Regards asiatiques sur la gouvernance globale
Les institutions internationales installées dans les suites de la Seconde Guerre mondiale accordent peu de représentation à l’Asie. Or, la montée en puissance des pays asiatiques rend ce déséquilibre plus flagrant et plus insupportable. Comment rééquilibrer le poids des acteurs internationaux sur la scène globale ?
Nous entrons dans une nouvelle ère de l’histoire mondiale, marquée par deux caractéristiques majeures. La première est que nous allons voir la fin de la domination occidentale sur l’histoire mondiale (en notant toutefois que la fin de cette domination ne signifie pas la fin de l’Occident). La seconde est que nous allons assister au retour de l’Asie. La raison pour laquelle on peut parler de retour de l’Asie est que les deux plus grandes puissances économiques mondiales depuis les débuts de notre ère, et jusqu’en 1820 environ, étaient la Chine et l’Inde. C’est pourquoi, si elles devenaient à nouveau les deux plus grandes puissances économiques d’ici 2050 (ou probablement avant), nous retournerions simplement à la situation qui prévalait durant les deux derniers millénaires. Et les quelque deux cents ans de domination occidentale sur le monde nous apparaîtraient alors comme un simple accident de l’histoire.
Le problème majeur auquel le monde doit faire face dans le domaine de la gouvernance mondiale est que pratiquement toutes les institutions et régulations multilatérales que nous possédons actuellement sont conçues pour servir les intérêts de cette période historique atypique, et non ceux de la nouvelle ère qui s’annonce. Il est évident, dans ces conditions, que le plus gros défi qui nous attend est de redéfinir ces institutions et régulations afin qu’elles reflètent les nouvelles réalités géopolitiques et économiques. Quelques exemples vont permettre d’illustrer à quel point nos institutions mondiales sont périmées. La plus puissante organisation de sécurité au monde est le Conseil de sécurité des Nations unies, et elle est essentiellement dominée par cinq membres permanents. Le principal critère de sélection de ces membres fut fondé sur le fait qu’ils avaient gagné la Seconde Guerre mondiale en 1945. Sans aucun doute, il s’agissait des plus grandes puissances à l’époque. Mais tous ne seront pas les grandes puissances de 2045. À quel moment de l’histoire les grandes puissances de 1945 vont-elles donc céder le pas par rapport à celles de 2045 au Conseil de sécurité des Nations unies ?
De la même façon, une autre règle datant de 1945 continue d’influencer fortement les deux plus grandes institutions économiques au monde, le Fond monétaire international (Fmi) et la Banque mondiale. Au cours du grand marchandage qui eut lieu entre les grandes puissances américaines et européennes, il fut décidé que le Fmi serait toujours dirigé par un Européen et la Banque mondiale, par un Américain. Et, depuis 1945, sans exception, cette règle a toujours été en vigueur. Mais si celle-ci se prolonge au xxie siècle, cela voudra dire que personne, parmi les quatre milliards d’Asiatiques, ne pourra jamais être choisi pour diriger le Fmi ou la Banque mondiale alors même que leurs économies sont celles qui progressent le plus rapidement au monde, qu’ils possèdent le plus grand fond de devises internationales et qu’ils abritent le plus grand nombre de docteurs en économie. De toute évidence, cette situation est absurde.
Ce qui frappe, dans notre environnement politique et économique mondial, c’est la facilité avec laquelle on peut y reconnaître les aspects les plus absurdes mais aussi l’incroyable difficulté d’arriver à un accord pour les supprimer ou les modifier. La présente analyse se propose donc trois buts. Le premier sera de démontrer pourquoi la montée en puissance de l’Asie ne peut pas s’interrompre. Le deuxième sera de détailler les forces et les rouages qui provoquent les plus grands obstacles au changement, compte tenu du contexte mondial. Le troisième sera de proposer quelques étapes à suivre pour démarrer le processus de rééquilibrage mondial.
L’irrésistible montée en puissance de l’Asie
Il est important d’expliquer, spécialement à un public occidental, pourquoi la montée en puissance de l’Asie ne va pas s’arrêter. La plupart des hommes politiques et des commentateurs fondent leurs jugements et adoptent des décisions en fonction de grilles de lectures de la situation du monde. Malheureusement, beaucoup d’esprits occidentaux influents continuent de croire que les grilles de lecture héritées de la période de domination occidentale sur l’histoire du monde restent pertinentes alors même que cette période est en train de s’achever. Cette réticence à écarter ces vieux schémas explique en retour la réticence à changer l’ordre mondial afin de tenir compte de l’ascension de l’Asie.
