Les villes et la politique de l'énergie après Fukushima
Controverse
Les villes et la politique de l’énergie après Fukushima
Trois mois après la catastrophe de Fukushima, la situation des réacteurs demeure toujours aussi inquiétante et grave, selon l’Aiea (on sait que trois réacteurs ont fondu). Le niveau de radioactivité reste très élevé et dangereux, et le réacteur 2, qui a déversé des milliers de tonnes d’eau hautement contaminée dans l’océan, continue de fuir, avec les conséquences prévisibles pour la flore et la faune marines. Une zone interdite d’une trentaine de kilomètres a été décrétée autour de la centrale et on a commencé à la vider de sa population, de ses animaux, de ses agriculteurs… On parle à présent de l’élargir à cinquante voire quatre-vingts kilomètres. On voudrait aussi extraire la couche de terre irradiée dans cette zone, mais on ne sait pas comment ni où la stocker. Le démantèlement complet de l’installation mettra au moins une vingtaine d’années. On ne doit pas oublier Fukushima.
Après la ville post-Kyoto, la ville post-carbone qui a pour horizon la lutte contre le réchauffement climatique dû aux gaz à effet de serre par une réduction de 2 oC de la température du globe, et suite à cette récente catastrophe nucléaire, c’est de la ville post-Fukushima qu’il faudrait parler à présent, si toutefois nos dirigeants voulaient bien entendre le message qui, une fois encore, nous vient du Japon. En effet, ce grave accident nous force à accélérer la réflexion et l’action pour une transition vers la sortie du nucléaire et vers une ville soutenable. Le modèle productiviste capitaliste ne peut plus continuer à ce rythme effréné de consommation d’énergie et, si l’on croit le Pdg d’Edf Henri Proglio1 et les travaux de l’Ocde, la demande d’énergie aura doublé d’ici 2050, ce qui provoquera encore plus de désastres écologiques pour la planète.
La ville, principal lieu de consommation d’énergie et d’émission de pollution, a toujours entretenu un rapport étroit avec l’énergie et ses diverses formes. Le charbon et la machine à vapeur ont façonné la ville de l’âge industriel, ce fut ensuite le tour du pétrole et de l’industrie de l’automobile de bouleverser la forme urbaine en diluant et dilatant la ville dans le territoire. Aujourd’hui, l’énergie nucléaire est devenue une des sources importantes d’électricité − près de 80 % de la production électrique en France −, si son impact est moins formel, elle contribue cependant, par sa dépendance, et surtout par sa proximité spatiale, à rendre la ville plus vulnérable et fragile, comme le montre l’accident de la centrale de Fukushima implantée au cœur d’espaces urbanisés, au milieu de nombreux villages, à 250 km de Tokyo et à 100 km de Sendai (en France, la centrale de Nogent est à 110 km de Paris, celle de Cattenom à 40 km de Metz, 10 km de Thionville, 35 km de Luxembourg…).
On connaît aujourd’hui les problèmes soulevés par les énergies fossiles (charbon, gaz, pétrole) : d’une part, elles sont limitées, non renouvelables, et le pic, selon les experts, sera atteint dans une quinzaine d’années ; d’autre part, elles contribuent par les émissions de Ges au réchauffement climatique dont les conséquences pour la planète sont incalculables. Les premiers signes avant-coureurs de ce changement ont commencé à se manifester avec la multiplication des tempêtes et l’évolution inquiétante de la désertification dans certains pays du Sud. De même, la pollution de l’air des villes par le CO2 et les diverses particules, qui résulte de la croissance du trafic, a de graves implications sanitaires (maladies cardio-vasculaires, maladies respiratoires, asthme, cancers… en hausse), posant de sérieux problèmes de santé publique.
Contre les énergies fossiles, les qualités et les avantages du nucléaire ont été vantés : énergie propre, sans carbone, donc sans menace pour le climat, énergie économique face à la montée du prix du pétrole, énergie facilement disponible face aux aléas du transport, donc sécurité d’approvisionnement, énergie sûre à 99 %, nous dit-on, tant sa production et son stockage sont contrôlés et sa surveillance sans cesse améliorée… Si tout cela est vrai, il reste cependant le 1 % de risque, par définition imprévisible (défaillance humaine, incident technique, cause naturelle, guerre, attentat…), qui, s’il se produisait, aurait des conséquences tellement énormes qu’on peut légitimement se demander si l’enjeu en vaut la peine : une contamination du milieu (air, eau, sol, biodiversité) pour des siècles transformant les espaces touchés en zones mortes, sanitairement invivables (danger de cancers, de malformations génétiques, de stérilité…), pour longtemps inhabitables, parfois des millénaires. Selon sa gravité, cette zone condamnée peut représenter une étendue de cent kilomètres de rayon autour du lieu de l’accident (Tchernobyl), condamnée à tout jamais à devenir un espace interdit. De plus, on le sait, les retombées du nuage radioactif ont des effets bien au-delà de ces limites, à plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de kilomètres, selon l’intensité de l’accident.
Une transition à préparer
En une trentaine d’années nous avons connu trois accidents nucléaires majeurs : Three Mile Island en 1979, qui a frôlé la catastrophe, Tchernobyl en 1986, qui a produit le premier grand désastre nucléaire de l’humanité, et à présent celui de Fukushima dont les premières conséquences pour la région et la population commencent à être connues. Le parc nucléaire dans le monde ne cesse de croître, il était de 442 centrales en 2009, et on connaît les projets de la Chine, de l’Inde…, dans ce domaine, c’est dire qu’avec l’augmentation du parc, le risque ne cessera de croître et de se répandre. Selon encore Henri Proglio, il faudrait construire 60 centrales chaque année, pendant 20 ans, soit 1 200 centrales, si l’on veut parvenir à atteindre l’objectif de réduction de la température du globe de 2 oC : on voit bien où conduit cette logique absurde du nucléaire comme seule alternative possible à l’énergie fossile. La France est particulièrement exposée : de tous les pays industriels elle possède le plus grand parc nucléaire (58 centrales) par rapport à sa population, et surtout par la part d’électricité produite avec le nucléaire (80 %) qui la place en tête dans le monde. Par comparaison, les États-Unis ont 104 réacteurs qui produisent 20 % de leur électricité, le Japon produit 35 % de son électricité avec son parc de 55 réacteurs, l’Allemagne possède 17 réacteurs qui fabriquent 28 % de son électricité… On comprend mieux les manœuvres du lobby nucléaire en France comme, par exemple, le récent blocage de la filière photovoltaïque, ou même le retard de la médecine environnementale.
Invoquant une bulle spéculative, le gouvernement a décidé, par un décret du 9 décembre 2010, un moratoire sur les installations de production d’électricité solaire par panneaux photovoltaïques, fauchant une jeune filière industrielle en plein décollage. Certains soupçonnent Edf de vouloir constituer un monopole sur les énergies renouvelables afin de mieux les contrôler. De même, comment expliquer le retard de la médecine environnementale en France, par rapport à d’autres pays comme l’Angleterre ou l’Allemagne qui ont su créer une spécialisation dans ce domaine, et que le Conseil national de l’ordre des médecins appelle de ses vœux ? Cette nouvelle médecine du risque, à développer, doit affronter les nouveaux défis liés à l’écosanté : à l’articulation du biologique, du social et de l’environnemental, elle ne peut être qu’interdisciplinaire. Là aussi, il faut sortir du tout médicament, du tout pharmaceutique − l’Association santé environnement de France (Asef), créée en 2008 par un groupe de médecins, milite dans ce sens.
Pour Négawatt, une association d’ingénieurs, la sortie du nucléaire est possible2, pour cela elle a fixé dans son scénario trois grands objectifs : 1) une forte volonté de sobriété énergétique par des économies d’énergie sur tous les plans (15 % d’économie sont possibles) ; 2) un accent sur l’efficacité énergétique en améliorant le rendement des équipements, leur consommation, leur fabrication, en récupérant la chaleur… (30 % d’énergie peut être gagnée) ; 3) le développement des énergies renouvelables (éolien, photovoltaïque, biomasse, déchets et résidus…). Pendant ce temps, « le gaz jouera un rôle important dans la transition vers la sortie du nucléaire… vers 2040 ».
Mais, dans ce pronostic, et dans les moyens pour y parvenir, Négawatt néglige le rôle de l’urbanisme et la nécessaire conception d’une autre ville moins gourmande, moins gaspillante, économe en énergie, moins polluante : un urbanisme durable est à créer par l’invention de nouveaux réseaux et la transformation des réseaux actuels (énergie, transport…) en systèmes plus décentralisés (autonomes et adaptés selon les régions), plus hybrides (mêlant plusieurs énergies), plus transparents (gestion démocratique) ; sur cette nouvelle structure réticulaire des formes urbaines nouvelles (compactes et denses) pourront s’articuler, exploitant des modes de mobilité durable (déplacement doux, véhicule électrique, transports publics), avec une bonne intermodalité, tandis que pour l’habitat des formes architecturales bioclimatiques, moins consommatrices, prendront place…, dans le but de réduire également l’empreinte écologique de l’urbanisation.
Nous sommes à l’aube de ces recherches et ne pouvons qu’esquisser ici quelques éléments de cet urbanisme durable de demain, donner seulement une idée de son contenu et de ses finalités qui permettront de sortir progressivement du nucléaire, comme des énergies fossiles, et pouvoir dire un jour qu’il y a eu un avant et un après Fukushima3.
Albert Levy
Librairie
Yachar Kemal, LA SAGA DE MÈMED LE MINCE, Paris, Quarto Gallimard, 2011, 1 652 p., 31 €
La parution en un seul volume des quatre épisodes qui composent cette saga, écrite entre 1955 et 1987, permet d’apprécier la virtuosité de cet écrivain turc d’origine kurde. Auteur d’épopées inscrites dans l’ère féodale et enracinées dans la terre anatolienne, Yachar Kemal insuffle une dimension universelle à une narration qui, tout en rendant sensibles les atermoiements intimes des héros, s’attache à stigmatiser les mécanismes engendrant misère et violence.
Entre Robin des Bois, Don Quichotte et Mandrin, le jeune héros Mèmed se rebelle spontanément contre l’injustice et la dureté dont il est à la fois le témoin et la victime, devenant au fil de ses actions le symbole de la lutte contre les oppresseurs sanguinaires, avides de pouvoir et accapareurs de terres.
