Grand Paris. Les lignes de force d’un paysage mouvant
Le Grand Paris représente un « pari » qui implique de nombreux acteurs politiques et des institutions aux intérêts divergents (mairie de Paris, communes, intercommunalités, départements, région, État) qui sont actuellement dans l’attente, voire sur la défensive. Au-delà des aspects partisans, il faut mettre en scène des rapports de force qui ne datent pas des interventions de Nicolas Sarkozy sur le sujet.
Le plus étonnant dans cette affaire du Grand Paris est sa soudaine cristallisation comme question politique et médiatique, obligeant chacun à se positionner, alors que, jusqu’il y a peu, la prudence était de mise chez beaucoup d’acteurs politiques. L’inscription à l’agenda politique présidentiel joue évidemment un rôle décisif. Mais des facteurs plus profonds étaient à l’œuvre. Ce sont eux que nous tenterons ici d’analyser, d’abord en retraçant l’histoire politique du Grand Paris, ensuite en analysant les forces en présence, enfin en pointant quelques tendances de fond destinées à perdurer quels que soient le(s) schéma(s) politico-institutionnel(s) retenu(s).
On pourrait partir de la « préhistoire d’une ambition1 », évoquer les figures d’Henri Prost, d’Albert Guérard, d’Henri Sellier, de Raoul Dautry, de Jean-François Gravier, on préférera rappeler une date : celle de la première élection, après guerre, d’un maire de Paris en mars 1977, en l’occurrence Jacques Chirac. Car avant de parler du « grand Paris », il faut dire deux mots du « petit Paris », qui est à la fois ville et département. Ce qui est déjà une exception notable dans le paysage politico-institutionnel français, où l’on s’interroge régulièrement sur la disparition de l’échelon départemental. Donc ce « petit Paris », qui fait quand même intra-muros plus de deux millions (2, 16) d’habitants couvrant 85 km2 – densité exceptionnelle au monde – que l’on oppose facilement au Grand Londres, rassemblé dans la Greater London Authority (Gla) : 8, 28 millions d’habitants sur un territoire de 1 580 km2 en oubliant que la Gla doit composer avec 11 municipalités londoniennes, dispose de budgets limités et n’a pas de véritable administration propre2. Certes, elle avait un leader charismatique – Ken Livingstone – qui a mené la capitale britannique à la victoire contre Paris pour organiser les jeux Olympiques de 2012, mais qui vient d’être battu lors des dernières élections municipales britanniques3.
En termes d’outillage politico-administratif, le « petit Paris » est particulièrement bien doté, ayant hérité d’une forte administration de l’ancienne préfecture de la Seine, et disposant également de plusieurs sociétés d’économie mixte et d’un puissant organisme d’Hlm : l’Oph Paris Habitat (ancien Opac de Paris). Bien sûr les maires de Paris se plaignent de ne pas disposer des pouvoirs de police et de circulation, toujours aux mains d’un préfet (de police) ; la gestion des transports publics leur échappe également, dévolue au Syndicat des transports d’Île-de-France (Stif), désormais sous l’autorité de la Région, mais il s’agit d’une gestion « partagée » comme celle de l’assainissement et du traitement des ordures ménagères dans le cadre de syndicats mixtes dont Paris est partie prenante. Cette dimension technique de l’intercommunalité, fortement présente en banlieue, est souvent négligée dans le débat public4.
Ce « petit » Paris est toujours, et de loin, la première ville française – Marseille affiche moins d’un million d’habitants – mais également la seule ville européenne à pouvoir rivaliser avec Londres en termes économiques, si l’on excepte Francfort sur le plan financier. Car le petit Paris ne compte qu’un habitant sur cinq de la région Île-de-France, mais rassemble plus d’un emploi sur trois (1, 65 million). Certes, une partie de ces emplois a quitté la capitale pour la banlieue, voire pour la province : 210 000 emplois perdus entre 1990 et 1999, et de nouveau 50 000 entre 1999 et 2004, selon Laurent Davezies. Si ces chiffres ne sont pas contestés, le débat porte plutôt sur la reconquête depuis, par Paris, d’une partie de ces emplois, y compris dans le secteur privé, le plus affecté. Jean-Louis Missika avance le chiffre de 21 200 emplois « rattrapés » en dix-huit mois en 2006-20075. On épargnera au lecteur le couplet sur Paris, ville lumière, capitale politique, artistique, culturelle, touristique… classée loin devant les métropoles régionales françaises et même européennes dans chacun de ces domaines. On en conclura que si le « petit Paris » accueille son lot de misères (50 000 Rmistes), il ne se défend pas trop mal dans le concert français, et même européen.
