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Dani Rodrik, via quotepark
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Rééquilibrer la mondialisation

Dans cet article paru initialement dans la Milken Institute Review en 2017, après le vote sur le Brexit et l’élection de Donald Trump mais bien avant la pandémie due au coronavirus, Dani Rodrik présente son analyse des déséquilibres économiques et politiques induits par « l’hyper-globalisation ».

La mondialisation est en difficulté, minée par les faux récits qui l’ont déstabilisée. Dans le monde entier, on a dit aux électeurs non seulement qu’elle était un processus inévitable, mais qu’elle devait nécessairement prendre la forme particulière qu’elle a revêtue. L’État-nation, disait-on, était l’ennemi de la mondialisation et devait dégager la voie. La mondialisation requérait des règles du jeu de plus en plus strictes, rendues obligatoires par des accords commerciaux, des organisations multilatérales et des réseaux internationaux de régulateurs. Mais il ne fallait pas s’en faire : elle favoriserait le progrès économique et l’harmonie politique, même si ce n’était pas d’emblée pour tout le monde.

Rien de tout cela n’était vraiment vrai. Le développement de l’intégration économique n’a rien d’inévitable, ni la voie que doit suivre la mondialisation si elle se poursuit. Et contrairement aux idées reçues, les États-nations jouent un rôle absolument essentiel, parce qu’ils fournissent les biens publics indispensables à la prospérité de marchés ouverts, de l’encadrement juridique à la stabilisation macroéconomique. Une gouvernance mondiale est largement superflue : les politiques commerciales, financières, monétaires et de régulation requises pour soutenir une économie mondiale ouverte ne nécessitent pas une grande coordination si les gouvernements font bien leur travail.

L’idée d’adapter les nations pour pouvoir bénéficier de l’intégration transforme la mondialisation en fin plutôt qu’en moyen. La droite et la gauche divergent sur le régime nécessaire. La droite insiste sur la mise en place d’un environnement propice à l’investissement (réduction des formalités administratives, réduction de l’impôt sur les sociétés). La gauche parle d’investissements dans la formation qualifiante, l’éducation et les infrastructures. Mais dans les deux cas, à nous de nous adapter pour être compétitifs dans l’économie mondiale.

La mondialisation a certainement généré des avantages. Les cadres, les managers et les capitalistes des économies avancées – ceux qui s’en sortaient déjà très bien – y ont énormément gagné. Des centaines de millions de travailleurs pauvres, sous-employés en Chine et ailleurs (surtout en Asie), ont également trouvé des emplois dans la production destinée à l’exportation. Mais si l’on examine de près la Chine et les autres pays d’Asie orientale qui ont si bien réussi, on découvre qu’ils ont joué le jeu de la mondialisation avec des règles différentes. Ils n’ont que partiellement ouvert leurs marchés et ont administré le rythme et l’impact de l’intégration économique par des interventions allant de subventions aux industries favorisées aux contrôles des flux transfrontaliers de capitaux.

Le retour de bâton populiste, illustré par la victoire électorale de Donald Trump mais qui couvait depuis les années 1980, a convaincu même les zélateurs de la mondialisation que certaines choses doivent changer. Les élites admettent désormais qu’elle produit tout autant de perdants que de gagnants. Cependant, selon eux, la bonne réponse n’est pas d’en changer le cours, mais d’assurer une compensation aux perdants.

Jusqu’à présent, l’approche compensatoire a été qualifiée d’« assurance enterrement ». Les programmes sociaux qui sont parfois annexés aux accords commerciaux n’ont fourni qu’une aide inadéquate à une infime partie de la population touchée.

Les travailleurs ont toujours représenté le côté faible dans les négociations ; s’ils avaient eu assez de poids pour obtenir un solide filet de sécurité, ils auraient eu dès le début un poids suffisant pour remodeler les accords commerciaux dans un sens favorable. Là où la compensation a fonctionné, comme en Europe, elle s’est inscrite dans le cadre d’un compromis plus vaste entre les entreprises et les syndicats, par lequel les travailleurs acceptent la forme d’instabilité du marché du travail inhérente à l’ouverture des marchés en échange des prestations de l’État-providence.

