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Aurélie Filippetti l | Wikimédia
Aurélie Filippetti l | Wikimédia
Dans le même numéro

Un ministère très politique

entretien avec

Aurélie Filippetti

L’ancienne ministre de la Culture témoigne du manque de reconnaissance de son ministère, des relations difficiles avec les autres ministères, de sa nécessaire articulation avec l’éducation et des bouleversements récents de l’offre culturelle.

En 2004, au lendemain de la longue grève des intermittents et de l’annulation d’un certain nombre de festivals, nous avions interrogé pour La Fabrique de l’histoire, avec Claire Pouly, sept anciens ministres de la Culture sur leurs politiques culturelles. Du plus âgé d’entre eux, Maurice Druon, à la plus récente en poste, Catherine Tasca (2000-2002), chacune et chacun nous avait expliqué les obstacles qui s’étaient dressés devant eux pour retarder la mise en œuvre d’une démocratisation culturelle inachevée.

La plupart d’entre eux faisait remonter à 1959, date de la création du ministère des Affaires culturelles par André Malraux, l’origine des problèmes : en refusant une partie du monde culturel (bibliothèques, École nationale des chartes, Académies…), André Malraux avait créé, selon son successeur Maurice Druon, des maisons de la culture qui n’étaient plus que des « maisons de spectacle ». Mais surtout, Catherine Trautmann, ministre au moment des quarante ans de la création du ministère (1997-2000), notait qu’en renvoyant les militants de l’éducation populaire au ministère de la Jeunesse et des Sports, Malraux avait créé un « sentiment de rejet » qu’elle avait tenté, sans succès, de réparer au début des années 2000. De cette création taillée sur mesure pour Malraux par de Gaulle, François Léotard (1986-1988) déduisait qu’elle augurait « une politique monarchique, essentiellement celle des relations publiques du Prince, tout en confiant à un autre ministère, celui de l’Éducation nationale, le soin de faire des citoyens équilibrés. Pour moi, c’est un échec français ! » D’autant, ajoutait-il, que sa volonté de promouvoir les enseignements artistiques avait été contrebalancée par « la résistance de certains milieux de l’Éducation nationale à la venue des artistes au sein de l’école ». Celui qui l’avait précédé – et suivi – Rue de Valois, Jack Lang, en était bien conscient. Lors de notre entretien en 2004, il avait insisté sur sa volonté de faire travailler ensemble Culture et Éducation, en créant d’abord les classes à option au lycée puis en promouvant un plan sur les arts à l’école quand il était ministre Rue de Grenelle. Mais, à chaque fois, à ses yeux, cette ambition avait été mise à mal par ses successeurs.

Autre obstacle à l’action du ministre de la Culture, les relations difficiles avec Bercy qui, selon Catherine Trautmann, le voit « comme le ministre du caprice ». C’est ainsi que, selon elle, « dans les écoles d’art, on dépense le moins d’argent par étudiant, alors que la culture alimente l’économie de la France ». Il a fallu ainsi qu’elle se batte pendant deux ans pour rattraper les coupes budgétaires imposées au début de son mandat par le ministère des Finances. Car « la Culture est un ministère qui n’a pas de reconnaissance ».

Pour autant, toutes et tous reconnaissent les conquêtes accomplies depuis plus de soixante ans, en particulier face aux inégalités territoriales. Ainsi Jack Lang a-t-il cherché à combattre ce qu’on appelait encore le désert culturel français en rapprochant les institutions culturelles des citoyens, en « irriguant l’ensemble du pays », en partie grâce à la décentralisation.

Enfin, d’après ces entretiens de 2004, nombre de ministres ont dû accompagner la croissance de la communication, leur demandant parfois d’arbitrer entre patrimoine et futur, comme l’expliquait Jean-Philippe Lecat (1978-1981), ministre sous la présidence Giscard d’Estaing : « J’étais entre les maisons de la culture et le satellite. On imaginait alors que l’outil de la démocratisation culturelle serait essentiellement la télévision. Nous étions entre une illusion du passé et une illusion de l’avenir, parce que les maisons de la culture n’avaient pas vraiment démocratisé la culture et que l’idée selon laquelle le centuplement des médias allait s’accompagner du maintien de la qualité du contenu était fausse. »

Relations avec les autres ministères, liens entre soutien à la création et développement de l’éducation artistique, bouleversements de l’offre culturelle : nous avons voulu mettre à jour ces questionnements déjà anciens. Contactée au lendemain de sa nomination, l’actuelle ministre Roselyne Bachelot n’a pas pu nous répondre favorablement. Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication de 2012 à 2014, a accepté de nous confier son regard sur les évolutions et les freins à l’action de ce ministère.