Mèmed le Mince raconte les jeunes années de Mèmed dans un environnement pauvre et hostile, son amour pour Hatçe, sa voisine, et détaille l’engrenage qui le conduit à tuer et à prendre la condition de brigand. Mèmed le Faucon voit la notoriété du héros s’amplifier car le fantastique pénètre le récit : Mèmed, caché dans son village chez le vieil Osman, poursuit la lutte contre les tyrans et devient « le Faucon » pour un peuple qui lui attribue des miracles (il permet aux eaux de couler vers les villages) et l’imagine chevauchant « la jument du prophète ». Le Retour de Mèmed le Mince introduit de nouveaux personnages, tant du côté des exploiteurs du peuple que des brigands et accentue la complexité des enjeux, jouant sur la duplicité des caractères et les appartenances plurielles. Le Dernier combat de Mèmed le Mince décrit l’aspiration du hors-la-loi à vivre paisiblement avec sa nouvelle compagne Seyran et sa mère de substitution, la Mère Hürü, avant de conclure sur l’impossibilité d’échapper à son destin.
Yachar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadik Gökceli, est né en 1923 à Hemite, village turkmène de Cilicie, une région fertile entre les monts du Taurus et la Méditerranée. Ses jeunes années, bercées par le récit des aventures d’un grand-oncle maternel, chef d’une bande réputée de brigands et par le lyrisme des conteurs turcs aussi bien que kurdes qui fréquentent sa maison, sont ponctuées de drames. Présent lors de l’assassinat de son père dans la mosquée par un fils adoptif, il reste bègue jusqu’à l’adolescence ; suite au dérapage d’un couteau lors du rite de sacrifice des béliers, il devient borgne. Les faibles ressources de sa famille le décident à faire de petits métiers, gardien de canaux d’irrigation dans les rizières, contrôleur dans une compagnie de gaz ou écrivain public avant de publier des reportages sur les différentes régions du pays dans le grand quotidien stambouliote Cumhuriyet. Grâce à sa rencontre avec les frères Dino, Abidin le peintre et Arif le poète, il découvre la littérature étrangère et le marxisme. Son engagement politique lui vaut d’être torturé dans les années 1950 et condamné par la Cour de sûreté de l’État en 1996 pour avoir dénoncé le traitement de la question kurde par l’État turc.
Son premier livre publié est un recueil de textes folkloriques et d’élégies en 1943 ; sa première nouvelle, le Nouveau né, tout comme son premier roman, Mèmed le Mince sont d’abord publiés en feuilleton dans le journal Cumhuriyet avant de paraître en librairie en 1952 et 1955. Depuis 1963, il vit de sa production d’écrivain : une trentaine de livres, nouvelles, cycles romanesques, reportages, traduits dans plus de trente langues et couronnés de nombreuses récompenses.
Mèmed accompagne Yachar Kemal tout au long de sa carrière d’écrivain, atteignant à la fin de l’histoire l’âge qu’avait Kemal quand il en a commencé la rédaction, 25 ans.
Les épisodes s’articulent tous autour des mêmes séquences.
Les premières pages décrivent minutieusement les lieux – le Taurus, le maquis de la Cukurova, la terre de l’Anavarza, la Méditerranée –, s’attachant chaque fois à des éléments différents – les animaux, la végétation –, les racontant sous une perspective nouvelle – les saisons, les cultures –, nommant les villages où l’action va se dérouler – Degirmenoluk, Harmanca, Vayvay. Les protagonistes sont ensuite introduits : paysans qui se débattent contre la pauvreté et l’oppression (Ali le Chauve, Müslüm), seigneurs qui les terrorisent, s’approprient leurs maigres ressources et accaparent leurs terres (Abdi Agha, Murtaza Karadagli, Ali Safa Bey), bandits qui se mobilisent pour de justes causes (Cabbar, Bayramoglu), femmes dont le rôle se révèle toujours déterminant (Dame Hüsne, Petite Mère Sultane).
Les dernières pages jouent sur des images : paysans momentanément libérés de leur joug, Mèmed disparaissant au loin, festivités qui se déroulent chaque année, trois jours et trois nuits durant, feux de chardons qui illuminent plateaux, vallons et plaines, se reflétant jusqu’aux sommets des montagnes où enfin, « il y fait clair comme en plein jour ».
Dans l’intervalle, une injustice – la décision de Abdi Agha de marier de force Hatçe à son neveu, la violence éhontée de Talip Bey ou la turpitude de Murtaza Agha, obsédé par la peur d’être assassiné – provoque une suite d’incidents : les villages sont brûlés, les paysans sont battus à mort ou obligés d’abandonner leurs terres, les seigneurs se lancent à la poursuite de Mèmed, manipulant des traîtres ou faisant appel à des brigands. Tout concourt à faire de Mèmed le redresseur de torts et à accroître sa renommée car, au-delà même des actions réellement entreprises, la légende prend le relais. Elle prête à Mèmed des apparences multiples, très décalées par rapport à son physique fluet, le rend familier à tous, le fait apparaître ou mourir simultanément en divers lieux, lui prête une force de caractère et une détermination qui lui font parfois défaut, lui attribue nombre de miracles.
La redondance des séquences organise un récit foisonnant, aux digressions multiples sur la beauté des lieux, le cheminement des personnages et la force des mythes. Elle fait résonner les aventures entre elles, leur insufflant un caractère intemporel qui contraste avec la précision des événements relatés, réels ou imaginaires.
Pris dans leur continuité, les quatre épisodes de cette fresque racontent bien plus que l’histoire d’un homme touchant de vulnérabilité à un moment magnifiquement dépeint du développement de la Turquie. En insistant sur l’ambiguïté des liens entre protagonistes (le sergent Assim poursuit Mèmed mais le sauve à plusieurs reprises), en décryptant les caractères communs aux brigands comme aux paysans ou à certains seigneurs quand ils luttaient contre les envahisseurs (une certaine conception de l’honneur, l’amour de la terre), en analysant les faiblesses humaines (la peur, la lâcheté), ils proposent une promenade éclairée hors du temps. S’il est composé spécifiquement de clans, de tribus nomades, de paysans accrochés à leur lopin de terre, en proie au viol, au meurtre, à la déportation, sensible à la rumeur, à la superstition, féru de légendes, le monde de Mèmed pose des questions brûlantes d’actualité.
Est-il possible pour un individu d’échapper à son destin ? Peut-on défendre sa patrie quand elle est menacée et se transformer en dictateur et exploiteur de son peuple ? Est-il légitime de rester fidèle par amitié envers des individus qui ont trahi des idéaux communs ? Comment permettre à une population de se sentir solidaire dans la révolte et de faire passer l’intérêt collectif avant la défense des besoins personnels, aussi primordiaux soient-ils ? Comment développer l’instruction, favoriser l’alphabétisation sans détruire la richesse des dialectes locaux et des modes de transmission orale ? Pourquoi continuer à lutter quand chaque petite victoire contre l’oppresseur, qu’elle prenne la forme du meurtre d’un tyran, du refus d’obtempérer aux ordres ou de livrer des rebelles se traduit par davantage de brimades et l’apparition de nouveaux maîtres ?
La multiplication des Mèmed à travers tout le pays est la leçon d’espoir offerte par Yachar Kemal.
Sylvie Bressler
John Le Carré, UN TRAÎTRE À NOTRE GOÛT, Paris, Le Seuil, 375 p., 21, 80 €
Antigua, mai 2009. Au cœur des jardins paradisiaques d’un hôtel de luxe, deux clients disputent un match de tennis acharné. D’un côté du filet, Perregrine Makepiece, dit « Perry », 30 ans, professeur de littérature anglaise à Oxford en pleine crise existentielle. Il a décidé d’abandonner le monde universitaire et de devenir, comme ses parents décédés, enseignant dans le secondaire pour « se retrouver au cœur de la vraie vie ». En attendant, il s’offre avec sa compagne Gail, jeune avocate talentueuse qui hésite un peu à le suivre dans cette bifurcation de carrière, des vacances tennistiques de rêve au cœur des Caraïbes. De l’autre côté du filet, Dimitri Vladimirovitch Krasnov, surnommé « Dima », quinquagénaire russe, véritable force de la nature qui carbure à la vodka et au bœuf de Kobe. Autre signe distinctif : une madone topless tatouée sur son bras gauche déploie ses formes aguichantes de la pointe de l’épaule jusqu’au bracelet d’une Rolex en or incrustée de diamants. Condamné à quinze ans de camp à l’époque soviétique pour meurtre, il entre dans la confrérie des vory, ces « criminels dans la Loi » qui, emprunts de mysticisme, font régner l’ordre parmi les prisonniers du Goulag. Libéré de la Kolyma, il revient dans sa ville natale où, accueilli par les vory locaux, il se lance dans la spéculation illégale de devises, la contrebande et la fraude à l’assurance. Au milieu des années 2000, il est à la tête d’une immense organisation de blanchiment d’argent.
Mais les temps ont changé. Les confréries criminelles sont progressivement neutralisées, phagocytées serait un mot plus juste, par un Kremlin qui, dix ans auparavant, a ramené les oligarques dans le rang. Dima se retrouve obligé de vendre son organisation à plus puissant que lui. Sauf que sitôt la cession signée, les 8 et 10 juin suivants, il sera un homme mort. Il a donc l’idée de proposer à Perry de contacter de sa part les services secrets britanniques afin de leur proposer d’échanger l’organigramme de la mafia russe (et donc le détail de ses liens avec le pouvoir) contre la garantie pour lui et sa famille d’être accueillis en Grande-Bretagne.
Contre tout bon sens, Perry accepte et met de ce fait les pieds dans « un champ de mines monstrueux ». Fasciné par Dima, ce que Gail lui reproche, il prend contact avec les services secrets dès son retour. « Imagine un peu comment on aurait tourné, nous, si on était né à sa place, Gail. On peut dire ce qu’on veut, mais c’est quasiment un titre de gloire d’avoir été choisi par lui. » S’ensuivent de longues séances de debriefing avec deux officiers traitants, Hector et Luke, durant lesquelles ceux-ci tentent d’évaluer l’intérêt de la proposition. En quittant Antigua, Dima a glissé à Perry et Gail deux billets pour la finale du tournoi de Roland-Garros, le 7 juin suivant, afin de conclure l’accord. Et c’est ainsi que, minutieusement entraînés par des experts du renseignement britannique, nos deux tourtereaux débarquent à Paris la veille de la finale Federer-Söderling…
John Le Carré n’a pas son pareil pour nous faire ressentir la tristesse en apparence inexplicable de deux petites filles, l’angoisse d’une fuite de nuit sur des routes de montagne helvétiques ou les non-dits au sein d’un couple. Avec la même minutie qu’il avait apportée à décrire les dérives de l’industrie pharmaceutique dans la Constance du jardinier (2001), il nous dévoile ici les mécanismes d’un capitalisme financier où le légal et le criminel s’entrelacent inextricablement4. C’est Hector qui résume sans doute le mieux la position de l’auteur sur un Royaume-Uni héritier du thatchérisme et du blairisme lorsqu’il glisse à Perry qu’en « tant qu’ancienne grande nation, nous souffrons de pourriture managériale du sommet à la base » (p. 152).
