Archéologie et idéologie à Jérusalem
La Cité de David est un haut lieu touristique d’Israël. Elle se trouve à Jérusalem-est, dans le quartier palestinien de Silwan, et les fouilles qui s’y déroulent sont largement instrumentalisées pour exalter un passé national mythique, dont les Palestiniens sont soigneusement exclus. Comment alors prétendre à la neutralité scientifique, quand le lieu même de la recherche est un territoire contesté ?
« Bienvenue à l’endroit où tout a commencé. » Le message adressé aux visiteurs de la Cité de David, au pied de la muraille de la vieille ville de Jérusalem, leur offre ni plus ni moins de « voir de leurs propres yeux les personnages et lieux de la Bible ».
En fait de héros bibliques, ils sont conviés à voir des tunnels de drainage, des conduites d’eau souterraines, des amas de pierres, des fragments de murailles et autres vestiges antiques dont la datation fait l’objet depuis cent cinquante ans d’âpres controverses entre archéologues.
Du roi David, en revanche, nul signe dans la Cité qui porte son nom, Ir David (en hébreu), qu’il avait choisie pour capitale selon la Bible. S’il apparaît, c’est sur un film en 3D qui se focalise sur la période biblique et ignore le passé romain, byzantin, arabe, croisé, mamelouk, ottoman. Le tout résumé dans la formule lapidaire : « Jérusalem est passée en deux mille ans de main en main. »
Nulle référence non plus au roi David dans les inscriptions sur pierre, sur les fragments de poterie ou encore sur les sceaux, en caractères paléo-hébreux, déterrés par les archéologues sur place. S’il est mentionné, c’est uniquement dans des versets bibliques gravés au long du parcours, reliant les découvertes archéologiques à l’Ancien Testament puisqu’on est censé se trouver au « seul endroit sur terre où le seul guide touristique nécessaire est la Bible elle-même1 ».
Il est vrai que la seule trace archéologique de David à ce jour, du moins reconnue par une majorité de chercheurs, est la stèle de Tel Dan. Découverte il y a vingt ans, loin de Jérusalem, tout au nord d’Israël, elle porte une inscription en araméen attribuée à un roi en Syrie se vantant d’avoir vaincu un roi de la « Maison de David ».
Comme la Bible raconte que David jouait si bien de la lyre qu’il calmait par sa musique les tourments du roi Saul (Samuel 1, 16-16), une lyre en bronze a été placée à l’entrée de la Cité de David et lui sert de sigle. Et ce sont les notes apaisantes d’une harpe qui accueillent le visiteur, une fois franchi le portique blindé, surmonté de caméras de surveillance, gardé nuit et jour par des vigiles, à l’entrée du site classé parc national par Israël.
Le site lui-même se trouve dans le quartier palestinien de Silwan, qui fait partie de Jérusalem-est, annexée suite à la guerre des Six Jours de juin 1967. Depuis ces dernières années, il a été le théâtre d’incidents violents, dont l’un s’est soldé en septembre 2010 par la mort d’un Palestinien, après que des Israéliens s’y sont implantés sous haute protection policière dans le but « de redonner vie à la Cité de David ».
Cela n’empêche pas les visiteurs – enfants des écoles, militaires, touristes – d’affluer en nombre grandissant, au point qu’avec un demi-million d’entrées par an, la Cité de David est classé par Israël comme deuxième site touristique, juste après celui de Massada2.
Étrange sérénité quand on tient compte du fait que la Cité de David se trouve juste au sud de l’esplanade des Mosquées, le mont du Temple, haut lieu de tensions religieuses et nationales, opposant juifs et musulmans, Israéliens et Palestiniens… C’est dire qu’on ne se trouve pas exactement en terrain neutre.
Ici comme ailleurs, l’archéologie est bien utile pour exalter un passé national et lointain, dont forcément l’Autre est exclu. Ce lieu de mémoire aménagé comporte une dimension religieuse propre à une ville sainte aux trois religions monothéistes. Les rêves des uns peuvent être le cauchemar des autres quand une minorité – mais très agissante – au sein de la population juive fantasme à propos de la reconstruction du Temple biblique sur l’esplanade des Mosquées, le Noble Sanctuaire.
Avec une telle proximité, quand le mythe se mêle à un tel point à l’histoire, comment s’étonner des passions que suscitent les fouilles archéologiques ? Les chercheurs censés obéir aux seuls impératifs d’une discipline scientifique sont-ils eux-mêmes libres de tout a priori ? Peuvent-ils dégager leur responsabilité de l’instrumentalisation faite par d’autres de leurs travaux ?
