Israël, « lumière pour les nations » ? Trois penseurs du judaïsme français à l'épreuve de la guerre des Six Jours (Léon Askénazi, André Néher, Emmanuel Levinas)
Trois penseurs du judaïsme français à l’épreuve de la guerre des Six Jours
Comment peut-on juger les choix politiques d’Israël ? Les réponses divergentes de Léon Askénazi, André Néher et Emmanuel Levinas témoignent, de la fondation d’Israël aux guerres successives, des divisions historiques du judaïsme français et des difficultés à débattre de la situation géopolitique indépendamment des attentes métaphysiques qui y sont investies.
L’Éternel me dit : c’est trop peu que tu sois mon serviteur, pour relever les tribus de Jacob et rétablir les ruines d’Israël ; je veux faire de toi la lumière des nations ; mon instrument jusqu’aux confins de la terre.
La faute majeure, parce qu’elle cumule toutes les défaillances, dans l’ordre intellectuel et dans l’ordre moral, c’est l’inconditionnalité, la tentation permanente de justifier tous les moyens par la fin, la perversion du langage qui accompagne tout ce mécanisme.
Après 1948, les étranges et inquiétantes extrémités que sont les procès et les purges [staliniennes] imposent l’éthique délirante du Bien luttant contre le Mal. L’intelligentsia passe presque en bloc de saint Thomas d’Aquin […] à Ignace de Loyola.
Israël sera « fondé sur les principes de liberté, de justice et de paix enseignés par les prophètes d’Israël » proclame la Charte d’indépendance du nouvel État au 14 mai 1948. Plus de soixante ans après, il reste à l’évidence beaucoup à faire pour atteindre cet idéal si tant est que la société israélienne s’en soit rapprochée. Mais comment croire de nos jours qu’Israël (ou tout autre État) ait vocation d’être une société modèle, une « lumière pour les nations » selon une expression favorite du père de la nation, David Ben Gourion, depuis tombée en désuétude et reléguée aux discours protocolaires1 ?
Pourtant, chacun à sa façon, trois figures intellectuelles majeures du judaïsme français de l’après-guerre, fondateurs de ce qui sera appelée « l’école de pensée juive de Paris », ont partagé cette vision.
Par-delà leurs différences, Léon Askénazi (dit Manitou) (1922-1996), André Néher (1913-1988) et Emmanuel Levinas (1906-1998) en sont venus à attribuer à cet État une dimension spirituelle, universelle et, pour les deux premiers, messianique. Et ni l’accentuation de la fracture sociale, ni les discriminations subies par la minorité arabe (20% de la population) à laquelle la Charte d’indépendance promettait pourtant l’égalité des droits, ni les dilemmes moraux qu’auraient pu entraîner l’occupation de territoires arabes et la colonisation après la victoire de la guerre des Six Jours de juin 1967, ne devaient ébranler ce credo.
Or, ces trois penseurs ont été de véritables maîtres à penser du judaïsme de l’après-guerre en France, dont l’influence se fait sentir jusqu’à ce jour parmi des Juifs de France ou ceux qui ont immigré en Israël, et bien au-delà du monde juif, vu le rayonnement que devait notamment prendre la pensée philosophique de Levinas, particulièrement à la fin de sa vie et après sa mort.
Mais si Askénazi et Néher devaient finir par rejoindre le camp ultranationaliste en Israël après leur alyah (immigration, littéralement « montée ») à la fin des années 1960, Levinas ne les suivit pas dans cette voie et pas seulement pour être resté en France.
Comment expliquer ce cheminement de ces deux rabbins philosophes qui, à l’instar de Levinas, ont incarné en France un humanisme juif, tout à la fois ouvert et observant, intégré dans le monde et fidèle à la Tradition ? Deux penseurs qui s’étaient voués à faire revivre le judaïsme après le traumatisme de la Shoah.
Par conviction religieuse ? Mais un Levinas puisait aux mêmes sources, il était tout aussi juif orthodoxe, quand bien même il avait une interprétation autre des textes sacrés, compte tenu de ses racines lituaniennes qui l’éloignaient du mysticisme. Alors comment expliquer qu’il ait, lui, résisté à l’euphorie mystico-nationaliste qui allait saisir le sionisme religieux après 1967 ? Mais aussi comment expliquer son refus de critiquer ouvertement la politique israélienne – sauf très exceptionnellement –, quitte à se faire accuser à gauche d’un excès de frilosité, voire d’un manque de courage moral ?