La mondialisation ne sera pas sauvée par de nouvelles promesses de cadeaux ni des formations en programmation informatique et autres qualifications. Il faut un changement de cap significatif. Il est réellement possible de préserver ses avantages économiques et de la rendre en même temps plus équitable. De nombreuses voies prometteuses ont été négligées par les discours dominants. Il faut avant tout rééquilibrer les politiques d’intégration économique mondiale dans trois directions : du capital et des entreprises vers le travail et la société au sens large, de la gouvernance mondiale vers la gouvernance nationale, et des domaines à faibles bénéfices économiques globaux vers ceux où ils sont importants.

Du capital au travail

Les avantages de la mondialisation sont répartis de manière inégale, car son modèle actuel repose sur une asymétrie corrosive. Les accords commerciaux et les règles internationales sont conçus dans une large mesure en fonction des besoins du capital. Les intérêts des travailleurs (bons salaires, milieu de travail décent, sécurité de l’emploi, voix au chapitre dans l’entreprise, droits de négociation) sont à peine pris en compte. Le modèle économique implicite est fondé sur le principe du ruissellement : les avantages pour les investisseurs rejailliront sur la société sous forme de meilleurs emplois et de recettes fiscales.

La mondialisation a donc pris une forme biaisée. Elle consiste à réduire les coûts des activités commerciales transfrontalières et à faciliter les flux de capitaux transfrontaliers. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) et le Fonds monétaire international (FMI) focalisent toute l’attention et agitent de gros bâtons, alors que l’Organisation internationale du travail (OIT) n’est qu’un simple club de discussion.

Les accords commerciaux suivent dans leur grande majorité un ordre du jour dicté par les entreprises. Leur priorité est la protection des droits de propriété des investisseurs, même lorsque ces droits sont vagues (comme dans le cas des « droits de propriété intellectuelle »). Le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (Investor-State Dispute Settlement, ISDS), qui permet aux entreprises de poursuivre les gouvernements nationaux devant des tribunaux d’arbitrage internationaux, est devenu omniprésent. L’ISDS est censé garantir que les gouvernements respectent leurs propres lois et engagements et ne spolient pas des entreprises étrangères. Mais pourquoi le privilège de recourir à un arbitrage international n’est-il accordé qu’aux entreprises et aux investisseurs étrangers ? Pourquoi ne pas établir des tribunaux internationaux similaires devant lesquels des groupements de travailleurs (ou de consommateurs) pourraient contester les violations des droits fondamentaux du travail ou des lois sur la sécurité des consommateurs ?

Un autre aspect frappant de cette asymétrie est visible dans la liberté de se déplacer au-delà des frontières nationales dont jouissent le capital et les entreprises, alors que la force de travail en est privée. Nous y voyons une caractéristique naturelle de l’économie mondiale, même si elle est la conséquence de choix politiques et qu’elle n’a rien de naturel. À une époque antérieure de la mondialisation, à la fin du xixe siècle, les gens étaient relativement libres de se déplacer vers des pays offrant de meilleures opportunités économiques – et ils l’ont fait en grand nombre.

En outre, la libre circulation des capitaux n’a pas toujours été de mise. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les économistes et les responsables politiques étaient unanimes à considérer la mobilité des capitaux – en dehors des investissements directs à long terme des entreprises – comme intrinsèquement déstabilisante et nuisible à la gestion macroéconomique. Dans les années 1990, cependant, leur mobilité internationale est devenue la norme mondiale, consacrée par les pratiques de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et du FMI, alors que la mobilité de la main-d’œuvre est restée très limitée et corsetée par des législations nationales très diverses.

Cette différence de mobilité produit un large éventail d’effets distributifs à l’avantage du capital et au détriment du travail. De toute évidence, les investisseurs et les cadres hautement qualifiés peuvent bénéficier de rémunérations plus élevées au-delà des frontières, contrairement à la grande majorité des travailleurs. Les négociations entre le travail et le capital s’en ressentent.

