Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

La figuration narrative

Mai 68 oblige, la Réunion des musées nationaux découvre qu’elle a l’occasion de faire une rétrospective sur un très important mouvement pictural français, jusque-là plutôt négligé par les institutions officielles qui préfèrent glorifier le « dadaïsme d’État ». Un précédent essai de 2001 au centre Pompidou, consacré aux « Années Pop », avait minimisé l’importance, la vitalité et la qualité du volet français du Pop Art pour ne pas faire de l’ombre aux mouvements et aux artistes (surtout américains) soutenus par nos institutions et le marché de l’art international.

Les principales pièces peintes par Jacques Monory2 (France, 1924), Gilles Aillaud (France, 1928-2005), Henri Cuéco (France, 1929), Bernard Rancillac (France, 1931), Erró (Islande, 1932), Peter Saul (États-Unis, 1934), Valerio Adami (Italie, 1935), Peter Klasen (Allemagne, 1935), Jan Voss (Allemagne, 1936), Hervé Télémaque (Haïti, 1937), Eduardo Arroyo (Espagne, 1937), Peter Stämpfli (Suisse, 1937), Antonio Recalcati (Italie, 1938), Gérard Fromanger (France, 1939), Equipo Crónica (Espagne, Rafael Solbes, 1940-1981 et Manolo Valdés, 1942) – tous peintres considérables – étaient visibles seulement en province ou dans des galeries privées parisiennes. La villa Tamaris (à la Seyne-sur-Mer, près de Toulon) a exposé ces artistes soit collectivement, soit individuellement. Le musée de Dole, sous l’impulsion de l’ancien ministre Jacques Duhamel, a rassemblé une importante collection d’œuvres de peintres proches de la figuration narrative (on peut y voir des pièces monumentales de la Coopérative des Malassis). Ce musée a diffusé une très importante exposition qu’on a aussi pu voir à Orléans (2006) : c’était une exposition globalement beaucoup plus intéressante, riche et signifiante que celle qui a été installée au Grand Palais avec la collaboration du centre Pompidou du 16 avril au 13 juillet 2008. Et une exposition, forcément moins « riche », organisée par des « amateurs » au musée des Hospices de Lille (2007) était également plus représentative. Il faut aussi visiter la banlieue pour voir la collection du Mac/Val, le musée d’art contemporain de Vitry-sur-Seine.

Les organisateurs de l’exposition du Grand Palais débutent donc dans le métier d’exposants de la figuration narrative : on ne s’étonnera pas que l’exposition ne soit qu’à moitié réussie. À moitié, car il y a deux niveaux d’exposition. Le premier niveau laisse perplexe l’amateur. Sans doute fallait-il prouver que ces peintres venaient d’« ailleurs » : avant 1960, ils étaient proches du surréalisme, de Cobra, de la peinture informelle. Il y a bien, individuellement, quelques beaux tableaux (de Peter Saul, de Télémaque, de Rancillac, d’Erró, d’Arroyo d’Equipo Crónica), mais globalement, l’accrochage ne convainc pas et n’accroche pas. Le second niveau, lui, est très bon, parce que la scénographie, excellente, met en valeur des regroupements de tableaux dont la signification plastique et historique est réelle : c’est l’occasion de bien voir ces « classiques modernes » que sont les « meurtres » de Monory, les assemblages hétérogènes de Klasen, les animaux encagés d’Aillaud, les détournements d’Arroyo, les « intérieurs américains » d’Erró, le « Boulevard des Italiens » de Fromanger. On peut aussi voir des « pièces monumentales historiques » provocatrices : un fragment du « Grand Méchoui » des Malassis (Cuéco, Fleury, Latil, Parré, Tisserand) et la « fin tragique de Marcel Duchamp », ensemble peint par Aillaud, Arroyo et Recalcati.

