Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Les amours des Centaures. Rubens, vers 1635. Musée Calouste-Gulbenkian
Les amours des Centaures. Rubens, vers 1635. Musée Calouste-Gulbenkian
Dans le même numéro

Comment l'animal nous rend humains

En partant des nombreux verbes qui, en anglais, décrivent des actions humaines ou des sentiments à partir de noms d’animaux (to bear, porter, to hound, pourchasser…), l’auteur souligne à quel point notre lien aux animaux est constitutif de notre imaginaire, de nos métaphores, de nos constructions mentales. En ce sens, ils participent, depuis la préhistoire, de la capacité réflexive de l’homme, et donc de notre capacité à nous situer dans la nature et à construire une société humaine. Mais celle-ci ne s’affaiblit-elle pas à mesure que nous perdons notre lien au monde animal ?

Depuis vingt ans, l’ours est pour moi un sujet de méditation intermittent. J’ai fini par m’apercevoir que l’image de l’ours représente bien plus que cet animal en tant que tel : il est permis de conjecturer que l’ensemble du règne animal eut une histoire parallèle à l’évolution biologique de l’ours – une histoire au cours de laquelle les animaux concoururent à l’émergence de la conscience de soi humaine en étant élaborés comme des figures de l’imagination humaine.

Le nom bear (« ours ») vient d’une racine indo-européenne d’où découlent de nombreux autres vocables qui, comme bury (enterrer), borrow (emprunter), burrow (terrier), bereave (priver), bairn (enfant), birth (naissance) ou bier (bière), ont quelque chose à voir avec la mort et la naissance. En même temps, l’ours est devenu un verbe (to bear) que le linguiste George Ruhl a qualifié de « l’un des plus fondamentaux de la langue […] parmi tous ceux qui sont irréductibles » à une autre définition.

Les dizaines de significations du verbe to bear correspondent à l’un ou l’autre de ces trois sens généraux : porter ou transmettre ; donner naissance ; et suivre une trajectoire – chacun de ces actes ayant une place dans l’imagerie cosmologique. Dans la riche mythologie de l’ours, la transmission de nourritures et de bénédictions spirituelles se déroule sur terre, la mise bas s’effectue dans le monde souterrain et le suivi d’une trajectoire renvoie au ciel nocturne.

Si l’on suppose que ces concepts et ces termes appartiennent à une époque où le langage parlé n’en était encore qu’à ses prémices, il est raisonnable de penser que les premières lueurs de l’analogie dérivèrent de l’emploi d’un vocabulaire à la fois limité et polysémique : comme aujourd’hui, les abstractions devaient se rapporter d’une façon ou d’une autre au monde tangible.

L’ours fut au centre de cette transformation de l’histoire naturelle en histoire cognitive. La grande ourse des cavernes était le meilleur et le plus riche don d’aliments hivernaux. C’était la mère, vierge en apparence, qui faisait sortir son jeune de la tanière comme si c’était le fruit des entrailles de la terre. Et chaque bête arpentait un territoire de près de 1 300 kilomètres carrés sur lequel la périodicité de ses va-et-vient coïncidait si bien avec les lieux et les saisons qu’elle donnait l’impression de ne jamais se perdre et d’être toujours en phase avec le calendrier et la géographie de la totalité des maturations, des éclosions et des frais.

C’est à partir de l’histoire naturelle de cet animal seulement qu’on peut espérer cerner la configuration zodiacale de la Grande Ourse, constellation qui domine le ciel de l’hémisphère nord : sa rotation autour de l’Étoile polaire de la Petite Ourse a fourni de tout temps un repère utile aux voyageurs humains. C’est à partir de son rôle naturel de pourvoyeur de graisse, de glandes, de peau, de viande et d’os vivifiants seulement qu’on peut saisir la portée du repas sacramentel. Et c’est à partir de sa descente naturelle dans les profondeurs terrestres seulement qu’on peut comprendre pourquoi l’ours guide dans le monde d’en bas, source des naissances et des renaissances.

