
Le désirer toujours, ne l'aimer jamais
Si l’argent est désirable parce qu’il pacifie les rapports sociaux, il devient tragique dès lors qu’il réclame d’être aimé pour lui-même. La soif de l’or oublie le sang des pauvres et, dans le capitalisme financier, prend la figure d’une passion du calcul.
L’argent figure au premier rang de ces choses que l’on désire sans parvenir tout à fait à les aimer. À la honte qui se lit sur le visage du quémandeur de rue répond la mauvaise conscience de celui qui refuse de lui donner une pièce. Il serait tellement plus agréable d’être indifférent à la monnaie. Le « grand prince » a les poches trouées, il ne mégote jamais sur les pourboires. Feinte ou réelle, son indépendance à l’égard de l’argent le place dans la situation enviable de pouvoir se consacrer à des sentiments plus nobles. L’avantage symbolique va toujours à celui qui dépense sans compter. Au point que l’on oublie souvent que la condition pour jeter l’agent par les fenêtres est d’en avoir accumulé suffisamment.
Les efforts menés depuis plusieurs décennies pour nous réconcilier sentimentalement avec l’argent n’ont pas manqué. La promotion télévisuelle du « Capital », les rêves de millionnaires relayés par les plus hautes instances de l’État, l’idolâtrie de la réussite sociale ont normalisé le désir de s’enrichir au point de le rendre naturel. Ils n’ont pourtant pas suffi à effacer complètement le soupçon moral qui pèse sur ceux qui rendent un culte à l’argent.
En ce sens, le problème posé par Max Weber dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme reste entier : le désir capitaliste d’accumulation est injustifiable par lui-même[1]. S’il veut se présenter comme une norme existentielle, il lui faut puiser à d’autres sources. Ce n’est pas un hasard si ces sources furent initialement religieuses. Comme il est quantifiable, l’argent ne se laisse pas facilement porter à l’absolu. Il lui manque une dimension transcendante que les puritains du xvie siècle ont trouvée dans la théorie de la prédestination : à leurs yeux, la réussite sociale était le meilleur signe de l’élection divine. Aujourd’hui, l’équivalence entre l’enrichissement et le salut n’a plus la même force, même si on la retrouve dans les discours néo-évangélistes qui enseignent aux pauvres l’admiration des riches. Lorsque la justification religieuse est devenue insuffisante, comme c’est le cas dans des sociétés plus sécularisées, il faut puiser aux mannes de la « créativité » et de l’« autonomie » afin de rendre l’enrichissement aimable[2]. Le discours managérial n’est pas en peine de métaphores (« agilité », « souplesse », « adaptation », etc.) pour décrire des qualités d’âme qui, en définitive, doivent rapporter de l’argent à ceux qui les possèdent.
L’argent est la plus grande puissance de dépersonnalisation
à l’œuvre dans le monde social.
À quoi servent ces métaphores, sinon à placer ailleurs que dans le goût de s’enrichir des raisons de s’y adonner sans mauvaise conscience ? On ne peut pas vivre sans argent, mais on n’avoue pas facilement vivre pour lui. Cette ambivalence subjective a ses sources dans l’objet lui-même. L’homme ne peut aimer que ce qui prend la figure d’une personne, or l’argent est la plus grande puissance de dépersonnalisation à l’œuvre dans le monde social. Sa fonction civilisatrice vient de son pouvoir de dédramatiser les échanges : la monnaie pacifie la convoitise en lui donnant une mesure objective. Il faut rappeler cette vertu avant d’adresser des reproches à l’argent. Celui-ci ne devient détestable que lorsqu’il prétend être aimé, donc quand il apparaît comme une personne à laquelle le sujet est tenu de se vouer corps et âme. De Mammon, la contre-divinité du Nouveau Testament, au « fétichisme de la marchandise » chez Marx, résonne une même critique de l’argent devenu une force séduisante qui, de manière plus ou moins occulte, réclame d’être aimée pour elle-même. Devenu notre maître intérieur, l’argent cesse d’être un intermédiaire destiné à faciliter notre rapport avec les autres. Il exige qu’on l’aime pour que nous puissions nous aimer nous-mêmes.