Dans un style somptueux, John Le Carré nous brosse la fresque crépusculaire d’une société gangrenée par l’argent et devenue étrangère à ses propres valeurs.
Jean-Paul Maréchal
Didier Fassin, LA RAISON HUMANITAIRE. Une histoire morale du temps présent, Paris, Gallimard/Le Seuil, coll. « Hautes études », 358 p., 21 €
Cet ouvrage nous guide dans une pérégrination qui nous amène du proche au lointain. Une succession de situations et de dispositifs, lieux d’écoute pour les exclus, régularisation des étrangers pour raison médicale, procédures de demandes d’asile, lutte contre le sida, gestion de catastrophe naturelle, conflits armés, nous transporte de France en Afrique du Sud, au Venezuela, dans les territoires palestiniens puis en Irak.
Quels sont les enjeux du déploiement de ce que Fassin appelle le « gouvernement humanitaire » ? Telle est la question centrale à laquelle l’auteur s’attelle.
Chacun des contextes évoqués permet de décrire et d’analyser comment les approches humanitaires contribuent à apporter des solutions mais, chemin faisant, inscrivent la résolution des problèmes dans des postures qu’il convient de penser comme participant d’une « moralisation » de l’intervention. Ces stratégies ont des avantages, mais induisent, ou véhiculent, une certaine vision du rapport à l’Autre entre « celui qui donne et celui qui reçoit ». Cette moralisation des causes ayant pour effet de créer des discriminations morales qu’il est plus ou moins légitime de défendre.
Ces descriptions entre « ici et là-bas » sont très empreintes de la culture des grandes Ong médicales françaises que Didier Fassin connaît bien, mais en même temps cela délimite son propos essentiellement à la génération du mouvement des « sans frontières » qui a émergé dans notre pays avec la guerre du Biafra en 1968.
En France, la question sociale, qui hésite entre classes malheureuses et classes dangereuses, induit des politiques publiques qui elles-mêmes cherchent un équilibre entre compassion et répression. Se mettent alors en place des stratégies visant à activer le protocole compassionnel.
Ainsi l’étranger n’aura-t-il comme ultime ressource, pour être régularisé, que celle d’un corps malade. De la même façon, le demandeur d’asile va-t-il aussi se trouver en situation de solliciter le témoignage de son corps pour attester de la violence qui l’a conduit sur la route de l’exil.
De ce point de vue, Sangatte constitue une sorte d’espace exemplaire où la tension entre répression et compassion prend un aspect paroxystique. Pendant qu’on cherche à pacifier l’Afghanistan par une contribution militaire, qui elle-même revendique une part d’action humanitaire, on pourchasse les réfugiés afghans sur les plages du Nord. Et c’est là l’une des faiblesses que pointent bien des situations décrites dans l’ouvrage : par définition, la logique compassionnelle est à géométrie variable. Les Afghans « lointains », encore dans leur pays, sont des victimes acceptables, ceux plus proches, sur les plages de Dunkerque, représentent un danger.
Ainsi la compassion a-t-elle un caractère labile. Et comme pour pointer cette inconstance, l’actualité vient illustrer le propos. Les récentes évolutions des lois en France pénalisent la couverture sociale des étrangers en instaurant un droit d’entrée pour les bénéficiaires de l’aide médicale d’État, et rendent plus faciles les expulsions des étrangers gravement malades. Quant aux Tunisiens, ils mesurent les limites de la solidarité européenne dès lors qu’ils essaient de franchir les frontières du vieux continent pour y chercher refuge.
Les pays du Sud n’échappent pas aux mêmes mécanismes comme en témoigne le chapitre consacré à la lutte contre le sida en Afrique du Sud. Là aussi, c’est le recours à la figure de l’enfance qui va infléchir la politique folle du pays dans sa lutte contre le Vih. C’est par le biais de l’image de l’enfant, un enfant malade, violé ou orphelin que la logique humanitaire va chercher à faire évoluer les politiques publiques.
Dans les pays étrangers encore, quand les interventions sont le fait d’Ong internationales, la compassion rencontre d’autres limites. Celles liées à la résonance de certains conflits dans la société française, comme c’est le cas du conflit israélo-palestinien, ou celles qui traduisent l’inégalité qualifiée d’ontologique entre la vie des volontaires qu’on expose sur le terrain, et celle des personnes que l’on essaie de sauver, comme on la retrouve dans la partie consacrée à la guerre en Irak.
C’est par un rappel de cette asymétrie, constitutive d’un mouvement inscrit dans « une sociodicée occidentale », que se termine cet intéressant ouvrage sur l’humanitaire, « notion à géométrie variable, sorte d’objet éthique à forte valeur ajoutée dont beaucoup d’agents se réclament pour définir ou justifier ce qu’ils font »…
Pierre Micheletti
Bernard Perret, POUR UNE RAISON ÉCOLOGIQUE, Paris, Flammarion, 2011, 276 p., 11 €
Ce livre témoigne en premier lieu d’un changement d’époque, celle où il n’est plus possible de parler innocemment de développement durable. Ce dernier avec sa rhétorique des trois piliers (économie, social et environnement) postulait une harmonie de principe, ou au moins possible, entre les raisons économique et écologique. L’auteur met en revanche en lumière le leurre d’une telle prétention. La raison économique est intrinsèquement « autiste », elle est incapable de prendre en compte d’elle-même les enjeux environnementaux globaux et de long terme, aussi bien que nombre d’enjeux sociaux, à commencer par la réalité du bien-être des individus. C’est pourquoi les dernières décennies, qui ont érigé ladite raison économique en juge suprême, discerné dans la concurrence entre agents économiques l’alpha et l’oméga de la vie sociale et politique, au détriment de toute autre forme d’évaluation, ont été particulièrement catastrophiques. Si l’on évalue le dernier quart de siècle à l’aune des objectifs initiaux du développement durable − réduire l’inégale répartition des richesses sur terre et les grands déséquilibres environnementaux − le bilan est particulièrement sombre : les deux maux principalement dénoncés dans le rapport Brundtland n’ont fait qu’empirer. La logique économique interdisant tout autre objectif que la croissance du Pib, on a voulu croire que le progrès technologique permettrait de découpler la consommation de ressources de la production de richesses et de sa croissance. Or, à l’échelle globale, ce découplage n’a pas eu lieu, ce à quoi l’on pouvait d’ailleurs s’attendre. Nous n’avons cessé d’émettre au bout du compte de plus en plus de gaz à effet de serre et, plus généralement, de consommer de plus en plus de ressources.
Bernard Perret s’emploie, quant à lui, à mettre en lumière les différents ressorts de la pensée économique qui la conduise systématiquement à sous-estimer le défi écologique : « une croyance irrationnelle en la toute-puissance du cerveau humain », l’obstination à vouloir chiffrer l’inchiffrable (les effets de nos actions sur l’environnement à long terme), à tout convertir en termes monétaires, la dépréciation du futur attachée au taux d’actualisation, la réduction de toute forme de menace à un risque, alors même que les effets destructeurs de nos actions sont certains, etc.
Il s’emploie ensuite à esquisser les contours de la raison écologique.
Le défi que doit relever la raison écologique est de préserver les principales fonctionnalités sociales de la rationalité économique en les dissociant du mythe de la croissance indéfinie.
L’impossibilité de la croissance n’est pas une question économique, mais physique ; mais elle ne signifie ni la fin de l’industrie, ni le dépassement magique de toutes les turpitudes propres à l’égoïsme humain. D’où le refus du terme de décroissance et des rêves communautaires dont il est souvent solidaire ; comme le dit Perret, on croît jusqu’à dix-huit ans, puis on se développe. Mais cette impossibilité n’en marque pas moins l’entrée dans une ère résolument nouvelle. Elle signifie en premier lieu la fin de l’âge libéral, au sens d’une expansion indéfinie de la liberté d’indifférence.
La révolution écologique, si elle doit avoir lieu, suppose un fort degré d’intériorisation par chacun des contraintes collectives et de ses responsabilités personnelles.
La « communauté de destin » qui découle des liens que nous tissons avec la biosphère devrait devenir de plus en plus prégnante. Elle rend en quelque sorte absurde et suicidaire le paradigme d’une concurrence économique sans bornes. Bernard Perret reprend à son compte les stratégies connues de dématérialisation comme l’économie circulaire ou l’économie de fonctionnalité. Il en appelle à une prise en compte institutionnelle, politique et démocratique, du long terme, à une limite des usages de la propriété, vante les mérites des villes lentes, etc. Il nous rappelle aussi la supériorité de la nature et l’intérêt du biomimétisme. Comme le résume Janine M. Benuys :
La vie a parcouru en tous sens le territoire des possibilités informationnelles pendant 3, 8 milliards d’années. La créativité du hasard et la longue durée sont des facteurs de production dont nous ne disposerons jamais. Nous aurons bien besoin d’utiliser le capital de solutions ainsi accumulé pour répondre aux immenses problèmes auxquels nous sommes confrontés.
Deux points essentiels encore. Les limites de la biosphère nous imposent de reprendre à nouveaux frais la question de la justice et celle du bien-être.
Dans une économie centrée sur l’utilisation parcimonieuse de ressources limitées, la question se pose en termes différents et les enjeux de justice distributive prennent davantage d’importance. […] dès lors que le gâteau cesse d’être indéfiniment extensible, la question du partage ne peut être éludée.
Concernant le bien-être, il en appelle à une « démarchandisation ». Il entend par là,
le passage de l’échange marchand à un échange social généralisé qui intègre diverses formes de transactions monétaires et non monétaires, y compris symboliques.
Cela concerne tant l’accomplissement personnel, les « capabilités » selon Amartya Sen et Martha Nussbaum, que la convivialité, la sobriété, etc.
La croissance marchande repose sur l’augmentation de la productivité, mais les besoins sociaux ont tendance à se porter vers des services collectifs et relationnels à productivité stagnante ou faiblement croissante − santé, services sociaux, culture, sécurité.
