », c’est-à-dire des conflits sociaux qui portent sur la répartition des ressources et des nuisances naturelles.

Son argument majeur tient dans l’idée que le coût de l’extraction, du transport et de la consommation des ressources naturelles, qui s’intensifient à la surface de la planète et dont résultent quantité de pollutions et déchets, est d’abord supporté par les plus pauvres et les plus vulnérables. De cet état de fait, abondamment illustré dans l’ouvrage, résulte une vérité contre-intuitive : l’écologie n’est pas un luxe mais une nécessité, elle n’est pas l’apanage d’une classe aisée qui aurait sublimé le besoin matériel mais la condition de survie des défavorisés de tous les continents. Les pauvres sont soucieux de leur environnement parce qu’ils sont les premières victimes de sa dégradation. Sentinelles écologiques, ils nous alertent sur la réalité des crises en cours qu’ils sont les premiers à ressentir du fait de leur vulnérabilité sociale, comme les habitants des îles du Pacifique nous alertent sur la vitesse de la montée des mers et des océans sous l’effet du changement climatique. Les pauvres nous éclairent également sur l’insoutenabilité morale et écologique de nos modes de consommation : rien ne dit mieux le scandale du gâchis alimentaire que la vue au petit matin d’un humain cherchant son repas au fond d’une poubelle dans une grande ville prospère.

Justice et soutenabilité

C’est bien pourquoi il y a, et depuis longtemps, «  un écologisme spontané des pauvres  ». Celui-ci se double selon Martínez Alier d’un écologisme de conviction, activiste, qui entend soustraire les ressources naturelles à la sphère marchande et à son jeu de valeurs :

Les pauvres, en réclamant un accès durable aux ressources et aux services de l’environnement contre le capital et/ou l’État, contribuent du même coup à leur conservation.

(p. 130)

On peut ainsi lire l’Écologisme des pauvres au miroir du maître-livre de la regrettée Elinor Ostrom, la Gouvernance des biens communs, lui aussi récemment traduit1. Tous deux témoignent du lien indéfectible entre justice et soutenabilité, entre question sociale et conditions environnementales, en bref, entre la manière dont les humains se considèrent et se traitent et la façon dont ils considèrent et traitent leur environnement.

On peut regretter à ce sujet que l’auteur n’entre pas davantage dans les théories et les conceptions de la justice qui permettent de structurer analytiquement les conflits écologico-distributifs et de mieux fonder l’approche de ceux-ci par l’économie écologique. De même, il convient d’être patient pour que soit énoncée clairement l’idée fondamentale de cet ouvrage :

La structure des prix de l’économie dépendra des résultats concrets des conflits écologico-distributifs.

(p. 583)

Autrement dit, la tension entre le monde écologique et le monde économique, médiatisée par la question sociale, revient à l’opposition entre le pluralisme proprement politique des valeurs des ressources naturelles et l’unicité autoritaire de leur prix. Parce qu’il ouvre le débat sur la valeur, le conflit politique autour des ressources naturelles, à Tambo Grande (Pérou), Coega (Afrique du Sud), Notre-Dame-des-Landes ou Sivens, nous guide vers la soutenabilité.

Le lecteur s’équipera au fil du texte de nombreux outils théoriques et empiriques de l’économie écologique, mais on peut regretter que l’édition originale n’ait pas été davantage polie. Sans doute pour y remédier en partie, l’Institut Veblen a judicieusement mis en ligne une conférence de Martínez Alier qu’il faut lire2, non pour se dispenser de l’ouvrage dans son entier, mais comme un avant-propos qui permet d’y entrer de plain-pied et de mieux suivre le fil de cette remarquable démonstration.

Éloi Laurent

Librairie

Céline Roux, La Juge de trente ans, Paris, Raconter la vie/Le Seuil, 2014, 80 p., 5, 90 €

Dans ce petit ouvrage, Céline Roux fait partager avec beaucoup de justesse ce que juger veut dire lorsque l’on a, comme elle, trente ans, et que l’on est, comme 80 % des magistrats qui sortent de l’École nationale de la magistrature, une femme. Je fais partie de ces juges femmes de trente ans et un peu plus : c’est avec toute la subjectivité qui découle de cette quasi-sororité avec l’auteur que je peux partager ma lecture de ce livre. Loin des feux de l’actualité, mais au plus près des gens, c’est ce juge-là que l’on découvre en lisant Céline Roux. Son texte est à la fois un témoignage et une enquête, car elle ne parle pas que de sa propre expérience, mais croise celles de quatre jeunes juges, toutes confrontées à des situations semblables.

Non sans humour, elle raconte la crainte du jeune magistrat qui assure ses premières audiences :

Mon index presse un petit bouton sur le mur. Une glaçante sonnerie métallique retentit. Le silence se fait dans la salle d’à côté. Je n’entends plus que les corps se lever, se raidir et attendre. M’attendre. Mes jambes m’emportent dans le petit escalier qui monte à l’échafaud, ma main droite ouvre une porte. Des dizaines de paires d’yeux me fixent, immobiles. […] ma bouche leur dit : l’audience est ouverte. Vous pouvez vous asseoir.

Bien sûr qu’au fur et à mesure des années, les mains se font moins tremblantes et la voix plus assurée, mais ce sentiment ne disparaît jamais vraiment. C’est parce que, jeunes ou moins jeunes, nous mesurons la lourdeur de notre tâche, que nos mains tremblent, parfois. Céline Roux le dit avec beaucoup de sincérité, et balaie quelque peu l’image du juge hautain et sûr de lui, si largement répandue.

Ce petit livre explique aussi combien la justice est incarnée par les juges qui la rendent. Le justiciable, les avocats sont les premiers à le faire observer au juge, et c’est le lit des sempiternels : «  Vous n’avez pas d’enfant, vous avez trente ans, vous ne savez rien de la vie, et vous pouvez détruire une famille.  » Céline Roux explique justement la difficulté d’être ce(tte) «  jeune juge  », même si elle souligne aussi que l’on salue parfois la «  fraîcheur  » de la juge ou sa pugnacité pour reconstituer un dossier disparu. Curieuse société qui se défie à ce point de sa jeunesse, qui serait décidément dépourvue de toute épaisseur humaine. Et pourtant, n’a-t-on pas, à vingt-cinq ou trente ans, l’âge d’avoir un peu vécu déjà, en tout cas suffisamment pour avoir une idée de ce qu’est la complexité d’une vie de couple, la difficulté d’élever un enfant, par exemple ? Évoquant les divorces qu’elle a eu à prononcer, Céline Roux le dit fort bien :

Comme si la vie n’était pas plus complexe, comme si la petite juge qui répartit les torts des époux du haut de ses noces de froment n’en savait rien et était hors de tout soupçon.

Il va de soi que l’expérience est une richesse, mais à lire ce livre, on pourrait espérer une moindre méfiance à l’égard des jeunes juges, qui étudient souvent leurs dossiers avec acharnement, se fient peu à leur première intuition et craignent plus que tout de mal apprécier une situation.

Et pourtant, il arrive bien souvent qu’à l’issue de la formation à l’École nationale de la magistrature, on soit affecté dans des juridictions un peu déshéritées, où le turn-over est très important, et où l’on peut se retrouver doyen du tribunal au bout de dix-huit mois. Ces tribunaux-là font peser une lourde charge sur ces jeunes juges, qui n’ont pas toujours de collègue expérimenté avec qui partager leurs doutes et leurs interrogations. En outre, il n’est jamais anodin d’être «  le juge  » dans ces petites villes où l’anonymat n’existe guère. Ce n’est pas vraiment de déontologie dont parle Céline Roux, plutôt de délicatesse… C’est ainsi qu’elle raconte comment l’une de ses collègues a rebroussé chemin au supermarché plutôt que de faire encaisser une bouteille de champagne par la mère d’un enfant qu’elle suivait en tant que juge des enfants, par peur de l’humilier.