Mais cette ascension est désormais inévitable, pour plusieurs raisons. Premièrement, comme je l’explique dans mon livre, le Défi asiatique, beaucoup de sociétés asiatiques finissent maintenant par réussir après des siècles de contre-performances parce qu’elles ont finalement compris, intégré et mis en application les sept piliers de la sagesse occidentale. En conséquence, les économies asiatiques croissent à une vitesse incroyable ; une vitesse sans précédent historique. Larry Summers, l’ancien secrétaire d’État au Trésor américain, explique que ce qui arrive de nos jours en Asie est une réplique de ce que l’Ouest a déjà connu durant la révolution industrielle, quand les populations occidentales ont soudain vu une forte augmentation de leurs conditions de vie. Toutefois, à l’époque, ces populations ne connurent qu’une augmentation de 50 % à l’échelle d’une vie humaine. Aujourd’hui, sur une échelle équivalente, les populations asiatiques connaissent une augmentation de 10 000 %. Une fois que les hommes politiques occidentaux auront pris conscience de ces chiffres, ils commenceront aussi à s’apercevoir de l’urgence du changement à effectuer.
Deuxièmement, la croissance économique rapide des sociétés asiatiques et les changements sociaux incroyables qui ont suivi (y compris l’augmentation spectaculaire des classes moyennes asiatiques) ont transformé l’esprit des Asiatiques. Il y a eu une explosion de la confiance culturelle, une explosion de force atomique. Une des raisons pour lesquelles, jusqu’à présent, beaucoup de sociétés asiatiques ne s’en sortaient pas très bien, venait du fait que les populations restaient colonisées mentalement bien après la fin de la colonisation effective. Cette colonisation mentale a fini par disparaître. Actuellement, beaucoup de jeunes asiatiques pensent que leurs sociétés peuvent réussir autant, sinon mieux, que les autres sociétés. Cette confiance en soi renforce le cycle vertueux de la croissance économique entamé par nombre de sociétés asiatiques.
Troisièmement, les dirigeants asiatiques ont su tirer des leçons, négatives et positives, des rapports de force géopolitiques. Ils ont conscience que l’ascension des nouvelles puissances européennes au xixe siècle a conduit à des tensions et des conflits. Beaucoup d’analystes occidentaux ont prédit que le passé de l’Europe (la guerre) deviendrait le futur de l’Asie. Jusqu’à présent, les puissances asiatiques l’ont évité. Au lieu de cela, elles approfondissent et renforcent les processus de coopérations régionales. De façon également importante, l’Europe a fourni à l’Asie de précieuses leçons, très bénéfiques. Dans l’histoire récente, le plus grand exploit de la civilisation a été la capacité des États membres de l’Union européenne à parvenir à créer une perspective de paix durable, alors que les mêmes États européens se sont affrontés pendant des siècles. Les États asiatiques aussi aimeraient transposer chez eux cet exemple européen positif. Et s’ils peuvent éviter la guerre et les conflits, ils auront vaincu le plus grand obstacle susceptible d’empêcher l’ascension de l’Asie.
L’impact de l’Asie sur la gouvernance mondiale
Si l’ascension de l’Asie est irrésistible, la réforme de la gouvernance mondiale est également inévitable. En lisant ceci, un lecteur occidental s’imaginera probablement que toutes les régulations et institutions de la gouvernance mondiale devront être radicalement remaniées afin de s’adapter à la montée en puissance de l’Asie. Cependant, l’impact de l’Asie sur la gouvernance mondiale ne sera pas des plus simples. En fait, cet impact risque même d’être paradoxal.
D’un côté, la montée en puissance de l’Asie signifie que les États asiatiques se joindront à ceux de l’Ouest pour devenir les « acteurs responsables » de l’ordre mondial. Grâce à leur ascension économique significative, les États asiatiques sont également devenus les plus grands bénéficiaires de l’ordre mondial institué en 1945. Par conséquent, ils n’ont aucune envie d’un changement révolutionnaire. Il existe ainsi plusieurs aspects de l’actuel statu quo de la gouvernance mondiale dont l’Asie tire un énorme avantage et qu’elle n’a aucune envie de voir disparaître.
Le meilleur exemple en est fourni par l’Organisation mondiale du commerce (Omc). Depuis la création du Gatt (accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) en 1947 et les transformations successives dont il fut l’objet, aboutissant à la nouvelle organisation de 1995, les échanges commerciaux ont spectaculairement augmenté sur le plan mondial, spécialement durant les dernières décennies. Et l’augmentation la plus forte est apparue en Asie. Par exemple, durant les vingt-cinq dernières années, les exportations des pays en voie de développement pour la seule région de l’Asie de l’Est ont progressé à un rythme annuel de 13 %, ce qui a fait passer, dans cette même période, leur part dans les exportations mondiales de 3, 4 % à 10, 5 %.