À vrai dire, toutes ces interrogations ne sont pas nouvelles ; ce qui n’enlève rien à leur actualité, puisque les données fondamentales du conflit israélo-palestinien n’ont guère changé en quarante-trois ans d’occupation israélienne en Cisjordanie et de vaines tentatives des Palestiniens d’y mettre un terme, par la diplomatie, par la violence voire le terrorisme. Dans un sens, elles ont déjà été posées très tôt par une autre figure du judaïsme français, résolument laïque, Wladimir Rabinovitch (1906-1981) plus connu sous le nom de plume de Rabi.
Cet intellectuel iconoclaste, pilier des colloques des intellectuels juifs, réunis à partir de 1957, dont il est un peu l’enfant terrible, ce grand admirateur de Péguy, inspiré par ses saintes colères lors de l’affaire Dreyfus, est l’un des rares sinon le seul en son temps et dans son milieu à s’alarmer des risques d’un soutien sans critique à la politique d’Israël.
Passionnément attaché à Israël, mais refusant toute complaisance, ennemi de toute inconditionnalité, il s’élève déjà en février 1968 contre une tendance à idéaliser l’État juif, qui va devenir de plus en plus forte au sein des instances représentatives juives, à mesure qu’elles vont être confrontées à une dénonciation croissante, voire à une volonté de délégitimer l’État juif. Il lui en coûtera2.
Je n’accepte pas que la raison d’État puisse nous amener à justifier le fait des villages rasés et des maisons détruites, ni des sanctions collectives, ni l’inévitable dégradation que constitue finalement l’occupation d’un territoire sur lequel vit une population qui n’accepte pas le pouvoir d’une armée, fût-elle la plus bienveillante qui soit,
écrit-il dans L’Arche, la revue phare du judaïsme français en un temps où elle ouvrait encore, selon lui, ses pages à ce type de critiques3.
Il dénonce en 1972 le « ravage de l’ethnocentrisme juif » et la « soumission à la raison d’État » pour un État (Israël) dont les Juifs de France ne sont même pas citoyens, dans un article intitulé « La nouvelle trahison des clercs » inspiré du célèbre pamphlet de Julien Benda de 1927, suivi d’une réponse au tollé que son premier texte a provoqué. Il s’en prend à Askénazi et Néher et s’insurge contre la « bonne-mauvaise foi » de toute une intelligentsia juive, qui se tait devant les violations des droits de l’homme d’Israël devenu État occupant, reprenant le concept forgé par le sociologue Edgar Morin pour caractériser l’aveuglement volontaire des communistes et compagnons de route vis-à-vis de l’Urss, aux beaux jours du stalinisme4.
Aveuglement ? Complaisance ? Naïveté ? Mais dans leur cas certainement pas dissimulation. Nul doute qu’Azkenazi, Néher et, à sa façon, Levinas ont voulu voir dans le nouvel État un signe de l’accomplissement de la promesse de Dieu, non seulement promesse d’une terre ou d’un retour, mais du règne de la justice ici-bas, conformément à la parole des prophètes.
À une nuance près, mais essentielle : pour Azkenazi et Néher, Israël incarne la justice, pour Levinas il doit l’incarner, c’est sa raison d’être.
Léon Askénazi : du Juif diasporique à l’Hébreu mythique
Paradoxalement, des trois penseurs du judaïsme français, c’est peut-être le plus mystique, Léon Askénazi, qui aura exalté la résurgence de l’Hébreu des temps de la Bible, reprenant à son compte un thème sioniste classique du nouvel homme, juif de par ses origines, mais débarrassé des tares supposées de la diaspora.
L’approche est bien sûr différente, s’agissant d’un érudit plus inspiré par la Torah, le Talmud et le Zohar, le livre de la Kabbale, que par Herzl, mais sur le fond, l’idée qu’il s’est fait d’une mutation aboutissant à une hébraïsation collective a bien des points communs avec les conceptions d’un Ben Gourion.
De même qu’il y a deux mille ans, l’exil avait transformé l’Hébreu en Juif, de même, de notre temps, le Juif se retransforme en Hébreu en remontant sur la Terre d’Israël
a écrit Askénazi. Des mots qui auraient pu être ceux du fondateur de l’État5.
Avant d’en arriver là, le rabbin Léon Askénazi aura vécu dans trois pays : son Algérie natale, la France et Israël. Non sioniste au départ, ultrasioniste à la fin, il aura défendu tout au long de ses cheminements, avec la même fougue, une conception totalisante du judaïsme, allant au-delà de l’observance des mitzvot (commandements divins), du rituel du quotidien, du primat accordée à l’étude des textes sacrés, pour offrir une clef de compréhension de l’univers, donner un sens à l’histoire, à partir des textes sacrés, à condition de savoir les solliciter.