Si la jeunesse du juge est bien souvent un handicap, c’est un de ceux qui passent… tel n’est pas le cas de la féminité ! Au cours des dernières décennies, la féminisation de la magistrature est devenue massive, mais elle ne va toujours pas de soi. Céline Roux raconte ainsi comment tel homme fraîchement divorcé a écrit à la juge qui a prononcé son divorce pour l’inviter à prendre un café, ou comment un mis en examen s’est mis à harceler la juge d’instruction en charge de son affaire, jusqu’à l’appeler à son domicile juste après la naissance de son enfant.

Elle évoque aussi avec lucidité l’impression qui peut être celle d’un homme qui est jugé par un tribunal correctionnel dont les trois juges, ainsi bien souvent que le greffier et le procureur, sont des femmes. Une justice rendue par les femmes est-elle pour autant une justice rendue pour celles-ci ? Une telle idée heurte nos principes républicains d’égalité des sexes, mais on ne peut que constater que notre société continue à représenter la figure d’autorité du juge sous des traits masculins. Céline Roux dit elle-même qu’il lui semble parfois que pour tel mineur délinquant manquant totalement de repères, les paroles d’un juge homme auraient plus de poids que les siennes.

L’auteure ne fait pas abstraction de l’incidence de la vie personnelle d’une jeune femme sur son exercice professionnel. Elle raconte ainsi comment l’une de ses collègues, juge d’instruction et jeune mère, a failli être submergée par l’émotion en recevant les parents d’un tout jeune enfant mort après avoir été heurté par le véhicule d’un chauffard. Quelle que soit l’exigence d’impartialité qu’il s’impose, le juge ne peut évacuer sa propre émotion, qui est aussi témoin de ce que la justice est humaine. Il lui incombe cependant de ne pas laisser cette émotion dicter sa décision. L’humanité ne dispense pas de la rigueur.

Sur un plan plus matériel, Céline Roux évoque aussi la question récurrente des moyens donnés à l’institution judiciaire pour répondre au besoin de justice. Mais comment faire pour traiter les requêtes en divorce dans des délais raisonnables quand un magistrat en congé maternité n’est pas remplacé pendant quatre mois ? Elle dit aussi la solitude du juge face à la masse de ces dossiers ; il connaît tout le poids de douleur, d’attentes, de peurs que ces dossiers renferment, et qu’on lui impose de traiter à la chaîne, parce qu’il ne serait statistiquement pas acceptable d’y consacrer le temps que chacun d’eux mériterait. Mais le juge ne se révolte pas contre le traitement qu’on lui impose de faire ainsi subir au justiciable, trop conscient que le temps supplémentaire accordé à un dossier est retiré à un autre, tout aussi important.

Dans un climat marqué par la morosité autour des questions judiciaires, la lecture du livre de Céline Roux donne un aperçu juste et sincère du métier de juge, sans en cacher les difficultés et en montrant à visage découvert cette institution si souvent représentée comme poussiéreuse.

Marianne Robenoire

Bruno Nassim Aboudrar, Comment le voile est devenu musulman, Paris, Flammarion, 2014, 250 p., 20 €

Cet essai, dès son titre, prend à rebrousse-poil un lecteur qui se voit bousculé dans ce qu’il pensait savoir du voile, et l’auteur n’a de cesse de le renvoyer aux préjugés et aux stéréotypes occidentaux sur ce morceau de tissu qui a enflammé depuis quelques années la République française et a conduit à deux lois d’interdiction controversées.

Bruno Nassim Aboudrar annonce d’entrée la thèse qu’il entend défendre et promet de mettre sous les yeux du lecteur, tout au long de son enquête, les pièces à conviction qui l’étayent. Selon lui, le voile islamique est moins un signe de domination de l’homme sur la femme dans le cadre d’une société patriarcale qu’un élément constitutif de ce qu’il appelle un «  ordre visuel  » propre à l’univers religieux de l’islam. L’auteur se propose donc de mettre au jour les spécificités de ce système visuel dans lequel, seul, le voile porté par les femmes musulmanes prend sens.

Une fois cela établi, la querelle autour du voile en France, et ailleurs en Occident, apparaît comme le fruit d’un considérable malentendu. Ce que l’opinion publique considère, dans sa majorité, comme un symbole inacceptable de la soumission des femmes aux hommes dans la religion islamique, importé en Europe par l’immigration, possède en réalité un autre sens. Il est certes, concède l’auteur, un «  instrument  » de la domination masculine, mais il ne saurait être compris comme le «  symbole  » de l’islam. Le voile en Islam appartient à une économie du visible tout autre que celle qui règne en Occident. Ce «  système visuel  » est en effet fondé sur ce qu’on pourrait appeler une iconophobie, si ce terme ne formulait pas les choses de manière trop négative.

La religion islamique, comme on sait, rejette en principe toute représentation, à commencer par celle de Dieu lui-même. L’interdiction de donner une image d’Allah est la clé de voûte d’un dispositif visuel qui accorde la primauté au caché et au secret et, partant, au voilé. Le voile que portent les femmes, dans ses différentes formes, n’est, dans cette perspective, qu’une partie intégrante d’une logique qui se manifeste dans de nombreux autres domaines de la civilisation islamique tels que l’architecture, profane comme sacrée, et les arts qui, hormis quelques rares exceptions, sont ornementaux et ne représentent ni Dieu, ni les êtres humains, ni même les autres êtres vivants, si ce n’est sous une forme très stylisée et miniaturisée.

Ce «  régime de visibilité  », concept hérité de Foucault, qui n’est pas cité dans cet essai, mais dont les analyses sur le panoptisme dans Surveiller et punir ont probablement marqué l’auteur, est aux antipodes de celui qui prédomine en Occident, où tout s’ordonne à une lumière qui illumine le monde et l’univers de telle sorte que le regard puisse se porter partout, en droit du moins. Ce qui nous apparaît, à nous Occidentaux, comme évident et universel, au plan du visible n’est jamais que le fruit de nos préjugés ethnocentriques. Il convient donc d’effectuer le détour par la compréhension d’un monde culturel organisé selon d’autres principes et valeurs, avant de se précipiter à porter un jugement sur les femmes voilées qui vont par les rues de nos villes européennes.

L’essai devient plus virulent, et moins convaincant, lorsqu’il se penche sur les grands mouvements réformateurs et modernisateurs qui émergent du sein même du monde musulman sous le nom de Nahda (réveil ou renaissance) à partir du xixe siècle. Que ce soit en Égypte, en Turquie ou en Iran, ces réformateurs mettent la condition des femmes au centre de leurs projets de transformation sociale et prennent le voile pour cible. S’inscrivant dans le sillage des études postcoloniales, l’auteur juge un peu rapidement que ce mouvement procède d’une intériorisation aliénante des normes occidentales. Plutôt que d’interroger l’attrait d’un modèle occidental dans ce qu’il présente de meilleur, en particulier en matière d’émancipation, il ne veut y voir que la «  dictature de la transparence  » que les réformateurs d’Orient auraient intériorisée à leur corps défendant.

Bruno Nassim Aboudrar est tout à fait convaincant lorsqu’il dénonce la violence faite aux femmes musulmanes dans ces «  dévoilements spectaculaires  » publics imposés et organisés par des réformateurs tyranniques du début du xxe siècle. En revanche, l’analyse sort de la neutralité de l’étude comparative lorsqu’elle manifeste d’une manière plus ou moins explicite une aversion assez nette pour le «  régime de visibilité  » de l’Occident, dont l’Orient aurait été la victime.

Pour que la démonstration soit complète, Bruno Nassim Aboudrar fait valoir deux thèses supplémentaires. Il rappelle, en premier lieu, que le Coran n’accorde qu’une place mineure et subordonnée au port du voile là où le Nouveau Testament, dans la première Épître aux Corinthiens de saint Paul, en fait un dogme explicitement lié à la subordination naturelle de la femme à l’homme. En regard, le Coran semble bien plus favorable aux femmes, même si, reconnaît l’auteur, la lecture révisionniste de certaines féministes islamiques contemporaines est difficile à suivre. C’est donc par un renversement paradoxal que le voile en est venu, dans nos sociétés, à symboliser l’oppression de l’homme sur la femme prétendument propre à l’islam.

