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Dans le même numéro

Don et sacrifice en cancérologie

La prise en charge des patients atteints de cancer, très organisée, ne traduit pas seulement des impératifs thérapeutiques : à la rationalité médicale se mêle aussi, du côté des patients comme de celui des professionnels, une relation complexe de don et de sacrifice, qui rend difficile la discussion sur l’escalade thérapeutique.

La lutte contre le cancer, devenue cause nationale, mobilise presque tous les acteurs de santé et consomme des ressources considérables. Les prévisions à moyen et long terme justifient ce souci : l’incidence de nombreux cancers augmente (comme celle du cancer du sein ou du colon), celle des cancers du poumon semble stabilisée grâce à la prévention qui commence à porter ses fruits au moins dans certaines couches de la population.

Mais, dans la mortalité générale, la proportion de morts due au cancer ne cesse de croître. Nous nous inquiétons donc d’un destin qui nous promet de mourir cancéreux ou de rejoindre la cohorte attendue et redoutée des grands vieillards1. Les progrès en matière de traitement sont certains : des protocoles bien conduits diminuent très significativement le nombre de récidives, d’autres allongent la durée de vie des malades ou améliorent leur qualité de vie. Il n’est donc pas question de remettre en cause ni le chantier, ni ses succès. En marge des données scientifiques et médicales, nous cherchons ici à réfléchir à certains aspects anthropologiques que peuvent évoquer des modes de traitement et d’organisation. Car le cancer occupe une position bien particulière dans notre monde et dans les représentations collectives comme, dans un autre temps, la tuberculose. Il est le symbole même de la mort et de la souffrance, éclipsant les maladies cardiovasculaires qui pourtant le précèdent dans les statistiques de mortalité. Le « crabe », la « bête » qui ronge de l’intérieur, pousse et prolifère, renvoie à des fantasmes d’alien particulièrement terrifiants, posant cette maladie comme paradigmatique du mal et de l’altérité de la mort. Les institutions de lutte contre le cancer depuis des décennies sont également parallèles au système de santé proprement dit, comme l’était en son temps le système de lutte contre la tuberculose avec ses sanatoriums, ses dispensaires et son corps de médecins spécialistes. Les centres anticancéreux sont de puissants et riches organismes couvrant l’ensemble du territoire et disputant aux centres hospitaliers universitaires renommée et clientèle. L’Institut national du cancer, récemment créé pour piloter l’ensemble du dispositif, est totalement indépendant. Certes, les techniques particulières nécessaires au traitement du cancer (radiothérapie, curiethérapie et chimiothérapie), l’implication de presque toutes les spécialités médicales et de multiples professionnels, associée à la pénurie des cancérologues, expliquent la nécessité d’une organisation propre qui constitue néanmoins un signe politique et symbolique fort.

Comme pour la tuberculose, ce mode de prise en charge organise un certain ostracisme des malades. L’exil des tuberculeux contagieux à la montagne, dans les ghettos des sanatoriums, est remplacé par l’isolement social des cancéreux marqués physiquement par les chimiothérapies (par leur teint, leur calvitie et leur amaigrissement), isolement mal combattu par de récentes campagnes publicitaires. Plutôt mal reçus aux urgences des hôpitaux, renvoyés des cabinets libéraux vers l’hôpital, ils fréquentent des hôpitaux de jour qui leur sont réservés pour subir ou bénéficier de la chimiothérapie, sont hospitalisés dans des services spécifiques de cancérologie et sont ensuite pris en charge par les réseaux de cancérologie et de soins palliatifs pour finir leurs jours dans les unités de soins palliatifs2.

Pourquoi des traitements systématiques?

Si les dépenses de santé sont souvent stigmatisées, on évoque rarement le prix exorbitant des traitements du cancer (chimiothérapie, monoclonaux et cothérapeutiques3) même si leur efficience est assez médiocre. À titre d’exemple, en 2001, l’augmentation annuelle des dépenses en médicaments de l’institut Curie correspondait à l’ensemble de l’enveloppe dévolue aux soins palliatifs pour toute l’Île-de-France. Or dans les stades avancés de nombreux cancers, les traitements s’ils sont certainement efficaces (au sens statistique) n’allongent la durée de vie des malades que de deux ou trois mois en moyenne4. Bien peu de débats publics, voire professionnels s’organisent autour de l’opportunité de consacrer de telles sommes aux dépens d’autres secteurs de la santé : pour peu que le traitement soit efficace, et quel que soit le degré d’efficacité, il est adopté comme la règle, quel que soit son coût, et proposé à tout malade qui pourra éventuellement le discuter mais sans, ou très rarement, connaître les chiffres exacts d’amélioration prévisible5.