Il reprend in fine à son compte les analyses connues sur le décrochage du sentiment de bien-être par rapport à la croissance du Pib et leurs conséquences en termes d’indicateurs sociaux.
Ce livre, au-delà de l’excellent état des lieux qu’il fournit, offre une contribution à (de) la réflexion actuelle pour dépasser la formule « développement durable ».
Dominique Bourg
Philippe Derudder et André-Jacques Holbecq, UNE MONNAIE COMPLÉMENTAIRE. Pour relever les défis humains et écologiques, Barret-le-Bas, Éd. Yves Michel, 2011, 176 p., 12 €
Nourrie d’une inquiétude grandissante devant les catastrophes techniques, l’érosion du vivant, les limites de la planète et le changement climatique, la pensée écologique a développé des thèses, révolutionnaires ou réformatrices, qui dénoncent la société de consommation, le profit destructeur du capitalisme débridé, le Business as usual. Mais depuis les premières semonces, maintenant anciennes, peu de changements se sont produits : plusieurs causes de dommage reconnues continuent de croître. Nous sommes à un stade où la majorité des gens a pris conscience des tendances et de leurs conséquences mais où néanmoins les outils du passage à l’action manquent encore. Au point que la communication sur ces sujets devient paradoxale : l’inquiétude collective, au lieu de susciter la valorisation des biens communs, la mise en place d’institutions de mesures et de contrôle, et de préserver le cadre de vie, accentue les comportements de protection individuelle et l’égoïsme des ménages, d’où une planification inopérante dans les pays pauvres, un vote en faveur de l’économie la plus libérale dans les démocraties occidentales et une industrialisation déréglementée dans les pays en développement.
Depuis longtemps, les analyses de Jacques Ellul, d’André Gorz ou de Lester Brown, qui plaident en faveur d’une économie écologique et durable, ont pointé la nature destructrice du marché capitaliste : elle est principalement due à la quête de croissance et à la dévalorisation des biens collectifs. Les biens qui ne sont pas déjà propriété privée sont traités comme gratuits, exception faite de ceux qui sont répertoriés comme en péril dans des nomenclatures tardives et toujours mal appliquées. Les prix de marchés ne prennent pas en compte les dommages à long terme de l’environnement. La question des taux d’intérêt et celle de l’actualisation sont au cœur de cette pseudo-rationalité envahissante. Aussi, de tous les projets de réforme de l’économie, la monnaie, cette technologie sociale si efficace actuellement, est-elle sans doute l’outil le plus performant que l’on puisse réajuster.
C’est une idée à la mode. Plusieurs personnalités et partis politiques ont évoqué récemment la création monétaire comme une éventualité sérieuse à prendre en compte pour des objectifs environnementaux ou de redistribution sociale. Est-ce possible actuellement avec quelques modifications dans la réglementation financière en Europe ? Ou bien est-ce là une utopie que le capitalisme va aisément virtualiser ? L’usage de la monnaie est fondé sur la confiance. Y toucher est délicat. Pourtant, une des leçons de la tornade financière récente n’est-elle pas, in fine, que la confiance vient moins de l’imposante architecture des sièges des établissements financiers que du fait que les États représentent l’économie réelle due au travail des hommes ?
La masse monétaire n’est pas gérée de la même façon aux États-Unis ou au Japon où les banques centrales peuvent mener une politique monétaire publique c’est-à-dire frapper monnaie pour l’État, et en Europe où la Banque centrale européenne et les Banques centrales nationales n’ont pas ce droit (article 123 du traité de l’Union) et ne peuvent donc jouer que sur des taux par l’intermédiaire de banques privées. La philosophie du traité est d’obliger les gouvernements à emprunter à des taux fixés par le marché dans le but d’empêcher la création monétaire publique perçue comme facteur d’inflation. Cette disposition impose aux États de se plier au jugement privé de rentabilité qui choisit des taux variables suivant les perspectives de sécurité de remboursement.
Des difficultés graves en ont résulté pour la Grèce, l’Irlande, le Portugal et l’Espagne qui doivent emprunter à des taux bien supérieurs à ceux des pays comme la France et l’Allemagne économiquement plus crédibles. Elles ont entraîné les décisions de la Bce et du Fmi que l’on sait de création du Fonds de stabilité financière européen qui a prêté à la Grèce 110 milliards d’euros pour l’instant jusqu’en 2013. Mais ce genre d’arrangement avec la lettre du traité pour raison politique est critiqué comme un risque indu par une part de l’électorat français et surtout allemand. Les deux logiques s’affrontent et, à la mi-avril 2011, les marchés prêtent à la Grèce à dix ans au taux de 14, 5 % et à l’Allemagne à 3, 3 %…
Les banques privées créent de la monnaie de plusieurs façons, la plus évidente est qu’en moyenne le rythme global des crédits qu’elles accordent est supérieur au rythme des remboursements de prêts qu’elles reçoivent et aussi − la crise a montré que ce n’était pas une hypothèse d’école − parce que les risques de contrepartie font qu’il y a des crédits non remboursés, les montants correspondants sont de la création monétaire. Le lecteur trouvera des précisions sur ces mécanismes sur le site de l’association Chômage et monnaie et sur celui de la Bce.
Alors que la monnaie est évidemment sociale puisqu’elle n’a pas de fondements « naturels », c’est un choix fort de confier quasi exclusivement à des instances privées le soin de la créer. D’un point de vue écologique, on impose ainsi au système ouvert que nous sommes comme êtres vivants la recherche de profits immédiats. De nombreux auteurs considèrent que cette stratégie financière est anachronique et que − compte tenu des problèmes globaux − le pouvoir politique doit reprendre démocratiquement la maîtrise de ce levier essentiel. Les emprunts contractés par les États auprès des marchés se perpétuant et se cumulant si le budget reste déficitaire − ce qui est le cas dans la plupart des États −, on arrive à un régime permanent qui ressemble à la création monétaire publique sauf que 1) il y a rémunération des banques privées (domestiques ou internationales) ; 2) la charge de l’intérêt de la dette incite les États à utiliser la part gouvernable du budget (celle qui n’est pas promise à des frais permanents) à des placements dont la rentabilité est proche des taux privés. Le long terme, plus incertain et moins urgent, ne peut plus être envisagé ni traduit en politique économique.
Des économistes aux États-Unis (voir Real-World Economics Review), au Royaume-Uni (voir la revue Prosperity) et même en Allemagne (voir le site Monetative) proposent une réappropriation publique de la création monétaire comme outil pour la maîtrise d’objectifs globaux et environnementaux. Cela pose deux sortes de difficultés.
Une question de gouvernance : comment limiter la création monétaire par les banques centrales pour les États ? Question politique et juridique qui se complique dans le contexte européen, mais qui au fond est forcément soluble puisque ce type de responsabilité est assumé par la Fed aux États-Unis actuellement. Elle est au demeurant hors de l’agenda européen car le pays le plus attaché au système actuel est aussi celui qui a les meilleures performances économiques.
Une question de mise en œuvre : comment se fait le passage entre les objectifs (définis par la politique environnementale) et des actions économiques ? Le problème est similaire à celui soulevé par le Cdm, mécanisme de développement propre, où des entreprises affichent qu’elles font des investissements pour aider les pays en développement à moins polluer, et font parfois tout autre chose, en délocalisant tout simplement. Les objectifs sont des mots, leur sens est vague, les indicateurs sont plus complexes que des prix. Comment s’assurer que, sous couvert d’effort vers ces objectifs, les entreprises ne vont pas faire bénéficier d’autres pans de leurs activités des mécanismes d’incitation publique ?
C’est notamment en raison de ce risque de dérive que les auteurs de l’ouvrage présenté préconisent la création d’une monnaie supplémentaire utilisée par des entreprises à vocation sociétale. Leurs propositions − qui prolongent les thèses de P. Derudder5 − sont très convaincantes et semblent pouvoir se faire en France sans contradiction avec le système actuel, même pouvoir entraîner d’autres pays par la suite. Le style est plaisant et les technicités très pédagogiquement exposées par des analogies accessibles. L’ouvrage n’est pas dogmatique ni abstrait, il fait d’autant plus réfléchir.
Nicolas Bouleau
Salah Guemriche, LE CHRIST S’EST ARRÊTÉ À TIZI-OUZOU. Enquête sur les conversions en terre d’islam, Paris, Denoël, coll. « Impacts », 2011, 343 p., 23 €. Joseph Fadelle, LE PRIX À PAYER, Paris, L’Œuvre Éditions, 2010, 220 p., 18 €
Les médias ont fait état ces derniers mois d’une poussée des conversions de musulmans au christianisme, en terre d’islam et en France. La situation religieuse actuelle et le tabou de l’islam sur l’apostasie donnent un regain d’intérêt au phénomène. Dans un livre-enquête au titre évocateur, S. Guemriche propose un bon panorama de ce qui se passe en Algérie, et en particulier en Kabylie, mais sans se limiter entièrement à ce pays ni à cette région. Il replace la vague (relative) de conversions dans son contexte historique, géographique, culturel, politique : ainsi, ce n’est pas un hasard si la Kabylie, avec ses antiques racines chrétiennes et sa tradition autonomiste et contestataire, se trouve à la tête du mouvement. Chaque chapitre est suivi de récits et de témoignages. Beaucoup de nouveaux convertis rejoignent des Églises protestantes évangéliques, souvent fondamentalistes et puissamment missionnaires. Guemriche, respectueux de la liberté religieuse et critique du pouvoir algérien qui tente par tous les moyens de freiner et de dénigrer les conversions, ne cache pas que certaines méthodes d’évangélisation et leurs résultats le laissent sceptiques. Prudente, timorée même en raison d’expériences passées douloureuses, l’Église catholique recueille aussi son lot de baptisés. Dans quasiment tous les cas, les convertis restent discrets et font profil bas, et Guemriche, lui-même de confession musulmane, a changé pratiquement tous les noms de personne et de lieu. Il importe de noter la justesse des mots qu’il emploie pour parler des chrétiens.
