Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Mo Yan : se moquer sans faire de vagues

L’attribution du prix Nobel de littérature à Mo Yan en 2012 a suscité de nombreuses controverses, souvent plus politiques que littéraires, sur le danger d’accorder un prix si prestigieux à un écrivain reconnu par les autorités chinoises. Car si Mo Yan, dans ses œuvres, manie le grotesque, le sarcasme et l’ironie, le résultat n’est pas une critique en profondeur mais un éclat de rire généralisé qui met sur le même plan victimes et bourreaux. Sans faire trop de vagues.

Le 11 octobre 2012, Peter Englund, secrétaire permanent de l’Académie suédoise à Stockholm, a annoncé que le prix Nobel de littérature 2012 était attribué à l’écrivain chinois Guan Moye, âgé de 57 ans, mieux connu sous le nom de Mo Yan, pseudonyme signifiant « ne parle pas » (ce nom viendrait d’un conseil donné par ses parents lorsqu’il était enfant dans la Chine maoïste).

À Pékin, la nouvelle a été accueillie avec jubilation. Li Changchun, membre du bureau politique, instance dirigeante du Parti communiste chinois, a immédiatement envoyé une lettre à l’Association des écrivains chinois, instance officielle dont Mo Yan est le vice-président, dans laquelle il écrivait que le prix ne représentait « pas uniquement les immenses progrès accomplis par la littérature chinoise, mais également la croissance continue de la puissance de notre pays et de son influence internationale ». Les médias officiels se sont réjouis du fait que le prix soit enfin remis à un Chinois « normal » (mainstream), ce que « les Chinois attendaient depuis trop longtemps ». Une semaine plus tard, le pouvoir a annoncé vouloir transformer le village natal de Mo Yan en « zone culturelle consacrée à Mo Yan », projet qui coûterait 110 millions de dollars.

Au même moment, l’internet chinois, en Chine et à l’étranger, était le théâtre d’une violente controverse. Cet écrivain méritait-il le prix plus que d’autres qui auraient pu l’obtenir ? Un prix aussi important devait-il être remis à un écrivain qui est « dans le système », dans un pays au régime autoritaire qui emprisonne d’autres auteurs, dont Liu Xiaobo, récipiendaire du prix Nobel de la paix en 2010 (un « criminel avéré » selon le gouvernement chinois), n’est que l’exemple le plus célèbre ? Wang Xiaohong, une critique, a ainsi partagé sur Twitter son inquiétude pour Alfred Nobel, qu’elle imagine en train de s’agiter dans sa tombe :

Il y a deux ans, mon pays a donné un prix à un Chinois, offensant ainsi le gouvernement chinois. Aujourd’hui, on a donné un autre prix à un Chinois, et en faisant ça, on a offensé le peuple chinois. Mon Dieu ! La Chine tout entière offensée en deux ans seulement.

Au-delà de la satire, Wang Xiaohong a raison lorsqu’elle parle de l’importance que revêtent les prix Nobel en Chine, encore plus grande que dans les autres pays. Comme les médailles olympiques, ils sont perçus comme des signes de respect venus du reste du monde, un respect qui, au cours des derniers siècles, n’a pas toujours été à la hauteur de ce que les Chinois attendaient. L’insécurité qui sous-tend cette quête du respect apparaît de manière encore plus criante dans le cas du prix Nobel de littérature, qui revient pour la Chine à laisser un comité de Suédois juger de sa réussite culturelle (Göran Malmqvist, l’un des membres du comité, lit le chinois, mais les autres doivent s’appuyer sur des traductions). La Chine a bien son propre prix littéraire, le prix Mao Dun, que Mo Yan a remporté en 2010. Mais ni Mo Yan ni personne d’autre en Chine n’oserait le comparer au Nobel. (Mao Dun écrivait de la fiction politique à la fin des années 1920 et dans les années 1930 ; il fut le ministre de la Culture de Mao de 1949 à 1965 et sa réputation – méritée – est celle d’un auteur assez ennuyeux. Mais la raison principale du peu d’envergure de ce prix est qu’il est national, et soutenu par les autorités chinoises.)