La généralisation des traitements préventifs, administrés après un geste chirurgical pour éviter les récidives, pose les mêmes questions : après une intervention sur cancer du sein, et selon des critères pronostiques très rigoureux, sont préconisés des traitements complémentaires de chimiothérapie, radiothérapie ou hormonothérapie dès qu’ils améliorent la survie du groupe étudié de 5 %. C’est dire que dans certains groupes, l’ensemble des femmes va recevoir une chimiothérapie qui ne sera utile qu’à très peu : 70 à 90 % des femmes n’en auront pas besoin parce qu’elles sont déjà guéries par le geste chirurgical et pour 5 % la chimiothérapie n’aura servi à rien parce qu’elles seront résistantes au traitement et rechuteront malgré tout6. Les médecins, spécialistes ou non spécialistes, ne remettent jamais en cause ces attitudes alors que la proposition de chimiothérapies préventives7, entraînant les mêmes gains en survie pour d’autres types de tumeurs, leur semble illicite (comme dans le cas du poumon et du pancréas). Ces différences d’attitudes nous indiquent bien qu’il n’est pas seulement question de savoir (bénéfice scientifiquement démontré) mais bien de représentation ; ce qui vaut pour le sein ne vaut pas pour le poumon. L’allongement de survie démontré est valorisé par le corpus de savoirs admis : le cancer du sein et ses métastases répondent bien aux chimiothérapies, les différents protocoles ont amélioré tant la survie que la qualité de vie des malades à des stades plus avancés …, toutes affirmations qui ne sont pas encore acceptées dans les cas aux mêmes stades de cancer du poumon ou du pancréas. La généralisation de ces traitements entraîne un coût collectif d’autant plus important qu’ils concernent un grand nombre de malades. Les contrôles mis en place tentent uniquement de restreindre les traitements aux indications admises sans discuter du fond même du problème et de l’opportunité d’allouer de telles sommes pour un bénéfice aussi réduit. Il n’apparaît pas décent de discuter comme si l’enjeu était d’un tout autre ordre.

La pratique assez généralisée de l’acharnement thérapeutique alimente aussi nos interrogations. Alors même que les recommandations officielles préconisent l’abstention pour peu que le malade soit trop fatigué, certaines équipes entreprennent ou poursuivent des traitements chez des malades amaigris, épuisés, ne quittant pas leur lit, mourant dans les semaines qui suivent leur chimiothérapie. Les malades et leurs familles en sont bien souvent conscients, instruits par des exemples proches, refusant dans un premier temps un traitement qui leur semble entraîner une mort certaine. Une étude américaine8 a pu montrer que 26 % des malades avaient reçu une chimiothérapie dans les trois mois précédant leur mort et 14 % dans leur dernier mois de vie ; elle concluait sur la nécessité de limiter ces traitements abusifs. Curieusement cette étude a attiré l’attention de la presse9 mais n’a eu aucune suite chez les médecins.

Autre étonnement, les malades bien souvent réclament cet acharnement, demandant une chimiothérapie même en toute connaissance de cause : Mme D. porteuse de métastases cérébrales d’un mélanome malin, tumeur méchante qui ne répond que très mal au traitement, est suivie à la maison. Très lucide, elle désire surtout finir ses jours chez elle, entre son mari et sa fille. Elle appelle un jour son médecin : « Il faut me trouver une place dans une unité de soins palliatifs pour la semaine prochaine ; je vais avoir une autre cure de chimiothérapie et je sais que je ne vais pas m’en remettre. » Impossible de relever l’incohérence du propos : pourquoi accepter un traitement que l’on sait toxique, qui empêche même de vivre comme on le souhaitait ce qui reste à vivre ? Toute discussion fut vaine : la malade devait se soumettre à cette chimiothérapie, sans espoir d’amélioration, redoutant les suites déjà expérimentées. Le traitement était de l’ordre de l’obligation, imposé par une règle intériorisée.

