La « ville durable ». Paradoxes et limites d'une doctrine d'urbanisme émergente
Le cas Seine-Arche
Comme en témoignent le Grenelle de l’environnement et une indéniable prise de conscience écologique, un « nouveau grand récit urbanistique » est en train d’émerger autour de la « ville durable » qui succède à celui de la Charte d’Athènes marquée par le fonctionnalisme et un modernisme formaliste. En prenant l’exemple du projet Seine-Arche-Défense, l’auteur en souligne les aspects inédits et positifs tout en dénonçant sa faiblesse sur le plan de la démocratie urbaine.
Seine-Arche est une des plus importantes opérations d’aménagement en cours dans la métropole parisienne. Située à l’ouest de Paris, sur la commune de Nanterre, sur 124 hectares, entre la Seine et la Défense, à cheval sur le prestigieux axe historique, elle va donner lieu à la réalisation de 640 000 m2 de logements, bureaux, commerces, équipements et services divers, dans les quinze années à venir. Mais, avec cette opération de renouvellement urbain d’intérêt national, l’Établissement public d’aménagement Seine-Arche (Epasa) a surtout voulu réaliser un grand projet d’aménagement durable, voulant concilier, dès sa conception et tout au long du projet, des objectifs d’ordre environnemental, social et économique, en cherchant à suivre les préconisations du développement durable. Ces nouvelles exigences de durabilité imposent, dès l’amont du projet, et tout au long de sa réalisation, des modes de penser et de faire totalement neufs par rapport aux pratiques habituelles de l’aménagement. C’est aussi la première fois dans la région parisienne que sont expérimentés à cette échelle, et avec cette ampleur, les idées et les principes de la « ville durable ». On voudrait interroger ici cette expérience et surtout ce discours urbain nouveau qui la sous-tend, questionner les origines, les causes, les enjeux de cette doctrine d’urbanisme émergente, en la resituant dans l’histoire des idées urbanistiques1, en mettant en évidence quelques paradoxes et apories qu’elle véhicule, et en proposant quelques pistes de réflexion au débat.
L’émergence d’un discours sur le développement durable et sur la « ville durable »
Écoquartier, écotransport, écomobilité, écopolis, écocité, écoconstruction, éco-urbanisme, écomaire, écoconception… ville écologique, ville verte, ville-nature… architecture Haute qualité environnementale (Hqe), architecture bioclimatique, architecture durable… Depuis quelques années, les expressions et les termes construits autour de l’écologie fleurissent. Le discours sur les nouveaux rapports de l’architecture et de la ville à la nature et à l’environnement s’étend et monte chaque jour un peu plus en puissance. Réchauffement climatique dû aux gaz à effet de serre (Ges), raréfaction et épuisement des ressources naturelles, biodiversité en péril, fonte des glaciers et de la banquise, montée des eaux, explosion démographique et urbaine, artificialisation des terres agricoles, crise alimentaire…, la litanie des menaces et des catastrophes qui pèsent sur la planète a donné naissance à une réflexion pour un autre développement, le développement durable, qui a exigé et induit une approche autre de l’architecture et une vision inédite de la ville et de son futur : la « ville durable2 ».
Depuis le rapport Brundtland3 (1987), Kyoto (1992), Rio (Agenda 21, 1994), Aalborg (1994), Lisbonne (1996), Hanovre (2000), Aalborg + 10 (2004), Montréal (2005)… la reconnaissance quasi universelle de ces périls, et la problématique de la « durabilité » qui en découle, semble largement acquise. Si la charte sur la « ville durable », dite charte d’Aalborg4 (1994), concerne l’Europe, le discours et les préoccupations du développement durable, son impact sur la ville et l’architecture, dépassent largement le vieux continent pour devenir planétaires. Médiatiquement omniprésent, il se répand partout, à partir du même scénario catastrophe5. Nous sommes entrés, et pour longtemps, dans l’ère du risque, technologique, environnemental, sanitaire…, avec une dramatisation croissante des enjeux orchestrée par les médias, les conférences internationales et autres colloques onusiens qui répètent : l’avenir de la planète est en jeu, le danger est à nos portes, il est urgent d’agir.
La réalité de ces faits inquiétants, accélérée et amplifiée par la mondialisation des échanges, la mégapolisation des villes et leurs impacts sur l’environnement, ne peut être niée : le réchauffement climatique par les gaz à effet de serre a des conséquences dangereuses et incalculables pour la planète ; la dégradation de la biodiversité et les atteintes à l’écosystème – dont l’homme fait partie – ont des implications irréversibles et, en bonne partie, inconnues ; le gaspillage et l’exploitation intensive des ressources naturelles nous rappellent que nous vivons dans un « monde fini » et qu’à ce rythme d’extraction, l’épuisement des ressources est pour bientôt. Et cela, dans un contexte où la démographie mondiale est en pleine explosion : les citadins seront 5 milliards en 2030, et cette croissance se fera à 95 % dans les pays pauvres qui connaîtront un exode rural sans précédent, les villes du Sud ressembleront alors à d’immenses bidonvilles6. Les principaux enjeux du développement durable se jouent là aussi, comme dans les mégalopoles en pleine expansion des grands pays émergents (Chine, Inde, Brésil…). Mais, d’une façon générale, pour les pays en développement, les questions écologiques restent souvent un luxe inaccessible. À ce rythme d’exploitation des ressources, et avec cette logique économique de production et de consommation7, la capacité des générations futures à répondre à leurs besoins, à prendre en charge leur avenir, est compromise : tel est le message principal délivré par ce discours. Il faut donc transformer complètement notre mode de vie, changer notre façon de produire et de consommer et, pour cela, revoir totalement notre manière de concevoir les villes, en reconsidérant l’urbanisme dans toutes ses dimensions, spatiale, environnementale, économique, sociale. On a parlé de « tournant urbanistique8 » pour qualifier cette nouvelle donne dans laquelle l’étendue, la forme, les fonctions et l’usage des villes doivent être complètement révisés. Si l’urgence et l’importance de ces problèmes ne sont plus à mettre en doute, il reste cependant à questionner cette doctrine émergente et sa rapide diffusion planétaire qui se présente comme une solution universelle, ouvrir un débat autour de ses postulats, ses présupposés, son contenu, ses objectifs, ses méthodes9, examiner et discuter les paradoxes et les apories qu’elle comporte.