Ces questions ne sont pas nouvelles : cela fait cent cinquante ans que le rationnel et l’imaginaire s’imbriquent dans cette saga sans fin. D’une certaine façon, elles ont accompagné les premières fouilles en Terre sainte au xixe siècle.
Depuis, dix-sept campagnes de fouilles se sont succédé dans un véritable acharnement archéologique, sur un espace pourtant très réduit de seulement six hectares, qui en ont fait le site archéologique le plus fouillé en Terre sainte, voire peut-être le plus fouillé au monde. Leur principal résultat, pas très spectaculaire, mais capital d’un point de vue historique, aura été de localiser sur cette colline au-dessus de la source du Gihon le site original de la Jérusalem cananéenne d’il y a près de quatre millénaires.
À la recherche de l’Arche perdue
Que des archéologues aient été guidés par la passion religieuse ou nationaliste, par la soif de la découverte ou le désir de gloire, par des motifs extravagants et parfois peu avouables, ils auront contribué à leur façon à éclairer le passé de la ville.
Au départ, les fouilles effectuées en Palestine étaient non seulement inspirées par la Bible mais censées faire la démonstration sur le terrain de sa vérité historique. Cela semblait d’autant plus possible que venaient d’être découverts dans les années 1840 des vestiges de l’ancienne Assyrie dont les récits de conquêtes hantent la Bible.
Cela était devenu d’autant plus nécessaire dans une époque où les avancées de la science semblaient menacer les fondements de la foi. La découverte de l’homme du Neandertal en Europe et la publication de la théorie de Darwin au milieu du siècle remettaient en effet en question le récit biblique d’une création remontant à moins de six mille ans3. L’archéologie en Terre sainte contribuerait à renforcer les fondements de la foi, dans une vision d’une religion rationnelle propre au monde protestant.
On ne s’étonnera pas que le premier à fouiller à Jérusalem fût un jeune officier britannique, le lieutenant du génie, Charles Warren, envoyé en 1867 par le Palestine Exploration Fund. Présidée par l’archevêque de York, placée sous le haut patronage de la reine Victoria, cette association s’était fixé pour objectif de réaliser une étude la plus systématique possible de la Terre sainte en vue d’une « illustration de la Bible4 ».
Warren avait pour instruction de creuser sous l’esplanade des Mosquées, site du temple détruit en l’an 70 par Rome, mais se heurta à l’opposition catégorique des autorités ottomanes. Déjà inquiètes de l’intervention croissante des grandes puissances dans leur empire, elles voyaient d’un mauvais œil la présence de militaires dans une expédition censée entre autres dresser des cartes précises de la région. Espions ou non, il n’était pas question de leur permettre de fouiller ce lieu sacré pour les musulmans. Warren dut se rabattre sur d’autres sites, non sans se heurter à de nouvelles tracasseries, se plaignant à son retour à Londres de ce que « presque toutes les ruines à Jérusalem revêtent pour les musulmans un caractère sacré » et en deviennent intouchables5.
Warren tenta d’explorer les fondations du mont du Temple via des tunnels secrets et des puits creusés près des murs qui l’entourent. Il employa par la suite ces mêmes méthodes à hauts risques pour prospecter la colline voisine, l’Ophel, qui comprend la Cité de David. Les fouilles mirent au jour les premières pièces archéologiques trouvées à Jérusalem : des tessons de poteries datés du roi Ézechias (viie siècle avant J.-C.), des jarres et des lampes à huile d’époque mamelouke. Surtout Warren découvrit l’ancien réseau hydraulique de Jérusalem et le tunnel de Siloé, qui court sur cinq cent trente-trois mètres de la source du Gihon à la piscine de Siloé, mentionnée dans le Nouveau Testament comme le lieu où Jésus a accompli un miracle en guérissant un aveugle (Jean 9, 7). Il découvrit aussi un puits, qu’il crut reconnaître comme le passage emprunté par les soldats du roi David pour s’emparer par surprise de la Jérusalem cananéenne, selon la Bible (Samuel 2, 5, 6-8).
Il n’était pas question pour les Allemands de demeurer en reste. Ils fondèrent en 1877 une société d’exploration (Deutscher Palästina-Verein). Ses travaux permirent de décrypter l’inscription du Siloé, découverte quelques années plus tôt dans le tunnel du même nom par un missionnaire allemand. Gravée sur pierre, la stèle, aujourd’hui au musée d’Istanbul, relate son creusement à partir de ses deux extrémités. Elle est en règle générale datée au règne du roi Ézéchias, la Bible relatant qu’il avait fait « construire la piscine et le canal pour amener l’eau dans la ville » avant le siège de Jérusalem par les Assyriens (2 Rois 20 :20).