La vie des services hospitaliers de cancérologie souffre de ces paradoxes : les malades qui peuvent bénéficier de traitements lourds, parce qu’ils peuvent les supporter sont en bonne forme générale et suivis en ambulatoire. Les malades hospitalisés sont évidemment mal en point. Or, la vocation de ces services est de traiter le cancer et non de soigner des malades en fin de vie, ce qui pousse à l’acharnement que nous dénonçons. Tous les cancérologues se plaignent du nombre important de décès dans leur service et se soucient de la démoralisation du personnel soignant. Beaucoup d’entre eux, nous l’avons dit, ont réussi à transformer une grande partie de leur secteur en hôpitaux de jour ou de semaine et n’ont gardé que quelques lits d’hospitalisation conventionnelle, alors encombrés par des malades « palliatifs ». Ils réclament alors l’accès à des lits spécialisés de soins palliatifs, qui permettraient de rendre moins visible l’inanité de nombre de traitements sans les mettre en question.

Comment comprendre cette complexité, l’écart entre les discours et les représentations et le silence relatif autour de ces questions : d’un côté, le discours officiel reste sinon triomphaliste – « nous allons vaincre le cancer » – du moins très optimiste : « Le cancer est devenu une maladie chronique, il faut apprendre à vivre avec10. » De l’autre, les chiffres épidémiologiques sont toujours alarmants : augmentation du nombre et de la mortalité du cancer, espérance de vie peu modifiée malgré les progrès annoncés. De multiples facteurs interviennent : les intérêts des uns et des autres (des laboratoires pharmaceutiques, de la recherche, de l’émulation médicale), le refus de l’échec et de l’impuissance du côté des médecins et, du côté de la société, la cécité collective vis-à-vis de la mort et de l’incurabilité d’autant plus exacerbée ici que le cancer est l’image même de la mort. Le montage institutionnel permet également d’apaiser les contradictions : les chimiothérapies sont réalisées dans des services d’hôpitaux de jour et de semaine qui ne peuvent pas prendre en charge les malades qui vont mal, alors soignés dans d’autres services et par d’autres soignants ; les cancérologues, peu nombreux, recentrent leur activité sur la prescription des traitements dits spécifiques (chimiothérapie, radiothérapie) et laissent souvent aux autres professionnels de santé le reste de la prise en charge. Récemment, le concept de soins de support11 a officialisé cette partition ; ainsi division du travail et séparation des lieux permettent une vision parcellisée moins inquiétante. Il nous semble que ces explications ne peuvent à elles seules être suffisantes devant l’ampleur des enjeux économiques et institutionnels d’une telle distorsion de la réalité. Nous voudrions ici proposer quelques hypothèses peut-être hasardeuses qui nous semblent donner un autre éclairage aux échanges qui s’organisent autour du cancer et de ses représentations.

Du côté des médecins : le don

« Je dois lui donner quelque chose », « je ne peux pas ne rien lui donner » : telles sont les phrases qui reviennent dans les propos des médecins pour trancher en faveur d’un traitement, en dehors de toute référence scientifique.

Le système qui régit la relation médecin-malade est difficile à définir : l’échange marchand qui gouverne nos sociétés est occulté par le système complexe d’assurance et de sécurité sociale. Le contrat libre entre professionnel et patient, bien mal éclairé par le consentement qui le fonde, ne tient pas compte de l’inégalité fondamentale de l’échange, classiquement, et joliment décrit par la rencontre d’une conscience, celle du médecin, et d’une confiance. Le travail médical est au mieux circonscrit par le moment de la consultation qui le cadre, où le malade au fond attend de son médecin qu’il lui donne quelque chose. S’il ne fait que le conseiller, se contente de nommer le mal, de prescrire une diète ou de prononcer de bonnes paroles, il le déçoit profondément : « Il ne m’a rien donné. » Le médecin, d’ailleurs, allonge la liste des médicaments en toute bonne foi ou prescrit plus lucidement un traitement comme objet transitionnel pour renforcer le transfert qu’il peut juger seule thérapeutique dans ce cas12. Le don, comme mode d’échange, pourrait expliquer alors une part de cette relation, ciment nécessaire d’une relation sociale et obligation duelle. L’ordonnance obéit en effet à des règles proches de celles décrites par Marcel Mauss dans son essai sur le don cérémoniel13 : quelque chose du médecin persiste dans le médicament prescrit, ce sont les médicaments du cardiologue, et non ceux du malade ; chaque praticien s’incarnant dans ses comprimés ou gélules, les ordonnances se chevauchent, se recoupent et s’accumulent. Le cancérologue pour sa part s’identifie totalement à ses traitements, se nommant chimiothérapeute ou radiothérapeute, valorisé par le prix (assez exorbitant), la technicité, la nouveauté et la toxicité de ses prescriptions.