Un autre exemple de la volonté de l’Asie de travailler en respectant le statu quo est fourni par le Fmi. Par beaucoup d’aspects, de nombreux États d’Asie ont perdu leur foi dans le Fmi, suite à ses médiocres performances dans la gestion de la crise financière qui a touché l’Asie durant les années 1997-1998. Le sentiment profond qui prévaut en Asie à ce sujet est que le Fmi a saboté la gestion de cette crise. Le manque de confiance dans le Fmi se reflète dans la réticence de la plupart des pays en voie de développement à lui emprunter de l’argent. Ainsi, ceux qui peuvent s’acquitter de tous leurs prêts décrètent leur indépendance. Plusieurs pays asiatiques garantissent leur indépendance par rapport au Fmi, en accumulant d’énormes réserves d’argent, les plus importantes jamais vues dans l’histoire.
Malgré cette profonde perte de foi envers le Fmi, les États asiatiques n’ont pas hésité cependant à soutenir sa consolidation, suite à la grande crise financière de 2007-2008. D’où l’accord également des pays asiatiques, le 2 avril 2009, lors de la réunion du G20 à Londres entraînant la décision de tripler la capacité de prêt du Fmi, en la faisant passer à 750 milliards de dollars, de contribuer encore davantage à cette capacité. La Chine, en particulier, a accepté d’y contribuer à hauteur de 50 milliards.
Ces exemples concernant l’Omc et le Fmi montrent bien pourquoi les Asiatiques n’ont pas l’intention de renverser l’ordre mondial actuel. Au contraire, à chaque fois qu’il leur est possible, ils continuent de travailler avec ces institutions, malgré leurs imperfections. Toutefois, il est clair également que les pays d’Asie espèrent voir des changements radicaux dans la gestion et le contrôle de ces institutions internationales. Par exemple, au Fmi et à la Banque mondiale, le système de vote permet à l’Ouest de rester en position dominante, quand bien même la participation de l’Asie au produit national brut mondial (Pnb) a augmenté de façon spectaculaire depuis sa création en 1945. Comme nous l’avons souligné auparavant, une loi tacite mais prévalente assure à la tête du Fmi une personnalité européenne, et américaine pour la Banque mondiale. Il en résulte, au final, qu’aucun Asiatique n’a jamais dirigé le Fmi ni la Banque mondiale, alors même que les Asiatiques représentent 60 % de la population mondiale et ont montré leurs prouesses aussi bien en économie, qu’en gestion ou dans les domaines intellectuels. Cela démontre un anachronisme évident. Le bon sens demanderait que cette règle soit abandonnée.
Pour résumer, l’aspect paradoxal majeur de l’approche asiatique concernant la réforme de la gouvernance mondiale est que les Asiatiques recherchent à la fois le changement et la continuité. Ils se font à l’idée de vivre sous les régulations et à travers les institutions multilatérales mais ils veulent également que celles-ci changent et s’adaptent à l’ascension de l’Asie. En théorie, cette approche pragmatique asiatique devrait rendre plus facile la réforme de la gouvernance mondiale. Cependant, en pratique, la réticence de l’Ouest à pratiquer des ajustements profonds afin de s’adapter à cette ascension de l’Asie rendra difficile tout changement significatif dans ce sens. Le meilleur moyen d’illustrer cet état de fait est de se référer à deux exemples contemporains concernant les négociations mondiales qui, pour l’instant, ont échoué. Le premier concerne le programme de Doha pour le développement et le second la conférence de Copenhague sur le changement climatique.
Dans un article aussi court que celui-ci, il est difficile de fournir une analyse détaillée permettant de savoir qui avait tort ou raison dans ces négociations. Mais dans le domaine des échanges commerciaux, il est clair que la demande croissante de protectionnisme, à la fois en Europe et aux États-Unis, pourrait (pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale) faire échouer le cycle de Doha. Beaucoup de voix très influentes, comme celle de Pascal Lamy, à la tête de l’Omc, ont annoncé que la situation était désespérée. Toutes les réunions antérieures sont parvenues à un dénouement positif parce que les garants essentiels du grand marché libre du commerce mondial, les États-Unis et l’Europe, ont toujours su qu’il était de leur intérêt de continuer à laisser le système du commerce international s’ouvrir. Maintenant, ces mêmes garants du marché sont de plus en plus méfiants envers toute future libéralisation des échanges commerciaux parce que leurs populations craignent des pertes d’emploi au profit de la Chine et de l’Inde. Il faut une certaine confiance pour s’ouvrir à la concurrence internationale. Une ouverture restreinte traduit une perte de confiance. Pour rendre les choses encore plus difficiles, l’Europe, comme les États-Unis, refusent d’honorer leur précédent engagement d’interrompre leurs énormes aides financières en faveur des secteurs agricoles. Chaque année, l’Union européenne dépense en moyenne 48 milliards d’euros (67milliards de dollars) et les États-Unis, plus de 16 milliards de dollars, en aides agricoles. Entre 1995 et 2005, les aides agricoles fédérales américaines ont totalisé plus de 160 milliards de dollars. Même s’il est difficile de justifier ces aides sur le seul argument économique, et même si ces aides provoquent de grands dégâts dans les pays en voie de développement les plus pauvres, aucun homme politique américain ou européen ne peut se permettre de perdre le soutien des organisations agricoles.