Le livre de Joseph Fadelle est le témoignage d’un converti irakien. Fadelle (un pseudonyme) a demandé le baptême vers la fin des années 1980 (donc sous Saddam Hussein), après la rencontre d’un chrétien durant son service militaire et un long calvaire ensuite dû à son entourage furieux. Le titre de l’ouvrage indique son orientation : il raconte le « prix à payer » quand, peu à peu, le désir de conversion de « Joseph » est connu dans sa famille (la haute bourgeoisie chiite) et sa communauté religieuse. Rejet, menaces, prison, tortures, violences : rien ne lui est épargné, mais il résiste. Il finit par se réfugier en France, dans la région parisienne, avec sa femme et ses deux enfants, eux aussi baptisés. Son témoignage a connu un relatif succès grâce à la Toile et il est invité pour des conférences, mais discrètes et sans publicité car il se sent toujours menacé. Publié par un éditeur catholique de la tendance « traditionnelle », il a été connu et médiatisé, mais aussi récupéré par des cercles de cette mouvance, qui l’instrumentalisent pour leurs dénonciations de l’islam. Pourtant, le témoignage de Fadelle ne donne aucun prétexte à de tels débordements. Et ce n’est pas pour cette raison que le livre mérite mention. C’est que le récit de la conversion et des avanies du converti est plausible, crédible et intéressant et, pour tout dire, de qualité − en faisant la part d’un catholicisme irakien populaire qui ne craint ni les images ni les miracles, et sans oublier une communauté chrétienne persécutée et cible d’attentats affreux.
Jean-Louis Schlegel
Richard Kearney, DIEU EST MORT, VIVE DIEU. Une nouvelle spiritualité pour le millénaire : l’anathéisme, Préface de Frédéric Lenoir, Paris, NiL, 368 p., 21 €
En ce temps de réaffirmation du religieux, souvent sur un mode qui préfère l’identité à l’ouverture, la certitude à l’interrogation, voilà un livre qui ne manquera pas de prendre à contre-pied à la fois les partisans d’un tel « retour » et les croisés d’un athéisme combattant du genre Richard Dawkins, quelques fois évoqué d’ailleurs. Le concept qui a fourni le titre de l’édition originale américaine ne peut que déranger les uns et les autres. Kearney propose d’emprunter la voie de ce qu’il appelle l’« anathéisme », c’est-à-dire ce qui vient « après l’athéisme », ou « au-delà de l’athéisme ». Il pose la question de savoir ce qu’il en est de Dieu, une fois qu’on s’en est débarrassé, une fois qu’il est mort…
La question pour surprenante qu’elle soit est on ne peut plus actuelle, si l’on veut bien considérer le fait que plusieurs intellectuels qui avaient tourné le dos à la foi, aux rites, et à l’idée même de Dieu réinvestissent cet espace à nouveaux frais. On a vu Julia Kristeva consacrer un livre copieux à Thérèse d’Avila, Jean-Claude Guillebaud signer Comment je suis redevenu chrétien. On pourrait aussi citer, parmi bien d’autres, le parcours, plus ancien de Guy Coq, ou celui de Fabrice Hadjadj… Tous ne se disent pas nécessairement chrétiens, mais pensent qu’il y a de ce côté-là un lieu qui mérite d’y exercer son intelligence.
L’idée première qui se trouve derrière le mot « anathéisme » est finalement assez simple : il faut faire le deuil du Dieu tout-puissant et anthropomorphe − celui qu’ont pris pour cible les maîtres du soupçon, Marx, Nietzsche et Freud −, pour retrouver un Dieu tout différent : celui que cherche Hans Jonas, lorsqu’il s’interroge sur le Concept de Dieu après Auschwitz, celui dont rend compte Etty Hillesum dans son journal… Un Dieu qui se retire sur la pointe des pieds, qu’évoque, par exemple, la tradition juive du Tsimtsoum.
Cette idée rejoint une longue tradition spirituelle qui a toujours pensé que l’illumination intérieure ne pouvait pas faire l’économie du doute le plus profond, qu’elle passait par un effondrement intérieur dans lequel se brisaient les représentations usuelles de Dieu. Une tradition de laquelle est né le courant apophatique, qui affirme qu’il n’est possible de parler de Dieu qu’en disant ce qu’il n’est pas. C’est d’ailleurs ce qu’affirmait encore en mai 2010, dans une déclaration passée malheureusement presque inaperçue, à l’Unesco, lors du centième anniversaire de la revue Recherche de sciences religieuses, le cardinal Walter Kasper, lorsqu’il notait :
Aujourd’hui, de nombreux penseurs considèrent cette théologie négative comme la seule voie possible pour parler de Dieu face au pluralisme contemporain, dans lequel tout discours positif et, plus encore, positiviste sur Dieu, tout discours « qui sait », doit finalement se taire.
Richard Kearney n’ignore pas cette tradition − il cite d’ailleurs Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Jean de la Croix − mais l’intérêt de sa démarche est de repérer ce même mouvement chez des auteurs modernes. Chez Hillesum bien sûr, mais aussi Benjamin, Arendt, Levinas, Derrida, Ricœur et Bonhoeffer, il repère, avec des modalités et des accents différents, l’effacement de la figure du Tout-Puissant, la critique voire la déconstruction du religieux traditionnel, pour laisser place à un « Messie faible », non souverain… Mais de cet effacement, de cet affaiblissement, de cette « mort de Dieu », Kearney ne conclut pas à son absence, mais à sa présence sacramentelle dans le monde, en s’appuyant tant sur Julia Kristeva que sur Merleau-Ponty dont il écrit qu’il « restaure le logos dans la chair du monde. Deus sive natura ». Kearney a ainsi dessiné deux mouvements : la kénose de Dieu − qui meurt aussi comme idole ou idéologie − et l’eucharistie − qui est l’expérience, dans la chair du monde, de la vie partagée et célébrée.
À ce sujet, la lecture qu’il propose successivement de Joyce, Proust et Virginia Woolf est riche et roborative. La force de la littérature repose, explique Kearney, dans la transsubstantiation qu’elle opère du texte à la vie, de la vie au texte, de l’auteur au lecteur… Le réinvestissement du vocabulaire théologique qu’opère l’auteur participe exactement du mouvement « anathéiste » qu’il propose. Il redonne un contenu à des mots dont le sens s’est vidé hors des cercles des spécialistes, et ce contenu apparaît, par le truchement du détour littéraire, pertinent, capable de rendre compte de l’expérience humaine. C’est d’autant plus intéressant qu’on se souvient qu’au xxe siècle, ce sont bien les « littéraires » que l’Église avait perdu les premiers…
La démarche de Kearney est d’autant plus crédible qu’il a ouvert son livre par la question de l’hospitalité, c’est-à-dire la question du risque que nous devons affronter par rapport à l’hôte qui s’approche. Question ô combien contemporaine ! Cet hôte nous veut-il du bien (et nous sommes sur le versant de l’hospitalité) ou du mal (et nous sommes sur le versant de l’hostilité) ? L’ambivalence étymologique pose d’emblée la question de la confiance, c’est-à-dire celle de la foi en l’autre, avec un a minuscule, qui devient la trace, le signe ou le véhicule du divin. Le mouvement anathéiste voit Dieu comme l’exilé qui demande à être reçu chez nous. Il ne s’agit pas d’une vue de l’esprit, nous dit Kearney, mais de ce que l’on trouve à la source de la tradition abrahamique. Cette vertu de l’hospitalité est aussi celle qui nous permet de ne pas nous enfermer dans un soliloque, à l’intérieur d’une seule tradition religieuse, mais de s’ouvrir à la vie que porte chacun des autres courants spirituels. Qu’est-ce qui peut mieux nous prémunir comme les prétentions absolutistes des tenants de la religion qu’une ouverture des religions les unes aux autres et à l’athéisme, à l’occasion de laquelle chacun accepte de se laisser déplacer de ses certitudes ?
À l’hospitalité, il faut ajouter quatre autres « mouvements » selon Kearney : l’imagination, l’humour, le discernement et l’engagement. On souscrit volontiers à sa démarche, tant il semble qu’avec l’hospitalité, c’est ce qui manque le plus aujourd’hui. Mais cela suppose de reconnaître, avec Kearney, qu’il y a encore du chemin à faire pour se dégager de la théodicée, de la quête d’un Dieu tout-puissant, et retrouver la fraîcheur de l’inconnu que constitue un autre rapport au monde qui ne soit ni celui du matérialisme, ni celui de l’idolâtrie…
Jean-François Bouthors
Daryush Shayegan, HENRY CORBIN, PENSEUR DE L’ISLAM SPIRITUEL, Paris, Albin Michel, 2011, 428 p., 18, 50 €
Voici en poche cette riche et originale introduction à l’œuvre d’Henry Corbin (1903-1978), publiée en 1990 aux éditions de la Différence, par Daryush Shayegan, ancien directeur du Centre iranien pour l’étude des civilisations, auteur de nombreux ouvrages, dont Hindouisme et soufisme (1997) ou encore Schizophrénie culturelle : les sociétés islamiques face à la modernité (2008). L’auteur rend hommage à l’un de ses maîtres, tout en confrontant ses propres réflexions à l’œuvre majeure de celui qui a créé les études du « monde iranien ». Henry Corbin, élève et successeur de Louis Massignon, islamologue et spécialiste du soufisme, après avoir hésité à s’orienter vers le sanscrit et l’Inde et aussi, après avoir été l’un des premiers à traduire Martin Heidegger en français, est devenu un des spécialistes, de renommée internationale, du shî’isme, de l’imânologie, de l’ismaélisme, d’Avicenne et de Sohrawardî. Il a traduit et fait connaître, y compris en Iran, de nombreux théologiens, penseurs et visionnaires qu’on ne lisait plus, comme en témoignent les quatre volumes d’une Anthologie des philosophes iraniens depuis le xviie siècle jusqu’à nos jours.