On ne peut donner n’importe quel objet comme on ne peut prescrire n’importe quel produit, il doit valoir comme médicament, le remboursement en faisant foi. Le médicament est proportionnel à la maladie, son prix, sa nouveauté, son mode d’administration plus ou moins sophistiqué venant témoigner de la sévérité du mal. Traitement cher et toxique pour une maladie grave. Dans ces équations subtiles, la nocivité des produits employés donne de la valeur ajoutée au traitement lui permettant justement de faire le poids en face d’une maladie mortelle14. A contrario, les hormonothérapies, souvent mieux tolérées et semblant plus anodines, ne sont souvent pas reconnues par les autres médecins comme des traitements « valant » pour le cancer ; à tel point qu’elles ne sont pas reconduites à l’issue d’hospitalisations imprévues dans des services non spécialisés. Ces paradoxes du traitement rencontrent l’ambivalence du don illustré par l’étymologie du Gift allemand signifiant à la fois « poison » et « cadeau » ou celle du français « potion ». Un malade l’avait souligné ironiquement saluant l’infirmière venue lui poser sa perfusion de chimiothérapie d’un « voilà mon empoisonneuse ! ».

Il faut « donner », quel que soit le résultat espéré et malgré les effets secondaires. Il faut donner pour poursuivre la relation médicale, préserver le lien social et l’organisation de la santé15. Mais il faut donner aussi pour édulcorer le traumatisme du cancer. Les médecins ainsi contraints, la question lors des réunions où sont prises les décisions est celle de la capacité du malade à supporter le traitement et non celle du bénéfice. Cette nécessité nous évoque l’obligation de rendre qu’a étudiée tout spécifiquement Marcel Mauss. Mais que reçoivent donc les médecins des malades pour être ainsi contraints ?

Une malade, porteuse de cancer et sous chimiothérapie, aborde une nouvelle infirmière après les présentations : « Ah ! cela tombe bien, j’ai un cadeau pour vous. » L’infirmière alléchée demande : –« Quel cadeau? » – « Mais mon cancer, voyons. » Et si justement ce cadeau empoisonné que reçoivent les médecins et tous les soignants était la maladie dans sa matérialité, le corps souffrant offert aux explorations, ce cancer dont il faut prendre à des fins d’analyse des petits bouts (car il s’agit toujours de petits, tout petits échantillons, quelle que soit leur taille réelle) ? Ces prélèvements utiles, nécessaires, anodins (ainsi que les prélèvements de sang, d’urines ou d’autres fluides) du point de vue de la médecine sont néanmoins des atteintes à l’intégrité du corps, des transgressions d’un interdit fondamental. À don tabou, contre-don ambivalent. La chimiothérapie et la radiothérapie avec leur cortège de mutilations valent alors avant même d’être efficaces ou utiles. Elles s’imposent dès qu’un malade a beaucoup « donné » : son temps lors des hospitalisations, sa chair par les multiples examens, sa douleur et son angoisse, dès qu’il a été piqué, biopsié, prélevé ; il doit recevoir un traitement en contrepartie. Il n’est alors pas de discussion possible devant la nécessité anthropologique de donner et de rendre.

Du côté des malades : le sacrifice

Reprenons l’histoire de Mme D. qui accepte un traitement auquel elle ne croit plus et qu’elle sait lui être nocif. Comment ne pas rapprocher cette attitude de celle d’une femme médecin, opérée d’un cancer du sein ne nécessitant aucun traitement complémentaire et qui réclamait radiothérapie et chimiothérapie : « Je sais que cela ne sert à rien, mais je veux tout subir, tout supporter puisque j’ai un cancer, pour retrouver ensuite le monde des non-malades » (comme après une purification ?). Il est d’usage en médecine de parler métaphoriquement de sacrifier un organe ou un membre. La guérison ou la survie ne peut être qu’à ce prix. Mais le terme nous indique que la mutilation va au-delà d’un simple acte technique de soin tant il est difficile de n’envisager les corps que comme de simples objets, tant en médecine le monde des êtres est intimement mêlé à celui des choses. Suspendons un moment les connaissances médicales, les conclusions des essais thérapeutiques et tentons de regarder ce monde de la cancérologie à travers cette catégorie anthropologique du sacrifice.