De la même façon, la conférence de Copenhague a échoué parce qu’il était difficile de trouver une formule équitable permettant de partager la lourde charge de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Pour faire simple, il y a à la fois un problème de « stockage » et de « flux ». Ce qui vient à l’esprit de la plupart des gens concernant les gaz à effet de serre, c’est d’abord le flux des nouvelles émissions. Naturellement, ils croient qu’elle est la seule cause du problème. Mais le réchauffement de la planète qui nous préoccupe n’est pas provoqué par les émissions actuelles, bien qu’il soit aggravé par elles. La cause principale est le stock des émissions accumulées dans le passé, spécialement durant les deux derniers siècles, depuis la révolution industrielle. À partir de là, une solution juste et équitable au problème des gaz à effet de serre se doit de répartir la part de responsabilité entre le stock et le flux. Gwynne Dyer a posé le problème d’une façon claire :
Pendant deux siècles, les pays qui sont maintenant « développés » se sont enrichis en brûlant des carburants fossiles. Durant le processus, ils ont rempli l’atmosphère avec leurs émissions de gaz à effet de serre, jusqu’au point où il ne reste plus à celui-ci qu’une capacité très limitée d’absorber le dioxyde de carbone sans nous plonger tous dans un réchauffement désastreux. Cela veut dire que les pays en voie de développement rapide comme la Chine, l’Inde et le Brésil vont pousser la totalité de la planète dans un réchauffement devenu ingérable s’ils poursuivent la même course historique durant leur développement économique. Comme ils sont relativement pauvres cependant, ils ont investi dans l’énergie fossile, tout comme l’Occident le fit quand il commença à s’industrialiser. Tout un vaste panel d’alternatives existe aujourd’hui, mais seulement à un prix plus élevé. Alors, comment faire pour gérer cette injustice historique ? Les pays développés doivent réduire leurs émissions de façon drastique et rapide, et donner aux pays en voie de développement assez d’argent pour couvrir les dépenses supplémentaires entraînées par l’utilisation de sources d’énergie propres, au lieu des fossiles, afin d’assurer leur développement économique1.
Quand on se confronte à un problème concernant les « biens publics mondiaux » (pour utiliser une expression populaire à l’Ouest), il est normal de s’attendre à ce que les membres les plus riches de la communauté prennent une plus grande part de responsabilité. C’est simplement un principe naturel de justice. Comme le dit R.K. Pachauri, président du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) :
Si nous devons arriver à une réduction mondiale, alors nous savons bien que la part la plus importante incombe aux pays développés. La Chine et l’Inde augmentent certainement leur part (d’émissions de gaz à effet de serre) mais, par habitant, elles ne le font pas, loin s’en faut, au niveau des pays développés.
Dans le cas des émissions de gaz à effet de serre, les nations industrielles occidentales les plus riches ont une raison supplémentaire de prendre une plus grande responsabilité : elles sont principalement responsables du stock d’émissions dans notre atmosphère. Depuis 1850, la Chine a contribué pour moins de 8 % de la production mondiale de dioxyde de carbone, alors que, dans le même temps, les États-Unis sont responsables pour 29 % et l’Europe de l’Ouest pour 27 %. Par habitant, les émissions de gaz à effet de serre de l’Inde atteignent seulement 4 % de celles des États-Unis et 12 % de celles de l’Union européenne. Les étapes devant aboutir à une solution doivent prendre en compte la reconnaissance sans équivoque par les nations occidentales les plus riches de leur part de responsabilité dans ce problème mais, jusqu’ici, elles n’ont fait aucune déclaration dans ce sens. Dans un tel climat, la plupart des pays asiatiques sont tombés d’accord sur le fait que les pays occidentaux doivent prendre une part plus grande dans la réduction des gaz à effet de serre. Toutefois, la réticence des États-Unis, le plus gros émetteur de ces gaz, à effectuer une réduction significative a conduit à l’échec de la conférence de Copenhague. Ce point a récemment été souligné par Jairam Ramesh, membre élu du parlement indien, dans un article économique du Times :
Un gouffre profond existe entre les pays riches, réticents à payer les coûts budgétaires ainsi que ceux de leur mode de vie qu’impliqueraient des réductions massives de leurs émissions, et les pays en voie de développement qui demandent à pouvoir augmenter leurs émissions afin que leurs économies accèdent au même niveau que celles de l’Ouest.