On pense souvent que les allusions narratives à l’ourse cosmique se contentent d’illustrer des idées. Mais je suggère l’inverse : je considère que ces références à l’ourse céleste, à la pourvoyeuse terrestre de nourritures sacrées et à la génitrice souterraine reposent sur des observations naturelles attentives, scrupuleusement répétées par nos ancêtres pendant un million d’années depuis qu’ils devinrent capables de philosopher sur eux-mêmes. Pour moi, les conceptions de l’esprit ours furent modelées par les actes des animaux, de même que les idées afférentes à la structure du monde – au ciel, à la terre et à l’inframonde –, telles que l’ours nous les suggéra par son comportement, nous permirent d’appréhender la signification humaine de ces phénomènes naturels.

Le grand zoo des infinitifs animaux – to bear (porter [ours]), to lark (faire l’idiot [alouette]), to hound (pourchasser [chien courant]), to quail (trembler [caille]), to worm (ramper [ver]), to badger (harceler [blaireau]), to skunk (battre à plates coutures [moufette]) – est tout aussi irréductible du seul fait qu’un lien fondamental est ici établi entre le langage parlé et la conscience. (Avec la conscience de soi, en l’occurrence, en tant que ces verbes décrivent tous nos actions.)

Le comportement conventionnel au vu duquel le langage caractérise chaque espèce est assurément isolé : il est presque détaché de l’animal réel. L’acte consistant à se terrer en tremblant à l’approche d’un danger n’est qu’un aspect unique de la vie d’une caille (quail). Comment et quand avons-nous commencé à abstraire des significations de cette manière ?

Tout partit peut-être du pistage, un peu comme si toutes les quêtes convergeaient sur l’horizon du temps oublié de cette activité primordiale. Quand ils devinrent chasseurs, nos ancêtres furent les derniers à s’adonner au vieux jeu, pratiqué sur toutes les savanes, de la cérébralisation par l’observation d’indices. La diffusion des crânes fossiles, ces signatures de pierre des boîtes crâniennes osseuses, atteste que des prédateurs et des proies mammifères cohabitèrent et interagirent en rase campagne durant soixante-dix millions d’années : on peut en tirer le scénario de poursuites et de fuites stratégiques et réciproques tout au long desquelles la quantité de matière grise supérieure à celle nécessaire à l’accomplissement des fonctions corporelles routinières fut le trébuchet de l’intelligence, qui s’accrut lentement chez le prédateur et la proie à la fois à mesure que leurs capacités de reconnaissance mutuelles s’accrurent au fil des millénaires.

Lorsque nos aïeux devinrent une composante de la longue partie d’échecs disputée par des compétiteurs carnivores très intelligents et des espèces proies ongulées presque aussi brillantes, imaginons ce qui dut se produire. Avec le temps, l’esprit apprit à mieux découvrir et identifier l’emplacement de la proie potentielle et des concurrents dangereux. D’abord, les Autres furent simplement entendus, vus ou sentis, les informations inférées des cris ou des actions des spectateurs animaux tels que les oiseaux venant à l’appui de cette localisation sensorielle. Puis nous parvînmes à reconnaître des déjections, des tiges rongées, des lits de feuillage et des traces corrélées à une dimension temporelle : à un âge. À la longue, nous acquîmes l’aptitude de différencier les individus en fonction des signes caractéristiques de leur sexe, de leur âge et de leur condition physique, d’anticiper des directions et des mouvements et de déterminer si notre présence était repérée ou non. À cela s’ajoutèrent l’embuscade, la course de relais et la traque coopérative en tant non seulement qu’expertises, mais aussi qu’états d’esprit conceptuellement complexes – plus le prédateur et la proie à la fois réagirent aux profils quotidiens et saisonniers de leurs mouvements respectifs et de leurs modes spécifiques d’utilisation du terrain, plus ces joueurs constituèrent une étoffe écologique et cognitive unifiée. Enfin, des répétitions, des ritualisations et des planifications fondées sur les représentations des animaux conférèrent son élégance à l’entreprise humaine tout en nous donnant la possibilité d’accéder au monde des signes et des symboles. Après avoir été reconnus en tant que tels uniquement, les Autres finirent par assez exister pour s’incarner dans des signes capables de les présentifier en dépit de leur absence physique.