Pour corriger ce déséquilibre avec le capital, il faut donner voix égale au travail dans la définition des règles de la mondialisation.

La menace d’une délocalisation ou d’une externalisation peut contraindre les travailleurs à accepter une réduction de salaire ou à limiter leurs revendications. D’où la tendance mondiale à une diminution de la part du travail dans le revenu total. La mobilité du capital rend plus difficile son imposition et, à l’inverse, incite davantage à le subventionner afin de le rapatrier. D’où la réduction mondiale des taux d’imposition des sociétés et la concurrence pour attirer les investissements. Enfin, la différence des mobilités implique que le risque économique est supporté de manière disproportionnée par le facteur immobile qu’est le travail. Les ralentissements économiques se traduisent par de longues périodes de chômage et des réductions de salaire, alors que les investisseurs sont partiellement protégés par leur diversification à travers le monde.

Pour corriger ce déséquilibre avec le capital, il faut donner voix égale au travail dans la définition des règles de la mondialisation. Concrètement, cela implique de reconsidérer quelles sont les institutions multilatérales qui fixent l’ordre du jour des discussions internationales et qui s’assoit à la table lorsque des accords commerciaux sont négociés.

Donner plus de poids au travail n’entraînera pas nécessairement une plus grande mobilité transfrontalière des travailleurs ; les travailleurs des pays avancés et des pays pauvres ont des intérêts contradictoires. Mais il faut rejeter la norme actuelle qui oppose le capital mondialement mobile et le travail qui ne l’est pas. Cette norme devrait être remplacée par l’idée que les mobilités du capital et du travail doivent aller de pair, le degré de mobilité globale étant déterminé par d’autres considérations politiques.

De la gouvernance mondiale à la gouvernance nationale

En dépit des multiples liens entre les économies nationales, l’économie mondiale n’est pas un bien commun mondial et n’a donc pas besoin d’une gouvernance mondiale pour être gérée efficacement. La plupart des échecs de l’économie mondiale trouvent leur origine dans les échecs de la gouvernance nationale. C’est pourquoi il faut améliorer celle-ci.

Cette thèse va certainement à contre-courant, mais elle découle directement de la doctrine économique qui sous-tend la mondialisation : le commerce mutuellement bénéfique. Comme l’a montré David Ricardo il y a longtemps, et comme des générations d’économistes l’ont affirmé par la suite, les nations commercent parce que c’est dans leur propre intérêt. L’avantage comparatif (le processus dicté par le marché par lequel les économies se spécialisent dans ce qu’elles font/fabriquent relativement bien) génère des gains commerciaux pour les deux parties. Le but de l’ouverture commerciale n’est pas d’accorder des avantages économiques aux autres nations, mais d’améliorer son propre sort. Certes, le commerce engendre ici ou là des perdants, car la production est délocalisée. Mais le commerce ne diffère pas à cet égard du progrès technologique. Les sociétés qui fonctionnent bien trouvent le moyen d’engranger des bénéfices globaux en faisant participer les perdants.

En revanche, l’échec des politiques commerciales ouvertes est dû en premier lieu à des considérations économiques ou sociales relevant de la politique intérieure. Une société peut ainsi accorder de l’importance à des exigences environnementales (un air pur) ou en matière de distribution des revenus (des salaires généreux pour les ouvriers) qui seraient compromises par le libre-échange. Ou alors un pays en développement peut avoir intérêt à protéger ses « industries naissantes » de la concurrence étrangère tant qu’elles n’ont pas développé des moyens de production compétitifs. Dans ce cas, le rejet du libre-échange ne nuit pas à la croissance de la productivité. Les accords mondiaux n’ont pas à enjoindre à ces pays de s’ouvrir. L’échec peut aussi provenir de la politique intérieure d’un État. Mais alors le vrai problème est ailleurs : dans l’influence politique peut-être excessive d’intérêts bien ancrés, comme ceux des producteurs de lait, des producteurs de sucre ou des constructeurs automobiles, et non dans l’absence de règles mondiales appropriées.