Les Chinois et le Nobel

Ces dernières années, les dirigeants de la Chine communiste ont été particulièrement sensibles au prestige du Nobel, et ont dû faire face à leur frustration en la matière. Huit Chinois ont reçu des prix Nobel en sciences, mais six d’entre eux étaient citoyens de pays occidentaux (les États-Unis, le Royaume-Uni et la France) à ce moment-là, et les deux autres étaient taïwanais1. Deux ont reçu le prix Nobel de la paix, mais l’un d’entre eux, Liu Xiaobo, est un handicap pour le régime qui l’a mis en prison, et l’autre, le dalaï-lama (lauréat en 1989), vit en exil depuis 1959 (les dirigeants chinois qualifient le dalaï-lama de « séparatiste » et de « loup déguisé en mouton », mais ils ne peuvent pas dire qu’il n’est pas chinois, car ce serait admettre que le Tibet ne fait peut-être pas partie de la Chine). Après l’attribution du prix Nobel de littérature, en 2000, à Gao Xinjian, écrivain chinois qui dénonce le pouvoir communiste et a acquis la nationalité française en 1997, les médias officiels en Chine ont décrété que le comité Nobel avait « perdu son autorité » et n’était qu’une « petite clique de pseudo-experts littéraires habités par l’hostilité envers le peuple chinois ».

Il a donc fallu renverser rapidement ce jugement au moment de l’annonce du prix donné à Mo Yan, ce qui n’a pas semblé poser de problèmes aux organes de la presse officielle. Leur travail est de défendre l’État, pas d’être cohérents. C’était à présent au tour de l’autre bord, des dissidents et des libres penseurs anonymes de l’internet, d’attaquer. Certains s’en sont pris au comité Nobel, mais la cible principale des critiques fut Mo Yan, et surtout ses prises de position politiques récentes. Lors des cérémonies d’ouverture du Salon du livre de Francfort, en octobre 2009, il a lu un discours approuvé par les autorités, dans lequel il a affirmé que la littérature devait se placer au-dessus de la politique2 ; puis, lorsque les autorités chinoises ont ordonné le boycott d’une session à laquelle participaient les écrivains dissidents Dai Qing et Bei Ling, Mo Yan a quitté la salle, expliquant plus tard qu’il « n’avait pas eu le choix ».

En décembre 2009, à l’annonce de la condamnation de Liu Xiaobo à onze ans de prison, peine étonnamment sévère, Cui Weiping, une spécialiste du cinéma, a mené une enquête téléphonique auprès de plus de cent intellectuels chinois importants, pour connaître leur réaction. Nombre d’entre eux ont pris le risque d’exprimer leur dégoût, et ont dit à Cui qu’elle pouvait publier leurs propos. Mo Yan, qui a lui aussi autorisé la publication, a déclaré : « Je ne connais pas les détails, et je préfère ne pas faire de commentaire. J’ai actuellement des invités, et suis très occupé. »

Le plus grave cependant, aux yeux des critiques de Mo, est qu’il ait donné son accord, en juin 2012, pour participer à un projet lancé par l’État, qui consistait à faire recopier à la main, par de grands auteurs, les « Discours au forum de Yan’an sur les arts et la littérature » de Mao Zedong, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de l’événement. Ces « Discours », véritables menottes intellectuelles pour les écrivains chinois pendant la période maoïste, détestés depuis la mort de Mao jusqu’au massacre de Tiananmen de 1989, redevenaient des objets de vénération. Certains écrivains qui avaient été invités à participer ont décliné l’invitation. Mo Yan non seulement a accepté, mais il a même été plus loin que les autres en expliquant que ces « Discours », à leur époque, avaient une « nécessité historique », et avaient « joué un rôle positif ».

Lors d’une conférence de presse, après l’annonce de l’attribution du prix Nobel, Mo Yan a demandé que ses positions politiques soient séparées de son écriture. Le Nobel « récompense la littérature, pas la politique », a-t-il déclaré. Certains de ses critiques, sur l’internet, ont radicalement rejeté cette distinction (l’un d’entre eux, dans un tweet, a écrit : « Si un chef cuisinier couvert d’excréments me présente un repas, même si la nourriture est absolument délicieuse, j’aurai du mal à l’avaler »). La question qu’il faut poser, cependant, est de savoir dans quelle mesure l’immersion d’un écrivain dans un système autoritaire et son adaptation à ce système affectent ce qu’il écrit. C’est une interrogation subtile et importante à la fois, et Mo Yan en est un exemple intéressant.