En second lieu, et ceci explique cela, la diffusion et l’emprise universelles des techniques occidentales de l’information et de la communication au xxe siècle ont conduit les peuples qui n’ont su y résister, et en sont désormais les victimes, à faire du voile une image. Face à l’impérialisme culturel de l’Occident, en l’occurrence de son système visuel, les femmes ont, pour y résister et tenter de préserver ainsi leur identité culturelle, donné une visibilité au voile en se laissant photographier et filmer. C’est ce qu’illustre l’analyse toute en finesse de la célèbre photographie qui ouvre cet essai où l’on voit un couple dont les attitudes corporelles illustrent un genre typique de la peinture occidentale, mais qui, en revanche, porte les habits caractéristiques de l’islam traditionnel, tout particulièrement la femme qui arbore un voile noir intégral. Cette photographie réalise, selon Bruno Nassim Aboudrar, une sorte de contradiction performative en ce qu’elle donne à voir selon les moyens de la visibilité occidentale un principe d’invisibilité exprimé par le voile porté en Islam par les femmes. Tel est désormais le destin de l’islam, c’est là la conclusion de l’auteur : pour se préserver, «  il court le risque des images  ».

Au-delà de l’originalité de la perspective et du brio de l’analyse, la thèse est-elle convaincante ?

Tout d’abord, le lecteur a du mal à se convaincre, au vu de ce qui lui est exposé, que le voile islamique n’exprime que secondairement une relation traditionnelle de domination homme/femme, commune à toutes les sociétés patriarcales. Pourquoi donc cette exigence de discrétion et de pudeur, comme le fait valoir le réformateur égyptien Qâsim Amîn, que cite abondamment Bruno Nassim Aboudrar sans faire droit pour autant à son argument, s’est-elle imposée exclusivement aux femmes et pas aux hommes ? L’idée qu’un «  régime de visibilité  » puisse l’emporter sur un ordre de domination semble, à vrai dire, procéder, de la part d’un spécialiste universitaire de l’esthétique, d’une déformation professionnelle qui pousse à considérer prioritairement «  le monde comme représentation  », selon l’expression de Schopenhauer. On peut certes considérer que chaque société a sa propre «  vision du monde  », mais il s’agit là d’une métaphore qui ne saurait faire oublier qu’une culture ne se réduit pas à ses représentations, mais comprend aussi bien, et même de manière probablement prépondérante, des manières de sentir, de désirer et de faire.

Considérer ainsi le voile sous le seul angle d’un «  ordre visuel  », c’est mettre sous le boisseau ce qu’il comporte nécessairement de dimension pratique et, partant, de force. Les analyses de Pierre Bourdieu sur l’organisation kabyle de la société, que l’auteur cite pourtant, auraient dû l’alerter : la dimension visuelle et esthétique de la réalité ne saurait être considérée indépendamment du «  sens pratique  » qui l’anime et qui lui donne un poids presque physique, celui attaché à une relation asymétrique d’obéissance, partant à un ordre de domination et de sujétion. Il faudrait convoquer également ici Hannah Arendt, qui conçoit le régime démocratique, fondé sur l’égalité et la liberté de tous les citoyens, comme une scène publique où chacun, lorsqu’il prend la parole ou initie une action, est en pleine lumière, de telle sorte que tous puissent le voir et l’entendre pour pouvoir en juger. Au regard de ces analyses classiques, le point de vue de cet ouvrage apparaît singulièrement apolitique.

L’ironie est ici que l’auteur ne puisse échapper lui-même à l’usage prépondérant de métaphores empruntant à la vue, en particulier avec le concept de «  régime de visibilité  », qui a fait florès depuis Foucault, pour désigner une civilisation qui subordonne, semble-t-il, la vue à l’ouïe puisque le Dieu invisible et infigurable se révèle par la voix et la parole. C’est en utilisant ainsi une métaphore visuelle qu’il désigne une institution transculturelle à laquelle les pays d’Islam tournent précisément le dos lorsqu’ils en donnent leur version propre, réfutant la lumière et le regard comme valeurs hégémoniques. Il est clair, si l’on ose dire, qu’on ne se débarrasse pas aussi aisément de la chaîne des métaphores liées à la lumière et à la vision, y compris, au demeurant, en Islam, où elles sont aussi présentes – notion de nūr – au moins de manière subordonnée.

Ensuite, une confusion est faite, nous semble-t-il, entre deux niveaux de réalité et opère régulièrement des glissements de l’un à l’autre. Au «  régime de visibilité  » de l’Orient islamique, tout en méfiance à l’égard des intrusions du regard dans le champ de ce qui est éclairé, est opposé non pas tant l’ordre visuel de l’Occident, mais son système des beaux-arts, du moins des arts plastiques qui s’apprécient par la vue. Or les deux ne sauraient être confondus. La visibilité des visages et des corps dans l’espace privé, l’espace social ou l’espace public est un phénomène sociologique ; chacun peut y lire et y donner à voir, dans le vêtement, les apparats et les gestes, des signes obéissant à un code social. Ce domaine n’est pas simplement celui de l’esthétique qui a trait aux représentations de la réalité fabriquées par les êtres humains. Platon étant à plusieurs reprises cité comme auteur paradigmatique du régime de visibilité gréco-occidental, on pourrait utilement rappeler que si le telos de la philosophie platonicienne est effectivement la contemplation (theoria) des Idées, le philosophe est un ennemi virulent de toute représentation. C’est Aristote qui, contre son maître, réhabilitera la représentation poïétique, et proposera dans la Poétique une théorie de l’imitation artistique (mimésis) dans le domaine de la tragédie. Ce contraste entre les deux géants de la philosophie grecque ancienne atteste de la distinction qu’il convient de faire entre le domaine du visible et le domaine du représenté/imité au sein même du monde occidental.

À n’en pas douter, cet essai s’inscrit dans un projet ambitieux de relecture de la question du voile qui ne pouvait certes pas conduire, dans le cadre d’un ouvrage aussi court, à une réflexion aboutie. Il a, toutefois, le mérite de tenter, dans une perspective animée par une sensibilité aiguë au déchiffrage des systèmes iconographiques, une approche originale, à laquelle le lecteur est d’autant plus sensible qu’il s’étaye sur un cahier central de reproductions auxquelles renvoient les analyses du corps du texte. Si en l’état actuel la thèse soutenue n’emporte pas la conviction, on peut cependant espérer que d’autres travaux poursuivront cet axe de recherche et de réflexion, à condition, toutefois, de s’inscrire dans la confrontation avec d’autres disciplines.

Olivier Fressard

Hélène Dumas, Le Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Le Seuil, 2014, 368 p., 23 €

Le génocide des Tutsi du Rwanda a fait l’objet d’une abondante littérature. Pour ne parler que des travaux sérieux, ils se répartissent entre quatre grandes problématiques : le terreau idéologique de ce massacre de masse, son organisation politique et militaire, les implications internationales (notamment françaises), enfin le déroulement même des tueries. C’est cet aspect qui est analysé dans cet ouvrage d’Hélène Dumas : les lieux et les temps des tueries, les acteurs (bourreaux et victimes), les processus. L’auteur s’appuie sur les débats des tribunaux gacaca, des juridictions exceptionnelles qui ont jugé, entre 2002 et 2012, les centaines de milliers de cas en suspens, en recourant à une procédure d’arbitrage public héritée de l’ancien Rwanda. Elle a suivi de près un certain nombre de ces procès, qui livrent des témoignages oraux, recueillis à chaud, sur les lieux mêmes des crimes et où se confrontent des acteurs amenés à revivre en quelque sorte, bon gré mal gré, le moment de la tragédie. Cette histoire orale en kinyarwanda est d’une richesse remarquable et met en relief, non sans contradictions, plusieurs interrogations.

D’abord, il y a la responsabilité locale, qui viole tous les liens sociaux, y compris les liens du sang, puisqu’il s’agit de crimes de proximité, où les tueurs sont des voisins, qui déploient, dans la poursuite des victimes, les ressources dont seuls sont capables des intimes. Cette dimension familiale met en cause l’explication naturaliste si souvent invoquée au nom d’un atavisme qui opposerait deux «  ethnies  » (hutu et tutsi) spontanément en conflit.