Une irruption oubliée
Alors le Grand Paris ? Et bien, il fut un temps où il permettait à André Santini, déjà maire d’Issy-les-Moulineaux, de faire plier de rire une salle remplie de gens de gauche, lors des assises de Banlieues 89 à Nanterre (en 1989) en s’en prenant au Gross Paris dont l’architecte Roland Castro n’avait plus qu’à ressortir les pancartes des caves où le général Von Choltitz les avait sans doute laissées ! Car, c’est aujourd’hui bien oublié, la mission Banlieues 89 confiée aux architectes Roland Castro et Michel Cantal Dupart par une lettre du Premier ministre Pierre Mauroy en novembre 1983 comportait le « projet d’un Grand Paris », dont une première esquisse fut même présentée au président de la République, François Mitterrand, lors des assises d’Enghien en décembre 1985. On s’interroge encore sur les ressorts cachés de cette volonté présidentielle de voir dessiner un « Grand Paris ». Il semble bien qu’il s’agissait alors de dépasser l’échec du projet d’Exposition universelle pour 1989 et d’accompagner la politique des « chantiers du président » – tous situés intramuros6 – par une visée plus large, propre à compenser le caractère élitiste des réalisations architecturales prévues et peut-être à mettre quelque bâton dans les roues du maire de Paris, alors principal adversaire politique du président. Étrange rapprochement avec la situation actuelle.
Le Grand Paris de Banlieues 89 ne fut-il qu’« un pur exercice de style7 » ? Sa dimension poétique revendiquée, ses fines aquarelles, ses cartes d’espaces rêvés (les « lieux magiques ») tendraient à le laisser penser. Mais le discours qui accompagnait cette profusion de représentations baroques s’articulait à deux dimensions qui ont fait leur chemin : la revendication d’une autorité supracommunale donnant toute sa légitimité politique au Grand Paris ; l’identification de pôles de développement dans les trois départements de la proche banlieue. Pour une part, Castro et son équipe (Michel Cantal-Dupart, Laurent Charré…) ne faisaient que reprendre des projets existants, mais en les insérant dans une logique globalisante, ils leur donnaient la dimension de concurrents potentiels de Paris et des villes nouvelles. Le temps passant, le Grand Paris de Banlieues 89 prit place dans le débat lancé en 1989 par le gouvernement de Michel Rocard sur l’avenir de l’Île-de-France dans le cadre de la révision du schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme d’Île-de-France (Sdaurif). Ce fut « le pari des cinq Paris » publié en 1990.
D’autres architectes – on en retrouve certains dans les lauréats de l’actuelle « Consultation internationale pour l’avenir du Paris métropolitain » – regroupés en avril 1988 sous l’enseigne de l’association Paris 750218 se lancèrent aussi dans la bataille d’idées avec « un appel pour une métropole nommée Paris » et surtout des schémas aussi audacieux que les cartes de Banlieues 89. Par la volonté de rompre avec l’approche jugée encore trop radioconcentrique de ces dernières, 75021 dessina une « tangente est » prenant la forme d’une « ville linéaire » reliant les aéroports de Roissy et d’Orly, les villes nouvelles de Marne-la-Vallée et de Melun-Sénart, les lignes Tgv…
On simplifie ici à l’extrême une réflexion pointue. Mais, à ce stade de notre mise en perspective, il s’agit de souligner que le (petit) monde de l’architecture, soucieux d’urbanisme, se mobilise depuis une bonne vingtaine d’années autour de l’idée d’un « Grand Paris » avec à la fois la nostalgie de grands gestes et de l’autorité susceptible de les susciter, et la conscience de la nécessité d’inventer de nouvelles échelles territoriales pour s’attaquer aux problèmes cruciaux à résoudre : offre insuffisante de logements, sociaux en particulier, inadaptation des infrastructures de transports, crise sociale et urbaine des zones sensibles, impératif d’attractivité des territoires… Il faut aussi noter qu’entre 1983 et 2008, les thématiques des banlieues à problèmes, des quartiers sensibles et des solidarités territoriales se sont imposées à tous les acteurs, au premier chef aux professionnels de l’urbain.
Planners contre designers?