Ce discours alarmiste sur l’avenir de l’humanité semble installé pour longtemps dans notre paysage quotidien. Sa consécration politique en France, le Grenelle de l’environnement10, est le début d’un processus dont on ne voit pas très bien où il va déboucher, à quoi ressemblera cette « ville durable » harmonieuse qui devrait réconcilier non seulement l’homme avec la nature, mais aussi l’homme avec l’homme, tant les bouleversements prévus dans les comportements quotidiens sont énormes, les changements attendus dans les habitudes et les modes de vie considérables, alors que les politiques et les actions menées restent souvent contradictoires et hésitantes : résoudre et réguler à la fois des problèmes sociaux, économiques et environnementaux, à l’échelle locale et à l’échelle globale, une croissance mais sans carbone et sans pollution, un développement mais sans hypothéquer l’avenir des générations futures. La « ville durable » serait-elle une nouvelle utopie urbaine11 ? Ses contours restent, en effet, encore flous et son contenu incertain, et nous ne disposons aujourd’hui, en Europe, que de quelques expériences d’écoquartiers qui esquissent une idée de solutions futures : Bedzet à Londres, Vauban à Freiburg, Kronsberg à Hanovre, Ammersfort aux Pays-Bas, Vesterbro à Copenhague, Bo01 à Malmö, Hammerby Sjöstad à Stockholm12… ; et de quelques villes qui, par leurs politiques environnementales, tentent de s’en rapprocher comme Manchester, Barcelone, Hanovre… Rien de décisif sur ce plan. En France, à part la réalisation de certains écoquartiers13, Seine-Arche à Nanterre est sans doute une des premières opérations de ce type avec une certaine ampleur, qui mérite d’être regardée et suivie de près. Comment ont été déclinés et interprétés ici les principes de la « ville durable » ? Quelle ville durable a été conçue à Nanterre, entre la Seine et la Grande Arche de la Défense ?
Seine-Arche : une ville durable ?
Le projet Seine-Arche (2000-2015) a un double objectif : a) réparer la ville déstructurée et fragmentée par la construction de grands ensembles et l’implantation brutale par l’État d’infrastructures de transport viaires et ferroviaires qui ont transformé le territoire de Nanterre en couloir de passage pour la banlieue ouest14 ; b) mener un projet d’aménagement durable ambitieux, mais sans faire, paradoxalement, une ville dense et compacte, conforme au modèle urbain de durabilité, car ce que veut plutôt Nanterre c’est « une ville desserrée opposée au modèle de ville compacte, une ville verte encore accueillante à la culture populaire15… ». Avec son établissement public, l’Epasa, la ville a élaboré ses principaux objectifs d’aménagement durable : réaliser une ville pour bien vivre ensemble, faiblement émettrice en carbone, économe en ressources, accueillante pour la biodiversité. Pour sa réalisation, elle a ensuite mis au point une méthode : une charte du développement durable qui fixe les ambitions et les priorités, un système de management certifié Iso 14001 qui définit aussi bien le programme d’action que le contrôle de son application, enfin des cahiers de prescriptions qui établissent les normes à respecter par les maîtres d’œuvre pour les constructions et pour la fabrication des espaces publics. Le parti d’aménagement de Seine-Arche a donc été le fruit d’une écoconception, mise en œuvre dans le projet appelé Les Terrasses (de l’agence d’architecture et d’urbanisme Tgt), qui peut se décliner en cinq grands points.
1) Des espaces publics et des espaces verts abondants : plus de 90 ha, soit 75 % de la superficie de la Zac dédiée aux espaces publics aménagés, dont 40 ha pour les espaces verts, avec 30 000 arbres et arbustes plantés d’ici 2015.
2) Une action forte sur la mobilité : renforcement des transports en commun par création d’un tramway (Gennevilliers-Rueil) et de la future gare multimodale Nanterre-Université ainsi que deux autres accès à la gare Nanterre-Préfecture, développement des modes de déplacement doux avec 12 km de pistes cyclables et 30 km de trottoirs piétons, création a minima de places de stationnement, cohabitation des différents modes de transport avec partage de la voirie.
3) Une politique d’habitat diversifiée : une mixité sociale importante, 40 % des logements sont réservés au social, avec une gamme assez étendue, un plafonnement des charges foncières, une réduction de la facture énergétique (par une construction Hqe), ainsi que les équipements nécessaires (crèche, école, collège, poste, mairie annexe).
4) Une dynamique de création d’emplois : 1 200 postes déjà créés entre 2007-2009.
5) Une action globale visant à réduire l’impact du projet sur l’environnement par diverses mesures :
économies d’énergie et baisse des émissions de carbone : pour les logements une certification Cerqual est exigée, de même pour le tertiaire une certification Cstb (15 % d’économie est attendue par rapport à la réglementation 2007) ; 85 % des logements seront équipés en énergie renouvelable. Le bilan carbone à l’horizon 2015 (faire baisser de 10 % les émissions) fera de Seine-Arche la première opération d’évaluation de ce type en France. Engagement enfin de la ville dans le Plan climat territorial ;
économies d’eau par récupération de l’eau de pluie pour l’arrosage des jardins ; réduction de la consommation d’eau potable de 30 % dans les nouveaux immeubles ;
le tri des déchets et leur valorisation (recyclage) facilités ;
chantiers à faibles nuisances (protection contre le bruit, les pollutions, les saletés…).
Toutes ces mesures sont traduites dans les Cahiers de prescriptions environnementales qui s’imposent aux maîtres d’œuvre. De plus, deux opérations pilotes sont en cours :
le parc du Chemin de l’île en bordure de la Seine, une expérience de biodiversité et modèle de gestion différenciée des milieux naturels ;
l’écoquartier Hoche (4 ha, 650 logements) avec une chaufferie bois qui devrait assurer 80 % de l’énergie nécessaire faisant baisser de moitié la consommation, ainsi que l’arrosage et le lavage des parties communes effectués à 100 % par les eaux de pluie et les eaux récupérées… (l’Epasa a reçu le grand prix de l’environnement 2009 pour ce futur quartier).
La prise de conscience de la question du développement durable et sa traduction dans le projet Seine-Arche sont donc assez claires : derrière ce discours et ces actions, ce serait une nouvelle façon de concevoir, construire, faire évoluer et gérer la ville, qui se profile16.
Mais un certain nombre de problèmes restent posés, dont l’extra-territorialité de la grande masse des salariés de Nanterre et de l’université. Ville communiste, deuxième pôle économique des Hauts-de-Seine après la Défense, 86 000 habitants, 80 000 emplois, mais dont 1/10 seulement sont nanterriens, avec un taux de chômage de 14 % (supérieur à la moyenne nationale), Nanterre a de sérieux problèmes d’insertion économique de ses habitants : quel peut être, dans ces conditions, l’avenir économique de Nanterre et son identité future ? De même, l’université avec 35 000 étudiants et 2 000 enseignants et chercheurs est une enclave dans la ville, sans relation avec elle : les projets envisagés parviendront-ils à intégrer le campus dans son contexte, faire de Nanterre une ville universitaire ?