La question des «  encadreurs  » locaux, pour reprendre une expression du journaliste Jean Hatzfeld dans Une saison de machettes3, est cruciale. Les militaires, qui appuient l’«  autodéfense civile  » mise en place depuis déjà des mois, ont un rôle manifeste, mais la porosité entre militaires et civils est grande, par le biais des «  milices  », et les pires ne sont pas ceux auxquels on s’attendrait. Des gendarmes peuvent parfois s’interposer au risque de leur vie. Des miliciens, impliqués par ailleurs avec le camp «  ennemi  » par des alliances matrimoniales, se retrouvent piégés dans des situations impossibles, à la fois bourreaux de leurs proches et victimes de leurs acolytes.

On assiste donc moins à l’explosion d’une guerre entre deux «  communautés  » qu’à la déchirure généralisée d’une société profondément intégrée. Ces contradictions laissent donc béant le problème des interprétations globales. L’auteur insiste sur le poids de la guerre qui a repris entre troupes gouvernementales et maquisards du Front patriotique rwandais (Fpr) au début d’avril 1994. Mais les scènes de véritable chasse, qui sont décrites avec le vocabulaire correspondant, ne montrent pas des théâtres de «  guerre  » au sens propre, même si ce mot est employé de façon répétitive.

Reste la question de la propagande. Nombre de repentis, très gênés, voire honteux, de devoir se remémorer les mots de la haine qui les ont inspirés à l’époque, préfèrent invoquer la peur, ou, de façon abstraite, les ordres donnés par des supérieurs. Or le paysage des lieux de tuerie est révélateur en lui-même d’une volonté d’éradication de tout ce qui pourrait rappeler l’existence des Tutsi. Et les modalités de la mise à mort reflètent les fantasmes racistes projetés sur le corps de l’autre. Cet ouvrage fascinant ouvre donc la piste à d’autres réflexions sur l’articulation entre les pratiques du génocide et la culture de la haine raciale qui ciblait de manière lancinante depuis des décennies le «  cafard tutsi  ». Ce poids de l’«  idéologie hamitique  », que nous avons démontré par ailleurs4, trouve tout son sens dans la mise en œuvre de 1994, décryptée ici de manière extraordinairement incisive et sensible.

Jean-Pierre Chrétien

Laëtitia Ogorzelec, Le Miracle et l’enquête. Les guérisons inexpliquées à l’épreuve de la médecine, Paris, Puf, 2014, 264 p., 21 €

Comment l’Église catholique a-t-elle opéré une reconnaissance à contrecœur des «  guérisons miraculeuses  » à Lourdes, de 1858 à nos jours, en s’attachant à départager l’authentique et l’inauthentique, «  les faux des vrais miracles  » ? Laëtitia Ogorzelec s’intéresse aux enquêtes de l’époque ; c’est là un immense travail de reconstitution, document par document, pièce par pièce, dégageant peu à peu «  un régime de vérité  » spectaculaire à une époque où les vertus de la rationalité scientifique dominent.

Redoutant les controverses provoquées par l’«  épidémie de guérison  » qui suit les visions de Bernadette Soubirous, la hiérarchie catholique française souhaite donner des formes plus respectables à cette «  explosion de dévotion populaire  » non orthodoxe qui la dépasse. Son problème est de contrôler ces manifestations irrépressibles et de leur donner sens.

Par le Bureau médical s’instaure alors une véritable «  police des miracles  », afin de «  démasquer les supercheries grossières et modérer les excès exaltés  ». Les examens médicaux se suivent, se contredisent, avec des résultats incertains. L’analyse des «  dossiers de miraculés  » est passionnante. Courriers, témoignages, expertises médicales, rapports ecclésiastiques : se succèdent des chaînes d’écriture qui éclairent le jugement des médecins et des prêtres. Le miracle a lieu là, au cœur de cette instruction, des mots généralement occultés et par lesquels les déclarations et les actions des acteurs, d’abord fragiles et inconsistantes, deviennent lentement des objets robustes aux arêtes bien dessinées. L’enquête donne à voir l’ensemble des éléments que les différents acteurs mettent en avant pour justifier leurs décisions, ainsi que la manière dont un consensus s’opère à leur propos. Ils rendent manifeste ce processus de véridiction qui conduit à la proclamation d’un «  miracle  ».

L’enquête montre que les premières traces des apparitions sont composées de quelque chose qui ressemble à une confession, un discours de confidence, de choses vues et immédiatement saisies par écrit, dans une pratique matérielle d’inscription. À partir des dispositifs d’incitation à l’écriture, au témoignage écrit, se dégagent ainsi des forces pour identifier l’inexplicable, forger le mystérieux, confirmer l’impossible.

Par cette nouvelle sociologie des sciences, on touche du doigt les mots par lesquels «  le miracle est en train de se faire  ». On comprend que l’événement qui se construit est un monument de papier. Autant dire une mise en scène d’écriture inédite qui rassemble des collectifs d’émotions. La mystique aux prises avec le social.

Jean-François Laé

Heinz Schilling, Martin Luther. Rebelle dans un temps de rupture, Traduction de l’allemand par Jean-Louis Schlegel Paris, Salvator, 2014, 760 p., 29 €

Luther est une des clés pour comprendre notre monde, mais on ne peut dire qu’en France il soit connu et compris. Qui veut l’approcher lira avec profit cette biographie, due à un historien allemand réputé, qui restitue le contexte dans lequel le réformateur a vécu et œuvré. On y voit que l’Université – la jeune université de Wittenberg – et l’impatience du peuple de Saxe furent le berceau de l’œuvre de celui qui fut d’abord et demeura un théologien. Un théologien en conflit avec Rome. La fameuse déclaration à la diète de Worms en 1521 : «  Je ne puis faire autrement, je m’en tiens là, que Dieu me vienne en aide !  » est aussi une parole de théologien à «  la conscience liée par la parole de Dieu  ». L’activité intense du prédicateur jusqu’à la fin de sa vie impressionne tout autant, c’est le cœur de la Réforme, la mise en œuvre de la Parole de Dieu.

Cette biographie est un guide utile à la lecture des grands textes réformateurs5, qu’on ne saurait lire hors contexte. Entraîné par la doctrine de la foi seule, Luther, en 1520, procède en trois écrits réformateurs à «  la liquidation, qu’on n’aurait pu imaginer plus radicale, du cœur théologique de l’Église sacerdotale  ». Curieusement, Schilling les commente peu. L’argumentation de Luther est contestable, mais il emporte la conviction en Allemagne et au-delà en Europe, il réveille la vie communale et reconstruit – là est l’exploit ! – en ces lieux une Église évangélique, déjà «  moderne  », signe que cette partie de l’Allemagne est prête à se décléricaliser et à se détacher de Rome sans se déchristianiser.

Ce qui donne du prix à cette biographie, c’est qu’elle nous met devant les yeux la vie quotidienne de Luther durant plus de vingt ans, sa vie pastorale et familiale, mais aussi les drames, la guerre des Paysans, les hauts et les bas de sa collaboration avec Mélanchton lors de la préparation de la confession d’Augsbourg, les débuts de l’«  Église territoriale  » et de ce qu’on nomme en Allemagne l’âge de la confessionnalisation (xvie-xviie siècle).

Rudolf von Thadden le disait, la sortie du Moyen Âge se fait ici par la Réforme, quand en France cette même sortie se fait par l’État. Les conséquences pour l’histoire de l’Europe sont infinies. La réinterprétation du christianisme par Luther à partir de la doctrine de la grâce seule fait prendre au christianisme réformé un tournant dans le sens de la vie dans le monde, «  intramondaine  » : triomphe alors l’appel à tous d’agir dans le monde, c’est la «  vocation  » de chacun. Corrélativement, c’est la fin de la primauté de la vocation cléricale. Or cette question des «  ministères  » dans la structure de l’Église est loin d’être réglée aujourd’hui.

Schilling aime mettre en parallèle Martin Luther et Charles Quint. Le lecteur prend conscience que l’événement se joue à l’échelle mondiale : la déchirure de la chrétienté intervient en même temps que la circumnavigation de Magellan, et Charles Quint est le témoin direct en 1521 de l’un et l’autre événement.