Cependant, il apparaît clairement, avec les précédents de Banlieues 89 et de 75021, que les approches plus formelles des architectes urbanistes doivent s’articuler à la démarche de planification stratégique que constituent les différents schémas directeurs successifs de la région Île-de-France (voir encadré ci-contre). Avec, en toile de fond, une vieille querelle interne au milieu professionnel, entre architectes urbanistes, designers dans la terminologie anglo-saxonne, et urbanistes planificateurs, planners outre-Manche ou outre-Atlantique9. Les premiers, architectes, relèvent généralement de l’exercice libéral alors que les seconds, parfois architectes, souvent ingénieurs, géographes, économistes… appartiennent pour la plupart au secteur public ou parapublic, en particulier aux agences d’urbanisme institutionnelles, comme l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur/ville de Paris) ou l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France (Iaurif). La production de ces deux catégories de professionnels recouvre parfois les mêmes espaces, mais elle est le plus souvent de nature différente. Pour simplifier, les designers dessinent des projets et produisent des « images », les planners des documents de planification prenant la forme de cartes et schémas peu compréhensibles pour le commun des mortels. La carte de synthèse du projet de schéma directeur de la région Île-de-France (Sdrif) 2008 est caractéristique de cette difficulté à donner à voir le devenir d’un espace aussi vaste et diversifié que l’Île-de-France.
Dans la bataille autour du Grand Paris, qui met aux prises des représentations de l’espace, la capacité des designers à se faire entendre tient, pour une part, à cette force des « images » qui se traduisent ensuite, pour certaines, en objets d’architecture iconique, comme le musée Gugenheim de Bilbao, ou les innombrables tours qui fleurissent dans les mégapoles du monde entier. Les politiques utilisent ces différents discours professionnels dans le cadre de luttes plus classiques de pouvoir entre territoires.
Île-de-France : l’enjeu des schémas directeurs
Après guerre, le plan d’aménagement et d’organisation générale de la région parisienne (Padog) de 1960 vise à contrôler l’extension de l’agglomération. Mais c’est le schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne (Sdaurp) de 1965, élaboré sous l’autorité de Paul Delouvrier, qui oriente l’action de l’État pendant près de vingt ans. Bien que n’ayant pas de valeur juridique, il joue un rôle déterminant, notamment en mettant en place le réseau Rer, puis les villes nouvelles. Le Sdaurif de 1976 comble ce vide juridique et met l’accent sur la préservation des espaces. C’est la même philosophie qui inspire le Sdrif de 1994, dernier schéma relevant de l’autorité directe de l’État. En effet, la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire du 4 février 1995, dite loi Pasqua, donne compétence à la Région Île-de-France pour élaborer le Sdrif en association avec l’État. C’est la seule Région française dotée de cette compétence et de ce type de document dont les orientations s’imposent aux plans locaux d’urbanisme (Plu) des municipalités. Le conseil régional a lancé sa révision en juin 2004 à travers un long processus de concertation qui s’est terminé par une enquête publique (octobre-décembre 2007). La version finale du Sdrif, prenant en compte les observations de la commission d’enquête, a été votée par le conseil régional les 25 et 26 septembre 2008. L’État doit encore l’approuver par décret en Conseil d’État pour lui donner sa pleine valeur juridique. C’est l’objet d’un bras de fer entre l’État et la Région dans le cadre du débat sur le devenir de la Région Capitale.
Territoires en rivalité
Le débat sur le Grand Paris subit une éclipse politique d’une dizaine d’années du début des années 1990 jusqu’en 2001 ; c’est-à-dire jusqu’à la victoire de la gauche autour de Bertrand Denaloë à la mairie de Paris. Car le schéma directeur de la région Île-de-France fut finalement adopté en 1994 sous un gouvernement de droite, contre le point de vue de la plupart des collectivités locales et territoriales, toutes tendances confondues. Les clivages autour du Sdrif ne portent pas alors sur les enjeux de la zone centrale, celle du Grand Paris, mais plutôt sur l’urbanisation périphérique, et le prolongement des réseaux de transports. À la suite de cet épisode d’un Sdrif imposé, c’est un ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire gaulliste, Charles Pasqua, président du conseil général des Hauts-de-Seine, qui fait adopter, dans une loi d’orientation sur l’Aménagement du territoire, le transfert de responsabilité du Sdrif à la Région. Une région gérée par la gauche, dès 1998, avec déjà Jean-Paul Huchon comme président, mais dans un compromis permanent avec la droite pour neutraliser le Front national, alors en position charnière du fait d’un mode de scrutin ne dégageant pas de majorité. Il faut donc attendre 2004 pour qu’une claire majorité, en l’occurrence de gauche, autour d’une alliance PS-Verts dès le premier tour, soit en situation de gouverner l’Île-de-France. Le passage d’un Syndicat des transports d’Île-de-France (Stif) encore dominé à sa création en 2000 par l’État à un Stif où la Région est majoritaire, à partir de mars 2006, et l’élaboration du Sdrif par l’instance régionale sont les deux faits marquants de la dernière phase de décentralisation.