Mais ce n’est pas tout. Voici le point critique : dans ce monde d’intuition et d’inférence, dans ces représentations naturelles et artificielles, nous introduisîmes une préoccupation propre aux primates qui pourrait être simplement qualifiée de Soi et de Société. Qu’ils se tiennent tranquilles ou se ruent frénétiquement sur les relations interpersonnelles, les primates supérieurs évaluent sans cesse et testent interminablement (il est probable que c’était aussi le cas de nos ancêtres) leur statut, leur appartenance, leur accessibilité et leur vulnérabilité au sein de leur groupe de prédilection. Si les autres primates supérieurs avaient trouvé le moyen figuratif de mettre les images des autres espèces au service de la représentation langagière et artistique de leurs inquiétudes sociales… ce seraient nous.

Réfléchissez donc à l’esprit du chasseur entouré de signaux infimes, dépistant les Autres grâce aux marqueurs de leur identité, de leur condition physique, de leur activité, de leurs émotions et de leur santé. Imaginez le chasseur en train de rassembler des fragments susceptibles non seulement de devenir des vêtements et d’inspirer des danses et des dessins, mais aussi d’évoquer des idées abstraites dans un contexte social. Bref, pensez à un monde de traces d’animaux vivant en communauté écologique et procurant un imaginaire dont l’intériorisation permit à des primates conscients de leur propre existence de comprendre et d’exprimer leurs problèmes personnels. Cette idée de la vie comme quête de significations secrètes indissociable de la perception des animaux comme description de nous-mêmes ne fut pas sexualisée par le cliché de l’homme chasseur et de la femme cueilleuse : d’une profondeur proprement culturelle, elle réclamait que tous les membres du groupe humain fussent prescients.

C’est non seulement dans l’évolution humaine que les animaux – et les plantes, à quelques différences près – ont été essentiels à l’émergence de l’esprit, mais dans la croissance de l’individu également. Notre longue préhistoire nous a façonnés, nous prédisposant à prêter attention de certaines manières. On pourrait citer l’exemple de la minutie obsessionnelle avec laquelle, indépendamment de sa culture, le tout petit enfant nomme les animaux en collaborant inconsciemment avec un parent ou un éducateur. La systématisation des espèces animales est par nature la moins ambiguë de toutes les modélisations catégoriques du monde : c’est la porte d’entrée de la cognition.

La catégorisation langagière est l’étape la plus importante du développement intellectuel. Sans elle, aucune abstraction – pas la pensée telle que nous en avons l’expérience, en tout cas – n’est possible. Dans l’enfance, le franchissement de ce cap dépend de la capacité de s’intéresser simultanément aux animaux et à l’anatomie – aux yeux, aux oreilles, au nez, aux ventres, aux coudes –, intérêt qui tient autant à un désir inné de démembrer perceptuellement le corps (exactement comme le chasseur sépare, au sens littéral du terme, les parties du corps de la proie) qu’au besoin de reconnaître la caractéristique unique de chaque partie afin de pouvoir distinguer un animal d’un autre et une personne d’une autre personne.

Plus la vie individuelle s’écoule, plus les transitions entre un état et un autre sont inconcevables, pour ainsi dire : elles ne sont concevables qu’à condition d’être représentées par un corps. Le papillon, la grenouille, le scarabée, l’oeuf, la chrysalide, l’ourse qui met bas, le cygne agonisant comptent au nombre de ces incarnations. Qui suis-je ? Je suis celui qui, tel le serpent, se dépouille quelquefois de la peau d’un vieux soi, celui qui ressort périodiquement du bref entre-deux consistant à n’être personne. Comme les oursons qui sortent de la tanière avec leur mère après un deuxième hiver renaissent.