Chaque chapitre nous laisse avec des songes et des méditations sur ce qu’est un tel événement, un tel bouleversement religieux. Une seule réserve à cet ouvrage passionnant : les citations des œuvres de Luther et de ses Propos de table renvoient à la grande édition critique allemande, peu accessible en France.

Jean-Claude Eslin

Arnold Zweig, Éducation à Verdun, Paris, Éditions Bartillat, 2014, 450 p., 22 €

Ce roman de 1935, réédité cette année en français dans sa traduction de 1938 et en anglais dans une nouvelle version, plonge au cœur de la bataille de Verdun, côté allemand. Arnold Zweig, né en Silésie en 1887 et décédé à Berlin-Est en 1968, est un des premiers auteurs allemands, avec Erich Maria Remarque ou Ludwig Renn, à oser affronter le sens de la défaite. Se définissant comme juif, sioniste, intellectuel européen et auteur allemand, il a une lecture plurielle et décalée de la guerre, qui lui permet de dessiner en filigrane les contours d’une société portant en elle les prémices des bouleversements à venir. Au-delà de la description brillante des combats et de la machinerie de guerre, Éducation à Verdun, à travers l’apprentissage du jeune Werner Bertin sur le terrain des hostilités, questionne le retentissement du conflit sur un idéal de moralité et d’humanisme.

La trame narrative s’articule autour de la figure emblématique de Werner Bertin, jeune artiste juif bourgeois, déjà présent dans deux des romans du cycle intitulé Der grosse Krieg der weissen Männer (la Grande Guerre des hommes blancs). Dans Junge Frau von 1914 (Jeune femme de 1914), personnage secondaire par rapport à sa fiancée Leonore, Bertin part au front, plein d’espoir et convaincu de la grandeur de son pays ; dans Der Streit um den Sergeanten Grischa (le Cas du sergent Grischa) dont l’action se situe ultérieurement à celle d’Éducation à Verdun, il penche pour une lecture plus politique des événements. Éducation à Verdun s’attache à accompagner son cheminement de soldat naïf et pétri de principes – les premières scènes le montrent donnant de l’eau à un prisonnier français et acceptant de transmettre la lettre d’un sous-officier en disgrâce, Christoph Kroysing – en un homme hésitant, mais conscient des choix opposés qui s’offrent à lui – devenir officier ou adhérer à la cause du monde ouvrier. Un élément vient conforter la cohérence de l’intrigue. Le lieutenant Eberhard Kroysing, alerté par la lettre, décide de réhabiliter l’honneur de son jeune frère et de venger sa mort : les retombées de son obstination concourent à précipiter le parcours de Werner Bertin.

Fortement documenté, le récit s’impose comme un témoignage historique. En s’appuyant sur sa propre expérience – de 1915 à 1917, en raison de ses problèmes de vue, il a servi comme soldat non combattant en Belgique et sur le front de Verdun avant d’être muté dans les services de presse en Lituanie –, Arnold Zweig excelle à rendre sensible le quotidien de la guerre.

Les lieux – le chemin des Dames, la forêt des Fossés, la forteresse de Douaumont – sont minutieusement décrits ; les formes d’attaques – mitraillettes, bombes, gaz – sont montrées dans leur progression – odeurs, luminosité, bruits, fracas ; les blessures sont décortiquées – voile du regard, jaillissement du sang, déchirements corporels. Avec une économie de mots, Arnold Zweig sait faire résonner les pas lourds des soldats, ressentir la faim qui les tenaille, les poux qui les dévorent, la peur qui les taraude pour soudain laisser éclater l’émotion qui les envahit devant un paysage magnifique, encore intact, et s’appesantir sur la beauté d’une nature qui ignore la violence destructrice des hommes. Face à la mort qui rôde, la nationalité des combattants importe peu, comme le prouvent les allusions au camp adverse et le portrait de certains militaires français, tel le pilote bombardier Jean-François Rouard, peintre de son état.

Mais ces pages terrifiantes de réalisme, qui ne cessent d’interroger la part de hasard dans le destin qui frappe les combattants de tous bords, sont traversées par le doute. Si Arnold Zweig a commencé par servir son pays en patriote, confiant dans la capacité de ses concitoyens à occulter toutes leurs divergences pour cette grande cause qu’est la guerre, s’il a cru en la possible émergence d’un homme allemand meilleur, ses espoirs sont vite devenus obsolètes.

Vols, mensonges, tromperies, manipulations, ambitions démesurées, mépris pour la vie d’autrui opèrent en toile de fond. Personne ne semble à même d’échapper à des comportements étranges : Werner Bertin, dans l’ivresse du combat, est momentanément gagné par une forme de jouissance ; le typographe Wilhelm Pahl s’inflige volontairement une blessure au pied pour pouvoir être renvoyé du front et poursuivre à Berlin son activité militante auprès des ouvriers ; le lieutenant Kroysing, tout à sa soif de vengeance, envoie l’ancien régiment de son frère dans la zone dangereuse de Douaumont et poursuit d’une haine implacable les supérieurs responsables. Le pacifisme latent qui habite le récit, exprimé dans le contexte du nazisme, à quelques années de la Seconde Guerre mondiale, par un homme contraint de quitter son pays, retentit avec une force particulière.

Fort de sa proximité avec la psychanalyse – à partir de 1927, il entretient une longue correspondance avec Sigmund Freud, discutant ses affects, ses travaux littéraires, ses exils successifs –, Arnold Zweig dissèque les comportements de ses protagonistes avec une neutralité bienveillante. C’est la juxtaposition d’histoires de vie qui induit un jugement, suggérant l’admiration, la colère ou le blâme. La présence récurrente de personnages secondaires – une infirmière dont le mari s’est effondré psychiquement, le Kronprinz qui, de la fenêtre de sa voiture, jette négligemment des paquets de cigarettes à des soldats, un juriste qui se suicide, un prêtre qui se heurte au refus obstiné de toute croyance religieuse, des officiers antisémites – complète une fresque sociale dense dont la complexité annonce le monde d’après.

Werner Bertin peine à retrouver ses repères, soumis à des conditions de vie si rudes qu’il finit même par voler de la nourriture, ballotté entre les ambitions que ses compagnons de tranchée ont pour lui, égaré par des références aux grands noms de la musique ou de la littérature allemande, par des discours sur la classe ouvrière ou des diatribes virulentes contre les juifs. Son désarroi, sa difficulté à se projeter dans un quelconque avenir sont comme un écho au dilemme douloureux d’Arnold Zweig au moment où il écrit ce roman. Ayant vu son idéal de justice balayé avec la montée du nazisme, ses convictions sionistes ébranlées par la confrontation avec une terre où il s’est réfugié en 1933, attiré par le socialisme, Arnold Zweig ne parvient pas à abandonner toute espérance de réconciliation entre ses rêves et la réalité.

Les quelques phrases dictées avant de mourir par le lycéen Süssmann, soldat exemplaire et courageux, traduisent bien ces contradictions :

Écrivez à mes parents que ça a servi à quelque chose, et au lieutenant Kroysing que ça n’a servi de rien ; tout est fichaise.