Vertus de la marchandisation du monde
Sans argent, il n’y a pas d’autre issue que de payer « en nature ». Peu à peu, cette formule a pris un sens sexuel qui exprime bien la violence potentielle des échanges non médiatisés par une monnaie. Là où n’y a pas d’équivalent universel, que reste-t-il pour payer, sinon des corps ? La difficulté du troc vient de ce qu’il règle de manière toujours contestable, donc provisoire, le problème de la commensurabilité entre les biens. Rien n’assure que les deux paires de chaussures que j’échange contre trois kilos de blés mettent un terme à ma dette. Payer « en nature », c’est miser sur une approximation dont aucun tiers ne peut garantir la justesse. Le risque du troc est donc celui du maître-chanteur qui, la première somme touchée en échange de sa discrétion, réévalue toujours à la hausse le prix de son silence.
A contrario, la principale vertu de l’argent est de déterminer avec exactitude le prix d’une chose : une fois celui-ci acquitté, la transaction trouve un terme définitif. Comme « support universel » des relations sociales, l’argent simplifie considérablement la sphère des échanges économiques[3]. En son absence, les individus doivent déployer des trésors d’habileté pour accéder aux choses. Aussi longtemps que la valeur d’un objet n’est pas fixée dans un prix, on ne peut obtenir de l’autre qu’il cède son bien que par la ruse ou par la force. Faute d’une monnaie commune, le renard de la fable de La Fontaine ne peut entrer dans une transaction rationnelle avec le corbeau. Il n’a pas d’autre moyen de s’emparer de son bien que la flatterie. Encore cette violence est-elle bénigne à côté de celle qui traverse l’état de nature décrit par Hobbes. La cause de la violence naturelle entre les hommes réside dans l’écart entre le nombre (infini) des désirs et celui (fini) des biens susceptibles de les satisfaire. Or l’état de nature n’est pas seulement dénué d’un souverain capable de faire respecter la loi, il manque aussi d’un pouvoir possédant le monopole de l’émission de la monnaie. Dans un univers sans argent, les hommes se payent en quelque sorte sur la bête. La force physique, la rouerie ou l’absence de scrupules constituent les seuls moyens de s’emparer d’un bien après avoir éliminé les autres prétendants.
Là où il n’y a que de la fausse monnaie, règne l’anarchie des signes. Avec l’instauration de l’État, l’argent marque en revanche l’entrée en scène de signes univoques[4]. En ce sens, l’utilisation d’une monnaie reconnue par tous éclipse l’usage de la force brute. Prolongeant Hobbes, Simmel définit l’argent comme un signe physique de la valeur : le prix place devant les yeux de tous la somme qu’il faut dépenser pour prendre possession d’un bien[5]. Ce savoir partagé fait qu’il n’est plus nécessaire d’utiliser la force ou la ruse pour acquérir quelque chose. Ces recours demeurent évidemment possibles, comme dans le cas du vol ou du marchandage qui sont autant de traces de l’état de nature dans un état social monétarisé. Celui qui marchande, par exemple, réintroduit un lien personnel avec le vendeur : il discute, louvoie ou menace de partir s’il n’obtient pas un bon prix. De même, le vendeur qui concède une baisse par rapport à la somme initialement fixée manque rarement de préciser qu’il ne ferait pas cela pour tout le monde. « C’est bien parce que c’est vous », explique-t-il à un acheteur qu’il voit pourtant pour la première fois.
L’exemple du marchandage éclaire négativement ce que l’argent fait aux relations sociales. Comme l’a montré Simmel, avec l’argent, tout ce qu’il y a de personnel dans les échanges humains disparaît au profit d’une seule question : « Ai-je les moyens de payer ? » Dans la négative, l’acheteur potentiel n’entrera pas dans la boutique ou ne s’adressera pas au vendeur : l’obligation juridique d’afficher les prix est destinée à rendre inutile une démarche qui, sans cela, risquerait de dégénérer. L’argent est un langage qui permet de tout traduire, en sorte qu’il évite les disputes interminables.