Askénazi, le moins connu des trois maîtres à penser, hors des cercles juifs français, aura laissé le plus de disciples après sa mort. Surnommé Manitou (son totem scout), et parfois « Manie Tout » par des admirateurs ou des détracteurs, ce pédagogue hors pair aura fasciné des générations d’étudiants, ramenant les uns au judaïsme et emmenant quelques autres à se convertir. Homme de paradoxes, à la fois passionné, autoritaire et ouvert au dialogue, dont l’humour tempérait le radicalisme, poète à ses heures, le charismatique Manitou, au « visage maigre, les yeux plus noirs qu’il n’est possible, jetant des flammes6 », aura exercé pendant des décennies la magie de son verbe, parvenant à donner la signification la plus actuelle aux textes bibliques, aux midrashim (récits) du Talmud et aux concepts les plus obscurs de la Kabbale, quitte à se lancer dans des spéculations fort hasardeuses aux yeux des historiens.
Issu d’une longue lignée de rabbins, fils du grand rabbin d’Oran, il a grandi dans l’Algérie coloniale, au confluent de trois cultures : juive, arabe et française, ce qui à l’époque ne posait aucun problème d’identité.
Nous priions en hébreu et, à travers l’hébreu des prières, nous étions rattachés à tout le passé hébraïque, biblique ; notre affectivité se partageait entre la mélodie arabe et le folklore espagnol et notre langue de culture était le français
confiera-t-il. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, il se considère tout naturellement comme un « Français d’Algérie, de religion juive ».
Cet ordre des choses, qui semblait fait pour durer, est bouleversé par les mesures antisémites du régime de Vichy qui abroge le décret Crémieux de 1870 accordant la nationalité française aux Juifs d’Algérie. Mais c’est avant tout le maintien des lois d’exceptions et la poursuite de la politique discriminatoire, durant l’année qui suit le débarquement allié en Algérie de novembre 1942, qui va lui faire comprendre « qu’il n’était plus français mais Juif indigène » et provoquer chez lui la faille irrémédiable dans son rapport à l’identité française qui, selon lui, l’amènera au bout du compte à immigrer en Israël7.
Mobilisé dans la Légion étrangère, puisque déchu un temps de sa nationalité, il est ensuite versé dans la Coloniale, comme aumônier militaire et blessé à l’hiver 1945, lors des combats pour la libération de Strasbourg. Encore à l’armée, sur le front d’Alsace, il reçoit, comme tous les chefs des Éclaireurs israélites de France (EI), une circulaire de Robert Gamzon (1905-1961), fondateur du mouvement en 1922, exposant ses projets d’avenir pour la reconstitution de la communauté juive en France après la victoire.
Gamzon, connu sous le nom de Castor (son totem scout), et d’autres responsables des Éclaireurs ont rejoint en octobre 1943 le maquis de Vabre dans le Tarn où il commande une compagnie composée en majorité de Juifs. Le maquis est sous la direction du capitaine Pierre Dunoyer de Segonzac, ancien directeur de l’École des cadres d’Uriage qu’il a fondée après la défaite de 1940 avec l’appui du secrétariat à la Jeunesse du régime de Vichy. Au début, fortement influencé par certains thèmes de la Révolution nationale, mais aussi par des conceptions humanistes chrétiennes d’Emmanuel Mounier, l’école va échapper progressivement à l’orbite de Vichy pour devenir un lieu de réflexion indépendant et vivier de la Résistance, entraînant sa fermeture par Laval en décembre 1942.
Castor prévoit à son tour la création d’une « école de cadres », une espèce d’école normale supérieure juive, en appelant à l’engagement personnel, destinée à reconstruire la communauté juive terriblement éprouvée par la Shoah, en reprenant un projet conçu dans ses grandes lignes par Gilbert Bloch, ancien polytechnicien, tué à 24 ans par les Allemands en 1944, lors d’une action du maquis. En octobre 1945, il se rend en Afrique du Nord, pour recruter au sein du mouvement EI les futurs cadres.
D’emblée Robert Gamzon nous avait parlé comme si nous étions destinés à devenir les apôtres de sa parole. Tenant un discours prophétique grave, il disait que l’élite du judaïsme français avait disparu et que nous seuls pouvions prendre la relève ; nous avions été préservés de l’horreur, il fallait en tirer les conséquences, conformément à notre idéal scout
se souviendra l’un des premiers élèves, Gérard Israël8. Un appel auquel Manitou répond avec enthousiasme.
Dès 1946, il rejoint l’école des cadres Gilbert Bloch créée par Castor à Orsay dans la banlieue parisienne, après avoir achevé entre temps une licence de philosophie. Dans cette institution mixte, le programme initial comporte des cours de judaïsme, d’hébreu, de pensée juive et aussi de psychologie appliquée, de travaux manuels (menuiserie, marionnettes), d’art dramatique, sans compter la gymnastique et les stages sur le terrain. Après le départ de Gamzon pour Israël, Manitou va en prendre la direction de 1950 à 1958, mettant davantage l’accent sur la formation spirituelle des élèves dans le sens d’un retour aux fondements du judaïsme – mais sans coercition religieuse – que sur la constitution d’un corps d’élite. Sous son impulsion, Orsay va jouer un rôle important dans le renouveau de la pensée juive comme foyer intellectuel à côté des deux autres pôles que sont l’école de Strasbourg, dirigée par André Néher, et l’École normale israélite orientale (Enio) d’Auteuil, dirigée par Emmanuel Levinas.
