Continuités et ruptures dans le monde animal
Les études sur l’intelligence animale risquent une contradiction : c’est la performance humaine qui reste l’étalon de comparaison, et par conséquent la définition humaine de l’intelligence. Mais si l’on observe la multiplicité des études disponibles, on voit des résultats convergents permettant d’échapper à ce bouclage circulaire (l’homme observe ce qu’il a défini être observable) et de considérer l’intelligence humaine comme une forme parmi d’autres d’intelligence, dont la théorie de l’évolution peut rendre compte.
L’année Darwin en 2009 a été l’occasion de célébrer à la fois le 200e anniversaire de la naissance du père de la théorie de la sélection naturelle et le 150e anniversaire de la parution de son livre majeur, l’Origine des espèces. Une des citations les plus célèbres (et les plus controversées) de Darwin concerne l’intelligence : « L’objet de ce chapitre est de montrer qu’il n’existe pas de différence fondamentale entre l’homme et les mammifères supérieurs du point de vue de leurs facultés mentales. » Selon Darwin, la différence d’intelligence entre les hommes et les animaux non humains en serait donc une de degré plutôt que de nature. Cent cinquante ans plus tard, qu’en est-il des preuves empiriques de cette idée ? Étrangement, la très grande majorité des tests contemporains sur l’intelligence animale implique des différences de nature et non de degrés, une situation pour le moins paradoxale.
L’échelle de comparaison
Ces tests sont presque toujours basés sur une méthodologie binaire : l’animal peut-il, oui ou non, réussir une épreuve qui, chez l’humain, serait considérée comme une manifestation d’intelligence ? Imitation, troc, théorie de l’esprit, reconnaissance de soi, langage, fabrication d’outils, tromperie, relations cause-à-effet, mémoire épisodique, appariement rapide, coopération : la méthodologie standard en psychologie comparée est d’adapter à une espèce animale une épreuve expérimentale utilisée chez les humains et de voir si l’animal peut la réussir. Si l’animal échoue le test, la conclusion ne peut être qu’une différence de nature entre lui et l’humain, puisque le test ne mesure pas de degrés. Quand l’animal réussit le test, cela attire souvent l’attention des médias et influence notre conception de l’intelligence animale. On voit ainsi dans les journaux ou sur l’internet des images ou des vidéos de Betty le corbeau calédonien fabriquant un crochet, Alex le perroquet ou Kanzi le bonobo conversant avec une expérimentatrice, Rico le border collie apprenant en un essai un mot jusqu’ici inconnu qui désigne un objet jusqu’ici inconnu, Happy l’éléphant se reconnaissant dans un miroir.
Tester une différence de degré devrait pourtant entraîner une réponse en degrés, un continuum quantitatif où l’humain se situerait à un extrême et les autres espèces animales à des positions intermédiaires sur l’échelle commune. Quand on dresse un continuum de ce genre pour l’organe de l’intelligence, le cerveau, on retrouve cette différence de degrés prévue par Darwin. Pour l’ensemble des vertébrés, la relation entre la taille du corps et celle du cerveau, tous deux exprimés sur une échelle logarithmique, donne un nuage de points situés autour d’une droite qui exprime la relation moyenne corps-cerveau pour un groupe particulier d’animaux. La mesure importante ici est la distance (appelée « résidu ») entre cette droite et la position d’une espèce sur le graphique. Sur cette échelle résiduelle, les deux extrêmes chez les vertébrés sont d’une part Homo sapiens et de l’autre, la lamproie. Pour une masse corporelle égale (autour de 300 g), le cerveau de la lamproie est 500 fois plus petit que celui des animaux qui dominent cette catégorie de poids, les singes du Nouveau Monde et les perroquets.
Une véritable compréhension des différences de degré dans l’intelligence exigerait une échelle en degrés, semblable à celle qui ressort de l’analyse des résidus de taille de cerveau. Y a-t-il une mesure qui permette de vérifier si, comme le prédisent les différences de taille de cerveau, un perroquet ou un singe écureuil est 500 fois plus « intelligent » qu’une lamproie et un chimpanzé deux fois plus qu’un ouistiti ? Deuxième question aussi importante : ces différences se manifestent elles dans le milieu naturel de l’animal ou seulement dans des épreuves expérimentales faites sur des animaux captifs ? Si c’est le cas, il faut se demander si ces épreuves mesurent vraiment des différences d’intelligence ou seulement des différences d’adaptation à la captivité.