D’une manière différente de celle Weber, Simmel associe l’argent comme « moyen absolu » à Dieu. Par là, il suggère que tout se convertit en lui, il est le médium social où les différences s’harmonisent. Le Dieu dont il est question ici n’a rien de personnel, il ressemblerait plutôt au Dieu des philosophes de l’âge classique qui organise les lois du monde de telle sorte qu’elles ne dégénèrent pas en chaos. Analogue à un tel Dieu, l’argent ne veut pas encore être aimé. On le désire simplement comme le moyen le plus efficace et le plus pacifique de régler le problème de la convoitise. Dans les pages les plus optimistes de son livre, Simmel fait l’hypothèse que l’abolition des liens personnels par la monnaie ouvre la possibilité de l’intime. En associant un nombre à un désir, le prix vide de leur pathos les relations économiques. Le temps gagné sur le marchandage apparaît alors comme une condition pour que, du moins dans la modernité, se dégage un espace favorable aux sentiments extra-économiques (amour, amitié). Tout se passe comme si le Dieu qui règle les rapports sociaux prenait à sa charge les liens impersonnels, libérant ainsi pour les hommes la possibilité de vivre des expériences qui échappent à la quantification.
Que faut-il penser de cette hypothèse selon laquelle l’objectivation du monde à laquelle procède le capitalisme permet l’émergence d’une forme de subjectivité inédite ? Elle a pour elle l’argument de la logique : pour qu’apparaisse un domaine de la vie où l’on ne compte plus, il faut que l’on compte partout ailleurs. En termes concrets, l’argent permet d’obtenir du beurre sans se soucier du sourire de la crémière. C’est seulement à cette condition que l’on peut entreprendre de nouer des liens qui excèdent la sphère marchande. Quand les comptes sont bons, il reste une place pour les amis.
De là les équivoques qui caractérisent les critiques de la « marchandisation du monde ». L’argent, c’est vrai, contribue à nous rendre aveugles aux qualités sensibles des choses et des personnes. Dans l’objet, je ne vois plus qu’une marchandise résumée dans son prix ; dans l’autre présent sur le marché, un client ou un vendeur potentiels. Mais cette marchandisation-là est d’abord une conquête sur les terreurs qu’inspire un monde plein de qualités incommensurables les unes aux autres. Si, en principe, le refus de vente est interdit, c’est précisément pour que la violence propre aux liens personnels n’envahisse pas l’ensemble de la société. Peu importe que la tête de l’acheteur ne revienne pas au commerçant ou que sa religion, ses opinions politiques ou ses orientations sexuelles lui déplaisent. S’il a les moyens de payer, la transaction aura lieu en laissant à l’arrière-plan la logique des préférences subjectives.
Le principal bénéfice de l’argent consiste à enseigner la relativité des choses. Il produit des attitudes indifférentes, mais il est aussi un rempart contre la sacralisation irrationnelle des rapports sociaux. Comme l’a pressenti Simmel dans des passages moins optimistes de son livre, le malheur vient toutefois de ce que l’argent n’arrête pas son règne à la porte des relations intimes. Effort vers l’objectivité, il s’empare aussi, du moins dans le capitalisme avancé, de ce qu’il y a de plus subjectif et qui a peut-être eu besoin de lui pour apparaître. Cette objectivation du subjectif désigne ce que Simmel appelle la « tragédie de la culture », une lente aliénation à ce qui devait d’abord libérer un espace pour la spiritualité[6]. En ce qui concerne l’argent, on peut faire l’hypothèse qu’il devient « tragique » lorsqu’il n’est plus désiré comme un moyen de dépassionner les échanges sociaux, mais qu’il réclame d’être aimé pour lui-même.
Le « sang du pauvre »
et la « passion des richesses »
Pour le meilleur, l’argent rend aveugle aux multiples différences qui, s’il fallait y prêter une attention constante, rendraient les interactions sociales épuisantes. C’est, du reste, le meilleur argument de ceux qui désirent ne pas en manquer : ils refusent d’être obligés de compter tout le temps. Mais, cette fois-ci pour le pire, la puissance d’abstraction de l’argent est telle qu’elle rend aussi aveugle sur la nature de la monnaie. Celui qui possède beaucoup d’argent et le dépense sans compter ne se demande plus ni d’où vient sa liberté, ni où elle mène le monde.
Le misérable manque
du nécessaire, le pauvre manque du superflu.