(p. 358)

Sylvie Bressler

Julien Gracq, Les Terres du couchant. Un récit inédit de Julien Gracq, Paris, José Corti, 2014, 258 p., 20 €

«  Le fonds mental où viennent se nourrir mes livres n’est pas inépuisable  », avertissait malicieusement Julien Gracq à l’occasion d’un entretien avec Bernhild Boie, à qui l’on doit la belle postface de ce «  récit inédit  » de l’écrivain. De fait, outre cette disposition d’accueil où l’admiration, comme obligée, va au livre imprimé d’un auteur connu, les premières réactions n’ont pas manqué de souligner dans cette histoire de la très antique terre d’un Royaume, où «  la rouerie des peuples vieillards  » «  mijote  » face aux menaces de plus en plus brutales d’envahisseurs barbares, une somptueuse variation stylistique des motifs romanesques familiers aux lecteurs du Rivage des Syrtes6 et d’Un balcon en forêt7. Mais le même Julien Gracq se plaignait parfois que la critique fût exagérément attentive à l’«  unité  » de son œuvre, et ses lecteurs plus sensibles que lui-même aux «  liens et ressemblances entre ses différents livres  ». Aussi voudrions-nous souligner ce qui à nos yeux assure à ce livre inabouti une étrange singularité. On aurait envie de dire, parodiant Julien Gracq quand il évoque les déviations que peut connaître une œuvre par rapport au projet initial de son auteur : «  C’est ressemblant, mais l’on n’imaginait pas la ressemblance comme ça…  »

Le «  nous  » qui ouvre ce récit à la coloration fortement rétrospective est trompeur. C’est encore le «  nous  » pris dans la confortable «  glu de l’indistinction  » collective, à laquelle va définitivement s’arracher une petite poignée de jeunes résistants, bravant les interdits diplomatiques, pour «  partir  » combattre aux postes frontières, et défendre dans la Montagne lointaine la blanche ville de Roscharta cernée par la cavalerie djoungare. C’est une première surprise d’entendre des accents quasi bernanosiens pour décrire cette communauté de voyageurs, dont plus rien ne viendra démentir la chaleur humaine, dans «  le temps luxueux de l’attente  », et davantage encore dans celui, rassurant et protecteur, du combat coude à coude dans «  une nuit étoilée d’hommes  ». Une incontestable ferveur lyrique salue le En présence d’eux, profession de foi d’une «  hétairie amicale  » qui, contrairement à la communauté de hasard du Rivage des Syrtes, est marquée au sceau d’une élection réciproque :

Lero-Hal-Bertold – frères que nous nous sommes choisis, vous dont il m’était bon et suffisant que nous soyons ensemble.

Et «  la dernière année  » où «  tout va être dit pour jamais  » resurgit dans la mémoire du narrateur mué en mémorialiste le souvenir de cette route brillante, de ses violences et de ses extases abouchées au cosmos :

Nous n’oublions pas. À ceux qui sont venus par la longue route, les souvenirs du voyage refont une communauté, une solidarité d’équipage. Ils sont notre avoir et notre legs.

Des mots étrangement proches de ceux de René Char quand il évoque

la citadelle de l’amitié […] Nous nous sommes épousés une fois pour toutes devant l’essentiel8.

Plus surprenantes encore, et malgré l’absence de toute précision historique – encore que la présence du Livre des merveilles de Marco Polo dans la bibliothèque de la Commanderie et celle de moines soldats invitent à relativiser le «  syncrétisme historique  » si souvent relevé dans l’œuvre de Gracq –, sont la mise en scène de la guerre et l’insistance à souligner les vertus d’une résistance qui, pour être vouée à l’échec, reste fière d’un «  regard qui n’aura pas cillé  ». Sans doute sont évoqués des moments où «  notre cause dans ces grandes noces flamboyantes de la terre et du soleil n’importait pas  » ; sans doute aussi le personnage-narrateur se refuse-t-il à donner le pourquoi d’une aventure dont il est sûr qu’aucun de «  ces enfants perdus de l’héroïsme  » ne sortira vivant. L’ultime révélation, souvent vouée chez Gracq à se perdre dans le «  vague des Fables  », s’augmente ici d’un aveu – «  nous étions venus de si loin aussi pour autre chose  » – qui parle, en des termes mystérieux, proches du lexique de Péguy, d’«  honneur  », de «  rédemption  », d’«  essence de l’homme  », de «  justification dernière  ». La certitude est ainsi assénée, martelée que «  rien n’avait été en vain et que ce monde était assez grand à la fois pour la fidélité et le désir  ».

On est loin de la question désabusée d’Aldo, le héros du Rivage des Syrtes : «  Qu’y a-t-il entre la guerre et moi ?  », de son constat d’échec : «  Rien n’avait pris corps.  » Aucune trace non plus de ce climat de la drôle de guerre, de cette morte-saison de l’âme : jusqu’au bout «  les nuits blanches de Roscharta  », cette «  Ville murée pour le néant  », restent habitables, électrisées de signes, et «  il sort de la face humaine une buée fraîche qui la rajeunit et la transfigure  ».

Surtout, au contraire de ces Allemands, comme improbables, d’Un balcon en forêt, l’ennemi est ici bien réel, sa progression implacable : l’ennemi parle. La violence de la guerre, sa cruauté obscène font l’objet d’une description dépassionnée à la précision quasi hallucinée : ainsi de l’image, insoutenable, de ce cortège pitoyable de prisonniers dont la tête est méthodiquement tranchée, sous l’œil impuissant, exaspéré, nauséeux, et bientôt résigné des guetteurs du Rempart. Mais si les Djoungares n’ont rien des envahisseurs du Fargesthan, de «  beaux cavaliers qui sentent l’herbe sauvage et la nuit fraîche  », ils n’en participent pas moins, à d’autres moments du texte, d’un climat belliqueux nourri de nostalgie épique. Il y a d’ailleurs dans ce récit comme un parfum inédit, cruel et fascinant, du Michel Strogoff de Jules Verne, tant aimé de l’écrivain ; dans l’évocation de cette grande et rousse contrée de steppes avec ses «  chuintements barbares  », ses «  pluies de têtes coupées  », ses vieux rites d’élévation de tours de crânes qui font la «  joie mauvaise  » de l’ennemi. Une «  scène singulière  » – à nos yeux la plus belle du récit – observée du haut du Rempart déploie en un vaste plan panoramique la chasse à cheval d’un cavalier djoungare, «  la pelisse courte avec son ourlet de fourrure flottant au vent  », venu au péril de sa vie narguer de son humeur barbare facétieuse les guetteurs du Rempart. Il incarne alors à leurs yeux envieux

dans ce galop libre et enivré, tout ailé de cris et rafraîchi de brume mouillée […] l’image oubliée de la bête libre.

Et le narrateur, se souvenant peut-être des mots de Claudel dans son commentaire de l’Iliade – «  la guerre, on dirait qu’on venait tout juste de l’inventer !  » –, de conclure :

Ce qui valait d’être dit sur la guerre l’a été dès la première fois. Comme les guerriers troyens sur le rempart d’Ilion, j’ai vu un homme marcher enveloppé un moment dans son dieu.

Nous ne saurons jamais le fin mot des raisons invoquées par Gracq pour justifier l’abandon de son récit. Mais nous verrions volontiers dans les Terres du couchant une réponse à cette littérature existentialiste jugée par lui «  trop marquée par une attitude négative, hostile même vis-à-vis du monde extérieur  ». Non seulement les personnages de ce récit sont «  présents au monde  », mais ils le sont d’une manière «  haussée  ». C’est cette heureuse «  crispation de la volonté  » pour venir à bout de «  l’heure des eaux basses du courage  » qui fait de cet inédit, pour le dire en des termes rimbaldiens que ne renierait pas son auteur, une «  Bonne pensée du matin  ».

Cécilia Suzzoni

Brèves

Manuel Rivas, Tout est silence, Paris, Gallimard, coll. «  Du monde entier  », 2014, 304 p., 21 €

Tout se passe sur une plage apparemment située en dehors du monde. Mais cette plage étendue que surplombe le village de Noita se trouve en Europe, au nord de l’Espagne, en Galice, pas loin de Saint-Jacques-de-Compostelle où arrivent des pèlerins venus de partout. Cette plage, le personnage central du livre, est un lieu désertique d’où l’on peut imaginer à l’horizon les territoires inexplorés, une plage où rien ne se passe mais où tout peut se passer entre ancien et nouveaux mondes. C’est la force de ce roman de montrer que cette plage de sable est un grand vide géographique, où ont lieu des trafics en tout genre qui embarquent et débarquent des produits illicites à l’insu de tous et dans le plus grand silence. Manuel Rivas, l’un de ces romanciers hispaniques sensibles aux violences et duretés de notre histoire, décrit aussi un univers qui change et se métamorphose tout en respectant les mêmes codes et règles : aux petits trafiquants de la pêche ont succédé les grands trafiquants de la drogue qui, les uns et les autres, misent sur le fait de ne pas être visibles. Et pour cause : d’une génération à l’autre, tout le monde respecte la loi du silence qu’il faut acheter également à la police. Voilà une terre de silence, une terre de trafic, une plage occupée par des gens silencieux. Seul un roman peut évoquer les silences de la mafia et les mensonges de la corruption, ceux que décrit impitoyablement Roberto Saviano dans son dernier essai (Extra pure, Gallimard, 2014), les silences d’une plage atlantique où passent des hommes et des femmes qui se trahissent fatalement les uns les autres quand un mot de trop est prononcé.