Existe-t-il un continuum d’intelligence mesurable en milieu naturel ? Cette question suppose d’abord que nous définissions de façon opérationnelle l’intelligence, c’est-à-dire d’une façon qui permette de quantifier les différences entre espèces. Nos définitions opérationnelles doivent être les plus inclusives possibles, sinon nous revenons aux tests de nature. Ainsi, définir l’intelligence comme une série d’opérations mentales basées sur le langage intérieur et le raisonnement conscient nous donnera un résultat circulaire, où la réponse (tous les animaux non humains échouant selon ce critère) est déterminée par la question. Si, en revanche, on dit qu’une espèce plus intelligente utilisera, dans son milieu naturel, plus souvent qu’une espèce moins intelligente des outils, des innovations alimentaires, de la tromperie sociale ou des comportements transmis socialement, on aura une réponse ouverte, comme le sera la prédiction selon laquelle les espèces plus intelligentes auront aussi un cortex plus développé.
Ce qu’il y a de rassurant dans nos connaissances actuelles sur l’intelligence animale, c’est que la méthode expérimentale « oui/non » en captivité et la quantification comparée en milieu naturel nous donnent des conclusions convergentes. Les espèces qui se situent en haut de l’échelle quantitative sont aussi celles qui réussissent les épreuves expérimentales binaires. Examinons quelques exemples. Sur les échelles quantitatives d’innovation, d’utilisation d’outils et de comportements transmis socialement, les corvidés (corneilles, corbeaux, pies, geais) se situent au premier rang des oiseaux. Leur cerveau (et en particulier la partie équivalente au cortex des mammifères, le pallium) est aussi parmi les plus gros chez les oiseaux quand on tient compte de la taille du corps. Or, les corvidés réussissent aussi des épreuves expérimentales qu’on croyait, il y a quelques années, réservées aux seuls humains : mémoire épisodique, tromperie, relations cause-à-effet, construction d’outils, reconnaissance de soi.
Les différentes espèces de corneilles, de choucas et de corbeaux (genre Corvus) ont des cerveaux d’une taille équivalente à celle des ouistitis, presque 9 g pour un corps de 300 g. Pour un poids corporel légèrement inférieur à celui d’une perdrix, le « cortex » d’une corneille est presque six fois plus gros. On compte plus de 260 innovations alimentaires chez les corvidés et 36 cas différents d’utilisation d’outils. En captivité, le seul oiseau à réussir le test de reconnaissance de soi est la pie, un corvidé. Chez les animaux, ce test consiste à marquer un sujet, sans qu’il s’en aperçoive, d’une tache, puis de lui présenter un miroir. Tous les animaux testés jusqu’ici, sauf les grands singes (chimpanzé, orang-outan, gorille), les dauphins, les éléphants et les pies, ne regardent que l’image au miroir, en se comportant comme si elle était un autre animal. En revanche, les grands singes, les dauphins, les éléphants et les pies se mettent à se toiletter, comme le ferait un humain, en vérifiant dans le miroir si la tache a bien été enlevée. Le corbeau calédonien, qui fabrique en nature des outils à crochets et à encoches à partir de tiges et de feuilles, réussit en captivité le test des relations cause-à-effet. Dans ce test, on place deux trappes entre un morceau de nourriture et deux ouvertures opposées par lesquelles l’animal peut introduire un outil. L’une des deux trappes est bouchée, mais pas l’autre, qui devient alors un piège dans lequel la nourriture tombe (et devient inaccessible) si l’outil est mal manipulé. Le corbeau réussit là où plusieurs singes échouent, en ajustant son geste aux trappes (dont la position varie d’un essai à l’autre), c’est-à-dire en choisissant l’ouverture à trappe bouchée ou en tirant la nourriture vers lui seulement quand elle ne peut pas tomber dans le piège.