Une troisième expédition, menée dans des conditions les plus rocambolesques, devait identifier une fois pour toutes le site comme la Cité de David, la Jérusalem originelle de l’âge de bronze qui allait s’étendre vers le nord après le xe siècle avant J.-C. (âge de fer I et II) et dont les limites exactes font jusqu’à ce jour l’objet de débats.
À vrai dire, c’est à tout autre chose que s’intéressait le chef de l’expédition, « l’honorable Montague Parker », aristocrate anglais et escroc patenté. Un hurluberlu finlandais, le docteur Valter Juvelius, lui avait certifié connaître l’emplacement de l’Arche d’alliance renfermant les Tables de la Loi reçues par Moïse sur le mont Sinaï. Selon lui, l’Arche avait été cachée sur le mont du Temple pour ne pas tomber entre les mains des armées de Nabuchodonosor, lors de la prise de Jérusalem et de la destruction du premier Temple en 586 avant J.-C. Féru de spiritisme, Juvelius prétendait avoir éventé le mystère en décryptant un message codé du livre d’Ézéchiel.
Il ne restait plus qu’à recueillir les fonds nécessaires, se rendre à Jérusalem, distribuer les bakchichs pour que les autorités ferment les yeux, et au moment propice, ouvrir un passage souterrain, sous l’esplanade des Mosquées pour découvrir le plus fabuleux trésor de l’humanité.
Las, l’aventure tourna au désastre. En 1911, Parker et ses complices furent découverts par un vigile du Noble Sanctuaire au moment où ils allaient creuser à coups de pioche sous la mosquée du Dôme du Rocher. Musulmans et juifs s’indignèrent de ce sacrilège, les premiers déclenchant de véritables émeutes antibritanniques. Parker et ses compagnons ne durent leur salut qu’à une fuite précipitée vers le port de Jaffa où un yacht les attendait.
Si, malgré ce fiasco, l’expédition a néanmoins contribué à la connaissance historique, c’est qu’un savant authentique s’y était joint, le père dominicain Louis-Hugues Vincent, de l’École biblique de Jérusalem tout juste créée. Pendant que ses compagnons étaient occupés à la course au trésor, il dressait un relevé topographique très précis des tunnels de la Cité de David, sans trop se soucier apparemment de savoir en quelle compagnie il effectuait ses recherches.
Les mésaventures de la mission Parker devaient avoir une autre conséquence inattendue et à long terme profitable pour le sionisme : convaincre le baron français Edmond de Rothschild, qui avait acquis dès 1907 une grande partie du terrain de la Cité de David, d’y dépêcher une nouvelle expédition qu’il finançait. La tâche fut confiée à Raymond Weill, le premier archéologue juif à creuser dans la Ville sainte, lors d’une première campagne en 1913. Contrairement à la précédente, l’expédition se voulait scientifique, bien que le baron de Rothschild eût lui aussi quelque peu cédé au mirage de l’Arche perdue, du moins s’il faut en croire le leader sioniste Chaim Weizmann.
Son objectif était de retrouver l’Arche d’alliance, croyant qu’elle était enterrée là-bas. Je lui ai demandé très sérieusement ce qu’il pensait faire de cette Arche. Il m’a répondu : « Les fouilles, je m’en fiche : c’est la possession ! »
écrira, près de quarante ans plus tard, le premier président de l’État d’Israël6.
Weill, qui dans son mémoire de fouilles ne fait aucune mention de ce fantasme, projetait quant à lui de retrouver le tombeau de David et de sa cour. Il crut à tort les localiser dans une grotte de la colline. En fait, hormis un relevé très précis des lieux, sa principale découverte fut une inscription en grec prouvant l’existence d’une synagogue à l’époque hellénistique.
Il faudra attendre plus d’un demi-siècle pour que l’archéologue britannique Kathleen Kenyon procède avec les méthodes scientifiques modernes de la stratigraphie à des fouilles plus systématiques. Elle mettra au jour dans les années 1961-1967 une portion de deux murs datés du bronze ancien (environ 1800 avant notre ère), dont une partie avait été découverte dans les années 1920 sous le mandat britannique, prouvant que la ville originelle était déjà fortifiée. Elle découvrira également des lots de figurines féminines (brisées) de l’époque des royaumes d’Israël et de Juda (viie siècle avant J.-C.), ce qui montrerait la persistance d’un culte païen de la fertilité.
Oublier Silwan…
Après la guerre des Six Jours, ce sera au tour des chercheurs israéliens de reprendre les fouilles sur un terrain dont l’accès leur était interdit de 1948 à 1967, quand la partie orientale de Jérusalem était sous pouvoir jordanien. En revanche, des équipes internationales s’abstiendront de fouiller dans ce territoire occupé.