Ces évolutions sont récentes. Et la Région pas très à l’aise dans ses nouveaux habits, qui paraissent parfois un peu trop larges à des élus habitués à demander toujours plus à l’État. Elle semble souvent sur la défensive, et avant tout soucieuse de conforter ses récentes prérogatives. Elle est aussi au prise avec l’impératif de traitement égalitaire de ses différents territoires ; dans cette perspective, elle met en avant la préoccupation de la grande couronne, mal desservie en transport collectif, principal support d’une extension urbaine non maîtrisée attirant des ménages modestes en quête de foncier abordable ; elle y ajoute la volonté de préservation des espaces agricoles et naturels. Dans la phase actuelle, après avoir mené quatre années de concertation autour du projet de Sdrif, elle souhaiterait faire aboutir ce travail de longue haleine, porté avec énergie et sens du dialogue par sa vice-présidente (Verte) Mireille Ferri, soutenue par ses services et l’Iaurif. Dans ce cadre, le débat sur le Grand Paris la perturbe grandement car, non seulement il entraîne une polarisation sur la zone centrale, mais s’avère susceptible de l’affaiblir au profit d’une nouvelle structure concentrant la partie la plus dynamique de son territoire.
Les départements, cible d’une critique qui dépasse le cadre francilien (commission Attali), sont dans une étrange situation où chacun rêve de les voir disparaître à son profit : la Région, les intercommunalités et a fortiori un Grand Paris fédérateur. Or la nouvelle donne les concernant est plus strictement politique. Longtemps dominé par l’opposition entre gaullistes et communistes, qui géraient le Val-de-Marne et la Seine-Saint-Denis, le paysage s’est considérablement modifié ces dernières années avec la montée en puissance du parti socialiste, qui a conquis successivement l’Essonne (1998) et la Seine-et-Marne (2004) avant de prendre, aux dernières élections cantonales de mars 2008, le Val-d’Oise à l’Ump et la Seine-Saint-Denis au PC, résultat d’un travail acharné de Claude Bartolone !
Le PS, qui aurait pu apparaître comme le modernisateur du paysage, a aujourd’hui le plus intérêt au statu quo, puisqu’il tient la Région, quatre départements (plus un cogéré avec le PC : le Val-de-Marne) sur sept, la ville de Paris et de nombreuses communes importantes, non seulement dans les villes nouvelles – terres de son implantation historique –, mais également en banlieue avec plusieurs villes prises au PC (comme Aubervilliers et Pierrefitte en mars 2008 ou Pantin en 2001), ou reprises à la droite, alors qu’elles avaient été perdues précédemment par les communistes comme Argenteuil ou Colombes. Paradoxalement, l’Ump n’est pas loin d’être dans la même situation de défense de son pré carré départemental, puisqu’elle ne conserve que le fief de la Sarkozie, les Hauts-de-Seine, et les Yvelines autour de Pierre Bédier.
Certes, c’est un sénateur Ump de la Seine-Saint-Denis, Philippe Dallier, maire des Pavillons-sous-Bois, qui défend le projet le plus radical, non pas de suppression des départements, mais de fusion de celui de Paris et des trois de la petite couronne (92, 93, 94) au profit d’une structure unique, le département du Grand Paris, avec des compétences nouvelles mais limitées à quelques grandes thématiques : logement, développement économique, sécurité, social et transport. Ce schéma très volontariste est soucieux de péréquation des ressources fiscales très inégalement réparties. Il s’accompagnerait paradoxalement du transfert de certaines compétences départementales comme le Rmi aux communes, et comme les collèges à la Région. La cible principale du sénateur Dallier semble être les intercommunalités en plein essor en première couronne, à commencer par la plus puissante d’entre elles, Plaine Commune, présidée par Patrick Braouezec, député rénovateur communiste, ancien maire de Saint-Denis.