D’autres questions se posent également à propos de ce projet urbain : ce grand espace vert en gradins avec ses dix-sept terrasses descendant vers la Seine et son long linéaire de façades, coté sud, sur trois kilomètres, suffira-t-il à donner une unité à l’urbanisation fragmentée de la ville, à lui assurer une meilleure cohérence formelle ? Parviendra-t-il à créer les nécessaires relations transversales pour relier les différents quartiers entre eux et former une entité urbaine moins éclatée ? Comment les deux grandes Zac du projet, Seine-Arche et Rouget-de-l’Isle, qui l’enveloppent, seront-elles reliées ? De même, que deviendra la friche ferroviaire des Groues convoitée par l’Epad ? Ces espaces publics sont-ils uniquement destinés au loisir et au divertissement ? Qu’en est-il de leur fonction symbolique et du rôle fédérateur de l’espace public ? Que veut faire Nanterre de sa mémoire ouvrière et de son passé industriel ? La fin proposée pour l’axe historique, courbé, sans aucun « point » d’accrochage final pour l’arrêter, le signaler et le rappeler – réaction contre l’emprise de la capitale – est-elle, pour autant, satisfaisante ? Sur le plan bioclimatique, les effets du vent ont-ils été contrôlés dans ce long corridor de trois kilomètres ?
Enfin, on peut se demander, dans la perspective du Grand Paris, si ces replis territoriaux et la formation de ces petites « baronnies » autour de la capitale17 ne préfigurent pas une organisation polycentrique de la future métropole parisienne.
La « ville durable » : un nouveau grand récit urbanistique ?
Les grands récits urbanistiques, progressistes et culturalistes, de l’ère industrielle18, qui devaient répondre aux maux de l’industrialisation et du machinisme, aux dysfonctionnements de la ville et aux atteintes à la nature, sont actuellement dépassés, ils ne sont plus que des curiosités historiques : la transformation de la société postindustrielle, la métropolisation accélérée, l’extension de la mondialisation, la révolution informatique et les nouvelles technologies de la communication, les mutations socio-économiques, tous ces événements ont entraîné leur déclassement et leur dépassement. On observe, à leur place, une prolifération de micro-récits particuliers caractéristiques à chaque architecte, ou à des groupes d’architectes (« ville générique » pour R. Koolhaas, « ville de l’âge trois » pour C. de Porzamparc, « urbanisme de réseaux » pour G. Dupuy19, « New Urbanism » chez P. Katz et son mouvement aux États-Unis20…), des micro-discours produits pour servir de légitimation et de promotion à une architecture ou à un urbanisme particulier, ou des prises de position opposées dans le champ de l’architecture et de l’urbain, reflétant la lutte entre professionnels pour la conquête du marché et la reconnaissance sociale. Deux paradoxes peuvent être cependant relevés à propos de cette doctrine urbanistique émergente.
Premier paradoxe : il semblerait, avec la « ville durable », que nous soyons, encore une fois, face à la naissance d’un autre grand récit sur la ville, un récit à prétention universelle, faisant un large écho autour de lui. Ce n’est plus cependant à un récit d’émancipation (sociale), un récit optimiste glorifiant le développement de la science et de la technique auquel nous aurions affaire, mais plutôt à un récit de survivance, de sauvegarde (de la vie, de la planète), fondamentalement pessimiste, un discours de défiance vis-à-vis du progrès. La « ville durable » serait-elle donc un nouveau grand récit sur l’urbanisme ? Serions-nous, une fois de plus, face à un nouveau grand récit sur la ville idéale ?
Second paradoxe : ses auteurs ne sont plus des architectes, des urbanistes, comme dans la période précédente (voir le rôle fondamental des congrès internationaux d’architecture moderne entre 1928-1956, dans l’élaboration et la diffusion du discours urbain progressiste), mais surtout des experts scientifiques, des politiques, des organismes internationaux (onusiens, européens, de l’Ocde, et diverses Ong), des associations écologistes21 nationales et internationales… Les praticiens de l’architecture et de l’urbanisme, mal préparés à affronter ces questions nouvelles, semblent avoir perdu l’initiative, et, à quelques exceptions près, suivent, avec peine, le mouvement, en cherchant à s’y adapter22.
Ce nouveau grand récit sur la « ville durable » s’oppose radicalement à celui de la période précédente, les Trente Glorieuses : la charte d’Aalborg (1994) se veut une anti-charte d’Athènes (193323). Mais elle reste toujours structurée, comme cette dernière, en trois parties : 1) une lecture critique et catastrophique de la ville contemporaine et son évolution dangereuse ; 2) une mise en cause des concepts et outils urbains employés inadéquats et dépassés, responsables de la situation ; 3) une prise en compte de la nouvelle réalité urbaine, en matière d’environnement surtout, et à l’échelle planétaire, avec un appel urgent au changement et à l’action. Cette mise en cause des vieux concepts porte sur différents points comme, par exemple, l’étalement urbain, le gaspillage et l’artificialisation des sols, le zoning et la ségrégation fonctionnelle et sociale, l’excessive consommation d’énergie fossile, le système de décision/conception autoritaire, la pratique de la table rase… Ce discours sur la « ville durable », véhiculé par la charte d’Aalborg, fixe les grandes orientations générales, en conformité avec l’agenda 2124 qui se décline en quatre grands thèmes : dimensions sociales et économiques de la durabilité ; conservation et gestion des ressources naturelles ; renforcement des groupes de population, organisation et associations ; moyens d’exécution (science et technique, institution et coopération). Chaque ville élabore ensuite son propre agenda 21 local. Par distinction avec l’urbanisme progressiste, ce discours ne propose, et c’est son originalité, aucun modèle spatial type à reproduire, en restant, surtout, centré sur des problématiques environnementales, malgré l’affichage, au départ, de préoccupations sociales et économiques. La nature, « facteur limitant », devient la contrainte majeure à prendre en compte dans tout projet urbain durable, dictant ainsi les principaux objectifs à atteindre : réduire la consommation d’énergie fossile pour faire baisser le CO2 et développer les énergies renouvelables ; sauvegarder la qualité de l’eau et économiser son usage (en recyclant les eaux pluviales) ; favoriser la biodiversité et étendre les espaces naturels, les espaces verts ; préserver la qualité des sols, des terres et favoriser l’agriculture bio et la sylviculture ; améliorer la qualité de l’air et lutter contre les pollutions ; limiter la production de déchets et accroître leur recyclage (chauffage)… On le voit, tous ces objectifs auxquels s’attaque prioritairement la « ville durable » concernent d’abord des phénomènes environnementaux d’ordre naturel et physique. Mais peut-on parvenir à des résultats tangibles sur l’environnement sans une action conjointe sur les autres piliers, l’économique et le social ?