Il faut cependant attendre encore dix ans pour qu’en 1977 le maire travailliste de Jérusalem Teddy Kollek prenne l’initiative d’un nouveau chantier, après qu’on l’a averti de « l’état lamentable du site, lieu de naissance du premier État juif7 ».
Ironie de l’histoire : l’opposition la plus vive contre la reprise des travaux archéologiques à la Cité de David ne proviendra pas des Palestiniens mais d’ultraorthodoxes juifs. Au nom du respect des morts, un noyau dur de ces haredim (littéralement « craignant Dieu ») va mener une campagne acharnée contre les fouilles. Porteurs d’une vérité transcendantale, a-historique, ils se moquent éperdument de savoir si les archéologues confirment ou non le récit biblique.
Ils soutiennent – malgré les dénégations des chercheurs – que le site est un cimetière juif antique établi avant celui du mont des Oliviers. La campagne atteint son paroxysme en 1981, quand des manifestations violentes parviennent un temps à stopper les travaux. Leur bête noire est le responsable de la fouille, le professeur Yigal Shiloh. Traité de « malfaisant », il est voué aux gémonies pour avoir « profané les tombes des ancêtres » et, circonstance aggravante à leurs yeux, en compagnie d’archéologues non juifs.
En fin de compte, un compromis sera trouvé, permettant la reprise des fouilles tout en restreignant leur étendue. L’accord ne mit pas pour autant un terme à la vindicte contre Shiloh. Au point qu’à sa mort de maladie en 1987, à l’âge de cinquante ans à peine, son décès fut attribué à une malédiction divine. Les haredim les plus radicaux célébreront la « disparition d’un ennemi de Dieu », d’autres feront courir la rumeur que sur son lit de mort il avait demandé pardon aux rabbins8.
Apparemment, Shiloh a laissé un meilleur souvenir parmi les Palestiniens. « Ses fouilles faisaient partie du village et lui étaient bénéfiques », relève un panneau du Centre d’information de Wadi Hilweh, à Silwan, établi dans un bâtiment préfabriqué des plus modestes, à l’image de ce quartier pauvre et délaissé par la municipalité, tout à côté de l’entrée de la Cité de David. Mais on est dans un autre monde.
Tout en considérant qu’au regard du droit international, toute fouille entreprise par Israël en territoire occupé est illégale, le professeur palestinien Hamad Salem, chef du département d’histoire et d’archéologie de l’université palestinienne de Bir Zeit en Cisjordanie, et par ailleurs résident de Silwan, admet lui aussi
qu’il y a une grande différence entre celles menées par Shiloh et celles opérées de nos jours. Les premières s’inscrivaient dans le cadre d’un travail scientifique alors que celles d’aujourd’hui relèvent d’une archéologie politique, au sens où elles sont censées fournir la justification suprême à la colonisation9.
Les travaux de Shiloh, entrepris de 1978 à 1985, ont notamment permis la découverte d’une cinquantaine d’empreintes de sceaux (bulles) du viie siècle avant notre ère, dont l’une portant l’inscription « Gemaryahou fils de Shaphan », nom d’un chancelier d’un roi de Judas, cité dans le livre de Jérémie10.
À vrai dire, la différence d’avec les fouilles entreprises de nos jours ne tient pas tant à la qualité des chercheurs ou à leur méthode de travail, mais au fait que le site est géré depuis 2005 par l’association Elad (acronyme de « Vers la Cité de David » et aussi « Pour l’Éternité ») en coopération avec les parcs nationaux. D’un côté, l’association finance les travaux des archéologues et expose leurs découvertes. De l’autre, elle installe des colons juifs au cœur de la population arabe de Jérusalem-est.
Elad a été fondée en 1986 par David Bééri, un ancien officier de réserve, qui, durant la Première Intifada, était commandant adjoint d’un commando opérant en habits de Palestiniens, notamment à Silwan. Surnommé familièrement Davidélé, ce petit homme moustachu, approchant la soixantaine, la kippa sur la tête, à l’allure débonnaire, a une apparence des plus modestes. Elle est trompeuse, vu que ce personnage est depuis vingt-huit ans l’inspirateur et le maître d’œuvre d’un des organismes de colonisation les plus puissants d’Israël.
Elad dispose à cet effet de fonds considérables, qui proviennent principalement de donateurs juifs américains, et sans doute aussi d’oligarques russes. S’ajoutent les droits d’entrée perçus sur le site et des contributions d’organismes privés ou publics en Israël. Au total, les revenus déclarés d’Elad atteignent l’équivalent de dix millions d’euros par an11.
La réussite matérielle n’est pas l’essentiel, bien qu’elle ait son importance : Elad est parvenue auprès d’une large partie de l’opinion publique en Israël à donner l’image d’un organisme « apolitique » voué à la mise en valeur du passé, là « où tout a commencé ».