Emmanuel Laurentin

La première et principale difficulté du ministère, c’est le peu de considération ou bien le regard mi-envieux mi-condescendant qu’ont les ministres des Finances et du Budget ainsi que le Premier ministre et le président sur le ministère de la Culture. Ce dernier a été pensé par de Gaulle et Malraux : de Gaulle avait dit à Michel Debré de regrouper les différents services des Beaux-Arts afin de faire quelque chose sur mesure pour Malraux, qui allait donner de l’éclat et du rayonnement à la France. Ça ne pouvait fonctionner que dans ce tandem président-ministre de la Culture. Il faut donc qu’il y ait un soutien fort du président de la République. Sinon, et de plus en plus avec la montée de l’idéologie néolibérale qui veut tout rentabiliser, c’est le ministère dépensier par excellence, ce qui est totalement faux car c’est une vision myope et simpliste de ce rôle.

En réalité, quand on parle de la France à l’étranger, ce qui vient immédiatement à l’esprit des gens, c’est la culture, notre patrimoine, notre création et notre politique culturelle : il n’y a pas de meilleur « fleuron français » que tout ce qui relève de la culture. L’Italie a un patrimoine au moins aussi important que nous mais, en France, nous avons mis en place une politique culturelle qui a construit cela. D’ailleurs, les Allemands l’ont bien étudié et ont commencé, depuis une dizaine d’années maintenant, à investir de l’argent public dans le secteur culturel.

C’est la raison pour laquelle, en 2013, j’avais commandé un rapport sur le poids économique de la culture : il avait fait couler pas mal d’encre, mais il ne s’agissait pas pour moi de dire que la culture devait être rentable, mais de clouer le bec à tous ceux qui disent que la culture n’est qu’une dépense et qu’on se la paie quand tout va bien, c’est-à-dire jamais.

Ce qui pénalise le ministère de la Culture, c’est l’incapacité des chefs de l’État et de gouvernement à faire comprendre, en particulier à Bercy, que c’est un secteur d’excellence de notre pays. Le ministère a été très abîmé par la révision générale des politiques publiques voulue par Nicolas Sarkozy. Un jeune haut fonctionnaire voulant travailler dans la culture est plus attiré par un grand établissement culturel que par le ministère. Il faudrait rendre le ministère plus attractif et permettre la mobilité professionnelle entre les différents acteurs de cette administration.

Franck Riester disait : « Heureusement, le ministre Bruno Le Maire est un homme de culture. Je peux donc discuter avec lui. »

C’est aussi une vision complètement fausse, comme quand on dit que, pour être ministre Rue de Valois, il faut être un homme ou une femme de culture. C’est certes une condition nécessaire, mais pas suffisante. C’est un ministère très politique, qui a beaucoup de relations avec les collectivités territoriales ; il y a trente mille fonctionnaires et, quand vous négociez avec les syndicats, c’est musclé. Donc ce n’est pas parce qu’il y a un homme cultivé à Bercy que les choses seront facilitées. En effet, le ministère souffre d’être considéré comme un secteur où, en soi, le ministre est dans le strass et les paillettes, ce qui est complètement faux.

Quand on parle de cinéma, c’est de financement et de fiscalité, de délocalisation des tournages que l’on parle. Quand on parle de littérature, on parle du soutien aux librairies ou de lutte contre Amazon. C’est donc un ministère très politique qui est caricaturé par la technostructure.

Le problème, c’est aussi la baisse considérable du niveau de formation de la haute administration. Elle a perdu le sens d’une politique culturelle, pas seulement pour avoir du rayonnement mais aussi pour qu’elle irrigue tous les territoires.

Il y a tout de même une prise de conscience, pas forcément pour de bonnes raisons, comme celle de rabattre la culture sur le simple soft power. Mais je crois personnellement beaucoup à la notion de citoyenneté : qu’est-ce qu’être un citoyen français ? C’est avoir accès à la fois au patrimoine et à la création, que je n’oppose pas l’un à l’autre. C’est une vision du monde que l’art transmet : l’activité culturelle est aussi sociale, qui s’inscrit dans une démarche collective.

La question de l’échec de la démocratisation culturelle semble tarauder tous les anciens ministres.

Je ne suis pas d’accord. On ne peut pas dire que ça ne marche pas. Si on regarde le bilan de plus de soixante ans de politique culturelle, ça a produit des effets formidables. La France est un des premiers pays au monde en termes de fréquentation des salles de cinéma, des musées… Par ailleurs, je m’insurge contre l’idée que tout cela n’est réservé qu’à une petite élite parisienne. Je l’ai vu à Metz avec le Centre Pompidou : c’est un succès qui ne s’est pas démenti et qui a, pour public, aux trois quarts, une population régionale. Donc, ça marche.