La critique actuelle met en évidence le rôle de l’histoire et de la politique chez les acteurs de la figuration narrative : cela a deux explications, une légitime et une qui l’est moins. Les peintres de la figuration narrative appartiennent à la génération qui a suivi celle de l’École de Paris, tous peintres abstraits issus de la Seconde Guerre mondiale. Il y avait donc une réaction générationnelle (rejet des anciens) qu’il faut admettre et qu’il faudrait approfondir, car ce qu’on entend actuellement sur ce sujet est d’un schématisme affligeant. Il faudrait aussi prendre en compte l’influence du surréalisme et le rôle historique du « réalisme socialiste » : ces artistes sont aussi les produits de la guerre froide. Ces jeunes peintres avaient une trentaine d’années dans les années 1960. Ils étaient politiquement en phase avec les mouvements d’extrême gauche qui ont participé aux manifestations anti-impérialistes : la Seconde Guerre mondiale est oubliée (sauf chez Velickovic), les guerres coloniales sont peu présentes, les Espagnols sont antifranquistes, mais il est surtout question de sympathie pour la Révolution culturelle chinoise et d’opposition aux États-Unis (et à la guerre au Viêt Nam) et au gaullisme patriarcal (importance de l’« Affaire Gabrielle Russier ») : tout l’esprit des années 1960 est bien là. Seconde raison : en ce quarantième anniversaire de Mai 68, la révolte politique des jeunes artistes apparaît comme un argument promotionnel toujours porteur pour la vente de produits culturels dérivés.

Si ces peintres sont importants aujourd’hui, c’est qu’ils ont su donner une forme à un genre alors moribond et qu’il fallait restaurer : la « peinture d’histoire ». Il fallait témoigner des profonds bouleversements que connaissait notre civilisation dans les années 1960, dans sa réalité et dans sa représentation. Cette peinture nous apparaît comme nécessaire. Le mouvement international Pop3 avait montré le chemin. On pouvait puiser son inspiration picturale dans les « genres populaires » : l’affiche publicitaire ou de propagande politique, l’imagerie « glamour » des journaux people, la bande dessinée, le cinéma et la littérature de genres (policier, western, science-fiction), tous domaines qui ont explosé à la fin des années 1960. Cette peinture qui est sortie dans la rue est tout aussi « perturbante » que l’art des « révolutionnaires institutionnels » (qui ne sortent pas des musées) : la représentation sur de grandes toiles de personnages souvent inspirés de la publicité ou de la bande dessinée met de nombreux contemporains mal à l’aise. Citons une très belle toile, Bloody comics, peinte par Bernard Rancillac en 1977 : cette toile de deux mètres sur trois présente de « gentils personnages » venus de la mythologie populaire américaine (Walt Disney, surtout). Gentils ? Si on les regarde de près, on découvre qu’ils ont un air cynique, et ils sont en uniforme de militaires chiliens : ce tableau semble dire une chose, mais c’est une allégorie qui suggère tout le contraire, et il trouble. Les tableaux réussis de la figuration narrative ont une double vie : ils procurent un fort effet visuel au premier regard, et ils offrent des significations très riches lors d’un examen approfondi.

Si la figuration narrative nous importe aujourd’hui, c’est qu’elle a brillamment su trouver les formes plastiques adéquates : le graphisme (et pas la matière), les grands aplats vivement colorés (et pas l’impressionnisme), le collage d’éléments disparates, et la référence constante à la civilisation urbaine – dite de « consommation » – où nous vivons réellement. Et surtout les peintres rattachés à la figuration narrative de Paris n’ont pas sombré dans la contemplation béate de l’imagerie de la société de consommation (comme tant d’artistes américains : d’où le succès commercial de ceux-ci) : leurs choix politiques (qu’on peut discuter !) ont eu un effet artistique heureux. Ils ont su garder une réelle distance critique (et, donc, plastique) vis-à-vis de la « représentation de la représentation (publicitaire) ». Et les plus belles toiles bénéficient de ce que la photographie et le cinéma ne peuvent montrer : la condensation et la simultanéité.