Car, c’est un des éléments de la nouvelle donne géopolitique, l’Île-de-France rattrape à grandes enjambées son retard en matière d’intercommunalités avec une floraison de structures basées surtout sur les affinités politiques et/ou de profil sociologique. Pour la plupart d’entre elles, elles n’apparaissent pas à la bonne échelle des problèmes à traiter et des solidarités à créer. Il n’en demeure pas moins qu’elles sont la force montante et que, les dernières élections aidant, la carte de l’intercommunalité va remplir les derniers vides, et sans doute s’affiner et se perfectionner. C’est la vision défendue de la manière la plus résolue et cohérente par Patrick Braouezec, sous la forme du scénario d’une « Marguerite » de communautés d’agglomération entourant Paris, mais que partagent mezza voce bien de ses collègues de gauche et même de droite. Car si le rénovateur communiste tente de faire de Plaine Commune une figure politique nouvelle, un « lieu commun neuf » susceptible de donner une identité à un territoire et à des populations en proie à de grandes difficultés de vie, notamment en termes de chômage et de précarité de l’emploi, plusieurs de ses collègues ont avant tout le souci de préserver leurs recettes fiscales, notamment en taxe professionnelle, et leur homogénéité sociopolitique. Sans écarter le fait que ce scénario de la Marguerite soit une composante d’une sorte d’encerclement de la ville de Paris, encore vécue comme impérialiste en banlieue.
On en vient donc au « petit Paris » évoqué plus haut et qui, de tous les acteurs sociopolitiques, est apparu comme le plus prospectif par rapport à la nouvelle donne. C’est de toute évidence, le premier mandat de Bertrand Denaloë qui a ouvert cette nouvelle phase, même si Jacques Chirac en avait eu l’intuition10 et si Jean Tibéri avait commencé à mettre en œuvre une coopération avec les communes voisines, dans la continuité d’un travail de l’Atelier parisien d’urbanisme sur les portes de Paris.
Créant dès son élection en mars 2001 un poste d’adjoint chargé des relations avec les collectivités territoriales d’Île-de-France, confié au communiste Pierre Mansat, Bertrand Denaloë a fait un choix subtil. Indépendamment du fait que l’étiquette politique de cet adjoint facilitait le contact avec certains maires de la banlieue encore rouge, cette création accompagnée de celle d’une structure administrative ad hoc a permis de lancer une série de travaux de réflexion : géographique avec Michel Carmona et Guy Chemla, historique avec Annie Fourcaut (sur les relations Paris/banlieues), comparative avec les autres métropoles européennes avec Christian Lefèvre, et d’échanges avec des professionnels et des élus de tendances différentes (notamment Udf) comme Philippe Laurent, maire de Sceaux, spécialiste des finances locales, et Laurent Lafont, maire de Vincennes. Réflexions et échanges publiés sous l’égide d’Extra-muros, publication au titre bien nommé de la ville de Paris.
Soutenu par un petit groupe de professionnels, autour de l’architecte urbaniste Paul Chemetov, concepteur du bâtiment du ministère des Finances à Bercy, qui fut à l’initiative d’un appel « C’est l’heure du pari métropolitain » en 2005, Pierre Mansat fut l’artisan de la conférence métropolitaine mise en place en juillet 2006 et dont la réunion du 25 juin 2008 a débouché sur la décision de créer un syndicat d’études. Parallèlement, la ville de Paris a entrepris de signer une série de protocoles bilatéraux avec les communes et départements voisins pour concrétiser des coopérations : couverture du périphérique, aménagements communs… Préférant au « Grand Paris » l’expression d’un « Paris métropole », l’équipe de Bertrand Denaloë s’est donc attachée à initier un processus visant à créer une nouvelle scène politique, aux contours encore très flous.