Ce rôle, Orsay le doit, dès sa constitution, au rayonnement intellectuel du philosophe Jacob Gordin, décédé en 1947, à 51 ans, qui aura influencé aussi bien Néher, Levinas auquel le liera une longue amitié et surtout Askénazi, son disciple, qui gardera toute sa vie une dette de reconnaissance envers « Monsieur Gordin [son] premier maître ashékénaze9 ».
Tout en disposant d’une formation philosophique classique, Gordin s’est inspiré de la mystique juive et de la hokhmat ha-zeruf (la science des combinaisons des lettres), pour interpréter les textes et en dévoiler un sens caché. Askénazi devait reprendre et développer des thèmes centraux de l’herméneutique de Gordin : le lien entre exil (golah) et rédemption/délivrance (geoulah), le but de l’exil étant la délivrance, après que les Juifs auront recueilli les étincelles de sainteté dispersées parmi les nations, l’idée que Dieu se révèle par l’histoire, que la « maison d’Abraham est le centre où s’opère la régénération du monde souillé par l’accumulation de fautes » et que l’histoire d’Israël, « c’est d’abord l’histoire d’une famille » et de ses « engendrements ». D’où toute une grille d’explications du présent et du passé de l’humanité qui, en se basant sur des récits talmudiques, fait remonter respectivement les antagonismes Juifs/Arabes et juifs/chrétiens (ou Juifs/Rome) dans le sillage respectif des deux conflits originaux opposant respectivement les deux fils d’Abraham, Isaac et Ismaël, puis les deux fils d’Isaac, Jacob et Ésaü10.
Pour Levinas, très peu porté sur la Kabbale, le grand mérite de Gordin, originaire comme lui des pays Baltes et de même culture cosmopolite, aura été d’avoir dégagé
une philosophie de l’histoire sans complaisance ni consolation, mais vécue dans l’étrange bonheur d’être juif, [d’avoir vu] dans l’existence du peuple juif dans son particularisme d’unique, non pas un nationalisme de plus, mais l’ouverture de la perspective historique de l’humanité11.
Gordin refusait de ramener l’exil et son cortège de souffrances – atteignant leur paroxysme avec le génocide nazi – à une punition divine sanctionnant les péchés commis. Cet exil s’inscrivait dans un plan de réparation (tikkoun) cosmique par lequel l’existence du peuple juif dans l’exil devenait une « action salvatrice pour les nations du monde ». Pour cela, nul besoin de prêcher la morale aux peuples de la terre, ce qu’il fallait c’est qu’Israël accomplît les commandements divins, fidèle à la tâche qui lui avait été incombée par Dieu : être un peuple de prêtres, une nation sainte (Exode XIX, 6). Reprenant le concept salvadorien de « peuple principe », il ne concevait l’unicité et l’élection d’Israël qu’en fonction d’une mission universelle12.
Avant la proclamation de l’État d’Israël, qu’il n’a pas vécue, ce penseur ne cachait pas sa méfiance envers ce qui aurait pu s’apparenter au culte de l’État. Il opérait une distinction fondamentale entre le projet politique sioniste et la réalisation d’une espérance messianique, puisque « Sion ne peut se rebâtir ni par la technique ni par l’armée, mais par la grâce13 ».
En cela, il exprimait la méfiance traditionnelle du judaïsme rabbinique envers tout activisme messianique, toute tentative de « forcer » la volonté divine en mettant fin à l’exil par la seule volonté humaine, en « montant en muraille », c’est-à-dire, par la force, à Sion. De sorte que, jusqu’à ce jour, l’ultra-orthodoxie en Israël nie toute dimension religieuse au sionisme tout en s’accommodant fort bien de l’existence d’un État auquel elle était opposée au départ.