O. M.

Mona Ozouf, Jules Ferry. La liberté et la tradition, Paris, Gallimard, coll. «  L’esprit de la cité  », 2014, 120 p., 12 €

Plutôt qu’une biographie, Mona Ozouf propose ici, d’une plume nette et concise, un portrait qui est aussi un essai sur l’unité nationale. Jules Ferry ministre de l’Instruction publique se conforme en effet mieux à nos manies commémoratrices que le Ferry promoteur de la colonisation. Peut-on, cependant, «  restituer à Ferry la cohérence de sa figure politique  » ? Le projet est d’autant plus justifié que Ferry lui-même, voulant installer la République naissante dans la durée, cherchait à surmonter les divisions issues de la Révolution. Pour cela, il fallait renouer avec l’histoire nationale, oublier la prétention de la table rase et «  sortir de l’état révolutionnaire  ». Mais sur quoi fonder ce nouveau régime ? Bonaparte avait imposé son empire sur la gloire militaire, la République doit s’imposer après l’humiliante défaite de 1870. C’est l’unité de ces questions qu’il s’agit de restituer. Mona Ozouf ne cache pas que les choix de Ferry avaient de quoi mécontenter tous les bords politiques : trop démocrate pour les positivistes, trop modéré pour les laïcs, trop conservateur pour les républicains. Mais c’est en renonçant au maximalisme que la République a fini par s’imposer, comme le souhaitait Ferry, même si ce fut pour lui au prix d’une impopularité vécue dès son vivant.

M.-O. P.

Lucien Febvre, Michelet. Créateur de l’histoire de France, Paris, La librairie Vuibert, 2014, 448 p., 22, 50 €

Sous ce titre est publié le cours (longtemps légendaire car retrouvé récemment) prononcé durant la guerre en 1943 et 1944 par Lucien Febvre, le créateur du mouvement et de la revue des Annales avec Marc Bloch. Alors que la revue paraît à l’époque sous un autre titre et que Marc Bloch, que son judaïsme interdit d’écriture, y publie sous pseudonyme, Febvre consacre ses leçons à Michelet dans le but de réfléchir sur l’histoire de France alors que le pays est menacé. Michelet est considéré ici comme l’inventeur de l’histoire de France au sens où, à la différence d’Augustin Thierry et de François Guizot (auxquels sont consacrés de nombreux cours), sa conception de l’histoire n’est jamais réductible, ce qui n’est pas le cas des deux historiographes, à un caractère ou à un facteur (race, langue, politique…) et se présente comme une «  matière en fusion  » qui va se révéler progressivement. La réflexion porte sur l’impossible recherche du (d’un) commencement de l’histoire de France : d’une part, il y a une série des commencements (la nation, l’État, la langue…) qui s’accordent ou se désaccordent ; d’autre part, l’histoire de France commence avant la France (voir les belles pages sur le «  nom de la France  »), ce dont témoignent les ouvrages initiaux de Michelet sur Rome et l’Italie (Vico et la Renaissance jouent un rôle déterminant) ou les cours de Febvre en 1943 sur l’Angleterre (chère à Guizot) et l’Allemagne. On comprend mieux alors pourquoi la France est «  européenne  » et les raisons pour lesquelles Febvre comme Bloch vont lier l’histoire de la France et celle de l’Europe. Par ailleurs, en privilégiant l’écriture historienne de Michelet (dont il retrouve le style dans l’oralité contrôlée des cours), Febvre anticipe les interrogations portant sur l’écriture et l’histoire. Celles qui feront l’objet du Michelet de Roland Barthes dès 1954 et de l’Écriture de l’histoire de Michel de Certeau qui ne s’ouvre pas par hasard sur Michelet. Alors que l’identitarisme actuel laisse croire à une histoire marquée par des origines raciales (Febvre parle de «  la bataille des races  ») et l’illusion d’un commencement faisant rupture, l’invention de la France de Michelet et sa réinvention par Febvre sont un contrepoison indispensable : nous ne sommes pas en 1943, mais pour Febvre l’histoire pouvait recommencer…

O. M.

Georges Bataille, Éric Weil, À en-tête de Critique. Correspondance, 1946-1951, Édition établie, présentée et annotée par Sylvie Patron Fécamp, Éditions Lignes/Imec, 2014, 382 p., 25 €

«  Fondée aux Éditions du Chêne en juin 1946, reprise, interrompue, refondée aux Éditions de Minuit en octobre 1950  », Critique est une «  revue générale des publications françaises et étrangères  » qui a été d’abord dirigée par Georges Bataille puis par Jean Piel et Philippe Roger, qui poursuit aujourd’hui l’aventure. L’originalité de cette correspondance entre Bataille et Weil est au moins double. D’une part, on assiste à un échange souvent inattendu et surprenant entre deux lecteurs et interprètes de Hegel qui se sont connus dans les années 1930 au séminaire d’Alexandre Kojève : surprenant par les discordances (Éric Weil laisse entendre à Georges Bataille, qui a affirmé en 1948 pour sa part qu’il n’aurait jamais pu réaliser sa revue sans Blanchot et Weil, qu’il ne faut pas trop accorder de place aux thématiques chères à Maurice Blanchot !), par les désaccords idéologiques (celui qui porte sur le communisme que défend Weil, qui évoluera sur ce point, est le plus manifeste) et par les jeux de pouvoir (Weil fait plus ou moins pression sur Bataille, jusqu’à laisser entendre qu’il est le codirecteur de Critique). D’autre part, alors que les courriers rédactionnels ont laissé aujourd’hui place au sein des revues à des courriels étiques et souvent lapidaires, on est surpris par la qualité des arguments échangés et par le temps pris à évoquer et à chercher des auteurs. Reste, comme le souligne l’éditrice, que la plupart des projets d’articles annoncés n’ont pas vu le jour. Tel est le lot de la vie intellectuelle propre à cette revue, dont le pluralisme originel (à commencer par le trio Bataille/Blanchot/Weil) est assez exceptionnel dans l’univers des revues de l’après-guerre.

O. M.

Colette Bec, La Sécurité sociale. Une institution de la démocratie, Paris, Gallimard, coll. «  Bibliothèque des sciences humaines  », 2014, 328 p., 23 €

Prendre du recul sur l’histoire de la Sécurité sociale française est une bonne manière de s’émanciper des débats comptables qui accompagnent le «  déclassement  » actuel de l’idée de protection collective : le débat est réservé à des techniciens de la comptabilité publique, comme s’il n’était plus possible de chercher dans la «  Sécu  » un projet politique à part entière. Il ne s’agit pas de nier les contraintes économiques mais de remonter aux difficultés de conception du projet politique lui-même. En effet, les institutions mises en place en 1945 n’ont pas véritablement surmonté le conflit entre deux conceptions antagonistes : d’un côté, un projet de solidarité nationale universelle, qui supposait un régime institutionnel unifié ; de l’autre, un projet assurantiel et catégoriel, qui respectait les revendications professionnelles. À partir de cette équivoque fondatrice, notre système a évolué par extensions successives des protections au-delà du salariat sans parvenir à redonner un cadre lisible aux principes de l’affiliation. D’où la difficulté actuelle des débats, qui souffrent de l’opacité de nombreux dispositifs et de la dilution des responsabilités entre assurés, gestionnaires, partenaires sociaux, État et groupes privés. Tant que l’équation budgétaire n’est pas réglée, on laisse se développer les assurances complémentaires, qui renforcent progressivement la logique assurantielle que le projet de 1945 voulait limiter. Dans ces conditions, le système peut-il rester crédible ? N’est-ce pas d’abord là que réside aujourd’hui l’affaiblissement de la solidarité ?

M.-O. P.