Dilemme de l’écrivain

Mo Yan est devenu célèbre à la fin des années 1980, lorsque le cinéaste Zhang Yimou a adapté à l’écran son roman le Clan du sorgho3 (sous le titre le Sorgho rouge), qui dépeint la vie dans le Shandong rural pendant l’invasion japonaise des années 1930 et 1940. Liu Xiaobo, qui connaissait Mo Yan à l’époque, a plus tard écrit que l’une des raisons de l’extraordinaire succès du film était

qu’il racontait une histoire d’amours illégitimes pleine de sauvagerie. Le rugissement brutal de l’air principal de la musique du film, Petite sœur, avance hardiment, constituait l’étalage en grand de la force vitale primitive de la sexualité. Sur l’arrière-plan du sorgho rouge feu de l’aride Nord-Ouest, dominé par le vaste ciel bleu et le grand soleil, l’enlèvement de la villageoise par le bandit de grand chemin, les flots déchaînés de la liaison illicite sur la terre à sorgho, les bandits qui s’entre-tuent pour s’emparer d’une femme, l’urine puante de l’ouvrier agricole lâchée dans la jatte où la maîtresse de maison fabrique de l’alcool qui, contre toute attente, aboutit au prodige de produire l’excellent alcool « Rouge de dix-huit lieues » célèbre partout à la ronde, etc., [tout cela] […] non seulement paracheva l’union singulière à caractère sexuel entre hommes et femmes, mais créa une illusion visuelle dotée d’une force vitale prodigieuse. L’attribution d’un prix au film le Sorgho rouge symbolisa l’évolution des conceptions en matière de sexe du citoyen chinois : l’acceptation de l’idée que l’« exaltation de l’érotisme » était devenue l’expression de l’« exubérance de la force vitale4 ».

Mo Yan fait justement remarquer que le Clan du sorgho a été très critiqué par les autorités dans les années 1980. À l’époque, au moins, il ne pouvait être accusé de flagornerie. Son livre ne se contentait pas de briser les tabous sexuels ; il mettait en scène une version de la vie chinoise sous l’occupation japonaise qui allait à l’encontre des récits communistes sur l’héroïque résistance des paysans. Mo Yan, Zhang Yimou et d’autres étaient perçus comme de jeunes rebelles.

Oe Kenzaburo, le romancier et essayiste japonais lauréat du prix Nobel de littérature en 1994, a dit dans son discours d’acceptation :

En partageant des métaphores anciennes, familières et pourtant bien vivantes, je m’associe à des écrivains comme Kim Chi-ha, en Corée, et Zheng Yi et Mo Yan, tous deux chinois. Pour moi, la communauté littéraire se traduit concrètement par de telles relations… Je suis aujourd’hui très inquiet du destin de ces talentueux romanciers chinois, qui ont été privés de leur liberté depuis les incidents de la place Tiananmen.

Oe ne pouvait pas savoir, à l’époque, que ce « destin » allait être bien différent pour les deux jeunes auteurs chinois qu’il admirait, Zheng Yi et Mo Yan. Zheng Yi avait attiré l’attention d’Oe en publiant Vieux puits5 en 1984, roman sentimental ayant pour contexte la quête de l’eau, pluriséculaire, dans une région aride de la province rurale du Shanxi. Comme le Clan du sorgho, le roman avait été adapté au cinéma, et le film avait eu beaucoup de succès. En 1997, Oe m’a dit qu’il avait beaucoup aimé l’« orientation verticale » de Zheng, manifestée par les vieux puits s’enfonçant profondément dans la terre et les « arbres des esprits » tendant leurs branches, dans l’autre direction, vers le ciel. (À l’époque, Zheng travaillait sur un long roman intitulé Arbre des esprits, dans lequel il intégrait une touche de magie à sa description de la vie d’un village chinois.) En 1989, Zheng Yi a soutenu les étudiants contestataires de Tiananmen et la police s’est mise à le rechercher. Il a vécu clandestinement en Chine pendant trois ans, s’est enfui à Hong Kong en 1993 et vit en exil aux États-Unis depuis. Il a continué à beaucoup écrire, et a toujours été très direct dans ses critiques vis-à-vis du gouvernement chinois.