Dans de telles circonstances, le renforcement de la gouvernance mondiale peut ou non servir à gérer cette « recherche de rente ». Les règles mondiales peuvent parfois servir de contrepoids aux intérêts protectionnistes. Mais il est tout aussi probable qu’elles soient rédigées et administrées par les mêmes intérêts particuliers qui dominent l’élaboration des politiques nationales. Pensons au rôle des grandes banques dans la fixation de normes mondiales minimales en matière de circulation des capitaux ou à celui des entreprises pharmaceutiques dans la rédaction des règles mondiales en matière de brevets. Il en va de même dans d’autres domaines. Une réglementation prudentielle appropriée des marchés financiers et une gestion fiscale et monétaire saine sont bonnes pour l’économie nationale. La gouvernance mondiale peut parfois améliorer les choses en avantageant les modèles de bonne gouvernance. Mais il est impossible d’estomper le fait que le problème se situe au niveau de la politique intérieure.

Il y a bien sûr des exceptions où les intérêts nationaux et mondiaux ne coïncident pas. Parfois, des pays mènent des politiques mercantilistes du type « chacun pour soi ». Ainsi, la suppression par l’Allemagne de la croissance des salaires au nom de la stimulation des exportations a rendu plus difficile le redressement des économies moins productives de la zone euro après la récession. Et les subventions (surtout indirectes) accordées par la Chine aux exportateurs se sont parfois faites au détriment de ses partenaires commerciaux. Mais, le plus souvent, un protectionnisme malavisé, une austérité budgétaire excessive, une réglementation financière inadéquate et une faible protection des droits de propriété sont autant de politiques autodestructrices.

Les économistes supposent souvent que les règles mondiales sont davantage contrôlées par les technocrates et moins sujettes à la manipulation politique que les règles nationales. Mais même si c’était vrai, ce n’est pas forcément un avantage. En réalité, bon nombre des modes actuels de la gouvernance mondiale (les accords multilatéraux dans tous les domaines, des réglementations sur les investissements aux codes de responsabilité des entreprises) soulèvent de troublantes questions. À qui ces mécanismes sont-ils censés rendre des comptes ? Qui a mandaté les clubs mondiaux de régulateurs, d’organisations internationales non gouvernementales ou de grandes entreprises ? Qu’est-ce qui garantit que la voix et les intérêts de ceux qui sont moins connectés au niveau mondial soient également entendus ?

Cela ne signifie pas que la gouvernance mondiale n’ait aucun rôle à jouer. Mais, pour rééquilibrer la mondialisation en faveur du contrôle national, la priorité des accords internationaux doit être d’améliorer le fonctionnement de l’État-nation, et non de l’affaiblir. Les institutions mondiales doivent servir à renforcer les normes démocratiques clés de la représentation, de la participation, de la délibération, de l’État de droit et de la transparence – sans préjuger de leurs résultats politiques.

Les discussions mondiales sur les retombées des politiques macroéconomiques ou réglementaires nationales sont parfois utiles. Elles peuvent servir à réduire les malentendus internationaux et, parfois, à établir de nouvelles normes de comportement. Elles peuvent également faciliter la conclusion d’accords, lorsqu’il est suffisamment intéressant pour un pays d’indemniser un autre pour qu’il cesse d’agir à son détriment – par exemple, en fournissant une technologie permettant de réduire la pollution d’un fleuve.

Mais la présence de retombées négatives ne suffit pas à elle seule à justifier des restrictions internationales à l’espace politique national. Il n’est écrit nulle part que les intérêts économiques des autres nations doivent l’emporter sur les avantages socio-économiques de sa propre nation. Les accords mondiaux devraient viser le renforcement de la démocratie au niveau national plutôt que la mondialisation en soi.