Cette réserve vis-à-vis du sionisme, son disciple Manitou l’a longtemps partagée. En témoigne, l’article « Juda et Israël » qu’il publie en 1954 dans la revue Targoum, dirigée par des enseignants et anciens élèves de l’école d’Orsay. Il y relève « deux formes tout autant légitimes de la présence juive », l’une en Israël et l’autre en diaspora, et s’inquiète du risque d’un schisme entre, d’une part, des Israéliens « qui espèrent une conversion de la diaspora à leur “solution du problème juif” » et, de l’autre, des juifs religieux qui « espèrent une conversion des réalités israéliennes à l’idéal de la Torah ». De façon très caractéristique, il rattache cette tension entre messianisme national et messianisme universaliste, à l’opposition dans la Bible entre Juda et Joseph son frère, Juda incarnant la « fidélité à la spécificité hébraïque » et l’irréprochable Joseph (selon la Tradition) la mission d’Israël auprès des nations. Il devenait vital pour le judaïsme de se renouveler de façon à ce que ses deux branches se complètent au lieu de se heurter14.
Ce n’est que plus tard qu’il abandonnera cette vison bipolaire et que la résurgence d’un État en terre d’Israël deviendra pour lui l’indispensable étape à la réalisation du « messianisme universel ». Au point qu’il en viendra à considérer le sionisme comme la messianité même. Et ce n’est qu’à l’âge de 46 ans, en 1968, qu’il effectuera son alyah, un choix longuement mûri, depuis la rencontre en Israël, en 1955, avec le rav (rabbin) Tsvi Yehouda HaCohen Kook, et précipité par la guerre des Six Jours de juin 1967.
De son premier contact avec cette figure majeure du nationalisme religieux, Askénazi parlera comme d’une illumination :
Lorsque j’ai rencontré le rav Kook en séminaire à Jérusalem avec un groupe d’anciens d’Orsay, j’ai reçu un choc. Je me suis hébraïsé en une nuit15.
Le rav Tsvi Yehouda HaCohen Kook (1891-1982) allait devenir après la guerre de juin 1967 le mentor du Bloc de la foi (Goush Emounim), fer de lance de la colonisation juive. Ce partisan d’un Grand Israël aux frontières bibliques, s’étendant même au-delà des territoires occupés en juin 1967 (Sinaï égyptien, Golan syrien, bande de Gaza et Cisjordanie baptisée « Judée Samarie »), s’opposera avec véhémence à tout retrait d’un territoire conquis, menant sans succès la campagne contre l’évacuation du Sinaï, achevée en 1982, l’année de sa mort.
Il était le fils du premier grand rabbin ashkénaze de Palestine, Abraham Yitzhak HaCohen Kook (1865-1935) de Palestine, et avait repris les idées de cette figure emblématique du sionisme religieux, mais dans un sens étroitement nationaliste, en minorant la dimension universelle.
Établi en Palestine en 1904, le rav Kook père avait élaboré une conception originale du sionisme accordant paradoxalement à ses formes non religieuses une signification messianique. Peu importait que le projet d’État juif eût été conçu par des politiciens éloignés de la religion comme Herzl. Le rav Kook alla même à établir en 1904 une comparaison audacieuse et carrément scandaleuse aux yeux des ultra-orthodoxes entre Herzl et le messie « fils de Joseph » qui, selon un récit talmudique, précède la venue du véritable rédempteur, le Messie-Roi, fils de David. Tout comme le descendant de Joseph devait périr dans la guerre apocalyptique de Gog et Magog, avant d’avoir achevé sa tâche, Herzl était mort sans voir se réaliser son rêve, épuisé, miné par les dissensions internes dans son mouvement16.
Il était convaincu de vivre le « début de la rédemption » (atkhalta de’guéeoula). Par une ruse toute hégélienne de l’histoire, la rédemption était réalisée dans un premier temps par ceux qui n’y croyaient pas, ou plutôt croyaient ne pas croire : les pionniers athées. L’essentiel était que cette avant-garde servait sans le savoir un projet divin. Mais son oîuvre était vouée à l’échec si en fin de compte les juifs religieux ne lui donnaient une dimension spirituelle.
L’État idéalisé du rav Kook père sera identifié à l’État d’Israël per se par son fils : un État sacré et une armée sacrée. Et quand la guerre des Six Jours aura abouti à l’occupation de la Cisjordanie et Jérusalem-est, territoires au coîur de la Judée antique, ils célébreront les retrouvailles du Peuple d’Israël avec la terre d’Israël, preuve que le processus messianique n’est pas seulement entamé mais déjà sérieusement en route17.
Léon Askénazi va faire entièrement siennes ces idées. Elles constitueront la base de l’enseignement qu’il va prodiguer à une large audience, mais essentiellement francophone, dans l’institution Maayanot qu’il fonde en 1973 à Jérusalem et qui opérera jusqu’en 1988, sur le modèle de l’école d’Orsay mais sans son aura, puis au centre Yaïr, ou encore lors de ses interventions en France.