L’importante toile de Rancillac n’est pas présentée au Grand Palais car elle est de 1977. Les organisateurs ont limité la période à une douzaine d’années (pourquoi ?) : elle commence en 1960 – éliminant des précurseurs méconnus comme Emanuel Proweller (Pologne, 1918-1981) exposé à la Galerie du Centre et à la villa Tamaris – et elle s’achève en 1972. En 1968, les peintres retenus au Grand Palais avaient entre 30 et 40 ans, le choix ainsi opéré élimine les « vrais jeunes » (ce qui est un comble pour un tel thème !) comme Jean-Paul Chambas (France, 1947) ou Ivan Messac (France, 1948). On s’interroge aussi sur l’absence d’artistes légitimes comme Peter Földes (Hongrie, 1924-1977), Leonardo Cremonini (Italie, 1925), Gérard Schlosser (France, 1931), Cheval-Bertrand (France, 1932-1966), Vladimir Velickovic (Yougoslavie, 1935), Gérard Guyomard (France, 1936), Martial Raysse (France, 1936), Alain Jacquet (France, 1939), ou sur celle d’immenses artistes figuratifs français actifs dans la « peinture d’histoire », Paul Rebeyrolle (1926-2005) et Ernest Pignon-Ernest (1942). Le découpage chronologique des organisateurs met en valeur certaines manifestations : « Mythologie quotidienne » (1964), « La figuration narrative dans l’art contemporain » (1965), « Bandes dessinées et Figuration narrative » (1967), l’atelier d’affiches de l’École des beaux-arts (mai 1968), les salons et bulletins de la « Jeune peinture » et l’« expo Pompidou » (1972). Mais il élimine « Mythologie quotidienne 2 » (1977), les « Tendances de l’art en France “2” » (Arc, 1979) et surtout la sublime exposition « Guillotine et peinture » (organisée par Alain Jouffroy en 1977). Sur tous ces mouvements et ces peintres, on conseille de lire les livres du compagnon de route historique que fut Gérald Gassiot-Talabot (1929-20024) et des vrais spécialistes actuels : Jean-Louis Pradel5 et Jean-Luc Chalumeau6, ainsi que les textes dispersés de la meilleure spécialiste de la peinture française, l’Anglaise Sarah Wilson7. Cette exposition n’est pas la grande exposition que mérite l’effervescence artistique, intellectuelle et politique de l’Europe des années 1960 et 1970 : il y faudrait beaucoup plus de générosité et d’ampleur. Il faudrait montrer les influences réciproques entre le monde des « Hauts Arts » et celui des « Bas Arts » – ainsi Jodelle et Pravda la survireuse, albums de bandes dessinées de Guy Peellaert (Belgique, 1934), datent de 1966 et 1968 –, projeter des films (de Godard ou de Chris Marker en tant que précurseurs du « vidéo-art »), présenter des livres et des œuvres sur papier (importance de la sérigraphie et des affiches). Et il faudrait se plonger réellement dans les complexes influences réciproques entre l’Europe et les États-Unis.

  • 1.

    À propos de Figuration narrative. Paris, 1960-1972, Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 16 avril-13 juillet 2008.

  • 2.

    Une chronique, « Parcours d’un amateur d’art », dans le numéro d’Esprit d’août-septembre 1999, a présenté Jacques Monory et Peter Saul.

  • 3.

    Notons que les vrais précurseurs ne sont pas américains, mais anglais : Richard Hamilton, né en 1922 ; Eduardo Luigi Paolozzi né en Écosse en 1924 (on connaît aussi Davis Hockney, né en 1937) : il y a un très grave problème de généalogie, le marché américain donnant une version faussée, mais dominante, de l’histoire. L’expression « pop art » est créée en 1955 ou 1956 par le critique anglais Lawrence Alloway. Sur la précoce vitalité artistique anglaise, on conseille la lecture de la Bonté des femmes (1991, trad. Paris, Stock, 1992, rééd. Paris, Livre de poche, 2005), le livre autobiographique du romancier James G. Ballard (surtout connu pour ses romans de science-fiction critique), surtout le chapitre « Parmi les allumés ».

  • 4.

    Gérald Gassiot-Talabot, la Figuration narrative, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2003.

  • 5.

    Jean-Louis Pradel, la Figuration narrative, Paris, Hazan, nouvelle édition, 2008.

  • 6.

    Jean-Luc Chalumeau, la Nouvelle figuration, Paris, Cercle d’art, 2003.

  • 7.

    Sarah Wilson, Paris capitale des arts, 1900-1968, Paris, Hazan, 2002.

Louis Jean-Paul

Dans le même numéro

Le monde à l’ère de la vitesse
Le sentiment d'accélération de l'histoire
Changement technique : peut-on ralentir ?
Tyrannie du présent et dévalorisation de l'avenir