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Boko Haram ou le terrorisme à la nigériane (entretien)

juillet 2014

#Divers

Quelle est l’origine de Boko Haram ? Qualifiée aussi bien de «  groupe terroriste  » que de «  mouvement religieux  », voire de «  secte  », l’organisation paraît difficile à cerner, tout comme les revendications de son leader actuel, Aboubakar Shekau. Pourriez-vous revenir en quelques mots sur l’histoire de ce mouvement et ses principaux objectifs ?

De son vrai nom Jama’atu Ahlis-Sunnah Lidda’awati Wal Jihad («  Groupe sunnite pour la prédication et le djihad  »), la secte Boko Haram («  l’éducation occidentale est un interdit religieux  ») naît au début des années 2000 dans le Borno, à la pointe nord-est du Nigeria, frontalière du Niger, du Cameroun et du Tchad. Son leader spirituel, Mohamed Yusuf, est basé dans la ville de Maiduguri et s’inspire initialement des Izala, un mouvement salafiste fondé au Nigeria à la fin des années 1970 pour réislamiser les «  mauvais musulmans  » suivant un modèle wahhabite et saoudien. Bientôt exclu des Izala, Mohamed Yusuf est encore plus radical dans sa confrontation à l’État. Pour lui, la charia doit être intégralement appliquée et ne peut être placée sous l’autorité d’une constitution écrite par les hommes, puisqu’elle est d’origine divine. Il en découle qu’il faudrait changer de régime politique et instaurer un califat, car le Nigeria est un État qui se veut neutre en matière de religion. C’est donc sur les moyens que le raisonnement diffère. À la différence de Boko Haram, les Izala sont dans une logique d’entrisme et de compromis. Ainsi, ils invitent leurs membres à entrer dans la fonction publique et à aller voter pour des candidats musulmans aux élections. Leur stratégie est celle d’une refonte de l’État nigérian de l’intérieur. Boko Haram est beaucoup plus sectaire. Le groupe se positionne à la fois contre les Izala et contre les confréries soufies traditionnelles. Ses membres rejettent les autres musulmans, se marient entre eux et considèrent Mohamed Yusuf comme une sorte de gourou.

L’escalade des tensions

Entre 2003 et 2009 se produisent quelques escarmouches entre Boko Haram et les forces de sécurité. Mais le groupe n’est pas clandestin. Sa mosquée, près de la gare de Maiduguri, est ouverte et connue de tous. Mohamed Yusuf est arrêté à plusieurs reprises… et toujours relâché faute de preuves.

En juillet 2009, les forces de sécurité lancent une féroce répression contre le groupe. Mohamed Yusuf est exécuté sans procès par la police. C’est à partir de ce moment-là que Boko Haram entre dans la clandestinité, bascule dans le terrorisme et se fragmente, en l’absence de leader spirituel. Certains de ses cadres partent à l’étranger et entrent en contact avec d’autres groupes djihadistes. Sous l’égide d’Abubakar Shekau en 2010, l’organisation se reconstitue dans la clandestinité. Pour la première fois, elle planifie alors des attaques contre des églises et les minorités chrétiennes de la région, ce qui n’avait pas été le cas auparavant, même si ses principales cibles restent les «  mauvais  » musulmans et les forces de sécurité.

La secte se transforme aussi en groupe terroriste et commence à s’étendre en dehors du Borno. En 2011, elle fomente des attaques à la bombe et des attentats suicides, notamment contre le siège de la police et le bureau des Nations unies à Abuja, la capitale fédérale. La répression militaire de 2009 a ainsi eu de nombreux effets pervers. En multipliant les bavures, les forces de sécurité ont perdu la bataille des cœurs et des esprits. De plus, elles ont pu inciter les familles des victimes à rejoindre Boko Haram, non par conviction, mais pour y chercher une protection contre les violences de l’armée et de la police.

En mai 2013, l’état d’urgence est instauré dans les trois États du Borno, de Yobe et de l’Adamawa. On assiste alors à une explosion de violence, avec des massacres perpétrés par toutes les parties en présence1. Contrairement à la répression de juillet 2009, l’armée sort des villes et ses avions commencent à bombarder les campagnes, une première depuis la guerre du Biafra en 1967-1969 et l’insurrection de la secte Maitatsine en 1980. Autre changement majeur, le gouvernement crée des milices locales (Civilian Joint Task Forces) pour pallier le manque d’information et de soutien aux forces de sécurité. Cela a pour conséquence qu’en représailles, Boko Haram s’en prend davantage aux civils de la région et ne se contente plus d’assassiner des individus ou des clercs musulmans qui collaborent avec le régime ou qui dénoncent la dérive meurtrière de la secte. Aujourd’hui, le groupe attaque des villages entiers. Avant l’affaire des lycéennes enlevées, dont l’écho médiatique a été immense, deux cents lycéens avaient été assassinés par Boko Haram, ce dont on a beaucoup moins entendu parler. Rappelons que le Nigeria est le pays le plus peuplé d’Afrique, ce qui explique aussi l’inflation du nombre de victimes, qui se comptent en milliers. Il est par ailleurs souvent difficile de savoir si les civils sont tués par Boko Haram, les forces de sécurité, les milices ou des gangs armés qui se font passer pour l’un ou l’autre.