C’est pourquoi les meilleures critiques de l’argent fonctionnent toujours à la manière d’une remémoration : il s’agit de rappeler ce qu’il y a derrière le métal, les billets ou les cartes que nous utilisons sans y penser. Lorsque Léon Bloy identifie l’argent au « sang du pauvre », il ne met pas une métaphore au service de la critique sociale[7]. Ce genre de critique n’intéresse pas l’écrivain catholique qui, comme Péguy ou Bernanos, distingue la pauvreté de la misère. Le misérable manque du nécessaire, le pauvre manque du superflu. S’il faut vaincre la misère, il faut respecter, et même aimer, la pauvreté car elle désigne un état qui se rapproche de celui du Christ[8]. Dire de l’argent qu’il est le « sang du pauvre », ce n’est donc pas plaider pour davantage de justice sociale, cela revient plutôt à incriminer l’amour pour la richesse comme une diffamation de l’honneur des pauvres. Et, de fait, quelle valeur la pauvreté (c’est-à-dire, rappelons-le, l’indifférence au superflu) peut-elle encore avoir dans un univers où l’argent fixe toute valeur ?
Le « sang du pauvre », c’est son labeur doublé de son humiliation. Cette formule rappelle la réalité dont sont faites les fortunes du monde : l’argent, dit Bloy en substance, est le résumé des souffrances. Mais il fait oublier son origine dans son abstraction, cela même qui fait qu’il n’a pas d’odeur. Ce qui scandalise Bloy, et le scandaliserait ô combien plus aujourd’hui, ce ne sont pas tant les écarts de revenus ou de patrimoines que ce qui force les pauvres à aimer un argent dont ils sont dépourvus. L’écrivain radicalise la position de l’Église catholique condamnant le prêt avec usure, non pas parce qu’il rendrait l’homme cupide (il n’a pas besoin de cela pour l’être), mais parce qu’il déloge Dieu de la dimension la plus importante de sa souveraineté : son pouvoir sur le temps. Bloy est effrayé par ce qui, déjà à son époque, lui apparaît comme une financiarisation de la vie des pauvres. Contraints de souscrire toutes sortes de crédits, les pauvres courent après l’argent que leur prêtent les banques et consacrent le plus clair de leur temps à tenter de le rembourser. Dans une logique chrétienne, ce temps est soustrait à Dieu pour cette raison, déjà, que l’on ne peut aimer deux maîtres à la fois. Le « sang du pauvre » est celui qu’il verse à gagner de l’argent, mais aussi celui qui finit insidieusement par couler dans ses veines lorsqu’il se met à aimer ce qu’il devrait seulement désirer comme un moyen de vivre sans trop de violence.
On retrouve une critique similaire de la subjectivation amoureuse de l’argent chez Marx. Le paradoxe est apparent car, lorsqu’il mène une critique du mode de production capitaliste, Marx ne fait pas de l’argent la catégorie première, il s’intéresse d’abord à la marchandise. Son objectif est alors de montrer comment, dans le système capitaliste, la valeur d’échange d’une marchandise supplante sa valeur d’usage. Dans cette perspective, la marchandisation du monde coïncide avec un processus d’abstraction où l’utilité des choses produites et leur correspondance avec des besoins concrets s’effacent tendanciellement dans une qualité immatérielle (généralement exprimée sous la forme d’un prix) qui correspond à leur valeur d’échange sur un marché. Marx s’en prend à l’illusion qui consiste à naturaliser cette valeur d’échange comme si elle était intrinsèquement liée à la marchandise elle-même, alors qu’elle provient de la force de travail cristallisée en elle.
Jusque-là, l’argent ne fait rien de plus que de contribuer à l’illusion puisqu’il semble incarner, sous la forme du prix, la valeur d’une chose produite (c’est le « fétichisme de la marchandise »). Mais il est des passages où Marx retrouve des accents plus littéraires, parfois même bibliques, contre la « maudite soif de l’or » (Virgile) qui règne à son époque. C’est le cas lorsqu’il distingue l’avarice traditionnelle (et précapitaliste) et la « passion de s’enrichir [9] ». Il ne s’agit plus alors d’expliquer objectivement le fonctionnement du capitalisme, mais de montrer comment ce mode de production se subjectivise sous la forme de sentiments. L’avare traditionnel « tient prisonnier le trésor en ne permettant pas à l’argent de devenir moyen de circulation ». L’argent amassé n’est jamais réinvesti, en sorte que l’avarice désigne un désir conservateur d’accumulation. En lieu et place de cette passion précapitaliste, s’impose la « soif de l’or » qui « maintient l’âme d’argent du trésor, la constante attraction qu’exerce sur lui la circulation[10] ». Désormais, la monnaie vaut comme l’unique mesure de la valeur, ce qui implique sa réintroduction permanente sur le marché sous la forme d’investissements.