« Ville durable » versus charte d’Athènes
Les préoccupations de la charte d’Athènes (1933) visaient également la nature, qui était son objectif prioritaire et son moyen d’action principal : « Le premier devoir de l’urbanisme est de se mettre en accord avec les besoins fondamentaux des hommes. La santé de chacun dépend, en grande partie, de sa soumission aux “conditions de nature”… Le soleil, la verdure, l’espace sont les trois premiers matériaux de l’urbanisme. » L’importance prise par ces trois éléments dans l’aménagement est bien connue, les intentions de cet urbanisme étaient essentiellement hygiénistes. Les formes urbaines, qui en découlaient, devaient donc répondre, en premier lieu, à l’impératif (hygiéniste) de santé : éclater l’îlot, abandonner l’alignement sur rue, éliminer la parcelle, supprimer la rue-corridor, construire en hauteur, orienter héliothermiquement les édifices, espacer le bâti pour laisser entrer l’air, la lumière, le soleil, la végétation, tels étaient les moyens spatiaux à utiliser pour combattre les microbes et les épidémies. Les excès, auxquels cette pensée (urbaine) pasteurienne a conduit, sont connus et ont été critiqués : destruction des vieux tissus urbains insalubres par des opérations de rénovation massive des centres-villes historiques, conception de grands ensembles rationalistes et autres cités-dortoirs en périphérie.
Outre l’hygiénisme, c’était aussi le fonctionnalisme qui définissait cette doctrine urbaine : la ville pensée à travers quatre fonctions principales (habiter, travailler, circuler, se récréer), avec l’application d’un zoning fonctionnel strict, dont on subit, aujourd’hui encore, dans les banlieues, les effets néfastes. Bien avant le Mouvement moderne, un biologiste écossais, Patrick Geddes (1854-1932), qui s’intéressa de près à l’urbanisme, avait pourtant, dans ses travaux (City Development, 1904, et Cities in Evolution, 1915), attiré l’attention des professionnels sur l’importance du facteur nature et géographique à prendre en considération dans toute planification, ainsi que sur la dimension historique à retenir pour établir une continuité avec tout nouveau projet, préconisant le recours à une enquête globale et préalable qu’il avait systématisé (regional survey), à partir d’une approche complexe et systémique de l’urbain : « C’est en réintégrant notre ville dans un courant vital que nous découvrirons comment la faire sortir de ses maux paléotechniques25. » L’apport de ces premiers urbanistes, précurseurs et pionniers de l’écologie urbaine, qui proposaient (déjà) une alternative à l’urbanisme progressiste, reste encore à étudier et à approfondir.
La critique de cette vision urbaine réductrice, hygiéniste et fonctionnaliste, véhiculant le discours de la modernité, aujourd’hui largement disqualifié, a donné lieu, dans un premier temps, à la recherche de doctrines alternatives plus attentives à la ville existante, à son histoire, à sa morphologie et à son paysage, conduisant à une réflexion sur la forme urbaine et sur le « projet urbain », dont l’élaboration du Pos de Paris en 1977 constitue un bon exemple ; le postmodernisme architectural, et ses solutions historicistes (voir, par exemple, en Île-de-France, Val d’Europe autour du Parc Disney), se sont aussi affirmés et voulus comme une alternative polémique au Mouvement moderne. Dans un second temps, avec la crise environnementale et la conscience écologique émergente26, porteuse d’une autre acception de la nature, à présent perçue comme menacée et finie, la critique va générer un nouveau discours, le développement durable (sustainable development), dont l’acte de naissance fut, on l’a vu, le rapport Brundtland (1987). Ce nouveau discours voudrait combiner et coordonner trois aspects distincts, l’économique (équité et viabilité), le social (solidarité et justice), et l’environnemental (préservation et santé) – auxquels on ajoutera en France, un quatrième, le culturel (identité et patrimoine) –, sa traduction urbaine, la « ville durable », reste cependant problématique.
Mais si théoriquement, le développement durable s’est donné pour objet l’interaction de ces trois dimensions, en pratique, l’environnement, on l’a dit, va monopoliser l’action : l’écosystème (biodiversité) en danger, le milieu naturel (air, sol, eau, faune, flore…) menacé, les énergies fossiles (non renouvelables) bientôt épuisées, la nature finie, constituent les thèmes urgents à traiter qui vont focaliser les projets. Une vision étroitement écologiste de la ville (comme équilibre naturel) domine donc un certain discours sur la « ville durable ». Ces nouvelles contraintes et ces exigences de durabilité pénètrent, selon des dosages variables, dans toutes les opérations urbaines : rares sont, aujourd’hui, en effet, les projets urbains qui y échappent. Face à une pression environnementale croissante, il est indispensable d’apporter des solutions nouvelles pour répondre aux besoins humains en limitant l’impact physique sur la biosphère. D’une époque à l’autre, de la charte d’Athènes à la « ville durable », les rapports de la ville à la nature ont été radicalement opposés, entraînant des politiques totalement distinctes.
Contrairement à la charte d’Athènes, et à l’universalité de son modèle formel, le discours urbain durable se veut aussi global, mais seulement situé au plan des principes généraux, ne proposant aucun modèle type à reproduire, ni aucune formule spatiale à copier, laissant à l’initiative locale le soin de trouver sa solution, son modèle formel, la forme la mieux adaptée à ses caractéristiques et à ses besoins : chaque ville traduisant, à sa manière, par adaptation particulière, les objectifs généraux de l’agenda 21 (fin des énergies fossiles, eau, conservation de la nature et utilisation durable de l’espace, habitat durable, commerces et industries durables, démocratie et éducation) pour fabriquer son agenda 21 local. La charte d’Athènes, version progressiste de l’urbanisme moderne, comme les autres modèles urbains de l’ère industrielle, culturaliste (cité-jardin) ou naturaliste, comme la « ville-nature étalée » de F. L. Wright (Broadacre city), tous ces modèles de l’ère industrielle avaient une préoccupation commune : rétablir la nature dans la ville, créer des relations nouvelles avec la nature détruite par le machinisme et l’industrialisation, mais dans une perspective optimiste du futur et dans une optique productiviste, avec une foi (aveugle) dans le progrès et la science, la nature n’étant pas encore perçue comme finie et les ressources limitées. Avec le développement durable, les perspectives changent totalement et le concept de nature se transforme : c’est sa finitude qui le caractérise à présent. Il s’agit, en conséquence, de protéger l’environnement menacé en diminuant l’empreinte écologique de l’urbanisation, de l’artificialisation galopante des sols, de parvenir à une autarcie énergétique : la ville doit être « neutre », sans impact négatif, ou avec des impacts remboursés, vis-à-vis de son environnement local et global.