Ce succès tient entre autres à un réseau d’influence comprenant des personnalités de renom, comme l’écrivain Elie Wiesel, Prix Nobel de la paix, qui a félicité publiquement l’association pour une action qui « fait revivre le passé en allant bien au-delà du politique ». À noter qu’Elie Wiesel préside le Comité de soutien à la Cité de David aux côtés d’anciens chefs du Mossad, de la police, des Renseignements militaires et de juges de la Cour suprême d’Israël à la retraite12.
Quand il est question d’archéologie, Elad opère au grand jour. La moindre découverte est annoncée avec fracas, sans attendre une contre-expertise ou la publication des résultats finaux de la recherche. Et lorsqu’il s’agit du passé d’Israël, elle est brandie comme un titre de propriété, comme s’il fallait faire encore et encore la preuve d’une antériorité juive sur les Arabes. L’exemple le plus frappant a été l’annonce en août 2005 par l’archéologue Eilat Mazar de la découverte de murs antiques qu’elle a aussitôt identifié comme ceux du « palais du roi David ». Une opinion qui n’a jusqu’à ce jour pas été étayée par un rapport de fouilles définitif et est contestée par la grande majorité des archéologues.
En revanche, la colonisation à Silwan ou dans d’autres quartiers de Jérusalem-est, qui a commencé pour Elad en 1991, s’effectue de la façon la plus discrète possible, du moins dans sa phase préparatoire. Elle s’inscrit dans la stratégie du « pas à pas » mise en œuvre par le mouvement sioniste avant la création de l’État d’Israël en 1948, quand il était sous direction travailliste.
La Rédemption de la terre consistait à l’époque à établir patiemment des faits accomplis sur le terrain en vue de dessiner les frontières du futur État juif. À présent, il s’agit de se prémunir contre toute nouvelle division de la Ville sainte, « réunifiée » par la guerre de juin 1967, autrement dit de s’assurer que la partie orientale et plus particulièrement le « bassin sacré » comprenant la vieille ville et ses alentours, parsemés de lieux saints, ne revienne pas aux Palestiniens.
Dans ce contexte, il importe de ne pas faire de vagues, ne pas provoquer inutilement la population palestinienne. Au point qu’en avril 2010, Elad dénonçait une manifestation d’extrémistes de droite juifs à Silwan, venus « affirmer la souveraineté juive sur la ville13 ».
Elad juge plus utile de procéder à des achats de terrains ou de maisons, quitte à y mettre le prix fort. Les transactions à vrai dire plutôt rares s’opèrent par le biais de sociétés écran, dans des conditions souvent douteuses, les résidents palestiniens concernés se plaignant d’avoir été bernés ou même d’avoir été victimes de faux en écritures. Mais il faut savoir que la vente de biens fonciers à des Israéliens est passible de mort selon les lois de l’Autorité palestinienne et de la Jordanie.
Elad a en outre récupéré des biens à Silwan ayant appartenu avant 1948 à des instances sionistes ou à des particuliers juifs. Enfin, Elad a obtenu des autorités israéliennes des ordres d’expropriation à l’encontre de résidents palestiniens en jouant de la loi des « propriétaires absents » ou du fait que leurs habitations ont été construites sans permis14.
Une cinquantaine de maisons ont été démolies en vingt ans à la suite d’ordres d’expulsion. Des dizaines de familles ont été expulsées manu militari. Beaucoup d’autres ont reçu des ordres d’expulsion, pour l’heure suspendus, le plan de la mairie de raser vingt-deux maisons à Silwan dans le cadre de l’établissement d’un parc archéologique, dit « jardin du roi », étant gelé.
Ici et là, des recours en justice ont freiné les opérations. Pas pour longtemps, tant Elad jouit du soutien des autorités, que ce soit l’administration des Domaines, l’office des parcs nationaux (dirigé par un ancien président d’un bloc d’implantations en Cisjordanie occupée) ou encore la mairie de Jérusalem, entre les mains de la droite nationaliste. Grâce à quoi Elad a pu installer quelque quatre cents Israéliens dans Silwan, au milieu de plus de quarante mille Palestiniens, et un autre groupe de colons sur le mont des Oliviers, vivant eux aussi sous bonne garde dans un environnement hostile.
L’association a en outre acquis auprès d’une société d’État des droits pour gérer la partie sud du mur des Lamentations. Mais la transaction est pour l’heure gelée par le gouvernement du fait de l’opposition de courants religieux juifs non orthodoxes. Ils craignent de voir l’accès à ce secteur entravé, considérant Elad comme une association à la fois ultranationaliste et religieuse orthodoxe.