Mo Yan, tant en littérature qu’en politique, a choisi une voie bien différente. Après 1989, tous les écrivains et artistes sérieux en Chine ont dû faire un choix : rester ou non « dans le système » et, si oui, à quel degré. Nombreux sont ceux, comme Mo Yan, qui, sans ambiguïté, ont choisi d’y rester, s’accommodant plus ou moins bien des consignes officielles, tout en prétendant en public qu’elles n’existent pas (Mo Yan a récemment déclaré, dans une conférence de presse : « Nous vivons dans une époque de libre expression »). Au cours des vingt dernières années, marquées par l’explosion de la croissance chinoise, l’argent est devenu une autre raison non négligeable pour ne pas sortir du système. Zhang Yimou, le réalisateur du Sorgho rouge, s’est de plus en plus rapproché du régime, jusqu’à être invité, en 2008, à mettre en scène la spectaculaire cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Pékin, ce qu’il a commenté en disant (apparemment sans ironie aucune) que seuls des États comme la Chine ou la Corée du Nord étaient en mesure de produire un spectacle d’une telle ampleur.

La plupart des écrivains qui ont choisi de « sortir » du système – Liu Binyan, Su Xiaokang, Zheng Yi, Liao Yiwu, et d’autres – ont accepté de payer le prix de l’exil pour pouvoir dire ce qu’ils pensaient, sans avoir à faire de concessions. Ha Jin est même allé plus loin, quittant non seulement la Chine, mais la langue chinoise ; il n’écrit qu’en anglais, entre autres pour être sûr de ne pas être influencé dans son expression, même de manière inconsciente. Certains de ceux qui avaient choisi l’exil après 1989 ont ensuite changé d’avis et sont retournés en Chine. Xu Bing, un artiste spécialisé dans les installations, a vécu à New York entre 1990 et 2008, puis est rentré en Chine et est devenu vice-président de l’Académie centrale des beaux-arts. Le grand poète Bei Dao est lui aussi rentré, et passe maintenant la majorité de son temps à Hong Kong. Le régime accueille favorablement ces grandes figures de l’art et de la littérature, qui l’aident à polir son image. Il leur offre de l’argent, un statut, et plus de liberté qu’il n’en accorde aux autres, même si cette liberté n’est jamais totale.

À partir des années 1990, la difficulté pour Mo Yan a été de trouver une voix littéraire durable. Le Clan du sorgho avait été un grand succès, mais cela était lié à la situation politique dans les années 1980 : les écrivains pouvaient se faire un nom en « s’aventurant dans des zones interdites ». Le Clan du sorgho en avait exploré deux : le libertinage sexuel et le récit véridique de la guerre contre le Japon. Cependant, dans les années 1990, les zones interdites étaient moins nombreuses à explorer, et celles qui existaient encore (le massacre de 1989, la corruption des élites politiques, des sujets comme Taiwan, le Tibet et le Xinjiang) étaient si interdites qu’elles en devenaient intouchables. Mo Yan avait besoin d’autre chose.

On a souvent dit qu’il a un style rabelaisien, mais il est encore plus truculent que Rabelais. Il dépeint le côté animal des êtres humains – manger, déféquer, se battre, crier, saigner, suer, forniquer – mais aussi des traits propres aux humains, que les animaux ignorent, comme l’intimidation, la manipulation ou la trahison. Parfois, pas toujours, Mo Yan fait usage de l’ironie, et les envolées de son imagination ont été comparées au « réalisme magique » de Gabriel García Márquez (il n’est pas du tout sûr que Mo Yan ait lu Rabelais ou García Márquez ; il s’agit de ressemblances et non d’influences).