Au total, on peut dire, à ce jour, que deux grandes séries de mesures, spatiales et non spatiales, ont été ébauchées pour réaliser ces objectifs de durabilité.
1) Des mesures non spatiales : agir sur la consommation énergétique (éclairage, chauffage, matériaux, transports…) en réduisant les énergies fossiles, en les substituant par des énergies propres (sans émission de CO2) et renouvelables, en adoptant le facteur 4 (division par quatre de la consommation énergétique) ; économiser la consommation d’eau en recyclant les eaux usagées et pluviales ; trier les déchets et limiter leur volume en les reconvertissant (chauffage) ; protéger la biodiversité et l’écosystème (faune et flore) en danger. D’une manière générale, il s’agit de diminuer et/ou de recycler les rejets et émissions issus des activités industrielles et domestiques27, en traitant la ville comme un (éco)système, en analysant et en corrigeant son métabolisme (entrée de matières et d’énergies ; sortie de rejets et de déchets) : on parle aussi de ville des cycles courts à propos du fonctionnement de ces écopolis.
2) Des mesures spatiales : lutter contre l’étalement urbain lié à la périurbanisation en cherchant une densité urbaine plus forte et contrôlée, combattre ses conséquences, la mobilité urbaine excessive, en limitant les flux et en diversifiant les modes de transport, en renforçant les transports publics et les modes de déplacement doux. On parle de ville compacte ou ville des courtes distances pour qualifier cette nouvelle forme urbaine à concevoir, où une architecture durable (Hqe) doit aussi trouver sa place.
Tous ces objectifs de durabilité peuvent être chiffrés et matérialisés dans des indicateurs précis : l’urbanisme durable devient ainsi un urbanisme quantifiable, statistique, technique, normatif, le domaine des ingénieurs et des bureaux d’étude. Il y a, derrière le discours sur la « ville durable », une idéologie à connotation scientiste et techniciste qui donne lieu à un sentiment – une illusion – de maîtrise de la ville et de son fonctionnement, qui séduit bien des élus et des responsables locaux à la recherche de solutions toutes faites, à fins souvent électoralistes. Avec la mise en place de ces batteries d’indicateurs de performance et de suivi des opérations pour contrôler et évaluer la réduction de l’empreinte écologique, c’est aussi un urbanisme de gestion qui s’impose visant un management efficient, principalement axé sur les aspects environnementaux : la « ville durable » devient ainsi, pour les collectivités locales, un moyen de gestion stratégique performant. Essentiellement déterminé par des critères environnementaux et des indicateurs quantitatifs, un urbanisme technique et gestionnaire, au caractère scientiste et normatif, se profile donc derrière la doctrine de la « ville durable », investissant et envahissant la pratique urbanistique, avec un danger de réduction des problèmes urbains à des aspects exclusivement environnementaux et physiques, aussi urgents et graves soient-ils, soulevant le problème du sens (finalité) et de la définition de la ville.
De même que la charte d’Athènes comportait un volet social sur le logis et ses prolongements, on trouve aussi dans le discours de la « ville durable » des recommandations sur l’offre de logements sociaux, sur la mixité sociale, les équipements (culturels, sportifs…). On trouve également un discours, plus ou moins explicite, sur les valeurs éthiques, civiques (respect, équité), sur la nouvelle sociabilité attendue, sur les vertus de la vie associative (solidarité, entraide), sur la modification des rapports sociaux et les nouveaux rapports harmonieux avec la nature. Comme toute utopie urbaine, la « ville durable » comporte une part d’idéologie spatialiste : la croyance dans la transformation de la société et l’amélioration des rapports sociaux par une autre organisation de l’espace, par un autre rapport à la nature, un développement sans atteinte à l’environnement, une ville propre… Elle rejoint, sur ce point, les grands récits urbanistiques de la modernité et la tradition trattatiste et utopiste (« changer la ville, changer la vie ») étudiée également par F. Choay28.
Cependant, si la « ville durable » est la traduction spatiale du discours du développement durable, avec ses trois piliers constitutifs économique/social/environnemental, on ne voit pas très bien encore la place faite à l’espace dans cette pensée urbanistique nouvelle : c’est sa principale lacune. Il importe donc, en passant du développement durable à la « ville durable », d’ajouter, d’une part, ce quatrième pilier, la spatialité et ses échelles (architecture, quartier, ville, métropole) aux trois précédents, et de mener, d’autre part, une interrogation spécifique sur l’espace (qu’est-ce qu’un espace durable ?) et sur son rapport aux autres piliers (quelles relations entretient-il avec l’économique, le social, l’environnemental ?). L’originalité du discours sur la durabilité a été l’introduction du facteur temps dans la réflexion sur le développement. Il faudra donc, là aussi, que l’espace soit confronté à la temporalité (futur) et à l’histoire (passé). Comment, dans cette perspective, penser l’habitat, les lieux de travail, d’éducation, de loisir, les moyens de transport… ? Comment penser l’implantation, la distribution et la composition de ces espaces dans leur rapport au site et aux structures bâties pré-existantes ? La « ville durable », comme l’architecture durable29, reste encore à inventer dans son espace, c’est-à-dire dans sa forme, sa densité, sa mobilité (distance-temps), son habitat, son fonctionnement, son esthétique…
Outre le modèle de ville compacte, d’autres modèles sont aussi proposés comme la ville-nature (green city), imbrication entre ville et campagne, avec plantations abondantes, cours végétalisées, plans d’eau, canaux, maisons mitoyennes à bas gabarit durables, villas isolées durables… Les solutions oscillent donc entre ville compacte dense et ville-nature étalée, maîtrisée, laissant une gamme de solutions médianes possibles à imaginer, d’habitats intermédiaires (R + 3 groupé) à inventer30. La « ville durable » se pose, aujourd’hui, plus comme un horizon à atteindre que comme un modèle prédéfini à reproduire, dont les moyens pour y parvenir restent encore à déterminer et à préciser, ouvrant un vaste champ à la recherche et à l’innovation urbanistique. Mais dans cette réflexion, la question urbaine et sa dimension politique ne devraient pas être éludées : la problématique de la démocratie locale et la participation des habitants à l’aménagement de leur territoire sont une exigence constante et récurrente dans tous les textes sur la durabilité. Quels sont les dispositifs participatifs que la ville de Nanterre a, par exemple, introduits à Seine-Arche ?