Mais on ne peut pas s’arrêter en chemin et se contenter de dire que ça fonctionne parce que nos établissements sont bien remplis. On a par ailleurs un niveau d’équipements sur l’ensemble du territoire qui est de tout premier plan. La décentralisation culturelle est efficace. Il n’y a pas une collectivité qui regrette d’avoir sur son territoire une scène nationale ou un centre chorégraphique.

Mais comment faire pour aller plus loin ? La clé, c’est la jeunesse et les enfants, dans un partenariat avec l’Éducation nationale, mais c’est aussi la prise en compte les différents temps de la vie. Il faut aller chercher les citoyens plutôt qu’attendre qu’ils viennent à nous. Ça veut donc dire qu’il faut développer l’art dans l’espace public, les arts de la rue et des formes de création avec une dimension participative, sans que cela devienne une aliénation pour les artistes.

Il faut aller chercher les citoyens plutôt qu’attendre qu’ils viennent à nous.

Par ailleurs, à force de pousser les grands musées à vouloir avoir des ressources propres pour diminuer leurs subventions, les directeurs d’établissement sont tentés d’augmenter le prix de leurs billets d’entrée, de chercher du mécénat et de pousser une politique de prestige qui conduit à monter de grandes expositions internationales et à ne pas assez penser – mais on le leur demande – à des partenariats avec des capitales régionales. Dans les conseils d’administration de ces établissements culturels, il y a un représentant de Bercy en plus du représentant du ministère de la Culture.

Qu’a changé le confinement à cet état de fait ?

Cette politique du chiffre a été mise à mal, car les touristes étrangers ne sont pas là. C’est donc le moment de changer : nous n’aurons plus ce flux automatique de visiteurs et même pour le mécénat, cela va être plus difficile. Les politiques à courte vue que nous avons connues vont devoir évoluer : faire des économies sur un tel ministère ne rapporte que des queues de cerise à l’échelle du budget de l’État. Il y a une prégnance de cette idéologie qu’Alain Supiot appelle le new public management, qui considère qu’on doit gérer l’État avec les mêmes objectifs qu’une entreprise. Or la politique culturelle se mesure à moyen terme, avec des effets directs très difficiles à évaluer. Dans cette logique-là, on est toujours perdant. L’effet boule de neige négatif est terrible et casse une dynamique vertueuse qui fonctionne pour tous les territoires. Plus un territoire est enclavé, plus l’importance d’une politique culturelle dynamique est grande.

À Forbach, il y a une scène nationale, Le Carreau, qui remplit les salles avec un festival de danse contemporaine, alors que le Rassemblement national, très fort, avait pris pour cible ce festival. Dans ce cas, il est utile de pouvoir rétorquer que ce festival est un succès, touche tous les publics, qu’il est aidé par l’État : cela permet d’objectiver le soutien à ce festival, pour éviter le « discours contre discours » que nous devrions tenir sans ce succès public.

Mais la question de l’éducation artistique ne dépend-elle que du ministre de la Culture ?

J’avoue qu’on a raté quelque chose : j’aurais voulu que, dans le cadre de la réforme des rythmes scolaires, mis en place par Vincent Peillon, on puisse expliquer ce que les enfants allaient faire pendant le temps périscolaire dégagé grâce à la réforme. Sur ce point, il y a évidemment une inégalité territoriale : à Paris, la mairie peut organiser de nombreuses activités culturelles, alors que c’est moins facile dans un petit village. J’avais souhaité un partenariat Culture-Éducation nationale dès l’origine de cette réforme. Ça n’a pas pu se faire car l’Éducation nationale semble réticente à voir arriver sur son territoire les saltimbanques et vit cela comme une remise en cause.

Heureusement, là où ça se passe, les résultats sont exceptionnels, y compris pour les enseignements traditionnels. D’autant que l’école doit elle-même se réinventer et l’éducation artistique est un moyen extraordinaire pour le faire. À condition que les artistes aient envie d’y participer, car tous ne veulent pas le faire, ce que je comprends.

Il faut faciliter ces partenariats car aujourd’hui, quand vous voulez payer un artiste pour une intervention en milieu scolaire, c’est encore trop long et compliqué.

Le confinement a montré le poids croissant du numérique dans les pratiques culturelles. Qu’en pensez-vous ?

Je suis inquiète. Nous allons vers l’accessibilité numérique aux œuvres, qui pose un vrai problème de souveraineté. Nous en revenons au combat de Jean-Noël Jeanneney à la BNF : si on laisse Google et consorts numériser les œuvres ou avoir le monopole des moyens d’accès vers elles, on perd notre souveraineté sur nos collections. L’avatar numérique fait partie de l’œuvre : il n’y aura plus de collections nationales si nous n’avons plus la propriété des data qui les accompagnent.

Propos recueillis par Emmanuel Laurentin

Aurélie Filippetti

Ancienne ministre de la Culture et de la communication (2012-2014), elle a notamment publié Les idéaux (Fayard, 2018).

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