Les seuils entre les identités – intervalles ambigus s’il en est – sont eux-mêmes marqués au coin de figures animales ambiguës : de la chauve-souris qui a des ailes mais allaite, de la chouette qui hulule entre chien et loup, du renard que ni les bois ni les champs n’enferment. Les portails, les passages, les entrées sont traditionnellement gardés par des statues de ces animaux apotropaïques1 protecteurs et transformateurs. Assimilés aux noviciats des phases de non-identité qui précèdent l’initiation, ce sont les gardiens des portes et des seuils : tous ces passages sont les conditions temporaires d’une nonidentité ou d’une ambiguïté abstraite dans le langage et représentée dans les cérémonies par la référence aux figures des espèces marginales. Si les Occidentaux que nous sommes ont réduit ces figures à des ornementations – voir le lion et le sphinx des escaliers des bibliothèques ou les gargouilles des bassins de jardin –, la plupart des cultures humaines et des époques ont fait preuve d’une plus grande sagesse en tenant ces gardiens pour d’authentiques puissances spirituelles et en respectant leurs formes naturelles en conséquence. Quoique comprenant toujours la spiritualité des animaux, nous l’appelons « superstition », car elle est extérieure à notre rationalité. Dans les religions récentes de notre monde ou des autres continents, les animaux vivant à la lisière de deux habitats sont souvent diabolisés en raison de leurs qualités ambiguës, et nous perdons ou négligeons ces facettes de nous-mêmes.

Plus nous mûrissons individuellement, plus notre sens de soi grandit, s’étend et se densifie. Sous notre peau, nous nous connaissons comme un sombre paysage de désirs et de peurs, un ensemble de rythmes péristaltiques, le tumulte des sensations auxquelles nous avons donné des noms bien qu’elles n’aient pas de formes. Dans la thérapie méditative, pourtant, cette population invisible devient accessible – par l’intermédiaire des animaux étonnamment autonomes qui parlent des troubles cardiaques, des dérangements intestinaux et des maux de tête comme s’il était tout naturel que ces centres du tréfonds de notre être abritent des guides animaux.

À l’âge adulte, l’abstraction fait encore plus largement appel à l’imaginaire actif de l’incarnation. Si, en tant que verbes, les animaux ressemblent à des puissances indépendantes, ils ne peuvent étoffer nos idées complexes qu’en se combinant. C’est pourquoi toute société, toute culture crée des animaux composites à des fins éducatives profanes ou religieuses. Le sphinx, l’ange, la sirène, le minotaure révèlent que la figure animale est indispensable à l’expression des angoisses métaphysiques. Chaque société a beau railler les dragons créés par les autres sociétés en les rattachant à une histoire naturelle illusoire, elle chérit d’autant plus les siens qu’elle les tient pour les clés des secrets de la vie.

Aux trois niveaux de notre existence – ceux du soi, de la société et du cosmos –, il y a ces Autres qui nous protègent contre la tromperie des miroirs en nous dissuadant de chercher désespérément notre identité dans notre simple reflet humain. Bien que l’humanisme l’ait affirmé pendant cinq siècles, avant que les sciences sociales du siècle dernier n’abondent à leur tour dans ce sens, nous ne nous sommes pas créés. Nous traduisons bel et bien de façon créative à partir de ce vocabulaire de la référence animale – lequel ne nous extrait de nous-mêmes dans un premier temps que pour nous permettre ensuite de redevenir ce que nous étions.

Et pourquoi les animaux sont-ils les meilleures figures ? Pourquoi ne les remplaçons-nous pas par un langage de machines, un vocabulaire exclusivement composé d’images « humaines » ou de simples abstractions ne renvoyant à aucune entité physique ?