Le « fanatique de la valorisation de la valeur » n’apparaît que dans un système économique où s’enrichir ne signifie plus s’approprier les qualités de l’objet en fonction de leur utilité, mais où l’argent est l’« équivalent général » à partir duquel se jauge la valeur d’une vie. Dès lors que l’argent fonctionne comme capital, c’est-à-dire qu’il augmente en circulant, il n’est plus envisagé comme un moyen en vue d’autre chose (la satisfaction d’un besoin), mais comme un but en soi. Parfois, il devient un objet d’amour même pour le pauvre.
Cette figure du « martyr de la valeur d’échange, saint ascète juché sur sa colonne de métal [11] » correspond à plus d’un titre à celle de l’homme économique contemporain. Le « thésauriseur rationnel » n’est pas exempt d’émotions, son désir se déplace en revanche de la reproduction passive de la richesse vers son accroissement indéfini. Ce désir peut devenir un amour lorsqu’il se greffe sur l’amour-propre, c’est-à-dire au moment où la valeur d’un individu est mesurée par le capital qu’il possède. Dès lors, « son pouvoir social, tout comme sa connexion avec la société, [le sujet] les porte sur lui, dans sa poche[12] ».
Cette image fait penser à Rastignac qui évalue l’amour qu’il est en droit de se porter à lui-même et celui que les femmes sont tenues de lui manifester aux nombres de pièces qui s’entrechoquent dans la poche de sa veste. Aujourd’hui, l’argent se porte de moins en moins souvent matériellement dans la poche, la plupart des transactions se font par voie électronique. Mais la logique subjective reste la même, simplement aggravée par le plus haut degré d’abstraction des monnaies contemporaines. Les « as de la finance » ont la conviction enthousiaste d’être de plain-pied dans le réel et de maîtriser tous les paramètres du système. Leur passion de s’enrichir est accrue par l’illusion de pouvoir le faire en quelques nanosecondes, c’est-à-dire le temps qu’il faut pour ordonner une transaction financière dans le monde virtuel. Qui, à cette vitesse, peut encore imaginer que les bénéfices se réalisent au prix du « sang des pauvres » ?
Réussir ?
Depuis plusieurs décennies, on répète sur tous les tons que les Français « n’aiment pas les riches ». Ce désamour serait comme le reliquat d’une passion égalitaire qui se transforme en envie à l’égard de ceux qui ont réussi. On a tort, pourtant, de récriminer contre la gêne qui continue à s’emparer de la plupart d’entre nous dès lors qu’il est question d’argent. Le problème ne réside pas dans la réussite, mais dans le fait qu’elle devient nécessairement aveugle à elle-même lorsqu’elle prend une forme monétaire. L’argent simplifie considérablement les relations sociales. La métaphore du « liquide » le suggère : la monnaie fluidifie les échanges afin que la moindre transaction ne prenne pas la forme d’un combat. Pour que cette puissance pacificatrice se réalise, encore faut-il que l’argent demeure un moyen impersonnel destiné à acquérir des biens sans avoir à faire preuve de ruse ou de force. Il faudrait pouvoir payer pour ne plus avoir à penser à l’argent.
La réussite matérielle devient
un impératif absolu dicté
par l’amour-propre.