Dans la biographie spirituelle qui ouvre ce volume, l’auteur insiste sur l’importance, dans la formation d’Henry Corbin, d’un groupe informel, le Cercle Eranos, qui attend son historien. C’est à l’initiative de Rudolf Otto et avec la générosité de Mme Fröbe-Kapteyn que ce Cercle se réunissait annuellement et favorisait les échanges entre Jung, Bachelard, Eliade et bien d’autres philosophes venus évoquer telle symbolique, telle croyance, tel rituel… Il s’attarde également sur le moment-Heidegger si décisif dans la construction intellectuelle d’Henry Corbin. C’est la « présence », concept-clé, et certainement aussi celui d’« ouvert », qui vont nourrir notre théoricien de l’« imaginal » Mais l’essentiel de ce volume érudit concerne la mystique, l’angélologie, la théophanie, et bien d’autres aspects méconnus de l’islam. Lisant cet ouvrage, au moment où des politiciens parlent de la place des musulmans dans un pays comme la France, je ne peux que m’inquiéter des simplismes et visions caricaturales qu’ils véhiculent et dont sont victimes (consentantes ?) bon nombre de musulmans français ou installés en France. Cet ouvrage – et bien sûr, l’œuvre d’Henry Corbin – montre l’incroyable distance qui sépare un « catéchisme islamique » (particulièrement réducteur et sectaire) et ces courants spirituels qui s’entrelacent au cours de l’histoire en de splendides arabesques…
Thierry Paquot
Charles Gardou et des chercheurs des 5 continents, LE HANDICAP AU RISQUE DES CULTURES. Variations anthropologiques, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 2010, 437 p., 30 €
Cet ensemble constitue le premier voyage anthropologique mondial, en langue française, relatif au handicap, qui nous emporte des îles Marquises et de l’océan Pacifique au Brésil et en pays amérindien, du Sénégal en Algérie, du Liban à la Chine, de l’Italie à la Norvège pour finir sur le cœur du vieux continent européen avec l’Allemagne et la France. Je n’ai pas tout cité car l’ouvrage comprend vingt chapitres sans compter la présentation et la conclusion de Charles Gardou lui-même. Voyage anthropologique, et c’est là le point de vue le plus original, car il ne s’agit pas de comparer, de juger, de proposer des solutions, d’imposer quelque vue universaliste que ce soit, il s’agit de comprendre, de l’intérieur des pays et des cultures, comment le handicap (mot pris ici comme une sorte de générique assez vide puisque très peu d’aires culturelles analysées ne l’adoptent) est vu et vécu, c’est-à-dire sur quel fond de conceptions religieuses, de conceptions du vivre ensemble, de conceptions du rapport avec la nature, il est appréhendé par « les gens ». Le point de vue anthropologique, qui m’est particulièrement cher, a le grand mérite de nous décentrer, de quelque univers culturel que nous soyons, pour aller à la rencontre de l’autre, des autres, irréductibles à nos propres systèmes de pensée. Le handicap, comme toutes autres réalités déjà étudiées par les anthropologues, prend alors des dimensions multiples, des variations, selon le sous-titre du livre, qui nous gardent du péché récurrent de l’ethnocentrisme. Or aujourd’hui, avec les modèles imposés par la mondialisation (les classifications internationales de l’Oms par exemple), nous risquerions un nouvel occidentalo-centrisme. Dans le livre lui-même on le voit bien, par exemple, à propos de la Guyane, où le diagnostic des malformations intra-utérines se heurte violemment à la conception qui relie l’enfant à naître à quelque génie ou ancêtre et où l’application de la loi française du 11 février 2005 devient une aubaine pour se sortir de la misère ; l’auteure du chapitre VII (Diane Vernon) conclut :
Ici dans les sociétés noir-marronnes du Surinam et de Guyane, si l’appartenance à la catégorie « handicapé » est refusée, et même combattue, comme « prophétie médicale » pour l’enfant à venir, elle est paradoxalement recherchée comme rempart contre la misère, comme tremplin pour une existence décente.
Car le voyage anthropologique proposé par Charles Gardou et ses vingt-sept auteurs (certains chapitres sont écrits à plusieurs plumes) part la plupart du temps de l’état actuel des perspectives anthropologiques des différents pays et espaces culturels ; il n’est pas d’abord historique. C’est très bien ainsi car, c’est une évidence, mais il faut le souligner, les traditions de pensées, aussi diverses quand on va de l’Afrique à la Chine et de la Norvège au Brésil, sont aux prises avec l’impact de la modernité mondiale. Il n’y a plus de cultures autarciques et donc il s’agit souvent des chocs entre de très anciennes croyances et représentations et l’arrivée de la médecine prédictive, des techniques de rééducation, de l’exigence politique de textes comme la Convention internationale des droits des personnes handicapées, et bien d’autres éléments contemporains. La grande majorité des études confrontent ces courants, contradictoires, ambivalents, rarement harmonisés. Ne croyons d’ailleurs pas que ces tensions soient le seul fait des sociétés plus traditionnelles, comme le Sénégal par exemple : l’étude sur le Portugal montre le contraire. Ce n’est pas le moindre mérite de ce livre de nous plonger dans l’épaisseur vivante des conflits idéologiques, des heurts des pratiques, des difficultés de définition d’une politique adéquate dans maintes aires culturelles, d’autant que l’on voit souvent comment les auteurs, partant de l’état des questions actuelles, remontent aux traditions de pensée des ethnies considérées et font de l’anthropologie historique par la même occasion. L’ouvrage trouve un rapport juste entre une ethnologie qui aurait eu tendance à se refermer sur les cultures en tant que telles et une anthropologie trop facilement généralisante. Néanmoins, les études sur les pays européens occidentaux, à l’exception du Portugal déjà cité, ne considèrent plus comme actuelles les représentations archaïques qui ont pu les habiter. On n’y parle que du modèle social opposé au modèle médical, de l’impact de la non-discrimination et de l’inclusion, etc. Bref on parle ici le langage de la modernité récente. Il est sans doute vrai que nos pays sont désormais aux prises avec des représentations anthropologiques nouvelles. Pourtant les études sur le psychisme des personnes handicapées (avec les livres remarquables issus chaque année des colloques du Séminaire interuniversitaire international sur le handicap, publiés dans la même collection que l’ouvrage dont je rends compte), comme les études sur les représentations, nous révèlent que les peurs, les culpabilités, les interrogations sur des équilibres rompus, sont toujours actives et sous-jacentes. Il ne conviendrait donc pas de laisser penser que les pays dits occidentaux sont moins traversés que les autres par d’anciennes représentations. Le remarquable chapitre sur la Chine, qui part d’une analyse terminologique, montre combien un pays aussi développé culturellement est en proie à des contradictions, entre les exigences de cacher les déficiences pour que la famille ne perde pas la « face » et l’impact qui vient de se produire avec les jeux paralympiques de Pékin, remettant sur le chantier l’opposition entre utile et inutile dans laquelle semblait enfermée la condition handicapée. D’autres chapitres également montrent comment les conceptions traditionnelles sont parfois de puissants ressorts positifs, comme chez les Inuits du Grand Nord.
Mais, dans toute cette diversité culturelle, ne trouve-t-on pas, malgré tout, des constantes ? Non seulement la constante des dilemmes entre ancienne conception et idée nouvelle, assez évidente je viens de le souligner, mais aussi certaines constantes au sein des traditions archaïques et certaines constantes au sein des courants modernes. Pour les courants que j’appelle modernes, il pourrait sembler que les constantes soient patentes, car tous les systèmes de pensée à l’œuvre dans les pays occidentaux relèvent du courant des disability studies, nées en Amérique du Nord à partir des années 1960, dont l’aboutissement est constitué par les propositions de classifications internationales, l’impératif d’inclusion et de non-discrimination, la mise en relief de l’exigence de main streaming et de l’empowerment. Cette dominante, incontestable dans nos pays, est pourtant interrogée dans l’ouvrage à travers le chapitre IV intitulé « En Amérique du Nord, la perspective autonomiste et le mouvement sourd », dû à Charles Gaucher et Francine Saillant. Les auteurs montrent la contradiction existante entre une affirmation d’une culture spécifique et le principe autonomiste, libéral et individualiste provenant des mouvements qui ont produit le modèle social.
À l’inverse, à travers toutes les traditions de pensée enracinées dans des croyances relatives au divin, aux ancêtres, à la magie, au savoir des shamans, etc., une certaine unité peut-elle être relevée ? J’ai cru retrouver ce que j’avais moi-même mis en relief à travers mes analyses d’anthropologie historique, à savoir : l’idée que la déficience provient d’une rupture avec un ordre ou un équilibre voulu ou établi par des puissances qui nous dépassent mais dont nous ne sommes pas séparés, (avec la conséquence très fréquente, mais pas totale, d’une culpabilité individuelle ou collective exigeant une forme de réparation) ; l’idée, dans cette perspective d’hétéronomie, que les individus ainsi marqués peuvent recéler des puissances et des aptitudes non ordinaires. Tout cela reposant sur ce que j’appellerais la transversalité culturelle, à savoir que ce qui apparaît, surtout dans le corps mais aussi souvent dans l’esprit, comme hors norme, inattendu, déviant, provoque cette inquiétante étrangeté, selon le mot si juste trouvé par Freud.
Henri-Jacques Stiker
Brèves
Rem Koolhaas, JUNKSPACE, Paris, Payot, coll. « Manuels Payot », 2011, 128 p., 13, 50 €
S’il est un auteur mondialisé, lu aux quatre coins du monde dans les écoles de design, d’architecture ou d’urbanisme, c’est bien Rem Koolhaas. Souvent objet de polémiques qu’il sollicite ou suscite lui-même, il mérite cependant d’être lu. Ses textes étant souvent mis en avant comme des tracts et ses phrases célébrées comme des slogans, la publication de trois d’entre eux (Bignes or the Problem of Large, 1995 ; la Ville générique, 1995 ; Junkspace, 2001) permet de prendre acte de quelques évidences. Tout d’abord, il s’efforce depuis New York Delire (1978) d’écrire comme on construit, c’est-à-dire chaotiquement, ce qui peut prêter à des confusions. Ensuite, il décrit un état des lieux de « l’urbain généralisé contemporain » que résume ainsi François Chaslin : « La ville générique est une description de la ville contemporaine telle qu’on la produit effectivement à des centaines d’exemplaires par le monde, regroupant certaines fois jusqu’à 15 millions d’habitants. C’est une ville sans guère d’attaches où l’histoire se résorbe en un quartier muséifié, la nature en un parcours de golf. Une ville où le logement légal dévore le ciel (barres et tours de l’habitat social) et où l’illégal rampe et ronge la croûte terrestre. » Enfin, il rappelle que le modèle urbain, pour des raisons qui ne relèvent pas que de la démographie galopante, n’est pas nécessairement celui qui résiste en Europe dans des villes comme Florence. Lire Koolhaas n’est pas inutile, bien au contraire, l’interpréter est plus difficile car on ne sait pas toujours s’il décrit ou porte des jugements, l’ambiguïté étant subtilement entretenue à l’image des constructions contemporaines.
O. M.
Martin Malia, HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS, Paris, Le Seuil, coll. « Points/Histoire », 2010, 464 p.