La réponse est triple. Premièrement, nous sommes des animaux. Nous sommes distincts, tout en ayant plus de points communs avec les autres animaux que nous ne différons d’eux. Cette coïncidence partielle, ou cette différence dans la similitude, est normale et naturelle. Toute définition qui ne repose que sur l’opposition, qui dénie l’ambiguïté et les boîtes gigognes de la pluralité, ne peut qu’être aliénante et destructrice à long terme.

Deuxièmement, les animaux et les plantes jettent un pont entre nous et le monde inanimé. Ils nous relient à la planète et nous rendent moins solitaires dans l’univers céleste. Ils nous réconcilient à nos aspects inorganiques. Ce sont les dénominateurs communs de notre être et de l’être de la Terre.

Enfin, les animaux vivifient toutes les composantes événementielles et processuelles importantes de notre identité. Ils donnent vie à nos concepts et aux discours que nous tenons sur nous-mêmes, réfutant la prétendue supériorité des mécanismes, de la bionique, de l’énorme supercherie de l’idéalisation électronique et mécaniste. Tant que les animaux seront l’instrument de notre cognition, nous ne renoncerons pas à nos liens organiques.

Dans ce monde de pénuries croissantes et de confrontations de plus en plus âpres, un même fil court d’un bouleversement et d’une crise à l’autre : le fait que, plus le « nous » est défini, plus c’est « nous » qui nous sentons vulnérables. Le moteur des deux douzaines de guerres consécutives à tel ou tel conflit ethnique, de l’aliénation chronique et de la criminalité de la jeunesse, des extrêmes incertitudes de la distinction hommes/femmes et de la destruction de l’environnement, c’est la question de l’identité. On dirait presque que la peste de l’amnésie s’est abattue sur ce monde où nous sommes d’autant plus pris de convulsions que nos soi possibles traduits en justice par les Autres se mettent désespérément en scène. Non seulement des conflits inter groupaux d’un type ou d’un autre déchirent notre planète, mais même nos procédures démocratiques fondées sur le respect des opposants politiques semblent infectées par cette épidémie de haine de l’Autre. C’est comme si la guerre que nous livrons à la nature était devenue une sorte de modèle – une version raffinée de la peur des autres espèces, en quelque sorte.

Dans la mesure où la faculté de se reconnaître est un aspect de la conscience, de la cognition et même de l’esprit, je répondrai à peu près ce qui suit à la question de la signification de la nature : de même que le monde naturel permet à notre corps de demeurer en bonne santé – il nous fournit de l’air pur et de l’eau, des aliments et des substances curatives –, les plantes et les animaux sont les figures sensibles de la santé de l’esprit. L’esprit ne peut exister qu’en faisant partie intégrante du courant évolutionnaire d’où la conscience résulte. La pensée est une activité, un processus écologique : nous sommes des récipiendaires aussi bien que des acteurs dans un monde d’Autres.

De ce fait, l’énigme du soi, de nous-mêmes, n’est que la moitié d’une dyade. L’autre moitié est toujours un Autre. Aucune moitié de cette dyade n’est compréhensible sans cette moitié complémentaire.

Comme nos corps, nos esprits vivent toujours au pléistocène. La nature n’est pas le décor ni le zoo où les habitants les plus riches de notre monde paraissent se prélasser comme au cirque. C’est la genèse de l’esprit : la genèse de l’esprit, sa dynamique, ne consista dans rien d’autre que dans la communauté de vie qui produisit les termes cognitifs d’où l’identité humaine procéda et au sein de laquelle notre sens de soi continue à vivre.

On entend beaucoup parler de pertes de nos jours, tant en ce qui concerne la diversité génétique et biologique – la raréfaction des espèces est généralement dépeinte en termes d’appauvrissement des écosystèmes et de déstabilisation des environnements – qu’à propos de ressources physiques encore inconnues. J’ai le sentiment que notre plus grande perte est d’un autre genre : il suffit de réfléchir à la façon dont, dans diverses cultures, une faune locale relie le concept de soi à l’unicité d’un lieu. La perte de la diversité non humaine efface les nuances identitaires : nous devenons plus grossiers chaque fois que des animaux disparaissent. Au risque d’être un peu mélodramatique, je conclurai par la lettre qu’un ours m’a apportée.