Mais il ne se contentera pas de traduire en français la pensée du rav Kook et de l’actualiser. Il la complétera par des apports qui lui sont propres : « mutation d’identité » du Juif en Hébreu et la spécificité séfarade. Cette mutation permet, selon lui, au Juif de recouvrir une identité sans problème, censée redonner un « contact direct avec Dieu » comme cela aurait été le cas au temps de la Bible :
Depuis deux mille ans, les Juifs étaient tous juifs et autre chose, juifs et français, juifs et anglais, et nul dans ce cas n’était plus français ou plus anglais qu’eux. Mais voici que Dieu a renoué l’histoire de l’Israël hébreu : il est à nouveau possible et même nécessaire qu’un Juif redevienne un Hébreu et seulement un Hébreu18.
La spécificité séfarade part quant à elle du constat que
la perception de la relation au monde extérieur s’est cristallisée à travers l’exil de façon différente en monde ashkénaze où l’environnement était chrétien – le chrétien étant ce non-juif qui se réclame de l’identité d’Israël – et en monde séfarade, où l’environnement était le monde islamique représenté par Ismaël, second fils d’Abraham.
Or Israël n’aurait pas de conflit théologique entre Ismaël et ses fils, mais une dispute – pas moins âpre mais d’un autre type – sur la terre, les descendants d’Ismaël refusant de reconnaître qu’Eretz Israël a été promis au seul peuple d’Israël19.
Dans le sillage du rav Kook père, il est essentiel à ses yeux de préserver l’unité du peuple juif, unité basée sur les trois principes fondamentaux du sionisme religieux : « Le Peuple, la Torah, la Terre. » Donc pas question de vilipender ces Israéliens (juifs) qui ne croient pas au ciel. Et même pour Askénazi :
Ces juifs laïcs qui font le pays, qui ont fait le sionisme, sont plus croyants que nous, car nous avons des raisons de croire, alors qu’eux n’ont même pas le besoin de croire. Cela veut dire que leur foi est plus profonde que la nôtre20.
Au sionisme religieux de leur révéler le sens profond de leur action. Comme ils sont plus ignorants qu’impies, Léon Askénazi peut trouver de bonnes excuses à leur incapacité (ou crainte) d’appréhender la grandeur du processus messianique dont ils étaient les acteurs. Après tout, ce qu’il appelait la « massivité » de deux mille années de diaspora, l’oubli que ce temps long avait engendré, rendait difficile de comprendre que le même phénomène de retour à Sion qui avait mis fin à l’exil de Babylone se reproduisait.
D’autant qu’il en a toujours voulu davantage aux adversaires ultraorthodoxes du sionisme, enfermés dans un ritualisme stérile, alors que l’étude de la Torah aurait dû leur ouvrir les yeux, leur donnant les moyens de comprendre la portée du nouveau retour à Sion. C’est à eux qu’il réservait ses piques : « la cacherout peut cacher la route » ou « le miraculeux dans les rabbins miracles, c’est qu’ils soient des rabbins ».
Mais dans le sillage du rav Kook fils, c’est la lutte pour la terre d’Israël qui prend le devant. Par-delà la question de territoire, l’enjeu est « le devenir même de notre identité ». C’est bien « la lutte qu’il serait insensé de perdre ». Dans ce contexte, l’attitude bienveillante envers la gauche sioniste ne tient qu’aussi longtemps que cette gauche lui paraît réellement sioniste. À partir du moment où elle opte pour un retrait des territoires, pour un démantèlement de colonies, pour la reconnaissance – même limitée – du droit des Palestiniens sur la même terre d’Eretz Israël, elle se verra accusée de trahison et même pire car, en bradant une terre sacrée, c’est tout le processus de Rédemption qu’elle remet en question.
Askénazi va ainsi participer à sa manière, par ses prises de paroles, dans les dernières années de sa vie à la campagne de la droite nationaliste et en particulier de la droite religieuse contre une gauche coupable d’avoir conclu en 1993 les accords d’Oslo de reconnaissance mutuelle avec l’Olp (Organisation de libération de la Palestine) dans la perspective de création d’un État palestinien aux côtés d’Israël.
Dans sa vision, les Palestiniens devraient renoncer à toute revendication politique sur le territoire où ils vivent. C’est à cette condition qu’ils ne seraient pas chassés de chez eux et, n’étant pas des idolâtres, ils ne devraient pas connaître le triste sort des Cananéens que leur réservèrent les Hébreux, selon le récit biblique. Il conteste même le droit à la citoyenneté des Arabes israéliens, leur réservant le statut de résident étranger, protégés par la loi, selon les préceptes de la Torah, sans disposer du droit de vote. Selon lui :
Cela a été une grave erreur d’imposer aux Arabes restés dans le pays la citoyenneté israélienne. C’était une grave erreur de penser que les Arabes pouvaient, d’un côté, être des citoyens israéliens et, de l’autre, des membres de la nation arabe qui est en guerre avec l’État d’Israël. C’était une aberration de l’idéologie utopique des fondateurs de l’État que d’imposer une citoyenneté à des gens qui n’en voulaient pas21.