Julien Damon, La Classe moyenne américaine en voie d’effritement, Paris, Fondation pour l’innovation politique, 2014, 40 p., 3 €, téléchargeable en Pdf (http://www.fondapol.org/etude/julien-damon-la-classe-moyenne-americaine-en-voie-deffritement/)

Les États-Unis se pensent comme un pays sans classes, construit loin des hiérarchies et féodalismes de l’ancien monde, sur un principe d’égalité et d’opportunité pour tous. Cela explique que la très grande majorité des citoyens s’identifie depuis longtemps à la classe moyenne, malgré les inégalités très réelles au sein de la société. Aujourd’hui cependant ces inégalités explosent, elles sont de plus en plus visibles (y compris politiquement, à travers le mouvement des «  99 %  » en 2011) et surtout, de plus en plus de personnes ont le sentiment que leur avenir, et celui de leurs enfants, sera moins rose que leur passé. Ce sentiment est corroboré par les chiffres, comme le montre l’étude de Julien Damon, qui permet de faire utilement le point sur l’érosion de la classe moyenne américaine à laquelle on assiste depuis une trentaine d’années, et qui s’est accentuée dans la décennie 2000. Données objectives et sentiments subjectifs se corroborent, et ont donné lieu à une prise de conscience politique : Barack Obama a mis la classe moyenne au cœur de son discours. Malgré cela, les inégalités continuent de se creuser, et la victoire des républicains aux élections de mi-mandat de l’automne dernier ne risque pas de relancer la réflexion sur ce sujet, du moins pas dans le sens d’une augmentation des impôts pour les plus riches, dont les revenus, contrairement à ceux de la classe moyenne (et des classes inférieures…), ont explosé ces dernières années.

A. B.

Erratum – Le mois dernier, dans la note de «  librairie  » sur Bergson ou l’humanité créatrice (de Nadia Yala Kisukidi), une correction de la rédaction a introduit une erreur. Les critiques philosophiques lancées par Politzer et Friedmann contre Bergson l’ont été de son vivant (et non après sa mort, comme écrit). Cette erreur n’est pas du fait de l’auteur de la note, à qui nous présentons nos excuses.

En écho

RETOUR SUR LES JÉSUITES DES ANNÉES 1960 – Esprit va publier prochainement un dossier sur les jésuites qui n’est pas sans lien avec la personnalité jésuite du nouveau pape et avec ses projets, qui perturbent les traditions du Vatican. Dans ce contexte, l’ensemble proposé par Étienne Fouilloux et Frédéric Gugelot sur le rapport des jésuites français avec les sciences humaines dans les années 1960, au moment du tournant structuraliste, présente un grand intérêt (Chrétiens et sociétés. Documents et mémoires, no 22, édité par l’équipe Religions, sociétés et acculturations [Resea], 2014). On pourra y lire des contributions de Michel Fourcade («  Kant, Hegel et compagnie  ») et de Jean-Louis Schlegel, dont «  le parcours du témoin  » rappelle bien l’esprit de la période et son inventivité intellectuelle. Si les articles portant sur Michel de Certeau et Louis Beirnaert retiennent l’attention, d’autres personnalités sont évoquées : Paul Beauchamp, Éric de Rosny, Georges Morel, Joseph Moingt, François Roustang.

COMMENTAIRE, HOLLANDE ET L’APRÈS-HOLLANDE – Il y a près de deux ans, Jean-Claude Casanova, le directeur de Commentaire, avait publié dans sa revue un article très remarqué car optimiste sur le devenir de la présidence «  hollandaise  » et élogieux sur le sens politique du président. À distance (Commentaire, no 148, hiver 2014-2015), il prête à François Hollande un moins grand avenir dans la mesure où la croissance et l’emploi ne sont pas au rendez-vous, et il rappelle qu’il a été élu en raison des divisions et des faiblesses de la droite. C’est pourquoi l’article se conclut sur les divisions actuelles de celle-ci : idéalement, Alain Juppé a toutes ses chances, mais le retour de Nicolas Sarkozy n’est pas une fiction. Reste donc, selon Casanova, à la justice d’être un peu plus rapide et d’instruire ses dossiers politiques concernant Sarkozy sans trop tarder. On lira également la deuxième séquence du remarquable texte posthume de L. Kolakowski sur Jésus, et un texte de Philippe Raynaud sur les lectures de Carl Schmitt par Raymond Aron.

PLUS VITE ! – En écho à notre numéro de décembre, «  Changer de rythme  », signalons la parution dans la revue Multitudes (no 56, automne 2014) du «  Manifeste accélérationniste  » d’Alex Williams et de Nick Srnicek (traduit par Yves Citton), dans lequel les deux auteurs plaident pour une accélération qui permette de dépasser le capitalisme et de redonner du souffle à la gauche écologiste. Même s’il faut avouer que leur vision d’une «  époque de maîtrise collective de soi  » et d’un «  avenir proprement alien  » reste bien abstraite…

Avis

Le 8 janvier 2015 à 19 h 19, la revue Esprit organise un débat public à la Gaîté lyrique autour de l’article de Juan Branco sur Julian Assange : nous y débattrons de la surveillance du net, des affaires Assange et Snowden, des relations entre citoyens, États et entreprises dans le monde numérique. Entrée libre et gratuite dans la limite des places disponibles. Pour vous inscrire, écrivez à a.beja@esprit.presse.fr. Informations pratiques sur notre site internet, rubrique «  Rendez-vous  ».

Le 12 janvier 2015, de 19 heures à 21 heures, aura lieu le lancement des Rencontres de la Cimade coorganisées avec la Maison des métallos, en partenariat avec Esprit et L’Obs. Le thème en sera «  L’étranger est-il mon égal ?  » avec l’intervention de Michaël Fœssel (philosophe, École polytechnique), Mounya Boudiaf, comédienne, metteuse en scène, comme discutante, et une militante d’une permanence de la Cimade. La séance sera animée par Éric Aeschimann, journaliste à L’Obs. Entrée libre au 94, rue Jean-Pierre-Timbaud, 75011, Paris. Contact : reservation@maisondesmetallos.org ou 01 47 00 25 20.

Le 23 janvier 2015 aura lieu de 14 à 18 heures un colloque sur «  Le soin aujourd’hui : textes clés, questions vitales  », organisé par le Séminaire international d’études sur le soin (Ciepfc-République des savoirs/Ens, centre Georges-Canguilhem/université Paris-Diderot, Ulb, Ethos/université de Lausanne) autour de la collection «  Questions de soin  » (Puf). Il aura lieu à l’École normale supérieure, 45, rue d’Ulm, salle Dussane. Parmi les intervenants, Claire Marin, Nathalie Zaccaï-Reyners et Frédéric Worms.

Dans les mois à venir, nous reviendrons sur la décentralisation. Alors que la réforme des régions semble n’avoir satisfait personne, y a-t-il aujourd’hui une bonne échelle locale pour redistribuer les compétences et promouvoir l’égalité ? En mars-avril, nous consacrerons un grand numéro à la folie et à la psychiatrie. Pourquoi la folie, si présente dans la tradition philosophique des années 1970, a-t-elle disparu du champ de la réflexion ? Entre neurosciences et psychanalyse, quel est l’avenir de la psychiatrie française ? Dans la rue, en prison, comment traiter la maladie mentale ?

Sur notre site, retrouvez les vidéos de nos débats à la Gaîté lyrique, des textes inédits sur des sujets divers (Gustave Courbet, la série américaine Rectify, la notion de «  commun  » selon Pierre Dardot et Christian Laval), ainsi que notre enquête sur la montée du Front national.

  • 1.

    Elinor Ostrom, la Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2010.

  • 2.

    Joan Martínez Alier, «  L’écologisme des pauvres vingt ans plus tard : Inde, Mexique et Pérou  » (http://www.veblen-institute.org/IMG/pdf/ecologisme_des_pauvres_vingt_ans_plus_tard_j_martinez_alier.pdf).

  • 3.

    Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Paris, Le Seuil, coll. «  Points  », 2005.

  • 4.

    Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda, racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013.

  • 5.

    Martin Luther, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. «  Bibliothèque de la Pléiade  », 1999.

  • 6.

    Julien Gracq, le Rivage des Syrtes, Paris, José Corti, 1989.

  • 7.

    Id., Un balcon en forêt, Paris, José Corti, 1989.

  • 8.

    René Char, Feuillets d’Hypnos, Paris, Gallimard, coll. «  Folioplus classiques », 2007.