Sacrifier, immoler mais surtout abandonner en pure perte16 richesses, cadeaux et vies humaines, aux puissances suprêmes préserve l’équilibre subtil qui permet à la vie de se reproduire. Si le sacrifice peut être pensé sous la catégorie du technique17, comme « une opération qui compense la maîtrise technique acquise par les hommes sur le monde naturel18 », il serait alors inefficace, et vite remplacé par des techniques plus éprouvées. La technique médicale à l’inverse peut remplir la fonction du sacrifice quand elle sert à légitimer l’ordre de l’univers et du monde19. Le geste médical ne serait pas entièrement justifié par son efficience mais aussi par un certain type de représentation collective qui l’impose plus fortement encore. Ainsi Mme D. ne peut se soustraire à cette chimiothérapie, ainsi la malade médecin réclame des techniques inadaptées. Il faut sacrifier pour rendre à la vie sens et cohérence.

Les victimes du sacrifice proprement dit, animaux domestiques, esclaves, ou vaincus20 sont toujours ou facilement différenciables des membres de la communauté ou extérieures à la société. Mais elles restent aussi suffisamment proches des sacrificateurs pour les représenter ; des êtres qui portent sur eux la marque du même et du proche, et sur lesquels de multiples opérations religieuses vont attribuer celle de l’autre, la marque du sacré. Dans le sacrifice d’Isaac, la substitution du fils par l’agneau illustre cette complexité. Les malades atteints de cancer, exhibant sur eux le scandale de la mort, ne sont pas différenciables du reste du groupe humain. D’autant que le dépistage et l’efficacité de la médecine permettent des diagnostics précoces lorsque la maladie ne se voit pas encore. Les traitements, chimiothérapies contraignantes et longues, les soustrayant à toute vie sociale normale vont alors les marquer, les rendre différents des autres et permettre de les identifier par leur aspect physique. Les cancéreux deviennent alors à l’évidence des malades quasi « d’une autre race », auxquels les bien portants ne peuvent s’identifier, leur évitant ainsi la contagion de la mortalité.

Les malades cancéreux sont traités dans notre système de santé d’une façon très particulière, évoquant les soins attentifs dont bénéficie la victime sacrificielle. Dans l’enceinte sacrée, elle est préparée, parée et quasi consentante, participe à l’intimité des sacrificateurs. Les malades, dans les hôpitaux de jour, partagent la vie quotidienne des soignants, entourés, écoutés par de multiples professionnels, les infirmières bien sûr mais aussi les psychologues21, les assistantes sociales, les diététiciennes … Ils peuvent joindre leur médecin et leurs infirmières à tout moment, venir sans rendez-vous dès qu’un problème de santé se manifeste. Ils deviennent, comme l’on dit, des « acteurs de leur maladie », apprenant l’interprétation des examens, jaugeant la toxicité de certains médicaments, se sentant si proches de leurs soignants que certains se disent « à la maison22 ».

Ils réclament les chimiothérapies, synonymes d’espoir, de guérison, de vie, s’attristant quand elles sont retardées, les exigeant quand elles sont suspendues. Mais beaucoup de malades disent en même temps : « Il faut faire ce qu’il faut », « je le fais pour ma famille », n’y croyant pas ou plus. Il faut supporter la chimiothérapie pour rester dans ce monde protégé du service de cancérologie, revenir régulièrement voir infirmières et médecins, bénéficier du soin rassurant des victimes sacrificielles.

Chez les soignants, le même fatalisme se manifeste. Les médecins non spécialistes et les infirmières peuvent bien émettre de vives réserves sur certains traitements en cancérologie, ils acceptent pourtant sans discuter toutes les indications, présentent tous les dossiers pour que soient prescrites ces fameuses chimiothérapies : puisque le diagnostic de cancer est posé, le traitement doit s’ensuivre. Que cela ne modifie pas l’espérance de vie du malade n’y fait rien, il faut bien faire quelque chose, il faut surtout que le patient occupe la seule place possible, celle du malade traité. La décision d’abstention de traitement curatif est prise comme un abandon et un échec, aggravant fantasmatiquement la sévérité du mal. De fait, un malade non « traité23 » (c’est-à-dire sans chimiothérapie) est exclu du système, sans suivi par les médecins spécialistes cancérologues, sans prise en charge dans les hôpitaux de jour, et toujours suspecté : « Il a refusé le traitement ? », malade opposant ; « il était trop faible et fatigué ? », malade palliatif quasi mort. Seuls, certains malades protégés bénéficient d’un traitement de faveur, soignés ou suivis en cancérologie sans devoir le payer de traitements trop lourds.