Le premier obstacle à cette fonctionnalisation de l’argent réside bien sûr dans le fait que la masse des démunis n’est pas en mesure de payer. Pour les plus pauvres, le monde n’a rien de liquide, le mouvement des Gilets jaunes a montré comment l’injonction au mouvement devenait contradictoire à la moindre hausse des taxes sur le diesel. Cette violence faite à ceux qui ne peuvent pas payer se redouble symboliquement dans un univers où l’amour-propre se mesure à la réussite monétaire. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale imposent depuis plus de vingt ans des programmes fondés sur l’« inclusion par la financiarisation ». Cette universalisation du crédit bancaire, dont la crise des subprimes a montré l’absurdité économique, s’accompagne d’une idéologie où, même pour les pauvres, le seul moyen de s’estimer est de participer activement à l’accumulation. Or la passion de s’enrichir annule toutes les vertus de l’argent en lui conférant le pouvoir de ré-enchanter le monde. S’enrichir dans un monde où la monnaie vaut comme unique critère de la valeur, ce n’est pas d’abord manifester son désir de consommer, c’est se convaincre d’avoir percé à jour les secrets du monde. La réussite matérielle cesse alors d’être un moyen de se mettre à l’abri du besoin ou de faciliter son existence. Elle devient un impératif absolu dicté par l’amour-propre.
Dans le capitalisme financiarisé, l’amour pour l’argent prend la figure apparemment contradictoire d’une passion du calcul. Ce qui devrait être le moins susceptible d’engagements affectifs (l’optimisation fiscale, l’étude de marché, le benchmarking ou la recherche du « bon plan ») devient l’enjeu d’une attention permanente. La raison instrumentale, celle dont l’essence est de calculer, est investie d’un pathos dont elle était censée libérer un sujet uniquement animé par la satisfaction de ses intérêts. L’homme économique aime l’argent comme lui-même, car il ne voit plus d’autre critère capable de déterminer quand (c’est-à-dire à partir de combien) il a réussi sa vie.
Si cette injonction à aimer ce que l’on devrait seulement désirer traverse les classes sociales, elle trouve son aboutissement chez ceux qui, faute d’avoir besoin d’argent, se vouent à la passion de la plus-value. Pour le « loup de Wall Street », les vertus pacificatrices de l’argent ne sont plus qu’un vague souvenir : toute son énergie est mobilisée dans une lutte à mort pour les dividendes. Comme ceux-ci ne s’inscrivent plus que dans des courbes virtuelles sur un écran d’ordinateur, le « loup de Wall Street » ne sort des billets concrets de sa poche que pour payer les prostituées et la cocaïne nécessaires à l’entretien de son délire monétaire. Même dans ce genre de vies, il faut bien garder un rapport au réel.
Le cynique contemporain connaît le prix de toute marchandise, mais il ignore la valeur du reste. Il est l’exact opposé du cynique antique qui, comme Diogène, « falsifiait la monnaie » pour ne plus être dupe d’un seul amour.
[1] - Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1904-1905], trad. par Isabelle Kalinowski, Paris, Flammarion, 2017.
[2] - Voir Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
[3] - Voir Georg Simmel, Philosophie de l’argent [1900], trad. par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Presses universitaires de France, 1987.
[4] - Les principaux signes dont l’État s’arroge l’émission sont constitués par les lois, c’est-à-dire « les règles que l’État a commandées à tout sujet, par des mots ou par écrit, ou par un autre signe suffisant de la volonté » (Thomas Hobbes, Léviathan, trad. par Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, livre I, chap. xxvi, p. 406). Mais ce qui vaut de la loi vaut ipso facto de la monnaie dont on comprend qu’elle devient un attribut central de la souveraineté.
[5] - Contrairement au mot français « argent », le mot allemand Geld ne renvoie pas à un métal précieux, mais au verbe gelten qui signifie « compter », « être valide ».
[6] - Georg Simmel, La Tragédie de la culture et autres essais, trad. par S. Cornille et P. Ivernel, Marseille, Rivages, 1988.
[7] - Léon Bloy, Le Sang du pauvre, Paris, Juvent, 1909.
[8] - Bloy, Bernanos et Péguy figurent parmi les (rares) écrivains catholiques qui prendront à la lettre la déclaration du Christ selon laquelle « il est plus facile pour un chameau d’entrer par le chas d’une aiguille que pour un riche d’entrer dans le royaume de Dieu » (Matthieu, 19, 24). Il ne s’agit pas d’une excommunication en masse des riches, mais d’une incompatibilité de principe entre l’amour pour les biens matériels et l’amour pour Dieu.
[9] - Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique [1859], trad. par Maurice Husson et Gilbert Badia, Paris, Éditions sociales, 1977, p. 97.
[10] - Ibid.
[11] - Ibid., p. 96.
[12] - Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », t. I, édition de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 1980, p. 92.