Seine-Arche : quelle démocratie locale ?
Dans la doctrine de la « ville durable », la démocratisation des procédures de décision par la participation des habitants à l’aménagement de leur espace est posée comme une condition nécessaire et indispensable à sa réussite, mais elle se heurte souvent, pour sa réalisation, au contexte politique et institutionnel local, voire national, qui contrarie son déroulement. À Seine-Arche, c’est le contexte politique francilien, et plus particulièrement les rapports avec la Défense, donc avec l’État, qui sont concernés, et qui ont donné lieu à plus de vingt années d’affrontement (1980-2000) entre Nanterre et son puissant voisin31. De plus, de l’avis des habitants, la démocratie participative à Nanterre n’en est encore qu’à ses préliminaires, le stade informatif, malgré la mise en place de différents dispositifs de concertation par la mairie (les premiers comités de quartier datent de 1977) : Assises pour la ville, commission extra-municipale d’aménagement, Agora ou maison des initiatives citoyennes, Comité local de démocratie participative, conseils de quartier, qui sont les principaux lieux de débat public. D’une manière générale, les associations locales32 se plaignent de n’être informées qu’une fois les décisions prises, ou uniquement consultées sur des questions secondaires et mineures, les choix importants se font ailleurs, sans elles. Elles ont cependant participé, dès le début, aux études du projet Seine-Arche, en intervenant dans la commission extra-municipale, dans des conseils municipaux extraordinaires, au sein du comité de pilotage qui a abouti au choix du projet de Tgt, Les Terrasses, ainsi que dans des réunions régulières de suivi de l’avancement de l’opération.
Actuellement, la commune, après avoir lutté pour pouvoir choisir son aménagement et avoir son propre établissement public de pilotage, l’Epasa33, voit son indépendance mise en cause une nouvelle fois par l’ingérence de l’État qui veut imposer une fusion entre l’Epad et l’Epasa, avec un directeur unique, et un changement dans la programmation des bureaux en doublant leur surface, contrariant la densité prévue du projet : le conflit entre Nanterre et l’Epad est à nouveau ouvert34. Le président de l’Epad, P. Devedjian, qui est aussi président du conseil général des Hauts-de-Seine, a un but précis : élargir le périmètre de la Défense sur la commune limitrophe de Nanterre, la seule à posséder encore des réserves foncières importantes (il dispose pour cela de l’appui du président Sarkozy, lui-même ex- président de l’Epad, qui a fait nommer P. Chaix directeur du futur établissement Epasa + Epad). Devedjian, en expert urbaniste, critique le projet Seine-Arche : « Ce n’est pas qu’ils soient communistes qui me pose problème, c’est leur vision archéo de l’aménagement urbain qui me gêne ! Des cubes de sept étages mis bout à bout…, c’est assez pauvre sur le plan conceptuel…, les communistes font du logement social parce qu’ils ont peur de perdre les élections » ; et pense que le développement de la Défense « offre à ces élus les moyens de gagner plus de taxes professionnelles. Ils continueront de faire des conneries avec cet argent s’ils le veulent… mais ils n’auront plus besoin de faire de la mendicité. D’ailleurs, Nanterre est déjà riche » (Le Monde, 7 janvier 2009). Tel est le nouvel état d’esprit et le nouveau rapport de force entre les protagonistes. La fusion Epasa + Epad est une déclaration de guerre contre Nanterre. Face au clan Ump de Courbevoie, Puteaux et du conseil général, les élus de Nanterre sont minoritaires et risquent de perdre la maîtrise de leur projet : la démocratie locale est menacée, l’autonomie communale, chèrement gagnée, est remise en cause, la décentralisation est en question. Dans ces conditions, l’avenir du projet urbain durable Seine-Arche est-il encore assuré ? Le conseil municipal, dans sa séance du 20 octobre 2009, a dénoncé le déni de démocratie et refusé l’extension imposée de la Défense sur Nanterre. Après la rocambolesque affaire de la candidature de Jean Sarkozy à la présidence de l’Epad, puis son retrait, P. Jarry a demandé que cessent toutes « les pratiques autoritaires qui dominent depuis des mois », et s’est présenté comme candidat à la présidence de l’Epad. Il a proposé également pour relancer le débat sur l’avenir du territoire, la création d’ateliers de l’Ouest parisien qui doivent se clôturer par un forum public à la Grande Arche, fin janvier 2010.
La « ville durable » et la question urbaine
On a vu que l’approche de la « ville durable » peut être traitée soit à partir de ses flux de déplacement, en agissant sur la mobilité, sur la forme urbaine, pour limiter les transports individuels, soit à partir de ses flux de matières, en contrôlant son métabolisme, c’est-à-dire les entrées de ressources, matériaux, énergies, d’un côté, et les sorties de déchets, rejets, polluants…, de l’autre, sur le modèle de l’écologie industrielle, ou écologie territoriale35, en recherchant la meilleure façon de l’optimiser (récupération et recyclage des rejets et autres émissions), afin de limiter l’impact sur l’environnement et sur la biosphère. On a vu aussi que la ville pouvait être considérée comme un écosystème naturel dont la biodiversité (faune, flore, milieux naturels…), menacée par l’industrialisation et l’urbanisation, doit être sauvegardée. Mais, dans cette façon de penser le fonctionnement de la ville comme une pure activité métabolique, ou comme un simple écosystème naturel, statique par définition, on oublie que la ville est surtout, et d’abord, un produit historique, dynamique et évolutif : la question urbaine est posée.
Dans cette version étroitement écologique de la « ville durable », il n’est question que de l’homme en général, l’homme et la nature humaine biologiquement et physiologiquement définis, et la ville, comme un territoire simplement peuplé d’hommes.
H. Arendt36 a mis en garde contre cette approche du social et de la société limitée et réduite à la nature (humaine). Cherchant à définir le politique, elle écrit : « La politique repose sur un fait : la pluralité humaine. […] C’est parce que la philosophie et la théologie s’occupent toujours de l’homme, […] qu’elles n’ont jamais trouvé aucune réponse philosophiquement valable à la question : qu’est-ce que la politique ? » (p. 39). Elle pourrait ajouter à sa liste l’écologie où l’homme également, envisagé dans sa généralité et dans son rapport à la nature, est son objet principal. Le politique qui institue le social et organise la diversité humaine est absent. Les hommes, à partir de leur pluralité, s’organisent politiquement pour vivre ensemble et, comme structure politique, la cité institue cet être-ensemble37 en créant un espace intermédiaire commun préservant cette diversité et cette pluralité.