Certes, le ton qu’il adopte est rarement vindicatif quand bien même il prévoit un avenir des plus sombres, conformément au pessimisme traditionnel de l’eschatologie juive selon laquelle les temps messianiques s’accompagneront des pires catastrophes, assimilées aux « douleurs de l’enfantement » annonciatrices de délivrance.
Par ailleurs, Askénazi gardera jusqu’à la fin ses distances vis-à-vis des groupements politiques, en dépit des sollicitations de divers partis de droite. Il ne donnera pas de consignes de vote et s’abstiendra de lancer les terribles anathèmes que n’hésiteront pas à proférer des rabbins de colonies contre le Premier ministre travailliste Yitzhak Rabin, qui paiera de sa vie son engagement pour la paix.
Les partisans d’un compromis, ceux qu’il désigne parfois comme ces « juifs qui veulent donner la terre », peuvent être sincères, ils n’en mènent pas moins à la catastrophe par leur aveuglement, par leurs illusions, ces mêmes illusions dans l’Europe d’avant la Seconde Guerre mondiale avaient entraîné les partisans du compromis à pactiser avec Hitler, leur faisant porter la responsabilité de la Shoah et de 50 millions de morts. À plus ou moins long terme, il y a même un
risque que les juifs laïcs qui sont contre Eretz Israël ne soient même plus juifs, même laïcs ; que les rabbins haredim [ultra-orthodoxes] ne soient plus des rabbins22.
Dans ce contexte, un article que publie Léon Askénazi en 1996, quelques mois après le meurtre de Rabin, le 4 novembre 1995, ne laisse pas de troubler. Non pour ce qu’il écrit, lorsqu’il constate l’évidente gravité des fractures de la société israélienne, mais pour ce qu’il n’écrit pas, en se taisant sur l’assassinat et ses motifs. Passe encore qu’il accuse la « minorité laïque militante au pouvoir » de basculer pratiquement dans le postsionisme, en menant l’État d’Israël à la constitution d’une entité judéo-arabe d’abord économique et culturelle puis politique, alors que cette gauche cherche au contraire à préserver le caractère « juif et démocratique » d’Israël, par un retrait des territoires palestiniens23.
Passe encore que les sionistes religieux en viennent à ses yeux à constituer l’ultime rempart contre cette évolution calamiteuse. Mais pas un mot pour stigmatiser un crime perpétré au nom de la Torah et de la Terre, un assassinat commis par un jeune ultranationaliste religieux, Yigal Amir, inspiré par ces mêmes rabbins qui avaient voué Rabin aux gémonies.
Ce silence assourdissant ne doit cependant pas être interprété comme un assentiment quelconque, relève l’historien Alain Michel, ancien directeur du centre Yaïr et ex-proche collaborateur de Manitou :
C’est un fait qu’il s’est radicalisé après Oslo mais, fidèle aux conceptions du rav Kook, il est resté opposé à tout acte terroriste. Il était légaliste, hostile à tout ce qui menacerait l’unité du peuple juif ou l’autorité d’un État sacré, assimilé au Troisième Royaume d’Israël.
Il révèle à ce propos que Manitou lui a « confié avoir découragé en 1988 des jeunes de reconstituer un groupe clandestin », qui projetait de prendre la suite du réseau terroriste anti-arabe (démantelé en 1984 par le service de sécurité intérieur israélien), pour frapper à nouveau la population palestinienne, après le déclenchement de la première Intifada.
En ce sens, Manitou aurait plutôt joué le rôle de « soupape de sécurité », vu l’influence qu’il avait sur un milieu restreint mais motivé de jeunes qui « buvaient ses paroles comme du petit lait », sans parfois saisir que, dans la grande tradition mystique, « il y avait plusieurs niveaux de sens dans son langage, selon qu’il s’adressait au grand public ou aux initiés24 ».
Ce n’est cependant pas pour ce rôle que Léon Askénazi s’est vu décerner en février 1990 le « prix du président de la Knesset (parlement) pour la qualité de la vie ». La Knesset saluait en Manitou un homme qui avait lutté « pour des droits de l’homme et des droits des Juifs, dans l’esprit de la Torah », un pédagogue qui, dans son enseignement, « avait intégré les valeurs universelles de la Révolution française » dont on venait de célébrer le bicentenaire25.
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y avait là malentendu. Depuis belle lurette, les « valeurs universelles de la Révolution française » ne guidaient plus sa pensée. Depuis qu’il avait opéré sa mutation du « Juif à l’Hébreu » comme il aimait le répéter, de l’humanisme judéo-français au combat pour la terre d’Israël, du messianisme universel au messianisme national, aux inquiétantes dérives.