Les œuvres de Mo Yan parlent des déshérités : dans la Mélopée de l’ail paradisiaque6, le narrateur se place clairement du côté des fermiers pauvres que des cadres locaux sans scrupules tourmentent et ruinent. Récemment, mettre en avant le sort des opprimés est très fréquent dans le monde des lettres chinoises, avant tout parce que la société chinoise compte beaucoup d’opprimés, et qu’ils méritent de fait la compassion. Mais il faut bien faire la différence entre la manière dont Mo Yan parle du destin des opprimés et celle dont en parlent Liu Xiaobo, Zheng Yi et d’autres dissidents. Liu et Zheng dénoncent le système autoritaire tout entier, y compris aux échelons les plus élevés. Mo Yan et d’autres écrivains qui sont dans le système accusent les cadres locaux et laissent les dirigeants en dehors de leur critique.

Or les dirigeants chinois eux-mêmes ont pour habitude de mettre les difficultés éprouvées par la population sur le dos des cadres inférieurs, et de propager le message selon lequel « ici, au plus haut niveau, on vous entend, on vous comprend ; ne vous posez donc pas de questions sur le système dans son ensemble ». Il y a vingt ans, quand les Chinois n’avaient accès qu’à la presse officielle, la plupart d’entre eux croyaient ces paroles ; aujourd’hui, avec l’internet, ils sont moins nombreux, mais le message est encore très efficace. Des écrivains comme Mo Yan comprennent bien la stratégie du régime, et peut-être ne leur plaît-elle pas ; mais ils acceptent des compromis dans la manière de présenter les choses. C’est le prix à payer pour écrire de l’intérieur du système.

L’ironie comme protection

Mo Yan est l’auteur de romans panoramiques qui couvrent une grande partie de l’histoire de la Chine au xxe siècle. « Réécrire l’histoire » est à la mode dans la littérature chinoise depuis les années 1990. Pour les lecteurs qui ont encore du mal avec la question « Que s’est-il passé ? » pendant et après l’époque maoïste, cette vogue est très intéressante. Les écrivains de l’intérieur du système, eux, sont face à un dilemme : comment traiter des épisodes comme le Grand Bond en avant (1959-1962), lors duquel trente millions de personnes ou plus sont mortes de faim, ou la Grande Révolution culturelle prolétarienne (1966-1970), qui en a tué deux ou trois autres millions et a durablement instillé dans l’esprit national le cynisme et la méfiance, à tel point qu’ils n’ont toujours pas disparu aujourd’hui ? Actuellement, les dirigeants communistes, qui craignent de voir leur pouvoir atteint s’il est associé à ces désastres du maoïsme, qualifient ces sujets de « sensibles » et cherchent à empêcher les écrivains officiels de les traiter. Mais un écrivain se lançant dans un roman panoramique ne saurait les ignorer. Comment faire alors ?

La solution de Mo Yan (et il n’est pas le seul à l’avoir adoptée) est de s’appuyer, lorsqu’il traite d’événements « sensibles », sur un humour un peu obtus. Son roman Beaux seins, belles fesses7, qui traverse tout le xxe siècle, suit la vie d’un homme obsédé par le corps féminin. Au chapitre vi, il est question du Grand Bond, période pendant laquelle l’économie rurale de la Chine s’effondra à cause du volontarisme des politiques agricoles de Mao, qui voulait à tout prix que les plants de riz soient plantés tout près les uns des autres (les fermiers savaient bien que cela ne fonctionnerait pas, mais risquaient la mort s’ils exprimaient leur opinion) et voulait que de nouvelles espèces de plantes et d’animaux soient créées par hybridation, par exemple, en faisant des tomates géantes à partir de tomates et de citrouilles.