C’est alors qu’au plus haut niveau de l’État, le président de la République s’est emparé de la question la projetant sur la scène publique à travers ses déclarations de Roissy, puis de la Cité de l’architecture et du patrimoine (septembre 2007). Se prononçant résolument pour un Grand Paris, susceptible de mettre l’agglomération parisienne au niveau de ses rivales mondiales, Nicolas Sarkozy, qui connaît parfaitement la carte géopolitique francilienne, a joué sur plusieurs niveaux. Il a sans doute tenté de donner quelques perspectives à une droite parisienne enfermée dans des conflits de personnes et dans une attitude trop défensive vis-à-vis de Bertrand Delanoë. Sans succès, si l’on en juge par le résultat électoral. Mais il a ensuite poursuivi l’offensive avec, au plan politico-institutionnel, la création d’un secrétariat d’État chargé de la Région Capitale (avec glissement sémantique significatif), confié à un ancien rocardien passé à l’Udf puis au Nouveau Centre, Christian Blanc, et doté d’une mission dirigée par Pierre Veltz, spécialiste incontesté de la mondialisation et du développement territorial ; et, sur le plan des représentations, le lancement de la consultation internationale pour l’avenir du Paris métropolitain intitulée « le Grand Paris de l’agglomération parisienne » visant à sélectionner dix équipes d’architectes urbanistes. Ce qui fut fait au printemps avec la fine fleur de l’architecture française et européenne. On remarquera cependant que ces designers, pour reprendre la terminologie évoquée plus haut, ont su s’entourer de compétences techniques et académiques. Ainsi Christian de Portzamparc a fait appel à plusieurs enseignants chercheurs de l’Institut urbanisme de Paris (Béhar, Driant, Orfeuil), extérieurs au monde de l’architecture. Jean Nouvel est allé chercher Michel Cantal-Dupart, un des pères du Grand Paris de Banlieues 89. Roland Castro a fait alliance avec les têtes chercheuses du promoteur immobilier Nexity. Richard Rogers s’est adjoint les compétences de chercheurs de la London school of economics, etc. Les réponses programmées pour la fin 2008 seront donc à la hauteur de la réputation des auteurs. Mais, bien sûr, rien ne garantit qu’elles ne resteront pas au fond des tiroirs.
On touche ici à l’articulation des représentations, des choix politiques et de leurs traductions opérationnelles. Car si la rhétorique du Grand Paris s’accompagne aussi d’un discours sur le retour de l’État sur la scène de l’aménagement régional, avec la relance d’opérations d’intérêt national (Oin) et d’établissements publics d’aménagement (Epa) (voir encadré ci-dessous), la concrétisation de ces orientations n’a rien moins d’évident dans un contexte d’affaiblissement continu de l’État. Comme nous le confiait récemment un ancien préfet de Région : « L’État n’a plus les outils ni la volonté de jouer le rôle décisif qui fut le sien, la décentralisation est passée par là. » Il lui faudra composer avec les acteurs territoriaux et les populations qu’ils représentent, sans parler des acteurs économiques, étrangement absents ou discrets dans ce débat, à la différence du Grand Londres où ils jouent un rôle décisif. Ces acteurs économiques raisonnent d’ailleurs plutôt à l’échelle d’un grand bassin parisien, dépassant les frontières de l’Île-de-France, comme en témoignent notamment les travaux du Conseil économique et social régional (Cesr), présidé par Jean-Claude Boucherat.
Oin et Epa: outils en mutation
Opérations d’intérêt national (Oin) et établissements publics d’aménagement (Epa) sont des outils de l’État, hérités de l’époque glorieuse d’un aménagement du territoire piloté d’en haut, notamment pour la réalisation du quartier de La Défense (avec l’Epad) et des villes nouvelles. L’évolution récente des Epa en fait des outils partenariaux entre l’État et les collectivités, présidés par des élus, et jouant un rôle différent suivant les territoires concernés. L’Epa Plaine de France, par exemple, présidé par Jean-Paul Huchon, effectue tout un travail d’étude et d’observation sur un vaste territoire d’une superficie de 300 km2, composé de 40 communes, à cheval sur deux départements (93 et 95) et comptant quelque 920 000 habitants.
Dans les villes nouvelles encore en développement, comme Marne-la-Vallée et Melun-Sénart, les Epa jouent un rôle classique d’aménageur.
En novembre 2005, le Premier ministre a donné mandat au préfet de Région pour étudier « en concertation avec les collectivités locales » les conditions de mise en place de trois grandes Oin en Île-de-France sur les territoires de « Seine-Amont-Orly-Rungis, « Massy-Palaiseau-Saclay-Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines », et Seine-Aval. Depuis le processus a avancé de manière inégale avec mise en place d’un établissement public (Seine-Amont) ou mobilisation d’un Epa existant, comme l’Epamsa (Mantes-en-Yvelines).