Publié après la mort de Martin Malia, l’un des historiens de référence de la révolution russe à qui nous devons entre autres Comprendre la révolution russe, ce livre de synthèse historique peut se lire par la fin, à savoir par le chapitre consacré à Octobre rouge (précédé lui-même d’un chapitre portant sur le marxisme et la deuxième internationale, 1848-1914) qui est l’aboutissement d’un « mouvement transnational, une révolution destinée à en finir avec les révolutions ». Mais on peut également privilégier les chapitres comparatifs (et donc d’esprit tocquevillien) qui ont pour thème les trois révolutions atlantiques : l’Angleterre, 1640-1660-1688 ; l’Amérique, 1776-1787 ; et la France, 1789-1799. Mais la première partie est celle qui a retenu le plus l’attention à l’heure des révoltes arabes dans la mesure où elle rappelle l’impératif théologico-politique et se penche sur « la révolution comme hérésie religieuse » (la Bohême hussite, 1415-1436 ; l’Allemagne luthérienne, 1517-1555 ; la France huguenote, 1595-1598 ; la révolte des Pays-Bas, 1566-1609). À distance de débats trop conceptuels ou philosophiques sur les notions de révolte ou de révolution, cet ouvrage d’historien souligne les indéterminations du phénomène révolutionnaire et donc son hétérogénéité, tout en rappelant que les guerres de religion sont le point de départ des révolutions atlantiques. D’où l’importance de ce que nous vivons outre-Méditerranée.
O. M.
Benjamin Stora, DIALOGUE AVEC EDWY PLENEL. Le 89 arabe. Réflexions sur les révolutions en cours, Paris, Stock, 2011, 180 p., 16, 50 €. Pierre Vermeren, LE MAROC DE MOHAMMED VI. La transition inachevée, Paris, La Découverte, 2009, rééd. 2011, 336 p., 11, 50 €
L’intérêt du dialogue avec B. Stora tient à son cadrage historique et géographique. Le cadrage historique puise dans la double référence hautement symbolique à 1789 et à 1989, à la Révolution française et au mur de Berlin, au risque d’oublier que les mouvements évoqués ici ont inventé une mémoire spécifique : celle de leurs héros et martyrs. C’est dire que ce livre est à forte connotation politique et que l’insoumission et la demande de liberté y sont valorisées. En dépit d’incursions au Machrek, le cadrage géographique est surtout maghrébin en raison même de l’histoire personnelle de Benjamin Stora et de la nature de ses propres travaux qui ont surtout porté sur l’Algérie dont la particularité est flagrante (voir Mohammed Hachemaoui, « La corruption politique en Algérie : l’envers de l’autoritarisme », Esprit, juin 2011 et la réédition avec une postface inédite de l’ouvrage de Pierre Vermeren consacré au Maroc où il s’inquiète que les promesses faites par la monarchie ne soient pas suffisamment soutenues par des forces conservatrices particulièrement puissantes). Dans cette optique, les révoltes arabes sont ramenées ici aux liens que la France a entretenus avec ces pays, des liens qui sont aussi une manière de montrer que ce qui se passe là-bas n’est pas sans résonances ici. Ce dont témoigne aussi l’aspect religieux (la question rémanente du voile en France) qui n’est pris en compte ici qu’en fonction de la manipulation dont il a fait l’objet de la part des pouvoirs concernés (sur la question théologico-politique, voir la brève précédente consacrée à Martin Malia).
O. M.
Emmanuelle Le Texier, Olivier Estèves, Denis Lacorne (sous la dir. de), LES POLITIQUES DE LA DIVERSITÉ. Expériences anglaise et américaine, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, coll. « Sociétés en mouvement », 2010, 227 p., 22 €
La « gestion de la diversité » s’est imposée en France après 2005 dans le langage politique et médiatique. L’expérience était plus avancée en Angleterre et aux États-Unis, d’où l’intérêt d’étudier les politiques de ces deux pays en la matière. Dix études (cinq pour chaque pays) portent ici sur des villes et des quartiers « sensibles » de grandes villes aux prises avec la nouvelle immigration, non européenne, qui s’est imposée à partir de la fin des années 1950. « Sensible » veut dire : les problèmes quotidiens de la coexistence, mais aussi, dans la plupart des cas, émeutes et moments de crises dures. Les « enquêteurs » ont utilisé des entretiens avec les acteurs de terrain ainsi que la littérature et les documents disponibles (presse, administration). Les études – des sortes de monographies écrites sous des angles divers – sont toutes de qualité. Globalement, le livre permet de comparer « deux modèles nationaux de lutte contre la pauvreté, le racisme et la discrimination ». Les États-Unis s’appuient avant tout sur la loi des droits civiques (1964), renforcée ensuite par la jurisprudence de la Cour suprême et divers dispositifs antipauvreté. En Angleterre, un multiculturalisme officieux existe dès les années 1960-1970, avant de devenir officiel dès les années Thatcher et de culminer avec Tony Blair. Il y a des nuances entre chercheurs, mais globalement l’ouvrage est un requiem pour le multiculturalisme – multiculturalisme où la part de la religion n’a cessé de s’affirmer. Cette évolution, plusieurs fois évoquée, est sans doute trop peu étudiée ici comme telle (voir cependant le dernier chapitre sur l’attitude d’associations musulmanes modérées en Angleterre). Peut-être eût-il fallu rappeler aussi plus nettement que l’immigration en question a été largement « non choisie » et que le multiculturalisme a été d’abord un fait ; que le « multiculturalisme », sauf sans doute chez des différencialistes extrêmes, n’était pas opposé à l’« intégration », mais que cette dernière a été comme recouverte ou occultée (en Angleterre) pendant une ou deux décennies par une pression « culturelle » venue d’en bas ; qu’il y a eu à un moment, en France en tout cas, dans les années 1990, incertitude sur les mots ; une fois l’« assimilation » condamnée, quel était le bon terme : insertion ? intégration ? acculturation ? Rappelons aussi que l’incertitude venait et vient toujours d’une tension entre droits de l’homme et politique. L’introduction évoque le modèle français, très différent, en se demandant cependant si l’« ethnicisation », si présente en Angleterre et aux États-Unis, ne gagnera pas inévitablement du terrain de ce côté-ci de la Manche.
J.-L. S.
Hervé Brusini, COPIE CONFORME. Pourquoi les médias disent-ils tous la même chose ?, Paris, Le Seuil, coll. « Médiathèque », 2011, 133 p., 14 €
L’auteur, journaliste lui-même, réfléchit sur une bonne question : l’information, quel que soit l’organe de presse, paraît au lecteur, auditeur, téléspectateur… « copie conforme ». De ce processus Brusini donne diverses raisons techniques (professionnalisation et donc « formatage » du métier, contraintes nouvelles du travail…), mais le plus intéressant est son explication du passage de l’enquête et du reportage sur l’événement à sa mise en série pour l’intégrer dans les « faits de société », « qui ont remplacé les faits divers » : « Le réel devient un réservoir à sujets et non plus à reportage. Dans un tel dispositif, l’image de télévision a pu être dépossédée de sa narrativité. Le montage chronologique des séquences est rarissime, il n’y a plus de discours narratif », mais de la remise en contexte, en série, grâce à du commentaire, des propos d’experts, des interviews, des encadrés. Il faut apprivoiser l’événement, le configurer : une histoire de bébés congelés appellera d’abord des statistiques sur l’infanticide… Paradoxalement, l’information a adopté les procédures de l’exercice du pouvoir, les journalistes font de la « gestion gouvernementale de l’information ». Et paradoxalement encore, en France, c’est un journaliste remarquable, Roger Louis, souvent cité ici avec admiration, qui a joué un rôle moteur dans cette évolution.
J.-L. S.
Jacques Dewitte, KOLAKOWSKI. Le clivage de l’humanité, Paris, Michalon, coll. « Le bien commun », 2011, 128 p., 10 €
Indéniablement, Leszek Kolakowski (1927-2009) fut l’un des grands intellectuels européens de la seconde moitié du xxe siècle. Auteur d’un ouvrage sur les mystiques du xviie siècle (Chrétiens sans Église… est un classique immédiatement vanté par Michel de Certeau qui était l’historien de l’Affaire de Loudun), d’une gigantesque Histoire du marxisme, d’ouvrages sur les intellectuels, le mal, le diable, Pascal (voir Dieu ne nous doit rien. Brève remarque sur la religion de Pascal et l’esprit du jansénisme), Kolakowski ne croyait pas que le diable disparaîtrait de lui-même après la fin des totalitarismes issus du bloc soviétique. Loin de là, il s’inquiétait donc de valoriser les grandes tendances « anti-diaboliques » sous-tendant une pensée européenne confrontée au tragique et aux abus des pouvoirs religieux et politique (« Le despotisme est une simulation désespérée du paradis »), ce qui l’a conduit à souligner le rôle des intellectuels. Cette œuvre apparemment protéiforme car d’une incroyable diversité reste très rigoureuse et unifiée sur le plan de la pensée, c’est pourquoi elle méritait qu’on la scrute. Ce que fait Jacques Dewitte qui réussit là un fort beau livre, et non pas seulement un hommage, où il retrouve ses propres thèmes en tant qu’auteur. « Existe-t-il aujourd’hui une personnalité osant, avec le mélange d’impertinence et de pertinence du philosophe polonais, soutenir que l’on puisse être, sans contradiction, “conservateur libéral-socialiste” ? » C’est en tout cas ce qui ressort de cet ouvrage accueilli dans la collection que dirige Antoine Garapon.
O. M.
Myriam Bienenstock (sous la dir. de), HÉRITAGES DE FRANZ ROSENZWEIG. « Nous et les autres » (suivi d’un inédit de F. Rosenzweig), Paris, Éd. de l’Éclat, coll. « Bibliothèque des fondations », 2011, 271 p., 25 €
Depuis la traduction, il y a presque trente ans, de l’Étoile de la Rédemption6, l’intérêt et l’admiration pour Franz Rosenzweig n’ont pas cessé de croître. Et on sait mieux aujourd’hui son influence sur Levinas. Ce livre (les « Actes » d’un congrès tenu à Paris en 2009) témoigne à sa façon de l’originalité d’une pensée de l’altérité : là où nous attendons spontanément un « Je », il y a un « Nous », la présence d’une « communauté ». On est loin, évidemment, de la compréhension vulgaire (et vulgairement péjorative) de la communauté, qui fait loi aujourd’hui et rend le mot inaudible. Le « Nous », que nous ne cessons de dire et redire en d’innombrables circonstances, est multiple et il articule des expériences humaines très diverses et très profondes. L’ouvrage traite en particulier des aspects phénoménologiques de « Nous et les autres » (avec Sartre en contrepoint, et le judaïsme du philosophe Rosenzweig, ou la philosophie du juif Rosenzweig…), des traits politiques du « Nous » et finalement d’une forme d’« érotique », ou d’une métaphysique de l’amour où le Cantique des cantiques a joué un rôle essentiel. À propos de la genèse de l’Étoile, et en particulier de la superposition des deux triangles qui forment l’étoile de David, figure germinale de l’ouvrage de 1921, Jean Greisch propose la traduction d’un inédit, le « Gritlianum », petit essai sur les relations compliquées du corps et de l’âme.