Gagner en efficacité

L’argument économique le plus courant en faveur de l’ouverture est qu’elle produit des gains d’efficacité et donc un élargissement du gâteau économique total. Il serait logique que les négociations sur l’abaissement des barrières commerciales se concentrent sur les domaines où ces gains sont les plus importants et les coûts politiques intérieurs et les effets distributifs négatifs les plus faibles. Vu sous cet angle, le programme conventionnel de la mondialisation est très bizarre. On gaspille beaucoup de capital politique dans des efforts peu rentables, alors qu’on néglige des domaines où les gains nets sont énormes.

À la suite de près de sept décennies de négociations et d’accords commerciaux, la plupart des obstacles au commerce de biens industriels et de produits agricoles ont été considérablement réduits. Avec la baisse des droits de douane, les négociations commerciales sont passées d’une focalisation sur les barrières directes aux frontières aux barrières indirectes liées aux réglementations nationales (sur les services, les normes, les brevets, les droits d’auteur, etc.) Les accords commerciaux actuels visent à harmoniser ces réglementations ou à en réduire l’effet afin de permettre aux entreprises d’opérer plus facilement sur les différents marchés.

Les coûts associés aux divergences de réglementations pour les entreprises peuvent parfois être élevés. Cependant, contrairement aux barrières douanières, il n’existe pas de présomption théorique générale selon laquelle la suppression ou l’harmonisation de ces « barrières » réglementaires améliore l’efficacité. Dans de nombreux cas, ces réglementations ont pour fin de promouvoir le bien-être collectif (amélioration de la sécurité des consommateurs, internalisation des externalités environnementales ou possibilité d’accès des groupes défavorisés). Il n’y a aucune raison de croire que leur harmonisation afin de développer le commerce améliore le bien-être général. La vérité cachée derrière ces négociations est qu’elles servent les intérêts de groupes spécifiques qui ont réussi à s’emparer du processus.

Le rapport coût-bénéfice de la mondialisation financière semble encore plus mauvais. La mobilité des capitaux a non seulement aggravé la répartition inégale des revenus dans le monde, mais elle a également augmenté l’incidence et la gravité des crises financières. Son avantage tant vanté – promouvoir la croissance en transférant l’épargne des pays riches vers les pays pauvres – ne s’est pas matérialisé. En effet, les capitaux circulent souvent « en amont », des pays pauvres vers les pays riches. Pourtant, les autorités mondiales consacrent des efforts considérables à l’harmonisation des règles relatives à la suffisance des fonds propres et à d’autres règles prudentielles sur la base de la présomption discréditée selon laquelle l’ouverture financière produit d’importants gains d’efficacité.

Où donc trouver aujourd’hui les gains réels de la mondialisation ? La réponse est facile : là où les barrières sont vraiment élevées. Et elles ne sont nulle part aussi élevées que dans la mobilité transfrontalière des travailleurs. Je plaide depuis longtemps en faveur d’un système de visas pour les travailleurs temporaires qui permettrait de tirer parti de ces gains inexploités. Ce système serait administré bilatéralement sur la base de quotas spécifiques au pays d’origine. Afin de maximiser les avantages pour le pays d’origine et de répartir les gains, les visas seraient accordés pour une période fixe, par exemple de trois à cinq ans. Les visas n’ouvriraient pas la voie à la citoyenneté, mais les travailleurs hôtes bénéficieraient de la pleine protection des normes et réglementations du travail du pays d’accueil.

Un mélange de bâtons et de carottes pourrait être utilisé pour garantir que la majorité des travailleurs choisissent de retourner dans leur pays d’origine à l’expiration de leur visa. Par exemple, une partie de la rémunération des travailleurs hôtes pourrait être placée sur des comptes d’épargne forcée, pour n’être restituée qu’au moment du rapatriement. Les quotas des pays exportateurs de travailleurs pourraient être ajustés en fonction de leur capacité à réattirer leurs travailleurs dans leur pays. Les pays d’origine seraient ainsi encouragés à offrir des incitations au rapatriement, tout comme ils courtisent actuellement les investissements étrangers et les expatriés qualifiés.