Bien sûr, pour le pouvoir politique actuel, la reconquête du conseil régional d’Île-de-France aux élections de 2010 apparaît stratégique. Mais, en toute hypothèse, l’État central aura du mal à reprendre la main. Intercommunalités et départements défendront chèrement leurs territoires et leurs compétences. Et même une Région aux mains de l’Ump revendiquera plutôt des pouvoirs accrus. L’échelon régional aujourd’hui mis en cause par le Grand Paris devrait plutôt se voir conforté. C’est d’ailleurs l’idée d’une « régionalisation de rupture » avancée dans le récent ouvrage de Pierre Veltz11. Alors le Grand Paris rêvé par certains ne serait qu’une chimère destinée à dissimuler une vulgaire bataille politicienne. Rien n’est moins sûr. Car un débat est lancé dont se saisissent une multitude d’acteurs12. La question de la métropole et de son avenir devient une composante de la vie politique et médiatique des Franciliens. Le quotidien gratuit 20 minutes avait donné l’exemple avec ses pages « Grand Paris » lancées dès 2002 ! De nouvelles têtes politiques s’affirment : Patrick Braouezec, Philippe Dallier, Mireille Ferri, Laurent Lafon, Philippe Laurent, Pierre Mansat, Jean-Paul Planchou13… souvent un peu marginales dans leurs partis respectifs. Et, on le sait, l’avenir se dessine souvent dans les marges.
Les ressorts d’une consultation ou la place impartie aux professions de la ville
De manière surprenante, ce n’est pas le ministère Borloo (équipements, transports, territoires) mais le ministère de la Culture et de la Communication qui a lancé et suivi la consultation sur le Grand Paris et désigné les dix équipes qui sont dirigées par un architecte. Pourquoi un architecte et pas un urbaniste ? Cela n’a rien d’étonnant, puisque les architectes relèvent effectivement du ministère de la Culture et que la profession d’urbaniste (qui jouit désormais d’une qualification ministérielle) est faiblement reconnue en France où l’urbanisme relevait des Dde et donc des ingénieurs des Ponts et Chaussées jusqu’au tournant de la décentralisation du début des années 1980. Aujourd’hui, l’urbanisme a été pris en main, au grand dam de certains ingénieurs des grands corps de l’État, par les maires et les urbanistes. Dès lors, aménageurs et urbanistes ne disposent pas toujours de l’autonomie qu’on devrait leur reconnaître et les politiques locaux sont souvent leur propre patron en termes d’urbanisme. Certes il y a des contre-exemples (Nathan Starkman à Lille, Laurent Théry à Nantes, Francis Cuillier à Bordeaux…). Mais nous ne sommes pas dans le secret des dieux…
Va-t-on en rester longtemps à cette coupure quasi napoléonienne entre l’ingénieur (d’autant que les ingénieurs des Ponts et Chaussées hier en charge des territoires n’ont pas renoncé à leur pouvoir ancien et que leur travail à la tête des opérations d’intérêt national mérite l’attention) et l’artiste (l’architecture comme l’un des beaux-arts) ? Certes, elle correspond sûrement au mental français qui aime opposer l’Art et la Science pour mieux les conciler après coup. Mais qui peut croire que l’architecte, l’ingénieur et l’aménageur peuvent ne pas se concerter ? Et surtout qui peut imaginer après Alberti et son Traité sur l’architecture (1452) que le bel objet architectural (ce qu’on appelle depuis Duchamp la « machine célibataire ») peut être sorti de son contexte et que l’artiste n’est pas aussi un homme de science qui connaît son béton, son métal, ses verres, ses lumières, sa nature…?
Quant à la profession de paysagiste qui occupe aujourd’hui une place prépondérante (Michel Corajoud, Alexandre Chemetoff…) car il faut réimaginer des espaces publics, aménager des berges, valoriser des friches industrielles, ferroviaires, portuaires et résidentielles… il faut rappeler à son propos que le paysage a longtemps été considéré en France comme un jardin (le jardin écologique du paysan d’hier mais aussi le jardin royal à la française, celui de Versailles). Plus concrètement l’École nationale du paysage de Versailles a longtemps dépendu du seul ministère de l’Agriculture avant d’avoir quatre tutelles (pas une de moins !) : équipement et environnement (réunis dans le nouveau ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de l’Aménagement du territoire), enseignement, culture, agriculture. Pour comparaison dans le code de l’urbanisme suisse le paysagiste doit intervenir à côté de l’architecte dès qu’il faut mettre en chantier un espace public.