Mo Yan s’amuse beaucoup de toute cette folie, mais oublie le désastre. Croiser un lapin et un mouton ? Pourquoi pas ? Dans Beaux seins, belles fesses, un volontaire dit ainsi : « Envoyer du sperme de bélier dans l’utérus d’une lapine domestique ne me gêne pas plus que d’envoyer du sperme du directeur de la ferme Li Du dans l’utérus d’une truie8. » Tout le monde éclate alors de rire. Mais on ne voit aucun signe de famine. Lorsque le héros, obsédé par les mamelles, a envie de lait de chèvre, il suffit que quelqu’un aille en acheter pour qu’il se rassasie. Dans la Dure Loi du karma9, autre roman panoramique de Mo Yan qui s’étend de 1950 à 2000, la victime d’une séance d’humiliation publique pendant la Révolution culturelle est accusée d’avoir engrossé un âne. Pendant quatre pages, la victime est violemment raillée, avant d’être obligée d’avaler un navet représentant une « fausse bite d’âne » pendant que la foule rit aux éclats.

Les défenseurs de Mo Yan, au comité Nobel comme ailleurs, parle de son art de l’« humour noir ». Peut-être. Mais d’autres, y compris des descendants des victimes de ces violences, pourront être pardonnés de ne pas trouver cela drôle. Du point de vue du régime, cette manière d’écrire est utile, pas simplement parce qu’elle détourne le regard de l’histoire telle qu’elle s’est produite, mais parce qu’elle fonctionne comme une soupape de sécurité. Ces sujets sont sensibles, potentiellement explosifs, même aujourd’hui. Pour le régime, il vaut mieux les traiter sur le ton de la plaisanterie plutôt que de les interdire totalement. En 2004, dans un article intitulé « La frénésie pornographique. Critique de la culture commerciale chinoise », Liu Xiaobo remarque que « le massage spirituel qu’opèrent les plaisanteries scénarisées des saynètes comiques favorise la fonction d’anesthésie de l’âme et de paralysie de la mémoire10 ».

Les idées de Mo Yan vont-elles au-delà de ce qu’il écrit ? Pour lui, comme pour tous les écrivains de l’intérieur en Chine, la question mérite de rester ouverte. Lors d’une conférence de presse, le 12 octobre 2012, il a répondu à la question d’un journaliste sur Liu Xiaobo, lui aussi récipiendaire d’un prix Nobel :

J’ai lu certains de ses articles sur la littérature dans les années 1980… Plus tard, lorsqu’il a quitté la littérature pour la politique, je n’ai plus eu de contacts avec lui, et je ne comprends plus vraiment ce qu’il a fait depuis. J’espère cependant qu’il pourra être libéré le plus vite possible, en aussi bonne santé que possible, et qu’il pourra ainsi s’occuper de sa politique et de ses systèmes sociaux comme il l’entend.

Cette déclaration a rapidement été saluée par certains des partisans de Liu Xiaobo. Le nouveau prix Nobel parlant de quelqu’un dont le nom même était banni des médias chinois, c’était tout de même quelque chose. Qui plus est, les paroles de Mo Yan ont été immédiatement supprimées de l’internet en Chine, ce qui prouve qu’elles n’étaient pas du goût des autorités. Mo Yan aurait donc fait une déclaration en conscience.

Bien sûr, ce commentaire a de la valeur, mais je pense que l’explication n’est pas à rechercher du côté de la conscience de l’écrivain. La police et la propagande chinoises sont en contact étroit avec les personnes d’influence, qu’il s’agisse de figures officielles ou de dissidents. Il y a des « conversations », parfois autour d’un thé, sur ce qu’une personne peut ou ne peut pas dire ou faire en public. Lorsqu’il se produit un événement aussi important que l’attribution d’un prix Nobel, on ne peut imaginer que le lauréat ne soit pas convié à ces discussions, une ou plusieurs fois, et la question de savoir ce que Mo Yan dirait sur Liu Xiaobo a forcément été abordée. Les reporters de la presse mondiale ont commencé à la poser dès l’instant où l’annonce du prix a été faite. Les Chinois ont eux aussi posé la question sur l’internet. L’un d’entre eux a tweeté que « si Mo Yan a des tripes, il prononcera son discours debout à côté d’une chaise vide11 ».

Les écrivains chinois aujourd’hui, qu’ils soient « dans le système » ou pas, doivent tous choisir les relations qu’ils veulent entretenir avec le gouvernement autoritaire de leur pays. Cela implique inévitablement des calculs, des compromis, des manières de cacher ou de révéler son jeu. Les choix faits par Liu Xiaobo sont très inhabituels. Les réactions de Mo Yan sont plus « normales », plus proches de la moyenne. Il n’appartient pas à des spectateurs extérieurs comme vous et moi, qui se trouvent à une distance confortable, d’exiger que Mo Yan risque tout et devienne un nouveau Liu Xiaobo. Mais il serait encore plus faux de ne pas faire la différence entre les deux.