En captivité, le geai buissonnier s’est montré capable de mémoire épisodique, de planification et de tactiques antivols, une variante de la tromperie. Ces geais cachent leur nourriture dans des sites dont ils mémorisent la position grâce à des points de repère. Jusqu’ici, rien qui diffère des autres oiseaux, sitelles et mésanges, qui cachent leur nourriture. Cependant, quand on donne à cacher au geai une nourriture périssable qu’il préfère et une nourriture non périssable moins prisée, il récupérera la périssable au bout de quelques heures, mais la non périssable au bout de plusieurs jours. Si on l’habitue à jeûner dans une cage, mais pas dans une autre, le geai cachera plus de nourriture dans la cage du jeûne, anticipant un manque futur. Si un geai qui a déjà volé la cache d’un autre voit un congénère l’observer quand il enfouit sa nourriture, la nourriture sera changée de lieu de cachette dès que le congénère n’observera plus. Les auteurs de ces études parlent de voyage mental dans le temps, car le geai semble anticiper des conditions futures sur le plan social (le congénère peut trouver ma cache) et sur le plan physique (il faut cacher plus de nourriture dans la cage du jeûne), en plus de mémoriser sur le mode épisodique le « quoi » (nourriture périssable ou non), le « où » (les sites de cache) et le « quand » (au bout de plusieurs jours, la nourriture périssable est pourrie et il faut récupérer celle qui n’est pas périssable). Bien sûr, on ne connaît rien des états mentaux du geai, on ne fait qu’inférer une opération cognitive à partir de critères purement comportementaux. L’important ici, c’est que ce sont les mêmes critères qu’on appliquerait à un humain et que seul un corvidé, une espèce à l’extrémité « intelligente » de toutes les échelles quantitatives d’intelligence sur les oiseaux, montre de tels comportements.
Chez les primates, il y a deux lignées indépendantes d’espèces qui combinent à la fois des cerveaux plus gros par rapport à la taille de leur corps et des comportements intelligents très nombreux. Les grands singes sont une excroissance du groupe des singes de l’Ancien Monde, mais les singes du Nouveau Monde forment une branche séparée des autres depuis 35 millions d’années et leurs premiers rameaux semblent avoir eu un petit cerveau. La taille actuelle d’un cerveau de capucin est donc le résultat d’une évolution parallèle à celle qui a mené aux gros cerveaux des chimpanzés et des hominidés. Malgré ces 35 millions d’années d’évolution indépendante, les capucins et les chimpanzés ont tous deux atteint des formes convergentes de cognition qui étonnent par leur similitude. Selon les critères quantitatifs continus de l’innovation, de l’utilisation d’outils, de l’apprentissage social et de la tromperie, les genres Cebus (capucins) et Pan (chimpanzé commun et bonobo) se situent loin au-dessus des autres genres de leur lignée. Chez les primates, le chimpanzé domine de loin toutes les autres espèces avec 301 cas d’innovation, 210 cas d’apprentissage social et 364 cas d’utilisation d’outils. L’orang-outan, un autre grand singe, arrive au deuxième rang sur ces trois mesures, mais le troisième rang n’est ni occupé par un grand singe ni par un de ces singes de l’Ancien Monde si connus des primatologues, les macaques et les babouins. Les capucins se situent loin devant ceux-ci avec 41 innovations, 59 cas d’utilisation d’outils et 19 cas d’apprentissage social. Comme les chimpanzés, les capucins utilisent en nature des cailloux pour casser des noix et comme eux, ils sont capables de troc avec les humains en captivité. Le test « oui/non » pour le troc implique une compréhension de la valeur relative de différentes nourritures, la capacité de différer la consommation immédiate d’un item acceptable pour l’échanger plus tard contre un item plus valorisé, de même qu’une maximisation du gain dans l’échange. Dans une tâche de coopération, les capucins, comme les chimpanzés, sont capables de travailler avec un partenaire pour avoir une récompense commune et réagissent, comme eux, très négativement quand l’expérimentateur les récompense injustement au bénéfice du seul partenaire.