Ramesh prétend que les pays riches, comme les États-Unis, ont proposé des réductions minimes. Ils pourraient toujours cependant aider à parvenir à un accord global en transférant la technologie de réduction d’émissions et en payant afin de réduire l’impact du changement climatique sur les populations à risque.
Les difficultés auxquelles le monde s’est heurté dans la conclusion des négociations de Doha sur la libéralisation des échanges commerciaux internationaux ou dans celles de la conférence de Copenhague sur le changement climatique, montrent bien quelles sont les conséquences d’une non-adaptation de l’ordre mondial à un rééquilibrage inhérent à la montée en puissance de l’Asie. Pour commencer, le monde doit trouver un nouvel équilibre qui tienne compte de cette ascension. Mais peu d’hommes politiques occidentaux sont prêts à adhérer à cette idée.
Le rééquilibrage mondial
Comme nous l’avons déjà noté auparavant, les buts de l’Asie concernant les réformes de la gouvernance mondiale sont paradoxaux : elle désire à la fois le changement et la continuité. De la même façon, les méthodes asiatiques pour parvenir à ces réformes sont également paradoxales : elles sont dictées par des principes mais aussi par le pragmatisme.
Il existe quelques principes fondamentaux sur lesquels les Asiatiques se doivent d’insister. L’un d’eux est le principe d’équité ou, plus précisément, le principe de représentation équitable. Pour que les institutions mondiales préservent leur légitimité et leur efficacité au xxie siècle, il est important que leur composition reflète les nouvelles réalités démographiques, politiques et économiques de la planète. Il ne fait aucun doute par exemple que l’Europe est très fortement surreprésentée dans de nombreux secteurs clés au sein des organismes mondiaux. C’est la raison pour laquelle de nombreux observateurs perspicaces ont soutenu l’idée que l’Europe représentait l’obstacle le plus sérieux aux réformes des institutions mondiales. On pouvait ainsi lire dans un rapport de la Brookings Institution, paru en septembre 2009 :
L’Europe est un acteur incontournable et s’est montrée un obstacle majeur sur le chemin des réformes de la gouvernance mondiale, dans la mesure où elle continue à réclamer beaucoup trop de sièges au G20 (ainsi que dans d’autres forums et institutions à l’échelle mondiale) par rapport à son poids démographique et économique. En fait, les Européens peuvent soit choisir de maintenir leur surreprésentation, qui leur donnera une voix discordante et affaiblira leur influence, fragilisant du même coup les institutions mondiales, soit choisir de rassembler leurs votes, leurs sièges et leurs voix afin de peser d’un poids plus important et d’assurer une meilleure marche des organisations internationales. Malheureusement, l’impasse actuelle des réformes dans laquelle se trouve la gouvernance interne de l’Union européenne empêche toute nouvelle approche européenne concernant les réformes de la gouvernance mondiale.
Deux exemples limpides rappellent la surreprésentation européenne. Le premier est la répartition des voix au sein du Fmi. Bien que la population européenne ne représente que 12 % de la population mondiale, et la part de l’Union européenne dans le Pnb mondial 17 %, les membres de l’Union s’approprient 32, 08 % des voix à l’intérieur du Fmi. Les trois petits pays du Benelux totalisent à eux seuls 4, 57 % des voix, soit plus que les 3, 66 % alloués à la Chine, alors que celle-ci représente déjà la seconde économie de la planète. Le Fmi a pris quelques timides mesures concernant sa représentation. Ainsi, en 2010, il y aura une redistribution de 5 % des voix (la nouvelle formule de quotas récemment adoptée est une moyenne pondérée du Pnb, d’ouverture au marché, de variabilité économique et de réserves de devises internationales), et le poids de l’Europe passera de 32, 08 % à 31 %. Le Fmi a approuvé une augmentation du droit de vote de tous les pays en voie de développement qui, mis ensemble, passent ainsi de 31, 17 % à 34, 49 %, la plus forte augmentation étant celle des pays émergents qui passent de 23, 88 % à 25, 64 %. C’est une évolution minime pour une institution qui, jusqu’ici, a constamment et fermement refusé tout changement. Le chemin sera long avant d’arriver à une répartition équitable mais les Asiatiques savent se montrer patients.