Boko Haram apparaît comme une organisation très liée au contexte nigérian. Pourtant, elle a également commis des exactions au Cameroun voisin. Doit-elle être aujourd’hui considérée comme une structure régionale transfrontalière, et a-t-elle des liens avec d’autres organisations terroristes ?

Dès sa fondation au début des années 2000, Boko Haram déborde des frontières très poreuses du Nigeria et a des bases arrières au Niger (à Diffa) et au Cameroun (dans les monts Mandara). La secte a vraisemblablement des liens tactiques avec des groupes djihadistes à l’étranger pour se procurer des armes ou former des artificiers. L’un de ses membres dit avoir été entraîné par les Chebab somaliens pour organiser les attentats de 2011 à Abuja. Néanmoins, il n’y a pas de coordination stratégique avec Al-Qaida pour planifier ensemble des attaques… Contrairement à ce que certains ont pu dire, on n’a jamais trouvé de camp d’entraînement de Boko Haram dans le nord du Mali. Le discours de la lutte contre le terrorisme a tendance à amalgamer tous ces mouvements pour faire ressortir l’image d’une menace globale, avec un «  arc de crise  » allant de la Mauritanie à la Somalie. Or les objectifs et les cibles de Boko Haram restent avant tout locaux.

Des grilles d’interprétation simplistes

On a souvent tendance à vouloir rabattre ce genre de questions sur des conflits ethniques ou confessionnels – tendance que renforce l’enlèvement de plus de deux cents lycéennes chrétiennes par Boko Haram. Pourtant, les musulmans nigérians ont également été victimes de la secte, et la dimension politique des actions de Boko Haram ne doit pas être négligée, notamment dans son affrontement avec le gouvernement de Goodluck Jonathan. Comment articuler ces questions religieuses et politiques ?

Trois grilles d’analyse réductrices sont souvent appliquées pour expliquer l’émergence de Boko Haram : la pauvreté, l’ethnie et la religion. La pauvreté est une toile de fond. Mais la République du Niger et l’État de Sokoto, au Nigeria, sont beaucoup plus pauvres que le Borno, où sévit la secte. Le développement de Boko Haram est d’abord lié au charisme de Mohamed Yusuf, qui est né dans le Yobe et est ensuite allé prêcher dans la ville voisine de Maiduguri.

Il en va de même pour la question ethnique. Contrairement à d’autres groupes insurrectionnels qui, au Nigeria, se sont construits autour des liens du sang (le Congrès du peuple Oduduwa pour les Yoruba, le Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger pour les Ijaw et le Mouvement pour l’actualisation de l’État souverain du Biafra pour les Ibo), Boko Haram porte des revendications religieuses islamiques, voire panislamiques. Il ne s’agit pas d’un front de libération des Kanuri du Borno, même si les Kanuri sont vraisemblablement majoritaires parmi les membres de la secte. Le cadre idéologique de l’insurrection repose sur la communauté des «  vrais  » croyants et n’est absolument pas ethnique.

Concernant la dimension religieuse, ou plutôt ce que l’on nous présente encore comme une guerre de civilisation entre chrétiens et musulmans, il faut savoir qu’avant 2010, Boko Haram ne planifiait pas d’attaques contre les chrétiens. Les rares chrétiens tués dans des escarmouches n’étaient pas visés du fait de leur allégeance confessionnelle, mais parce qu’ils collaboraient avec les forces de sécurité ou vendaient de l’alcool. Après la répression militaire de 2009, certains membres de Boko Haram ont essayé de se rapprocher d’Al-Qaida en ciblant les chrétiens. Mais le discours du fondateur de la secte, Mohamed Yusuf, s’est d’abord construit contre les «  mauvais  » musulmans, soufis ou izala. S’il y a une guerre de religion, elle est interne à l’islam…

Fragilités de l’État nigérian

Le Nigeria est passé devant l’Afrique du Sud comme première puissance économique du continent africain, mais l’actualité montre bien le trompe-l’œil que constituent pareils classements. Quelles sont les fragilités actuelles du pays ? Sont-elles principalement liées au mode de gouvernement de Goodluck Jonathan (violence de l’armée dans les représailles vis-à-vis de Boko Haram) ou celui-ci est-il révélateur de failles plus profondes de l’État nigérian ?