Une fois négociée et gérée, l’expansion de la mobilité transfrontalière des travailleurs permettra d’augmenter considérablement la taille du gâteau économique, tant au niveau mondial que national. Cela aura également des effets redistributifs, surtout à court terme. Certains travailleurs autochtones non qualifiés des pays riches en souffriront probablement. Mais les travailleurs hôtes seront employés dans le cadre des normes de travail nationales, plutôt que dans celles du pays d’origine, qui sont en général beaucoup plus faibles. Cela éliminera une source importante de préoccupation dans les économies d’accueil quant au commerce déloyal et au « dumping social ».

Un autre domaine permettant d’obtenir des gains d’efficacité relativement importants est celui des réformes renforçant la légitimité du régime commercial mondial. Pendant trop longtemps, les négociateurs commerciaux ont fonctionné dans un esprit d’« échange d’accès au marché » : ouvrez votre marché et, en retour, j’ouvre le mien. Or, en termes d’efficacité, l’ouverture est bonne pour chacun indépendamment de ce que fait l’autre. La contrainte entravant aujourd’hui l’intégration mondiale n’est pas due à une insuffisante ouverture, mais au fait que trop de gens pensent qu’elle est gérée par des élites ploutocratiques dans leur propre intérêt.

Il faut donc examiner de près les accords commerciaux et le régime de l’OMC afin de supprimer les règles intrusives qui limitent la capacité des États-nations à répondre aux besoins nationaux. Pour les pays en développement, il faut lever les restrictions sur les politiques industrielles, les brevets, les droits d’auteur et la gestion des comptes de capital. Pour les économies avancées, il faut élargir les possibilités de recours contre le dumping social et le commerce déloyal. Dans l’ensemble, il faut que les négociations mondiales passent d’un « échange d’accès au marché » à un « échange de souveraineté politique ».

Il devrait vraiment être possible de concevoir un système économique mondial qui soit en même temps attentif aux besoins des économies en développement et à ceux des économies avancées. Les progressistes américains se sont inutilement crispés sur cette question, craignant que des politiques commerciales donnant la priorité aux intérêts des travailleurs américains ne nuisent forcément aux travailleurs beaucoup plus pauvres du monde en développement. En réalité, les pays riches comme les pays pauvres pourraient bénéficier d’un régime commercial mondial allégé. Certains des miracles de croissance les plus impressionnants de notre époque (Japon, Corée du Sud, Taïwan) se sont produits à une époque où l’OMC n’existait pas et où les contraintes multilatérales sur les barrières commerciales étaient limitées.

Bien entendu, rien ne garantit que les gouvernements utiliseront à bon escient la marge de manœuvre ainsi offerte. Mais au moins, ils n’auront plus l’excuse de « la mondialisation m’a obligé à le faire ». Les échecs des politiques nationales seront exposés pour ce qu’ils sont.

Les yeux sur le prix

Nous ne devons pas rejeter la mondialisation, mais la sauver sous une forme qui fonctionne mieux pour un plus grand nombre de personnes. L’intégration économique est allée trop loin dans des domaines comme la mondialisation financière et l’harmonisation des réglementations. Elle n’est pas allée assez loin dans d’autres, comme la mobilité internationale de la main-d’œuvre. Le débat à éviter est de discuter si la mondialisation est bonne ou mauvaise en soi. La véritable question est de savoir comment la rééquilibrer afin de permettre aux groupes exclus de mieux se faire entendre, de reconstruire les pactes sociaux au niveau national et de concentrer les négociations mondiales sur les domaines où les gains économiques potentiels sont encore très importants.

Cet article, initialement publié dans la Milken Institute Review (que nous remercions de nous avoir aimablement donné l’autorisation de reproduire l’article) au quatrième trimestre de 2017 sous le titre “The trouble with globalization”, est traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Vogel.

Dani Rodrik

Professeur d’économie à l’université de Harvard, il est notamment l’auteur de La Mondialisation sur la sellette (De Boeck Supérieur, 2018).

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