En revanche, Elad a obtenu le feu vert à la construction controversée d’un énorme complexe touristique, face à l’entrée de la Cité de David. Le projet, baptisé « centre Kedem » (« antique » en hébreu), prévoit la construction d’un bâtiment de six à sept étages comprenant des boutiques, un auditorium, des bureaux, un restaurant et un musée. Le terrain, acheté par Elad, qui a longtemps servi de parking, se trouve à vingt mètres à peine de la muraille de la vieille ville. Il a fait l’objet de fouilles archéologiques de sauvetage mettant au jour d’importants vestiges de l’époque helléniste, romaine, byzantine et abbasside. Des tombes musulmanes anciennes ont été trouvées et les ossements ont été évacués en catimini, sans que cette fois les ultraorthodoxes s’en émeuvent.
Le 3 avril 2014, la Commission de planification du district de Jérusalem, relevant du ministère de l’Intérieur, a approuvé le projet, soutenu par la mairie. Formellement, tout s’est passé selon les règles. Les promoteurs ont expliqué que le projet générerait un essor touristique bénéfique aussi bien aux Juifs qu’aux Arabes avec la venue attendue d’un million de visiteurs. Ils ont promis que les vestiges archéologiques de toutes les strates seraient préservés.
Des opposants, parmi lesquels trente-cinq universitaires, urbanistes et architectes israéliens, ont dénoncé un projet « mégalomane » portant atteinte à l’aspect traditionnel de la Ville sainte. Les représentants des Palestiniens ont élevé à leur tour leurs protestations. « Vous prétendez être apolitiques alors que vous aidez Elad à judaïser Jérusalem-est. Vous dites que ce projet va contribuer au développement de la vieille ville, mais les Arabes et les musulmans n’y ont aucune place », a lancé l’avocat Mahmoud Massalha. En vain. Si conformément à la loi, la commission a bien enregistré toutes les contestations, ce fut au bout du compte pour les repousser, se bornant à exiger de réduire de quelques mètres la hauteur du bâtiment.
Sûre de son bon droit, très méfiante envers les journalistes, Elad ne se donne même pas la peine de réfuter les accusations. Quand on demande à sa porte-parole, Oria Passberg, quels sont les objectifs à long terme de l’association, elle renvoie aux statuts de 1986, vagues à souhait. Ils stipulent qu’Elad a pour but « de renforcer le lien juif avec Jérusalem à travers les générations au moyen de visites guidées, de cours, d’installation d’habitants et de la publication de textes explicatifs15 ».
Certains responsables d’Elad se laissent parfois aller à en dire plus. Ainsi Adi Mintz, membre depuis plus de vingt ans de sa direction, partisan affiché du droit des juifs à prier sur l’esplanade des Mosquées/mont du Temple, déclarait en 2006 : « Notre objectif est de créer une situation irréversible dans le bassin sacré. » Un an plus tard, il expliquait que dans la « région de Benjamin », au nord de Jérusalem, il fallait s’inspirer du précédent d’Elad : « Mon modèle est la Cité de David ; dans le passé on l’appelait Silwan, aujourd’hui c’est un concept qu’on n’entend plus16. »
Les explications fournies par les guides d’Elad à la Cité de David ne sont pas moins révélatrices. Avant toute chose, le visiteur est invité à tourner son regard vers le mont du Temple et les autres collines qui surplombent la ville tandis que le guide cite le verset biblique : « Jérusalem, les montagnes t’entourent, ainsi l’Éternel entoure son peuple » (psaume 125). En un sens, rien n’aurait changé depuis les temps immémoriaux, si ce n’est que l’ancienne Siloé (Shiloach en hébreu) est devenue Silwan.
La bataille des archéologues
C’est une vision très différente de Jérusalem qu’offrent au visiteur les archéologues contestataires de l’association Emek Shaveh. Eux aussi commencent la visite en désignant le mont du Temple mais c’est pour montrer les coupoles des mosquées en rappelant que le Haram esh Sharif site est depuis 1 400 ans le troisième lieu saint de l’Islam.
Emek Shaveh prône une archéologie alternative, qui « renforcerait les liens entre différents peuples et différentes cultures » et pourrait contribuer à un règlement du conflit israélo-palestinien. Elle dénonce « l’usage fait des découvertes archéologiques pour prouver que telle ou telle nation, religion ou groupe ethnique détient un droit sur une terre ». Elle s’alarme particulièrement de ce qu’à Jérusalem le culte du passé « risque de tuer lentement la ville en tentant d’en faire un musée17 ».