Même dans les secteurs non économiques, les Européens sont ceux qui résistent le plus au changement. Prenons comme second exemple, le Conseil économique et social (Ecosoc) des Nations unies. Malgré son nom, celui-ci se focalise principalement sur les défis sociaux. Dans cette organisation, l’Europe de l’Ouest détient 13 sièges sur un total de 54, ce qui leur donne 24 % des voix alors que la population européenne compte, nous l’avons vu, pour seulement 12 % de la population mondiale. En comparaison, l’Asie abrite 60 % de la population mondiale et compte seulement 20 % des sièges au sein de l’Ecosoc.
Bien qu’il soit parfaitement clair pour tous que l’Europe est surreprésentée dans la plupart des instances mondiales, les pays membres de l’Union européenne sont réticents à abandonner ce privilège. Cet état d’esprit a été de nouveau mis en lumière, en 2008, lors de la création du Conseil des droits de l’homme (Cdh). Au départ, l’Union européenne a insisté sur le fait qu’elle devait disposer de 16 % des sièges au sein du Cdh afin de refléter son pourcentage au sein de l’Ecosoc, auquel le Cdh se référait. Les États asiatiques ont rejeté cette proposition en insistant sur le fait que les pourcentages au sein du Cdh devaient refléter ceux des différents groupes régionaux proportionnellement à leur représentation au sein des Nations unies. Quand, dans un premier temps, l’Union européenne a écarté cette solution, les États asiatiques ont plaidé pour que la représentation au sein du Cdh reflète les pourcentages de la population mondiale (soit 12 % pour l’Europe et 60 % pour l’Asie). Face à cette menace, les États de l’Union européenne ont fait marche arrière et ont finalement accepté de participer à hauteur de leur représentation au sein des Nations unies.
Le deuxième principe fondamental, nécessaire pour implanter des réformes, est le principe d’universalité. Les États asiatiques exigent qu’il n’y ait pas deux poids, deux mesures. Chaque principe doit être appliqué uniformément, quel que soit le pays. Prenons un exemple récent. Pendant longtemps, les États-Unis ont poussé différents groupes de défense des droits de l’homme à soumettre des résolutions pour faire condamner les violations de ces droits dans différents pays. Ils étaient capables de le faire parce qu’ils avaient, dans l’ensemble, une solide réputation concernant le respect des droits de l’homme. Toutefois, les États-Unis ont perdu toute leur autorité morale après avoir autorisé l’utilisation de la torture à Guantanamo. De la même manière, l’Union européenne l’a également perdue parce qu’aucun de ses États membres n’était prêt à condamner officiellement les États-Unis au sein du Cdh.
Pour résumer, la période où les États occidentaux pouvaient faire la leçon aux États asiatiques à propos des droits de l’homme au sein des Nations unies est révolue. Tous les États membres doivent admettre qu’ils sont imparfaits, à des degrés divers, et qu’ils sont loin d’être en conformité avec les principes fondamentaux des lois et des conventions internationales en vigueur. Une nouvelle sorte de dialogue, fondée sur le principe que tous les États doivent être traités sur un pied d’égalité à travers les lois internationales, devra être encouragée au sein des Nations unies et des autres organisations multilatérales. Cela veut dire que les États-Unis devront arrêter de se dédouaner de leur responsabilité envers les différents traités et conventions régis par les lois internationales, comme la Convention des Nations unies sur le droit de la mer ou la Déclaration des droits de l’enfant.
Le troisième principe fondamental pour mettre en place les réformes est d’encourager la prévision et la stabilité de l’ordre international. Comme les États asiatiques deviennent les plus grands défenseurs de l’ordre régulateur institué en 1945, ils désirent voir le renforcement, plutôt que l’affaiblissement, d’un nouvel ordre mondial. En conséquence, ils souhaitent voir émerger un monde où de plus en plus de traités et de conventions seront négociés et acceptés par tous les pays. Une des raisons, par exemple, pour laquelle la Chine était enthousiaste à l’idée de rejoindre l’Omc, c’est parce qu’elle était ravie de rallier un ordre régulateur chargé de résoudre les conflits du marché. C’était évidemment préférable à la situation d’avoir à traiter avec un Congrès américain arbitraire et capricieux, prêt à imposer des mesures commerciales unilatérales aux autres États sans tenir compte de leur droit de se plaindre des violations par les Américains des règles sur les échanges commerciaux.