Trois convergences
De l’ensemble des résultats que nous venons de voir, il se dégage trois types de convergence (figure 1, page 138) : (A) une convergence évolutive qui, dans des lignées indépendantes, a mené à des variations semblables dans des critères opérationnels de l’intelligence ; (B) une convergence méthodologique entre l’approche qui privilégie les tests expérimentaux « oui/non » en captivité et celle qui se base sur les mesures quantitatives en nature ; (B) une convergence entre différents tests et mesures d’intelligence, qui tend à placer les mêmes espèces dans les mêmes positions sur plusieurs mesures. Cette dernière convergence est plus compatible avec une vision généraliste de l’intelligence qu’une vision modulaire. Une des prédictions que ferait en effet la vision modulaire est qu’une espèce dont l’évolution a accentué une capacité spécialisée dans le cadre d’un style de vie particulier (par exemple, la mémoire spatiale chez des oiseaux qui cachent leur nourriture) devrait montrer une diminution d’une autre capacité cognitive moins cruciale pour son style de vie. Le raisonnement ici est que la mémoire n’est pas infinie et qu’une augmentation de sa capacité dans un domaine devrait se faire aux dépens d’une diminution dans un autre. Cela implique que les corrélations interspécifiques entre différentes mesures de la cognition ne devraient pas toujours être positives ; une espèce qui excelle sur un critère devrait de temps en temps se situer dans le bas de l’échelle pour une autre. Or, on ne trouve presque jamais de relation négative entre ces échelles de variation cognitive entre animaux. Pour le moment, le seul cas clair est celui qui compare le degré d’utilisation des caches de nourriture chez les corvidés et les mésanges avec leur taux d’innovation alimentaire. Les espèces qui cachent le plus sont celles qui innovent le moins et vice versa, comme si la sécurité alimentaire des caches et l’opportunisme des innovations étaient deux stratégies opposées pour survivre à l’hiver. L’ensemble des autres corrélations interspécifiques entre mesures cognitives (et aussi entre ces mesures et la taille résiduelle du cortex ou du pallium) montre les relations positives qu’on attendrait si ces types de cognition ont coévolué ou s’ils sont tous affectés par une forme d’intelligence générale. L’innovation, quant à elle, est difficile à concevoir comme module spécialisé, car elle implique par définition des réponses non récurrentes à des problèmes nouveaux, liés certes à un style de vie généraliste opportuniste, mais qui ne donnent pas prise, comme la cachette de nourriture, à un avantage répété dans une situation précise.

Les deux autres formes de convergence sont toutes aussi marquantes. Même si le début de ce texte insistait sur l’ubiquité des tests « oui/non » et sur leur popularité auprès des médias, il est rassurant de constater que cette approche ne donne pas des résultats radicalement différents de celle qui privilégie les échelles quantitatives en nature. Les tests en captivité qui peuvent se chiffrer comme les échelles en nature donnent eux aussi des résultats convergents. En captivité, on peut comparer le nombre d’erreurs que font en moyenne les représentants de différentes espèces dans une tâche d’inversions successives de stimuli discriminatifs : aujourd’hui, un stimulus donné signale la bonne solution, un autre la mauvaise ; demain, on inverse les deux stimuli, et ainsi de suite chaque jour. Une espèce qui devine la règle ne commet plus d’erreurs après quelques jours ; par ailleurs, d’autres espèces semblent devoir réapprendre la discrimination chaque jour. Chez les primates, le chimpanzé est celui qui commet le moins d’erreurs, et chez les oiseaux, la corneille. Le pire primate, c’est le ouistiti, celui qui est aussi au bas de l’échelle des mesures d’innovation, d’utilisation d’outils, d’apprentissage social et de taille relative du cortex. Le pire oiseau, c’est la caille, qui est elle aussi au bas des échelles aviaires en nature. Il n’y a pour le moment que dans le domaine de l’imitation chez les oiseaux où il y a une différence nette entre les résultats des tests et ceux des échelles en nature. Chez les primates, seuls les grands singes (chimpanzé, orang-outan) répondent au test du miroir comme s’ils se reconnaissaient ; ils sont également les seuls à réussir une épreuve d’imitation exacte de la technique utilisée par un démonstrateur, contrairement aux singes tant du Nouveau que de l’Ancien Monde. Il y a donc concordance entre les résultats des deux tests « oui/non » et concordance aussi avec les échelles établies en nature. Chez les oiseaux, par contre, des espèces à petit pallium et à taux très bas d’innovation et d’utilisation d’outils, les pigeons et les cailles, semblent capables d’imitation exacte.