Rien d’étonnant à ce que les visites effectuées (discrètement) sur le site par Emek Shaveh mettent l’accent sur la variété et l’extrême complexité des strates archéologiques, sans privilégier le passé biblique. Ces visites, qui comportent, elles, une halte à Silwan, sont surtout l’occasion d’une dénonciation en règle de la mainmise d’Elad sur un site d’une importance universelle, et plus généralement contre l’imbrication entre colonisation et archéologie.
Il serait tentant de réduire le débat entre archéologues en Israël à une opposition frontale entre un groupe de chercheurs affichant des convictions nationalistes face à un groupe bien moins influent, qui lutte contre l’instrumentalisation de l’archéologie par le camp ultranationaliste.
Mais ce serait une vue simplificatrice, car la plupart des archéologues n’appartiennent à aucun des deux camps. Sans dénier au récit biblique toute valeur historique, ces chercheurs s’en servent tout au plus comme source d’inspiration. Ils se veulent avant tout des professionnels et affirment agir pour le seul bien de la science en toute indépendance d’esprit. Du moment qu’on ne dicte pas les conclusions de leurs fouilles, ils ne se soucient guère de qui les finance, dans quel contexte elles s’opèrent ni de l’exploitation qui en est faite.
Le professeur Ronny Reich de l’université de Haïfa, qui préside le Conseil l’archéologie en Israël, incarne parfaitement cet état d’esprit. Archéologue de renom, Reich a récemment mis au jour dans la Cité de David une imposante fortification cananéenne datant de l’âge de bronze moyen (vers 1700 avant J.-C.) protégeant la source du Gihon. « Je ne fouille pas dans la Cité de David pour prouver quoi que ce soit », dit-il, affirmant que ses recherches, qui portent notamment sur des périodes antérieures à la présence israélite, n’oblitèrent aucune part du passé.
Sur le plan politique, il se dit en faveur d’un accord de paix avec les Palestiniens « même si pour y parvenir il faudrait diviser à nouveau Jérusalem et renoncer à la Cité de David ». Ce ne sont pas du tout les opinions professées par Elad, ni par le gouvernement, ni même par une majorité d’Israéliens. Il laisse entendre qu’il aurait préféré que ses travaux ne soient pas financés par un organisme politiquement marqué. Mais l’essentiel est que la recherche se poursuive. Si l’État ou les universités ne remplissent pas leurs obligations, il faut bien chercher ailleurs. Ce n’est peut-être pas un hasard s’il professe une grande admiration pour le pragmatique père Vincent qui, « par son travail de documentaliste, a fait des découvertes remarquables tout en étant embarqué sans avoir son mot à dire dans une expédition de chasseurs de trésor ».
Visiblement agacé par les critiques provenant de ses confrères contestataires, inspirés par la « nouvelle archéologie » américaine, Reich dresse un parallèle entre son travail et celui des pionniers de la physique nucléaire : « Auraient-ils dû stopper leurs recherches à cause du mauvais usage qui en serait fait par la suite ? »
Mais il n’épargne pas davantage sa collègue Eilat Mazar et tous ces archéologues qui « travaillent la Bible à la main, comme si un texte édifiant, écrit bien des années après les événements qu’il relate » pouvait servir de référence. « Il y a dix-sept ans déjà elle se fondait sur la Bible pour affirmer que le palais de David se trouvait au sommet de la colline. Pas étonnant qu’elle ait cru l’avoir trouvé18 ! » ironise-t-il.
Paradoxalement, le jugement que porte l’un des fondateurs d’Emek Shaveh, Rafi Greenberg, est moins sévère : « Le problème n’est pas tant qu’Eilat Mazar ait tiré des conclusions hâtives dans sa recherche. Du moins a-t-elle le mérite de ne pas avancer masquée et d’afficher ses convictions », estime ce professeur d’archéologie de l’université de Tel Aviv. Bien plus grave à ses yeux est le fait que des archéologues sans motivation idéologique particulière acceptent de travailler dans un site géré par un mouvement de colonisation qui s’intéresse à l’archéologie « avant tout comme un instrument de propagande ».
Il ne pardonne pas à ces archéologues de ne « s’intéresser qu’à dater des murs ou des débris de poterie en fermant les yeux sur tout ce qui se passe autour, sur les pressions que subissent les habitants de Silwan, les harcèlements dont ils sont victimes de la part de la police ou de colons ». Car même si ces menaces ne sont pas forcément mises à exécution, c’est l’intention qui compte. Le message est clair : « Le sous-sol est déjà à nous. Vous n’êtes que de passage, sans passé, sans avenir19. »
Il a lancé une pétition en décembre 2012 contre la participation pour la première fois de l’université de Tel Aviv à un chantier de fouilles dans la Cité de David. La pétition a recueilli près de cent signatures d’universitaires en Israël et à l’étranger. Très peu d’archéologues israéliens l’ont signée.