Ces attitudes opposées de la Chine et des États-Unis à l’égard des lois internationales témoignent d’un autre aspect paradoxal des relations sino-américaines. À l’intérieur de leur pays, les États-Unis montrent un bien plus grand respect de la loi que ne le fait la Chine. Dans le contexte international cependant, les États-Unis sont très mal à l’aise dans le fait d’être contraints par des régulations extérieures, alors que la Chine, pour sa part, les accueille avec de plus en plus d’entrain. Une illustration magistrale de cette différence nous est donnée par la Convention sur le droit de la mer. La négociation de ce traité fut conclue en 1994. La Chine l’a ratifié en 1996, mais les États-Unis ne l’ont toujours pas fait, pour l’instant.
Les avancées pragmatiques
Tout en appliquant ces principes dans leur approche des réformes de la gouvernance mondiale, les États asiatiques sont aussi pragmatiques dans leurs avancées. Ils ne vont pas se limiter par une approche idéologique. C’est à travers les paroles de Deng Xiaoping que cet esprit pragmatique se révèle encore le mieux. D’abord, comme il le dit lui-même : « Il importe peu de savoir si un chat est noir ou blanc ; s’il attrape des souris, alors c’est un bon chat. » Ensuite, comme il l’exprime dans une autre formule, le meilleur moyen de traverser une rivière est « de toucher du pied les pierres au fond du gué », autrement dit, d’avancer prudemment en faisant attention de ne marcher que sur une pierre à la fois.
Étant donné cet esprit pragmatique, les États asiatiques n’appellent pas à des changements radicaux de l’ordre mondial. Il y a trois façons d’illustrer cet état d’esprit pragmatique. La première est de comparer l’attitude actuelle de l’Asie face à l’ordre économique mondial avec l’attitude traditionnelle des pays en voie de développement durant les décennies passées. Dans les années 1970 et 1980, par exemple, toutes les grandes organisations de ces pays, y compris le Mouvement des non-alignés et le Groupe des 77, réclamaient l’établissement d’un nouvel ordre économique international car ils considéraient que l’ordre économique ancien, dominé par l’Ouest, était injuste, inéquitable et fondé sur l’exploitation des pays pauvres. Cet appel fut influencé par un célèbre économiste argentin, Raúl Prebisch, qui croyait que les pays en voie de développement ne pourraient pas s’en sortir tant que l’ordre économique ancien ne serait pas renversé.
Les États asiatiques, au contraire, ne désirent pas renverser cet ordre ancien, même s’il reste dominé par l’Ouest. Ils reconnaissent qu’il est peu équitable et imparfait. Néanmoins, ils souhaitent continuer à travailler sous son égide, tout en essayant de l’améliorer progressivement. Ils sont donc prêts à travailler avec les institutions existantes, comme les Nations unies, l’Omc, le Fmi et la Banque mondiale. De manière encore plus flagrante, avant que le G20 n’entre en scène et ne remplace le G8, beaucoup d’États asiatiques influents étaient partants pour travailler avec le G8, alors même qu’ils n’en étaient pas satisfaits. Par exemple, en 2007, la Chine, l’Inde, le Brésil, le Mexique, et l’Afrique du Sud se mirent d’accord pour venir participer au 33e sommet du G8 qui se tenait en Allemagne à Heiligendamm.
Une deuxième façon d’illustrer le pragmatisme de l’approche asiatique est de la comparer avec l’approche européenne de la coopération régionale. La tendance générale en Europe est d’aborder ce problème sous un angle formel et légal. Un bon exemple de cette tendance transparaît à travers les efforts consentis récemment par l’Union européenne pour encourager une meilleure coopération des États membres à travers le processus de ratification du traité de Lisbonne. Les Européens commencent par s’asseoir à la table des négociations pour discuter d’éventuels accords, complexes et détaillés. Ensuite, ces accords passent par une phase minutieuse et approfondie de ratification. Après avoir été légalement ratifiée, la coopération peut démarrer. S’il y a un quelconque obstacle légal, tel que le désistement d’un ou deux États membres pour ratifier cet accord, tout le processus est gelé. Bref, la position européenne est de toujours s’attacher à une approche formelle et légale détaillée.