Même si le médecin prend conscience de l’inanité du traitement dans une situation particulière, il est mal vu de ne pas traiter un malade et cette attitude doit s’appuyer sur des arguments puissants et une décision apparemment collégiale prise lors de réunions où le cancérologue fait office de grand prêtre, autorisant ou non les suspensions de traitements pour des vacances ou des retours au pays, permettant l’espacement de cures de chimiothérapie trop mal supportées, voire interrompant un protocole inefficace, bref faisant agir son droit de grâce.

Un partage des rôles intangible?

L’ensemble de la cancérologie peut ainsi être lu comme une entreprise sacrificielle où la société met en place une organisation complexe ad hoc, dilapide des fonds importants, utilise des potions coûteuses récentes et dangereuses, organisant une forme de sacrifice humain, auquel il apparaît difficile de se soustraire. Le plan cancer orchestré par l’Inca encadre très spécifiquement l’ensemble des dispositifs, par des règles, des attitudes communes et un texte de référence pris parfois comme des tables de la Loi. Les officiants que sont cancérologues et soignants sont investis d’une aura particulière, et d’un pouvoir social certain. Les malades participent à ce montage, dès qu’ils se savent atteints de la maladie innommable, en réclamant l’accès aux traitements sans forcément en demander l’efficacité. Se sentant exclus du monde normal, ils se regroupent24 pour faire entendre leur voix, revendiquent une place d’acteurs, ce qui est justement propre au système sacrificiel. L’importance des sommes en jeu et de la mobilisation sociale eu égard à l’efficience relative de l’ensemble pourrait faire penser à une part maudite25, une dilapidation symboliquement nécessaire.

Mais quel en serait alors le but en marge du monde de la santé ? Permettre de poursuivre un discours technique rassurant : « Nous vaincrons le cancer », en dépit des résultats encore décevants ? Conserver la foi dans le progrès de la science et dans la maîtrise du corps et de la vie ? Se protéger contre le danger de la mort manifestée, incarnée dans le cancer ? Notre société tolère la mort ou s’en accommode pour peu qu’elle soit accidentelle, explicable ou du moins non annoncée. Le scandale survient dès qu’elle est reconnue à l’œuvre dans le vivant. Dès la mort dite comme à venir, le malade change de statut. Les professionnels des soins palliatifs en sont les témoins et les complices : appelés pour aider à soigner et accompagner les malades, ils participent à leur ségrégation, les malades palliatifs portent sur eux toute leur mort et toute la mort26. Ils « passent » dans un autre monde, quittant celui de la cancérologie pour celui des soins palliatifs27, avec ses soignants spécialisés, ses réseaux différents. Ils doivent surtout être transférés dans des lieux spécifiques28 s’il s’en trouve. Ainsi, l’institution « ordinaire » peut continuer à soigner des malades et éventuellement les voir mourir en dehors de toute référence à la mort. Pour autant, cette dernière ne peut être évacuée si facilement et reste présente dans l’imaginaire et la représentation collective. Depuis quelques décennies, elle s’est identifiée au cancer comme elle avait pu auparavant s’identifier à la peste, à la tuberculose ou au sida. Dans tous ces cas, un système de rejet social sauvage s’est mis en place, relayé ensuite par une organisation plus douce à visée curative ou soignante productrice du même effet, la ségrégation des corps dans le cas des sanatoriums ou des quarantaines, ou l’exclusion individuelle. Un malade atteint de cancer maintenant n’a d’autre choix que de rentrer dans le système sacrificiel qui lui permet de se laver de la marque de l’infamie à moins de verser tout entier du côté de la mort par l’intermédiaire de la prise en charge palliative. La rémission, ou la guérison heureusement, peuvent survenir presque de surcroît. Dans un tel système, le désir individuel ne mesure que l’adéquation du malade à ce qui s’apparenterait à un fait social total : désirant un traitement par « conformité » ou le redoutant voire le refusant par rébellion ou fatigue.