La Forêt, la Mer, le Désert, la Prairie

Au primate Paul Shepard et et à ses semblables,

Cher ami,

Nous nourrissions déjà les humains avant qu’ils n’aient acquis leur forme actuelle. Lors de notre première rencontre, ils occupaient un modeste habitat, comme tout animal. C’étaient des primates supérieurs par leurs particularités les plus flagrantes : le statut social et l’identité personnelle les obsédaient à l’évidence. À cet égard, ils étaient devenus aussi intelligents et subtils que retors en contractant le syndrome du pouvoir tumultueux, asaisonnier, érotique et hiérarchique. Comme leurs plus proches parents, ils avaient su transformer une certaine sorte d’attention en une acuité assez remarquable pour que, non seulement l’amour et la protection, mais la méchanceté et la malveillance également leur devinssent accessibles : tel fut le produit à nul autre pareil de la combinaison des grimaces faciales simiesques et de la mesquinerie commune à tous les singes.

Dans les savanes préhistoriques, nous les arrachâmes lentement à leur étroitesse d’esprit. Par notre plumage, nous leur donnâmes l’esthétique. Par nos parades nuptiales, nous leur enseignâmes la danse. Par les mouvements de nos têtes ornées de ramures, nous leur montrâmes le cérémonial et la puissance du masque. Par les courses de nos sabots, nous leur révélâmes le secret des graines. Comme viande, nous les courtisâmes de l’intérieur.

Leur regard de cueilleurs se détacha un peu des bulbes et des racines. Se détournant de la perpétuelle succession des chamailleries et des bagarres dues à leur introversion socialement héritée, ils se mirent à scruter l’horizon, où certains d’entre nous étaient à la fois un danger et la promesse d’une subsistance plus riche.

Ils ne s’intéressèrent guère à nous au départ – nous ne fûmes d’abord que de la nourriture volée : les reliefs des carcasses, dévorées par les lions, qu’ils disputaient aux chacals et aux vautours quand ils ne partaient pas à la recherche des gazelles nouveau-nées, des tortues paresseuses et des oeufs. Puis nous devînmes peu à peu pour eux des objets de pensée, de souvenance, de narration et de planification révélateurs du troublant mystère de l’énergie.

Nous les guidâmes de l’extérieur. Plus ils nous imitèrent en dansant, plus ils constatèrent que nous réalisions leurs idées et leurs sentiments : nous finîmes ainsi par concrétiser leurs propres soi secrets. En les mangeant et en étant mangés par eux, nous leur apprîmes la première métaphore de leur socialité frénétique : qu’ils étaient extérieurs à eux-mêmes et que nous étions leur intériorité.

Le legs de nos protéines interrompit assez l’incessante répétition de la mastication herbivore pour qu’ils pussent disposer de moments de loisir. La possibilité de ruminer en un nouveau sens en s’adonnant au souple repos de l’apprenti prédateur les libéra de la corvée du broutement tout autant que de la pesanteur des conflits interpersonnels permanents – en les rendant omnivores, nous les transformâmes pour toujours : désormais, ils purent jouer la partie différemment.

Tout en continuant à apprécier les herbes et les fruits, ils s’habituèrent à consommer des céréales et des viandes qui les incitèrent à explorer les périlleux paysages de l’esprit. La savane ou la toundra furent essentielles à cette mutation en tant même que les innombrables stratégies de poursuite et de fuite appliquées sur ces vastes espaces dénudés affinaient les sens à l’extrême. Leur pensée fut invitée à pratiquer un nouveau type d’incorporation, de remémoration et de planification en établissant des parallèles entre, d’une part, eux-mêmes et les Autres et, d’autre part, des mots – nos noms – qui leur permirent de partager des images et des idées.