Par comparaison, l’approche asiatique est bien plus flexible. L’accent est très peu mis sur les accords légaux ou sur les documents formels. Au lieu de cela, une brève déclaration d’intention est généralement suffisante pour promouvoir la coopération régionale. Prenons par exemple tout le processus de l’Asean plus 3 (association des nations de l’Asie du Sud-Est, plus la Chine, le Japon et la Corée) qui concerne un très grand nombre de personnes. Il englobe les 500 millions d’habitants appartenant aux dix pays de l’Asean et presque 1, 5milliard d’habitants appartenant à la Chine, au Japon et à la Corée. Il n’existe pas de documents légaux formels qui précisent le but ou les procédures concernant ce traité. À la place, les dirigeants chinois, japonais et coréen ont initialement été invités à s’exprimer de manière informelle avec les dirigeants des dix autres pays de l’Asean, lors du sommet qui s’est tenu à Kuala Lumpur (Malaisie) en 1997. La coopération entre l’Asean, la Chine, le Japon et la Corée s’est envolée à toute allure, produisant au passage de nombreux résultats probants. Par exemple, à peine cinq ans après la première réunion de l’Asean plus 3, l’Asean signa des accords de libre-échange avec la Chine en 2002, puis avec la Corée en 2007 et le Japon en 2008. Aujourd’hui, d’autres accords du même genre ont été conclus et les échanges se sont accrus de façon importante entre les États de l’Asean plus 3. Le total des échanges entre l’Asean et la Corée a doublé de façon spectaculaire durant les cinq dernières années, passant de 46, 4 milliards de dollars en 2004 à 90, 2 milliards de dollars en 2008. De la même façon, le total des échanges entre l’Asean et le Japon s’est accru de 22, 1 %, passant de 173, 1 milliards de dollars en 2007 à 211, 4 milliards de dollars en 2008.
La seule appellation de ce processus Asean plus 3 montre combien cette coopération entre les différents pays asiatiques peut être informelle. Mais ce qui est encore plus surprenant, ce sont les processus concernant l’Aseanmoins 1 et l’Aseanmoins 2. En Europe, l’ensemble du processus de ratification du traité constitutionnel fut interrompu lorsque deux des vingt-sept pays membres (la France et les Pays-Bas) refusèrent de le ratifier. Le résultat fut que l’Union européenne dut renégocier le traité entier et lui faire suivre un nouveau processus formel de ratification. Par comparaison, lorsque l’Asean soumet un projet de coopération qui n’est pas soutenu par tous les États membres, les pays de l’Asean s’accordent, de façon pragmatique, pour ratifier le projet à travers un Aseanmoins 1 ou un Aseanmoins 2. Par exemple, en 2007, l’accord de libre-échange Asean-Corée du Sud fut signé par neuf des dix membres de l’Asean, moins la Thaïlande. De cette façon, le ou les deux pays qui ne souhaitent pas soutenir ni participer à un projet de coopération régionale ne pénalisent pas les autres. C’est une attitude purement pragmatique.
Une troisième façon d’illustrer cette approche pragmatique asiatique est d’observer la capacité de ses habitants de s’élever au-dessus des différences politiques bipartisanes pour se concentrer sur des buts communs plus larges. Ces dernières années, par exemple, quelques tensions politiques ont opposé la Chine et l’Inde au sujet de querelles de frontières non résolues, du soutien de la Chine au Pakistan et de l’accueil du Dalaï-lama sur le territoire indien. Et cependant, malgré ces tensions, la Chine et l’Inde ont été capables de coopérer positivement lorsque leurs intérêts communs se trouvaient dans la balance.
Au sommet sur le climat de Copenhague, par exemple, les pays occidentaux ont tenté de se liguer contre la Chine. En retour, la Chine s’est tournée vers l’Inde comme recours. Un journaliste asiatique bien connu, Nayan Chanda, décrit bien ce qui s’est passé :
En rencontrant le Premier ministre indien Manmohan Singh le lendemain matin, M. Wen remarqua avec amertume la manœuvre de l’Ouest consistant à se « liguer » contre la Chine. À la seule condition qu’elles s’allient ensemble, dit-il, la Chine et l’Inde pourront éviter de se faire forcer la main. En disant qu’il considérait le Dr Singh comme un frère aîné, il demanda à l’Inde de soutenir la Chine.
Ce bref épisode de la coopération pragmatique sino-indienne montre bien la capacité asiatique à s’élever au-dessus des différences idéologiques et politiques lorsque le besoin de coopérer se fait sentir. L’Amérique et l’Europe ont beaucoup à apprendre de cette approche pragmatique de l’Asie dans les relations internationales. En fait, le monde entier pourrait devenir un endroit plus sûr si l’Ouest pouvait apprendre à manier les pratiques asiatiques. C’est pourquoi il est important pour un public occidental d’étudier et de comprendre l’approche asiatique concernant les défis mondiaux majeurs, y compris ce défi majeur consistant à développer de nouvelles formes de gouvernance mondiale.
- *.
Professeur de sciences politiques, Lee Kuan Yew School of Public Policy, université de Singapour, auteur du Défi asiatique, Paris, Fayard, 2008.
- 1.
Gwynne Dyer, “Copenhagen Aftermath”, Korea Times, 23 décembre 2009.