- *.
Journaliste, coauteur avec Frédérique Schillo de La guerre du Kippour n’aura pas lieu. Comment Israël s’est fait surprendre, Paris, André Versaille éditeur, 2013.
- 1.
http://www.cityofdavid.org.il/fr/node/1431
- 2.
La forteresse hérodienne surplombant la mer Morte, site d’un célèbre siège par les Romains, en l’an 73 de notre ère. Elle accueille environ 750 000 visiteurs par an.
- 3.
Voir Estelle Villeneuve, « Depuis quand les archéologues font-ils la loi ? », Le Monde de la Bible, 2012, no 200, p. 9-12.
- 4.
Kathleen M. Kenyon, Digging Up Jerusalem, Londres, Ernest Benn Ltd, 1974, p. 2.
- 5.
Charles Warren, Underground Jerusalem, Londres, Bentley & Sons, 1876, p. 11.
- 6.
Chaim Weizmann, Trial and Error, Philadelphie, Jewish Publication Society of America, 1949, p. 139.
- 7.
Mendel Kaplan, avant-propos de l’ouvrage de l’archéologue Ronny Reich, Excavating in the City of David, Jérusalem, Israel Exploring Society, 2011, p. XI.
- 8.
Voir l’article d’Ehud Sprinzak dans Martin E. Marty et R. Scott Appleby (sous la dir. de), Fundamentalisms and the State : Remaking Polities, Economies, and Militance, Chicago, University of Chicago Press, 1993, p. 468.
- 9.
Entretien, 28 mars 2014. La Conférence générale de l’Unesco de New Delhi du 5 décembre 1956 stipule qu’« en cas de conflit armé, tout État membre qui occuperait le territoire d’un autre État devrait s’abstenir de procéder à des fouilles archéologiques dans le territoire occupé ». Mais il ne s’agit que d’une « recommandation »
- 10.
Voir Yigal Shiloh, Excavations at the City of David, 1978-1982. Interim Report of the First Five Seasons, Qedem 19, Monographs of the Institute of Archaeology, the Hebrew University of Jerusalem, 1984.
- 11.
Selon les données publiées par le ministère israélien de la Justice, chargé de superviser le budget d’organismes sans but lucratif, Elad a bénéficié en 2011 d’entrées d’un montant de 55 795 000 shekels et dispose d’avoirs d’un montant de 262 millions de shekels, soit plus de 50 millions d’euros (http://www.guidestar.org.il/organization/580108660). Selon l’office des impôts américain, l’Irs, l’association Friends of Ir David, qui finance Elad, a déclaré en 2010 avoir recueilli 5, 5 millions de dollars de dons déduits d’impôts. Voir “Return of Organization Exempt From Income, Form 990”. La loi américaine n’oblige pas à révéler l’identité des donateurs.
- 12.
Entretiens télévisés diffusés en novembre 2011 (http://www.youtube.com/watch?v=Hki-UY079AU [hébreu], http://www.youtube.com/watch?v=EpGmY4jWf2M [anglais]).
- 13.
« Nous sommes contre les provocations de l’extrême droite dans notre quartier qui mettent en danger les bonnes relations de voisinage que nous tentons de conserver depuis des années » avec les Palestiniens, déclarait le porte-parole d’Elad, Oudi Ragonas (dépêche Afp du 25 avril 2010).
- 14.
Selon l’Ong israélienne Ir Amim (« Une ville pour les peuples »), les Palestiniens n’ont le plus souvent d’autre choix que de construire sans permis, vu le faible nombre d’autorisations délivrées par la municipalité et l’absence de plan de développement urbain pour une population palestinienne en pleine croissance démographique. La loi des « propriétaires absents », promulguée en 1950, permet à l’État de saisir les biens d’un propriétaire absent depuis trois ans, même contre sa volonté. Massivement employée en ce qui concerne les biens arabes laissés en Israël après 1948, notamment à Jérusalem-ouest, elle n’a été que rarement étendue à Jérusalem-est jusqu’en 1977.
- 15.
Entretiens avec l’auteur des 3 et 24 avril 2014.
- 16.
Journal Haaretz, 3 avril 2014 ; déclaration au journal Besheva, 8 novembre 2007 (http://www.inn.co.il/Besheva/Article.aspx/6977).
- 17.
Brochure d’Emek Shaveh, From Shiloh to Silwan, Visitor’s Guide to Ancient Jerusalem (City of David) and the Village of Silwan, Jérusalem, Keter, juillet 2011.
- 18.
Entretien avec l’auteur du 2 avril 2014.
- 19.
Entretien avec l’auteur du 12 mars 2014.