Après nous être investis de cette façon – en leur servant de nourriture à l’origine, puis en leur donnant la possibilité d’imaginer une multitude d’événements et de processus, via les signes des rêves ou les symboles de la métaphysique –, nous n’avons jamais cessé de les côtoyer. Non contents de les avoir rendus humains, nous continuons à les servir individuellement – aujourd’hui, nous remplissons une fonction de plus en plus thérapeutique, leur tenant la main, pour ainsi dire, pendant qu’ils anéantissent notre sauvagerie.

En tant qu’esclaves, nous sommes proches. En tant que quelque chose qu’ils doivent « chouchouter » et à quoi ils peuvent parler, que quelqu’un qui sera là et aura besoin d’eux tout en leur donnant leur première leçon d’altérité, nous partageons leurs foyers depuis dix mille ans : ils ont fait en sorte que ce lien devienne une entrave. Sortant des domiciles privés, nous sommes partis à la rencontre des blessés et des solitaires – de tous ceux qui aspirent à bénéficier d’un dévouement inconditionnel, qu’ils soient hospitalisés, vivent dans des hospices ou des maisons de retraite ou résident dans les enclaves réservées aux handicapés et aux arriérés. Dorénavant, nous faisons parler les autistes et gagnons la confiance des détenus.

Même si seuls nos soi minimaux domestiqués – pas nos formes sauvages et parfaites – sont impliqués, c’est déjà trop : tout cela empeste la dépendance ! Aveuglés par leur conviction que nous ne sommes rien de plus qu’un confort ou une curiosité supplémentaires, ils ne comprennent toujours pas qu’ils ont besoin de nous. Nous ne sommes plus au centre des pensées ou des significations qui étaient au cœur de leur écologie et de leur philosophie. Nous sommes trop souvent une simple réalité physique – la manifestation de la passion irréfléchie et de la brutalité gratuite – ou des tropes et des symboles abstraits.

Parfois, nous devons agir en sous-main. Nous nous glissons dans leurs rêves, nous nous cachons dans le langage, déguisés en allusion, nous camouflons notre rôle philosophique en « esthétique de la nature », nous amusons la galerie. Nous traînons dans les livres d’enfants, devenant de jolies images, de burlesques personnages de dessins animés, des jouets, des motifs de papier peint, des compagnons rudimentaires ou de gentils animaux de compagnie.

Nous sommes marginalisés, banalisés. On nous a ravalés au rang d’objets, de marchandises et de possessions. Nous restons de la viande et du cuir, mais comme un dû uniquement et plus comme dons sacrés. Ils ont oublié comment prédire l’avenir à notre contact, suivre notre exemple ou se guérir avec nos tissus et nos organes, oublié que la simple contemplation de nos soi sauvages peut être curative. Jadis, nous étions les traits d’union, des modèles de changement reliant au futur et à l’invisible.

Vos congénères nous traitent comme quantité négligeable, et c’est leur plus grande erreur. Ils pensent à tort que notre disparition est le signe de leur progrès plutôt que l’indice de leur vacuité. Quand nous ne serons plus là, ils ne sauront plus ce qu’ils sont. Plus ils supposeront qu’ils sont le but de tout, plus le but leur échappera. Leur monde se fondra dans un interminable crépuscule où l’engoulevent n’appellera plus la chouette à la nuit tombante et où la grive ne saluera plus l’aube.

signé : Les Autres

  • *.

    Professeur d’écologie humaine et de philosophie de la nature (1925-1996) au Pitzer College et à la Claremont Graduate School en Californie. Ce texte est tout d’abord paru en anglais sous le titre “The Origin of Metaphor: The Animal Connection”, dans Florence Shepard (ed.), Encounters with Nature. Essays by Paul Shepard, Washington DC, Island Press, 1999, p. 7-17.

  • 1.

    « Apotropaïque » : qui sert à détourner les influences maléfiques.