Ni simple métabolisme, ni simple écosystème, ni simple territoire productif, comme voudrait aussi la réduire une certaine vision économiste, la ville de l’âge démocratique est surtout un territoire-ressource pour ses habitants. Cette ville de l’âge démocratique, inachevée par définition, doit poursuivre ce processus de démocratisation, économique, sociale, politique : l’approfondissement de la démocratie locale est donc une condition indispensable d’existence et de réussite de la « ville durable ».
Le débat, aujourd’hui, autour des nouvelles formes de gouvernance, de partenariat, de démocratie participative, qui cherche à dépasser la démocratie représentative en crise et les systèmes de décision autoritaires et arbitraires38, auxquels le développement durable se réfère, relève de cette problématique. Les questions concernant les interactions entre la ville et le développement durable ne sont pas qu’une affaire d’experts et d’élus, mais aussi de citoyens, et c’est dans le débat triangulaire entre élus/experts/citoyens que doivent être élaborées les décisions, et que les choix et les compromis doivent être discutés et disputés. Il importe de ne pas perdre de vue, dans la réflexion sur la « ville durable », cette dimension politique de la cité, afin que le développement durable soit aussi un développement social durable.
Si la « ville durable » reste encore floue dans son contour et incertaine dans son contenu, une chose est sûre : l’écologie urbaine qui la fonde doit être aussi une écologie politique.
- *.
Architecte, chercheur au Cnrs, Umr 7136, laboratoire théorie des mutations urbaines, Institut français d’urbanisme, Université Paris VIII. Précédent article paru dans Esprit : « Quel urbanisme face aux mutations de la société postindustrielle ? », Esprit, novembre 2006.
- 1.
Dans la perspective tracée par F. Choay, Urbanisme, utopies et réalités, Paris, Le Seuil, 1966.
- 2.
N. Mathieu et Y. Guermond (sous la dir. de), la Ville durable. Du politique au scientifique, Paris, Cemagref-Cirad-Ifremer-Inra, 2005. C. Chalon, D. Clerc, G. Magnin et H. Vouillot, Pour un nouvel urbanisme. La ville au cœur du développement durable, Gap, Yves Michel, 2008. A. Cluzet, Ville libérale, ville durable, La Tour-d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2007.
- 3.
Commission mondiale sur l’environnement et le développement, Notre avenir à tous. Rapport Brudtland, Québec, Les Publications du Québec/Éd. du Fleuve, 1988 (Our Commun Futur, The Brudland Report Cnued, Oxford University Press, 1987).
- 4.
Charte des villes européennes pour la durabilité, Conférence européenne pour la ville durable tenue à Aalborg en mai 1994. Elle comprend trois parties : 1) déclaration commune : les villes pour la durabilité ; 2) campagne des villes européennes pour la durabilité ; 3) participation au processus local de l’action 21 : plans locaux et actions en faveur de la durabilité.
- 5.
Avec son film, La vérité qui dérange (An inconvenient truth), 2006, Al Gore reçoit le prix Nobel de la paix en 2007, partagé avec R. Pachauri, président du Giec (groupe d’experts de l’Onu sur l’environnement), pour avoir sonné l’alarme sur le réchauffement climatique. Dans son rapport publié en 2006, N. Stern estimait à 5 500 milliards d’euros l’impact du réchauffement de 4 oC d’ici 2050. Le Pnud a calculé, qu’à ce jour, 1 milliard de personnes ont été victimes des catastrophes climatiques, et il faudrait investir 59 milliards d’euros par an pour pouvoir les prévenir. En Chine, 2/3 des villes manquent structurellement d’eau et 60 % des cours d’eau sont pollués, et la déforestation massive en Amazonie menace gravement l’écosystème mondial…
- 6.
Quatorze des dix-huit villes de plus de 8 millions d’habitants se trouvent dans les pays en développement.
- 7.
Voir sur cette question, R. Passet, l’Économique et le vivant, Paris, Economica, 1996 ; l’Illusion néo-libérale, Paris, Flammarion, 1991.
- 8.
J. Chevalier, « Quel contenu aux politiques de développement durables des villes aux États-Unis ? », dans J.-P. Maréchal et B. Quenault (sous la dir. de), le Développement durable, une perspective pour le xxie siècle, Rennes, Pur, 2005.
- 9.
Voir, par exemple, « La ville dans la transition énergétique », Les Annales de la recherche urbaine, no 103, septembre 2007 ; E. Störmer, U. Schubert, Sustainable Development in Europe, Concepts, Evaluation and Applications, Cheltenhman (UK)/Northampton (MA, États-Unis), Edward Elgar, 2007. Les auteurs posent la question de savoir sur quelle théorie évaluer, à quel moment évaluer, avec quels outils et indicateurs ?
- 10.
Le ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de l’Aménagement (Meddat) a lancé en octobre 2008 un concours sur la ville durable en trois volets : les écoquartiers, les écocités et les transports collectifs, afin de mettre en valeur des opérations exemplaires, valoriser et diffuser les bonnes pratiques.
- 11.
A. M. Ducroux (sous la dir. de), les Nouveaux utopistes du développement durable, Paris, Autrement, no 216, 2003 ; « Utopie(s) », Urbanisme, no 336, 2004 ; F. Choay, « L’utopie et le statut anthropologique de l’espace édifié », Esprit, octobre, 2005.
- 12.
Pour la présentation de ces différents cas, lire « Grands projets urbains en Europe. Conduire le changement dans les métropoles », Les Cahiers de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région d’Île-de-France, no 146, mars 2007.
- 13.
On peut citer comme exemples en France : Paris, Lyon, en matière de transport et d’économie d’énergie, Chalon-sur-Saône et son programme de réduction de gaz à effet de serre, Besançon pour la prévention de la pollution de l’eau, Perpignan qui veut devenir la première ville française à énergie positive ; des écoquartiers sont construits à Angers, Auxerre, Grenoble, Lyon, Narbonne, Rennes… L’écologie est devenue un thème central pour les élus locaux, mais sur les 300 « agendas locaux 21 », la moitié seulement ont mis en place une démarche sérieuse. Seine-Arche à Nanterre tente une démarche plus large.
- 14.