J.-L. S.
Sophie Grassin et Robert Sender, COMÉDIES FRANÇAISES. Portrait de la France qui rit, de La grande vadrouille aux Ch’tis, Paris, Éditions du Moment, 2011, 184 p., 16, 50 €
Le critère consistant à ne retenir que des films ayant provoqué un effet de masse en mobilisant au moins quatre millions de spectateurs en salle (alors que le rapport à la salle de cinéma a changé en quelques décennies) inclut des films peu significatifs (Les bidasses en folie sont un remake des comédies militaires à la Robert Lamoureux, Marche à l’ombre n’est pas un Macadam cow-boy à la française, Le dîner de cons aurait attristé Feydeau), mais il exclut aussi des films comme Le père Noël est une ordure de Jean-Marie Poiré (un film culte qui ose montrer avant Albert Dupontel que les pauvres peuvent être méchants), les Oss 17 avec Jean Dujardin (qui renouvellent l’art de la parodie et se jouent de la blague ethnique) ou Palais-Royal de Valérie Lemercier (qui fait de la principauté de Monaco un haut lieu de l’empire télévisuel). Mais cela n’enlève rien au mérite d’un livre qui rappelle que le cinéma comique a autant droit de cité que le film social, qu’il ne relève pas seulement d’un « bas-art », et que le rire exige de recourir à des comédiens formés ailleurs qu’au cinéma, ce dont témoigne le rôle joué, après les années Louis de Funès (dont la carrière est ici indissociable des années gaullistes), par les cafés-théâtres et divers espaces d’improvisation féconds (voir le Splendid ou le Café de la gare). Si l’ouvrage éclaire bien la force des thèmes comiques (dont la dimension sociale est majeure comme le montre le succès des Ch’tis ou le nombre de films relatifs à l’homosexualité depuis La cage aux folles), il permet de comprendre la difficulté de conduire des carrières comiques, à commencer par le cas de Coluche lui-même qui ne se fera connaître au cinéma qu’avec Tchao Pantin, un film à l’allure plutôt dramatique. Car, ce fut le problème de Louis de Funès en dépit de Gérard Oury, on ne peut pas dire que les metteurs en scène comiques sont très nombreux en France. D’où les carrières éphémères et les remakes ratés (Rien à déclarer de Dany Boon ne tient pas la route après les Ch’tis), le comique théâtral et froid à la Francis Veber et la difficulté à percevoir un cinéma comique plus radical que des comédies dont l’effet de masse recherché calme l’aspect sulfureux la plupart du temps.
O. M.
En écho
LES RÉVOLTES ARABES − C’est au tour de la revue Commentaire (été 2011, no 134) de proposer plusieurs articles sur les révoltes arabes, on lira entre autres ceux de Jean-Pierre Filiu (« La révolution des chehab ») et celui de Bassma Kodmani (« Les peuples arabes face à eux-mêmes ») et des textes consacrés à Israël, à l’Égypte, au Liban et aux chrétiens d’Orient. Dans le même numéro, Pierre Hassner publie sous forme d’entretien un long texte interrogatif sur l’Europe d’aujourd’hui : « Un monde sans Europe ? » (voir aussi sa préface sur l’essence de la politique au volume Politique de « L’anthologie du savoir » publié par Le Nouvel Observateur et les éditions du Cnrs).
JACQUES DONZELOT DANS URBANISME : DE L’INVENTION DU SOCIAL À L’ÉTAT ANIMATEUR − Ceux qui suivent le tour de France des banlieues que Donzelot a entrepris dans Esprit et veulent connaître son itinéraire intellectuel au long cours pourront lire le long entretien qu’il a accordé à Thierry Paquot dans la revue Urbanisme (mai-juin 2011, no 308, www.urbanisme.fr). Au-delà des rencontres avec Gilles Deleuze, Jean Baudrillard ou encore Robert Castel et François Roustang, on comprend mieux comment l’historien de l’État social est devenu l’inventeur de l’État animateur qui avait pour but de valoriser les gens (people) plutôt que les territoires (place). Sans mettre en cause le rôle de l’État, Donzelot, désormais penché sur la « nouvelle question urbaine » (voir son article dans Esprit de mars-avril 2011), a pour souci de rendre possible (dans les quartiers ou ailleurs) la possibilité d’une participation démocratique. S’il n’était pas un urbaniste patenté au départ, il est arrivé à l’urbain par l’histoire de l’État et de la démocratie. Le court portrait que propose T. Paquot de J. Donzelot est fort bien venu, ce qui ne gâte rien.
AVANT LES PRÉSIDENTIELLES − Ceux qui voudront préparer les présidentielles autrement qu’en suivant les faits divers qui font la vie politique française en ce moment pourront réfléchir à ce qu’il en advient de l’État grâce à Sciences humaines (juillet 2011, no 228). Le dossier que leur consacre la revue montre que la « culture du résultat » mise en avant n’est pas un facteur de recul de l’État qui connaît des transformations profondes qui font ici l’objet d’enquêtes. Mais ils peuvent aussi s’interroger sur la réforme des collectivités et gouvernances territoriales grâce à la revue Pour (Grep, juin 2011, no 209-210) qui revient entre autres sur la question des compétences.
LA NRF, L’IDENTITÉ DE LA FRANCE ET LES ÉCRIVAINS − La revue littéraire de Gallimard propose, centenaire oblige, en écho au Tour de France par deux enfants de G. Bruno (1877), « un tour de France » orchestré par l’écrivain Stéphane Audeguy (La Nouvelle revue française, mai 2011, no 597). Destiné à juste titre à contrer les rudesses et instrumentalisations politiques relatives à l’identité française, le dossier est étrangement fabriqué puisque l’introduction consiste à établir un procès des niveleurs en tous genres, à écarter tous les faussaires susceptibles de parler au nom de la France ou d’en donner une image fausse. Considérant que l’identité de la France est menacée par des « mouvements mondiaux qui affectent toutes les identités nationales » indissociables du (néo)capitalisme, l’auteur remonte à Roland Barthes et fustige la mentalité petite-bourgeoise assimilée aujourd’hui à la gentrification, aux soft gated communities, à l’homo sympaticus dysneylandis qui vise les Kad Merad et Dany Boon, la surconsommation de la bêtise comique (comme si crise et comique n’allaient pas ensemble). Mais la ploutocratie organisée de nos dirigeants et décideurs n’est pas épargnée. Au final les Français, ce sont « tous les autres » et un peu nous tous (heureusement !) : les Français à problème (travailleurs avec ou sans papiers, intellectuels précarisés, militants s’opposant à la marchandisation…). Nous voilà rassurés, les vrais Français sont à la marge, ils échappent aux niveleurs et ploutocrates, ils sont bons et ne cèdent pas à la marchandisation ! Mais alors qui peut parler de la France sinon les écrivains qui « écrivent » une France géographique de la diversité, ce qui nous vaut une citation un peu facile de Fernand Braudel appelé à la rescousse (comme Roland Barthes). Alors que l’on ne cesse de saluer ici les gens de fiction (voir le dossier consacré à Anatomie d’un instant de Javier Cercas dans le précédent numéro d’Esprit), il ne faut quand même pas en faire trop avec les écrivains français d’aujourd’hui. Même si on peut valoriser l’exemple du Siècle des nuages de Philippe Forrest, on ne peut pas dire que la tendance à l’autofiction généralisée soit devenue minoritaire. Sont réunis dans le casting d’Audeguy vingt-six écrivains dont Audeguy lui-même, Begag, Creton, Dupavillon, de Kérangal, Ravey, Riboulet, Rouaut, Salvayre… Il faut peut-être faire ce tour de France avec eux mais il n’y a quand même pas que les écrivains pour évoquer l’identité française. On évoquera prochainement le dernier ouvrage de Jean-Christophe Bailly qui propose un tour de France, le Dépaysement. Voyages en France (Paris, Le Seuil, 2011) qui ne consiste pas à adouber les seuls écrivains.
Avis
Pour notre numéro double d’été, nous présenterons une série de relectures de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, notamment en compagnie de deux éditeurs du volume de la Pléiade, Vincent Debaene et Frédéric Keck. On pourra aussi apprécier un Claude Lévi-Strauss observé par son versant esthétique (les paysages…) qui nous aide à penser les rapports entre cultures dans les espaces de la mondialisation. À la rentrée, nous proposerons un ensemble sur notre rapport au travail, de plus en plus appréhendé sous l’angle des risques psychosociaux individuels, pouvant nous faire perdre de vue le travail comme lieu d’interdépendances, appelant des représentations, des choix, des mobilisations relevant du collectif.
« Pourquoi et comment faut-il introduire une culture éthique à l’école publique ? » C’est pour explorer cette question que la Ligue de l’enseignement et l’association Confrontations (Aic) organisent un colloque les 25 et 26 novembre 2011 dans le cadre du Salon de l’éducation (Porte de Versailles, Paris). Informations : Confrontations, 25, rue Gandon, 75013 Paris (confrontations.intellectuelschretiens@wanadoo.fr) ou Ligue de l’enseignement, 3, rue Récamier, 75007 Paris (cconte@laligue.org).
- 1.
Le Monde, 19 mars 2011.
- 2.
Le Monde, 16 mars 2011.
- 3.
L’Allemagne, et d’autres pays européens, ont décidé déjà de sortir du nucléaire. Ils vont prendre une avance dans la recherche sur la « ville durable » et dans les nouvelles énergies renouvelables.
- 4.
Il avait déjà abordé la question de l’évasion de devises en provenance des pays du bloc soviétique dans un précédent roman : Un homme très recherché (2008). Voir ma note dans Esprit, no 3-4, mars-avril 2009, p. 256-257.
- 5.
Philippe Derudder, Rendre la création monétaire à la société civile, Barret-le-Bas, Éd. Yves Michel, 2005.
- 6.
Franz Rosenzweig, l’Étoile de la Rédemption (1921), trad. Alex Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Paris, Le Seuil, 1982 (trad. entièrement revue en 2003 par J.-L. Schlegel). Plusieurs autres ouvrages de Rosenzweig ont été traduits depuis en français.