En France, les frontières institutionnelles ont du mal à bouger et les tutelles politiques sont lourdes à gérer. Mais laissons aux professionnels le soin d’animer des débats qui sont trop rares et encore bien légers pour remarquer que la majorité des architectes français retenus (trois d’entre eux ont été lauréats du Grand prix national d’urbanisme) sont ceux-là mêmes qui ont essayé de sortir l’architecture de l’ornière des beaux-arts, de créer de nouvelles institutions universitaires (à côté de l’École des beaux-arts) et de s’engager sur les questions urbaines après 1968 (Roland Castro, Antoine Grumbach, Yves Lion, Christian de Portzamparc, auxquels il faut ajouter Jean Nouvel et le jeune Djamel Klouche qui enseigne à l’école d’architecture de Versailles). Quant à la présence de quatre équipes étrangères (Richard Rogers qui est en charge de la urban Task force à Londres – l’Angleterre compte plusieurs dizaines de milliers d’urbanistes, il n’y en a comparativement que 4 000 en France depuis que le métier est qualifié –, Finn Geipel et Willy Maas – un proche de Koolhass – et Bernardo Secchi), on ne peut que s’en réjouir, d’autant que l’Élysée aurait aimé, dit-on, que l’on intègre Tom Maynes (retenu pour une tour à La Défense) ou bien encore le célèbre Norman Foster… Quoi qu’il en soit des textes finaux (puis de ce que fera le secrétariat de Christian Blanc), on appréciera le fait que toutes les équipes sont interdisciplinaires, qu’économistes et urbanistes, artistes et architectes travaillent collectivement.
Il resterait à en tirer des conclusions sur le plan universitaire, institutionnel, professionnel, ministériel et politique. Le Grand Paris est une « ouverture », il faut prendre la balle au bond dans tous les domaines. Autrement, Grand Paris ou pas, on ne parlera que des opérations loupées du genre de celle de l’île Seguin, là même où se trouvaient les usines Renault. Il est vraiment dur de sortir de l’ancien monde industriel dans ce pays !
- *.
Journaliste, rédacteur en chef de la revue Urbanisme.
- 1.
Titre d’un article de Thierry Paquot dans le dossier « Paris/banlieues » de la revue Urbanisme, n° 333, novembre-décembre 2003.
- 2.
Sur la comparaison des modèles de gouvernance des grandes agglomérations occidentales, on consultera les travaux de Christian Lefèvre, publiés notamment par la ville de Paris dans Extra-muros, novembre 2004.
- 3.
Sur l’analyse de cette défaite, on se rapportera à l’entretien avec Patrick Le Galès, dans Urbanisme, n° 362, septembre-octobre 2008.
- 4.
Voir l’article de Jean-Marc Offner « Réseaux techniques : peu de solidarité entre la capitale et sa périphérie », dans Problèmes politiques et sociaux (Le Grand Paris), n° 942, novembre 2007.
- 5.
On lira les débats à ce propos entre Laurent Davezies d’un côté, et Jean-Louis Missika, Ariane Azéma et Denis Tersen de l’autre, sur le site : www.laviedesidees.fr
- 6.
Sur cette aventure, le meilleur ouvrage reste celui du critique François Chaslin, les Paris de François Mitterrand, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1985.
- 7.
Titre de l’article de Françoise Moiroux dans le dossier « Paris/banlieues », op. cit.
- 8.
Claude Vasconi, Gérard Thurnauer, Francis Soler, Jacques Bardet, Gilles Bouchez, Jean-Pierre Buffi, Pierre Colombier, René Dottelongue, François Leclercq, Yves Lion, Claude Parent, Alain Pélissier, Christian de Portzamparc, Philippe Robert, Roland Simounet.
- 9.
Voir l’article de Marcel Belliot, « Grand prix de l’urbanisme 2003. Planners contre designers », dans Urbanisme, n° 334, janvier-février 2004.
- 10.
Voir l’article de Marc-Ambroise Rendu, « Et si Paris rencontrait ses voisins », Le Monde du 26 novembre 1987, extraits repris dans Problèmes politiques et sociaux, op. cit.
- 11.
Pierre Veltz, la Grande transition. La France dans le monde qui vient, Paris, Le Seuil, 2008, 260 p.
- 12.
Voir le dossier « Le mystère du grand Paris » dans la revue de l’Adels, Territoires, n° 490, septembre 2008.
- 13.
Vice-président du conseil régional d’Île-de-France, il a présidé la commission extraordinaire « Scénarii pour la métropole Paris – Île-de-France demain » qui avance, entre autres, l’idée d’une « charte de développement pour le cœur d’agglomération » sans toucher à l’architecture institutionnelle existante.