Que la société ait besoin d’assigner un signifiant à la mort et de la circonscrire pour éviter un envahissement mortifère n’est pas nouveau, nous l’avons dit. La tuberculose ou la peste dans d’autres temps prenaient cette place. Que les malades marqués participent à un montage symbolique, les protégeant ainsi que l’ensemble de la collectivité d’une vérité aveuglante, n’est pas non plus choquant, si cela leur permet de vivre avec le cancer, et à la société de survivre. Ce qui nous interroge c’est la justification par la science, « la médecine basée sur les preuves », d’une organisation qui reste toujours de l’ordre d’un choix politique et individuellement d’indications thérapeutiques qui sont au mieux un compromis prudentiel adaptable et discutable.

L’ensemble du système médical évidemment complexe peut se décliner selon de multiples logiques : médicales, institutionnelles, économiques et anthropologiques. Il nous semble qu’il y a comme un aveuglement à ne retenir que la logique de l’efficacité portée par la techno-science, voire à confondre toutes les logiques. La nécessité du symbolique dans la pratique médicale n’est plus à démontrer ; elle peut s’arrimer à l’efficacité technique mais elle n’en a ni les mêmes temporalités ni les mêmes nécessités. Don et sacrifice peuvent éclairer en partie des motivations individuelles obscures et des mécanismes collectifs peut-être inquiétants, ils peuvent aussi nous alerter sur l’aspect indiscutable du discours médical, qui impose trop souvent sous couvert de vérités démontrées des attitudes qui devraient relever de choix collectifs et individuels.

  • *.

    Auteur de Allez donc mourir ailleurs ! Un médecin, l’hôpital et la mort, Paris, Buchet Chastel, 2004. Voir ses précédents articles dans Esprit : « L’agonie ne sert à rien », juin 1998 ; « Traiter l’agonie », janvier 1992 ; « La dignité humaine, un consensus ? », février 1991.

  • 1.

    Et probablement des deux, car le cancer survient beaucoup plus fréquemment à mesure que l’âge avance.

  • 2.

    L’ensemble du dispositif de soins palliatifs a été initialement mis en place pour les malades de cancérologie, puis développé lors de la survenue de l’épidémie de sida. Il est actuellement consacré de façon très majoritaire aux malades cancéreux : les unités de soins palliatifs, services d’hospitalisation classiques, sont occupées par 80 à 90 % de malades cancéreux. On retrouve la même proportion de cancéreux dans les réseaux de soins palliatifs qui coordonnent les professionnels de ville ; tant dans notre société le cancer est associé à la mort à venir.

  • 3.

    De plus en plus fréquemment, les traitements classiques de chimiothérapie sont associés à des médicaments protecteurs qui permettent une meilleure tolérance. D’abord les nausées et les vomissements ont été combattus de façon plus efficace, puis les aplasies sanguines sont prévenues comme les anémies ou les complications cardiaques. L’amélioration de la qualité de vie des malades, obtenue actuellement, passe le plus souvent par cette meilleure tolérance au traitement, ce qui ne laisse pas d’être paradoxal.

  • 4.

    Les tests statistiques permettent d’affirmer que la différence entre les deux traitements n’est pas due au hasard ; ils ne disent rien de l’importance de cette différence, et donc, in fine de l’intérêt du traitement.

  • 5.

    Même en connaissant les chiffres, les malades et leur famille ne peuvent les croire : on ne peut proposer un traitement qui ne fait qu’allonger la vie de quelques semaines. D’autant que, pour préserver l’espoir essentiel à la survie psychique des malades, les médecins ont tendance à tenir un discours toujours positif, laissant dans l’ombre les chiffres statistiques avérés et s’appuyant sur des expériences individuelles exceptionnelles.

  • 6.

    La présentation des chiffres contribue à obscurcir pour les malades et le public les enjeux : un traitement qui permet une diminution de 50 % des rechutes semble incontournable, mais si les rechutes n’arrivent que dans 10 % des cas, il n’est utile qu’à 5 % des malades et 95 % le reçoivent pour rien, ce qui peut ouvrir un champ de discussion.

  • 7.

    Le cancer ayant été enlevé et la chimiothérapie ayant pour objectif de diminuer le risque de récidive ou d’allonger la durée de vie sans récidive.

  • 8.

    Ezekiel Emanuel et al., “How Much Chemotherapy are Cancer Patients Receiving at the End of Life? ”, 37e congrès de la Société américaine d’oncologie clinique (Asco), abs 953, 2001.