« Ce territoire a été dévasté pour faire passer l’A 14 et l’A 86, et leur couverture n’est toujours pas réalisée : depuis 40 ans, c’est une balafre dans le cœur de Nanterre…, c’est cela, le droit à la réparation ! » (P. Jarry, maire de Nanterre).
- 15.
M. Roncayolo, Territoires en partage. Nanterre, Seine-Arche : en recherche d’identité(s), Marseille, Parenthèses, 2007.
- 16.
« Inventons un autre mode de développement », « être un modèle de développement urbain et social durable » (P. Jarry, maire de Nanterre) ; « être un aménageur responsable », « nous agissons à la fois pour la planète et pour le bien-être des habitants de Nanterre » (M. Callen, directeur de l’Epasa).
- 17.
Voir également sur ce sujet la position de Plaine commune, communauté de communes qui regroupe huit villes : « Réinventer la ville, La Plaine Saint-Denis », Projet, hors-série, 2008.
- 18.
F. Choay, Urbanisme, utopies et réalités, op. cit.
- 19.
G. Dupuy, l’Urbanisme des réseaux. Théories et méthodes, Paris, Armand Colin, 1991.
- 20.
N. Ellin, Postmodern Urbanism, Cambridge (Mass), Blackwell Publishers, 1996. R. Koolhaas, Mutations, Actar, 2001. P. Katz, The New Urbanism. Toward an Architecture of Community, New York, McGraw Hill, 1994.
- 21.
S. Ollitrot, Militer pour la planète. Sociologie des écologistes, Rennes, Pur, 2008.
- 22.
En France, les écoles d’architecture essayent de mettre en place un enseignement sur cette question ; le Centre scientifique et technique du bâtiment (Cstb) cherche, de son côté, à travers des séminaires de formation et des conférences, à sensibiliser et orienter le milieu professionnel ; l’Agence nationale de la recherche (Anr) lance un vaste programme de recherche sur le développement durable et la ville durable. Il en va de même pour le Meddat et son programme de recherche, « Politique territoriale et développement durable », portant sur deux axes : Inégalités écologiques et vulnérabilités territoriales, Formations supérieures et développement durable des territoires.
- 23.
Le Corbusier, dans la Chartes d’Athènes, Paris, Minuit, 1957, reprend les conclusions du Ciam réuni à Athènes en 1933.
- 24.
Plan d’action pour le xxie siècle adopté par 173 chefs d’État lors du Sommet de la Terre de Rio en 1992.
- 25.
P. Geddes, Cities in Evolution, Londres, Williams and Norgate, 1915.
- 26.
Deux dates sont à retenir dans cette généalogie : 1968, fondation du Club de Rome qui publia en 1972 le rapport les Limites de la croissance pronostiquant une chute brutale de la population mondiale et du niveau de vie ; 1972, le sommet de Stockholm sur l’environnement de l’Onu qui mit en garde contre les effets néfastes de l’industrialisation sur la planète, et créa deux programmes d’action, le Pnue et le Pnud. En France, H. Laborit a publié son livre l’Homme et la ville, Paris, Flammarion, 1971, un des premiers manifestes en faveur de l’écologie urbaine.
- 27.
Le chauffage de l’écoquartier Hammarby Sjöstad à Stockholm, par exemple, fonctionne en recyclant les eaux usées et les déchets, dans le but de parvenir à une autonomie énergétique.
- 28.
F. Choay, la Règle et le modèle. Sur la théorie de l’architecture et de l’urbanisme, Paris, Le Seuil, 1980.
- 29.
J. Ferrier (sous la dir. de), Architecture = Durable, Paris, Éd. du Pavillon de l’Arsenal, 2008, catalogue de l’exposition organisée au Pavillon de l’Arsenal sur ce thème.
- 30.
Voir à ce propos l’action lancée par le Plan urbanisme construction architecture (Puca) depuis 2001 pour la recherche de nouvelles formes d’habitat durable, Villa urbaine durable et habitat intermédiaire entre individuel et collectif (www.urbanisme.equipement.gouv.fr/puca).
- 31.
M. Roncayolo, Territoires en partage…, op. cit., raconte l’histoire de cette longue lutte d’indépendance de la commune. Avec la décentralisation des années 1980, le municipalisme va se réveiller, trouvant des marges de manœuvre pour agir. Les mots d’ordre de l’époque étaient : « réparer le territoire », « cicatriser les plaies », « déjouer la tyrannie de l’axe », « résistance à l’État »… Il faudra finalement la médiation du préfet Ricono en 1998 pour aboutir à un compromis entre Nanterre et l’Epad.
- 32.
On peut citer quelques associations locales parmi les plus actives : Aberpa, Adirg, Croix Sens Durable, Mieux Vivre au Petit Nanterre, Naturellement Nanterre, Unis Vers Cités…
- 33.
M. Roncayolo, Territoires en partage… op. cit.
- 34.
Nous avons proposé d’appeler « urbanisme transactionnel », l’évolution récente de la pratique urbanistique qui procède par transaction contractuelle (négociation et coopération) ou polémique (conflit et rapport de force) entre acteurs, pour aboutir à des compromis pratiques sur des projets, voir « Quel urbanisme face aux mutations de la société postindustrielle ? L’exemple de la Zac Paris Rive Gauche », art. cité.
- 35.
S. Erkman, Vers une écologie industrielle, Paris, éd. C. L. Mayer & la librairie Fph, 2004 ; S. Barles, « Le métabolisme parisien aujourd’hui. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », Les Annales de la recherche urbaine, « La ville dans la transition énergétique », 2008, no 103; B. Duret et al., « Écologie territoriale. Une aide à la définition d’une politique énergétique », Les Annales de la recherche urbaine, op. cit.
- 36.
H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Le Seuil, 2001.
- 37.
Sur le rôle du politique, H. Arendt précise : « La politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents. Les hommes, dans un chaos absolu, ou bien à partir d’un chaos absolu de différences, s’organisent selon des communautés essentielles et déterminées…, car l’homme est a-politique. La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les hommes, donc dans quelque chose qui est fondamentalement extérieur-à-l’homme » (p. 42). Elle poursuit : « Il n’y a de liberté que dans l’espace intermédiaire propre à la politique… C’est dans la diversité absolue de chaque homme l’un par rapport à l’autre, qui est plus importante que la relative diversité des peuples, des nations ou des races, c’est dans la pluralité qu’est contenue la création de l’homme par Dieu. Mais c’est précisément ce dont la politique n’a rien à faire » (p. 43).
- 38.
Sur ce sujet voir, entre autres, les travaux de P. Rosanvallon, la Contre-démocratie, la politique à l’âge de la défiance, Paris, Le Seuil, 2006.