Il faut bien distinguer ce qui est conjoncturel (la mauvaise gestion de la crise par Goodluck Jonathan) de ce qui est structurel (l’État nigérian est un État, non pas failli, mais fragile). En effet, les contrastes dans le pays sont très forts, entre l’obscurantisme des illuminati du Borno, à l’extrême nord-est, et le dynamisme mondialisé de la capitale économique, Lagos, au sud-ouest. Ville la plus peuplée d’Afrique subsaharienne, cette dernière est connue pour son industrie cinématographique, appelée «  Nollywood  », et génère un produit intérieur brut qui est supérieur à celui cumulé de tous les pays francophones d’Afrique de l’Ouest ! Entre le «  capitalisme sauvage  » de Lagos et le «  capital de sauvagerie  » de Boko Haram, on est sur deux planètes différentes… Le Nord est d’ailleurs dévasté sur le plan économique, avec des investissements et un commerce en chute libre. Mais le Sud compense le manque à gagner. À l’échelle globale du pays, le taux de croissance tourne autour de 7 %, avec des prévisions en hausse pour 2014.

D’une manière générale, les conflits sont géographiquement limités. Personne ne souhaite renouer avec la situation de guerre civile du Biafra en 1967-1970. Les musulmans du Nord ne veulent pas d’une partition qui les priverait de l’argent du pétrole sur la côte atlantique. Quant aux commerçants du Sud, notamment les Ibo qui avaient mené la tentative de sécession biafraise, ils veulent continuer d’avoir accès à ce formidable marché commun qu’est le Nigeria. Le drame du Biafra a beaucoup fait pour l’unité nationale. La génération qui a vécu les horreurs de la guerre est encore vivante et transmet la mémoire d’un traumatisme qu’il faut éviter à tout prix. Aujourd’hui, les indépendantistes du Mouvement pour l’actualisation de l’État souverain du Biafra (Massob) font de la gesticulation politique mais ne constituent pas une organisation de lutte armée.

Des éléments administratifs et politiques jouent aussi en faveur de l’unité. À l’époque de l’indépendance, le Nigeria se composait de trois régions qui commerçaient essentiellement avec l’ancien colonisateur britannique et très peu entre elles. Si une région voulait faire sécession, elle devait se battre contre les deux autres. Mais aujourd’hui, les trente-six États de la fédération nigériane sont économiquement interdépendants. Si l’un d’entre eux veut faire sécession, il devra faire face aux trente-cinq autres… Nous ne sommes plus dans la structure économique et politique qui prévalait à l’indépendance, et je ne crois absolument pas à l’implosion du pays.

Sur le plan structurel, l’État est faible et très corrompu. L’armée, notamment, souffre de cette corruption : 23 % du budget national est accordé aux forces de sécurité, un record jamais vu du temps des dictatures militaires des années 1980 et 1990. Pourtant, très peu de cet argent arrive sur le terrain. Récemment, on a même vu un général être accueilli à coups de pierre par des soldats dans le Borno. Le président Goodluck Jonathan a une responsabilité directe dans le développement de la corruption, qu’il a utilisée pour acheter la paix sociale. Par ailleurs, il est très influencé par des lobbies chrétiens extrémistes. Il n’a donc pas un discours rassembleur. Ce qui est le plus à craindre, finalement, c’est le développement des théories du complot qui exacerbent le clivage entre un Sud prétendument chrétien et un Nord prétendument musulman. Au Nord, on dit ainsi que Boko Haram est une création de la Cia visant à provoquer une partition du pays pour mettre la main sur le pétrole et justifier l’établissement d’une base militaire américaine. Au Sud, Boko Haram est perçu comme une initiative des puissances arabes et des caciques musulmans du Nord pour déstabiliser un président chrétien. Ces affabulations enveniment la situation. On peut notamment se demander si l’on ne verra pas émerger un «  vote musulman  » et un «  vote chrétien  » aux élections de février 2015, et ce alors même que contrairement à ce qui se passe dans de nombreux autres pays, les partis politiques nigérians ne reposent pas sur la religion.

le 10 juin 2014

  • *.

    Chercheur à l’Institut français de géopolitique (Ifg, université Paris 8), spécialiste des conflits armés en Afrique subsaharienne.

  • 1.

    Voir le rapport 2006-2014 de Nigeria Watch (http://www.nigeriawatch.org/index.php?html:7).