  • 9.

    Paul Benkimoun, « Selon une étude américaine, certaines chimiothérapies sont données inutilement », Le Monde, 15 mai 2001.

  • 10.

    Il est assez rare en médecine de parler de maladie chronique quand la durée de vie tourne autour de 12 à 36 mois.

  • 11.

    L’organisation des soins de support regroupe l’ensemble des disciplines dont l’objectif est d’améliorer le confort, la qualité de vie sans avoir pour visée la guérison même du cancer : on y retrouve les traitements de la douleur, la psycho-oncologie, les soins palliatifs, la diététique, la kinésithérapie, l’art-thérapie …

  • 12.

    Voir Michael Balint, le Médecin, son malade et la maladie, Paris, Payot, 2003.

  • 13.

    Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », dans Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 1950.

  • 14.

    Lorsqu’a été découvert le rimifon, antibiotique efficace contre la tuberculose, les vieux phtisiologues ne pouvaient croire qu’un simple comprimé puisse valoir sur une maladie mortelle qui était jusque-là traitée par des techniques douloureuses, invasives comme le pneumothorax thérapeutique ou le redoutable extra-pleural. Ces techniques ont perduré alors que leur efficience très relative ne pouvait se comparer aux effets de l’antibiothérapie. La toxicité participe à la représentation de l’efficacité.

  • 15.

    Lorsqu’est survenue l’épidémie de sida, les médecins se sont retrouvés démunis de toute possibilité de « donner » un quelconque traitement et s’est alors engouffrée une vague de changement dans les relations médecins-malades et dans les institutions de santé. La participation des associations et de la société civile à la vie hospitalière voire aux choix de la recherche a été novatrice. Des expériences comme les réseaux de santé ou les soins palliatifs sont nées ou se sont développées. Comme si le fait de donner un traitement, quelle que soit son efficience, était le ciment qui stabilise l’institution de santé, le mode de hiérarchie des services, le type de relation médicale.

  • 16.

    Georges Bataille, Théorie de la religion, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1973.

  • 17.

    Marcel Hénaff, le Prix de la vérité, Paris, Le Seuil, 2002, p. 251.

  • 18.

    Gérald Sfez, « Le don, l’argent, la philosophie », Esprit, février 2002, p. 121-134.

  • 19.

    Maurice Godelier, l’Énigme du don, Paris, Flammarion, 2002.

  • 20.

    René Girard, la Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972 (rééd. Hachette littératures, 2002).

  • 21.

    Seuls les cancéreux par le biais du plan cancer peuvent bénéficier gratuitement de soins psychologiques en ville.

  • 22.

    Le contraste est grand avec le rejet dont ils sont l’objet dans les autres services, refusés aux urgences attendant sur les brancards qu’une place se libère dans le service d’origine ou renvoyés à la maison. La victime fait peur dans le monde profane.

  • 23.

    Même si le malade bénéficie de tous les traitements symptomatiques qui peuvent améliorer son confort, dont les soins palliatifs, on parlera pourtant d’absence de traitement.

  • 24.

    Les malades expliquent très bien qu’ils ne peuvent être compris par ceux qui n’ont pas vécu cela, que l’entrée dans la maladie est celle d’un autre monde. Philippe Bataille, Un cancer et la vie, Paris, Balland, 2003.

  • 25.

    G. Bataille, la Part maudite, Paris, Minuit, 1980.

  • 26.

    Robert William Higgins, « L’invention du mourant », Esprit, janvier 2003.

  • 27.

    À domicile, la distinction des réseaux de cancérologie et de soins palliatifs, logique dans cette vision, prend alors sur le terrain des allures ubuesques, puisqu’il s’agit des mêmes malades, des mêmes professionnels et que seule la reconnaissance de la mort à venir détermine le type de services appropriés.

  • 28.

    En service hospitalier, les malades sont répertoriés entre malades palliatifs et les autres, les vrais. Un anesthésiste ne se déplacera pas pour un malade dit palliatif, et trop souvent le raisonnement médical sera suspendu. Le traitement de ses symptômes ou de ses maladies ne sera entrepris que si le diagnostic de palliatif est comme oublié. La seule question que pose un malade palliatif est celle de son placement : où l’envoyer au plus vite ? Comme j’ai pu le montrer dans Allez donc mourir ailleurs, op. cit., ces attitudes sont évidemment opposées à celles que prônent les professionnels des soins palliatifs.