Mo Yan, « Ceux qui content des histoires ». Conférence Nobel, le 7 décembre 2012 (extrait)

Lors de l’écriture de romans comme la Mélopée de l’ail paradisiaque, romans qui collent de près à la réalité sociale, la question la plus grave qui s’est posée à moi n’a pas été de savoir si oui ou non j’avais le courage de mener une critique contre les aspects sombres de la société, mais si cette ferveur et cette colère dévorante que je ressentais n’allaient pas laisser le politique l’emporter sur le littéraire, faire de ce roman la chronique d’un fait de société. L’écrivain fait partie de la société, il prend tout naturellement position et a son propre point de vue, mais lorsqu’il passe à l’acte d’écrire, il doit se placer sur le plan de l’humain, et décrire tous les hommes à partir de ce point de vue. C’est ainsi seulement que la littérature, tout en initiant l’événement, le transcende, qu’elle s’intéresse au politique tout en se plaçant sur un plan supérieur.

Peut-être la vie difficile que j’ai menée pendant si longtemps m’a-t-elle donné une compréhension assez profonde de la nature humaine. Je sais ce qu’est le vrai courage et aussi ce qu’est la vraie compassion. Je sais que dans le cœur de chaque homme il y a une zone d’ombre que l’on peut difficilement cerner à l’aune du vrai et du faux, du bien et du mal, or cette zone offre à l’écrivain un vaste champ où déployer son talent. Toute œuvre qui dépeint de façon juste et vivante cette zone d’ombre faite de contradictions, nécessairement, transcendera le politique et présentera les qualités que l’on attend de l’excellence en littérature.

© La fondation Nobel (2012) Source : http://nobelprize.org
  • *.

    Spécialiste de littérature chinoise, Perry Link enseigne à l’University of California, Riverside. Cet article est paru dans New York Review of Books du 6 décembre 2012. Copyright © Perry Link 2012. Les notes, sauf mention contraire, sont de la traductrice.

  • 1.

    Il s’agit de Chen Ning Yang et de Tsung-Dao Lee, qui sont plus tard devenus citoyens américains, et très « amicaux » à l’égard de la République populaire de Chine (nda).

  • 2.

    Cette polémique a été réactivée en décembre 2012, lorsque Mo Yan a prononcé son discours d’acceptation du prix Nobel. Voir l’encadré en fin d’article.

  • 3.

    Mo Yan, le Clan du sorgho, trad. fr. Pascale Guinot et Sylvie Gentil, Arles, Actes Sud, coll. « Lettres chinoises », 1993.

  • 4.

    Liu Xiaobo, Vivre dans la vérité, Paris, Gallimard, coll. « Bleu de Chine », 2012, p. 46-47.

  • 5.

    Non traduit en français.

  • 6.

    Mo Yan, la Mélopée de l’ail paradisiaque [1988], trad. fr. Chantal Chen-Andro, Paris, Le Seuil, coll. « Points roman », 2008 (1re éd. Paris, Messidor, 1990).

  • 7.

    Mo Yan, Beaux seins, belles fesses [1996], trad. fr. Noël et Liliane Dutrait, Paris, Le Seuil, coll. « Points roman », 2005.

  • 8.

    Mo Yan, Beaux seins, belles fesses, op. cit., p. 601.

  • 9.

    Id., la Dure Loi du karma [2006], trad. fr. Chantal Chen-Andro, Paris, Le Seuil, coll. « Points roman », 2009.

  • 10.

    Liu Xiaobo, Vivre dans la vérité, op. cit., p. 39.

  • 11.

    Le certificat du prix Nobel de la paix de Liu Xiaobo a été déposé sur une chaise vide à Oslo en 2010. Après la cérémonie, les autorités chinoises ont interdit l’expression « chaise vide » sur l’internet chinois (nda).