La troisième convergence est de loin la plus intéressante. Elle suggère que l’intelligence a évolué de façon semblable dans plusieurs lignées indépendantes d’animaux : deux lignées de primates séparées par 35 millions d’années d’évolution dans des parties différentes du monde, Ancien et Nouveau, de même que plusieurs lignées indépendantes d’oiseaux, dont le dernier ancêtre commun avec ceux des mammifères a vécu il y a plus de 300 millions d’années. Quand on regarde l’arbre de généalogie moléculaire des oiseaux, on note en effet que plusieurs des groupes qui ont des taux élevés d’innovation et des tailles résiduelles de cerveau également élevées se situent sur des branches éloignées, impliquant souvent 50 à 100 millions d’années d’évolution indépendante. Callaos, pics, hiboux, perroquets, rapaces, hérons et corvidés représentent en effet des lignées qui ont probablement évolué de façon séparée et dont les cerveaux et la capacité cognitive se situent nettement au-dessus de la moyenne aviaire. Il y a encore des controverses en taxinomie moléculaire qui obscurcissent le débat (les perroquets sont-ils plus proches des passereaux qu’on le pensait auparavant et les faucons plus éloignés des aigles et des buses ?), mais la présence de plusieurs lignées indépendantes d’oiseaux intelligents ressort quand même.
Cette évolution convergente pourrait aussi caractériser les baleines à dents (dauphins et épaulards, par opposition aux baleines à fanons), les céphalopodes et les insectes. Dans ces groupes, nous n’avons pas les mesures quantitatives qui sont disponibles pour les primates et les oiseaux et les tests « oui/non » sont aussi beaucoup moins nombreux. Les dauphins et les épaulards semblent cependant capables de comportements (imitation, reconnaissance au miroir, coopération, innovations, utilisation d’outils) qui sont cohérents avec la taille (absolue et résiduelle) élevée de leur cerveau. Chez les céphalopodes, les lignées qui ont un gros cerveau résiduel (en particulier, des lobes verticaux plus gros), les pieuvres et les seiches, sont également les lignées (taxonomiquement indépendantes, l’une à huit bras, l’autre à dix) qui montrent les performances d’apprentissage et les comportements innovateurs les plus frappants. Chez les insectes, les structures cervicales les plus importantes dans l’apprentissage, les corps pédonculaires, sont lisses chez les espèces spécialisées sans vie sociale (les bousiers, les mouches charognardes), mais comprennent deux, trois ou quatre circonvolutions chez les espèces généralistes opportunistes (blattes, scarabées japonais) ou les insectes sociaux (termites, abeilles).
L’évolution convergente dont on a plusieurs indices clairs chez les oiseaux et les primates pourrait donc être un phénomène plus général qui inclurait même des invertébrés. Deux styles de vie semblent associés à la coévolution de capacités cognitives plus performantes et de structures plus grosses ou plus gyrifiées dans le cerveau : un régime alimentaire généraliste opportuniste et une vie en groupe.
D’un point de vue écologique, ces deux styles de vie semblent répondre au même type de distribution des ressources dans le temps et dans l’espace : des ressources plus difficiles à prévoir, qui empêchent à la fois la défense de territoires individuels et la spécialisation sur un ou peu de types de nourriture. Les humains sont des généralistes opportunistes extrêmes et des animaux très sociaux. Si leur taux d’innovation, de tromperie, d’utilisation d’outils et d’apprentissage social se situe en dehors de l’échelle qui permettrait de les comparer même aux chimpanzés, aux capucins et aux corneilles, il n’en reste pas moins qu’ils occupent, en termes de rang et donc de degrés, la place exacte que prédirait la taille résiduelle de leur cerveau.
En incorporant les origines multiples et indépendantes de l’intelligence et les styles de vie social et généraliste opportuniste des lignées animales les plus intelligentes, nous pouvons aujourd’hui situer la différence animal-humain là où le voyait Darwin : les humains ont une forme d’intelligence parmi d’autres, certes extrême et possédant plusieurs caractéristiques uniques, mais dont l’origine peut encore se comprendre en termes d’évolution. Comme l’intelligence humaine, le vol du colibri et la course du guépard sont d’une perfection qui ne semble pas évidente quand on voit Archéoptérix ou les premiers tétrapodes. Ils n’en sont pas moins des produits de l’évolution à partir d’ancêtres communs.
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Professeur de biologie à l’université McGill de Montréal (Canada), il a obtenu en 2008 le prix Geoffroy Saint-Hilaire de la Société française pour l’étude du comportement animal.