Les trois naissances d’André Néher
À l’été 1962, les Dernières Nouvelles d’Alsace publient un article alarmiste sur l’afflux de ceux qu’on n’appelait pas encore les « gens du voyage », dans la belle cité de Strasbourg. Cela lui valut une réponse cinglante d’un professeur de l’université :
L’article intitulé « Strasbourg capitale de la Bohème » […] m’a profondément révolté. Votre collaborateur s’y interroge gravement sur les conséquences désastreuses de la « vague tzigane » à Strasbourg et, sur le ton d’une noble indignation, il réclame pour les citoyens « le droit à une ville nette, présentable et sans fausses notes ». À l’époque qui est la nôtre ; aux heures dramatiques que nous sommes en train de vivre, qui amènent à Strasbourg et amèneront des réfugiés d’Algérie, dont beaucoup ont leur « particularisme coloré » et introduiront quelques « fausses notes » dans la symphonie sociale de notre ville, le langage de votre collaborateur est inadmissible26.
Le lecteur indigné n’est autre qu’André Néher, hébraïsant, philosophe et rabbin, qui avait créé la chaire de « littérature juive ancienne et moderne » à l’université de Strasbourg. Il est à l’époque une figure marquante du judaïsme français pour ses ouvrages sur le prophétisme, son action dans le cadre des amitiés judéo-chrétiennes et son rôle dans l’organisation des colloques des intellectuels juifs de langue française dont il a été l’initiateur et où sa leçon biblique constitue à chaque fois un moment
fort27.
Sept ans plus tard, André Néher, qui vient d’immigrer en Israël, reprend la plume pour dénoncer avec la même indignation, mais dans un sens tout différent, un article paru dans le quotidien en langue anglaise Jérusalem Post. Il accuse son auteur d’avoir usé du terme deported pour qualifier l’expulsion de Palestiniens par Israël et d’avoir donné ainsi des armes aux ennemis d’Israël qui comparent ses soldats à des nazis, alors qu’il ne s’agit, selon Néher, que « d’exprimer le fait que quelqu’un doit s’en aller pour vivre parmi ses frères où il peut être bien reçu et avoir une bonne vie28 ». Ce texte, entre autres, décidera Rabi à adresser une véritable lettre réquisitoire scellant sa rupture avec un homme qu’il avait admiré un temps.
Vous êtes également un des rares hommes en cette génération dont j’ai pu dire (et je l’ai dit car je l’ai pensé) qu’il y avait en vous des parties de sainteté et souvent une totale innocence. Mais c’est précisément, à cause de tout cela, que je vous en ai voulu comme d’une faute intellectuelle majeure et comme d’une perversité intellectuelle [lui écrira-t-il, ajoutant] que vous ayez pu, vous Néher, vous abriter derrière un pauvre argument de sémantique pour refuser à l’expulsion des Palestiniens le sens d’une « déportation » m’a profondément choqué et m’a fait découvrir toute une zone de ténèbres dont je ne percevais pas l’étendue29.
Serait-ce que Néher ait changé à ce point ? Ou bien les circonstances ? Car, entre 1962 et 1969, s’est produit un événement majeur, la guerre des Six Jours qui a radicalement modifié sa vie au point qu’il en parlera comme déclencheur d’une « troisième naissance ». Choc qui l’a finalement décidé à partir vivre en Israël comme il y songeait depuis longtemps :
C’est à ce moment-là que ma femme et moi avons ensemble et spontanément décidé que, quoi qu’il arrive, notre existence devrait désormais se dérouler en Israël30.
L’angoisse qui l’avait saisi dans la crainte d’un deuxième Auschwitz, selon ses propres termes, avant le déclenchement du conflit, le sentiment de l’isolement (réel) d’Israël, quand l’État juif semblait (à tort) désarmé face à ses ennemis arabes, allaient rouvrir la blessure jamais cicatrisée du temps de la Shoah.
Troisième naissance, car ce parfait représentant du franco-judaïsme jusqu’à la guerre de 1939, né à Obernai, petite ville d’Alsace où la communauté juive conjuguait respect de la tradition et amour de la France, avait déjà vécu une « seconde naissance », après avoir été destitué le 20 décembre 1940, par le décret des Juifs de Vichy, de son poste de professeur d’allemand, et forcé de se cacher avec sa femme Renée et les siens dans le village de Lanteuil en Corrèze.
Tout se passait comme si la révolution de 1789, comme si Napoléon, Louis-Philippe, Gambetta, Émile Zola, Charles Péguy, Joffre, Foch et Clemenceau n’avaient jamais laissé leur trace dans l’histoire de France. J’étais âgé de 25 ans à peine ; j’enseignais au collège de Brive-la-Gaillarde en Corrèze. J’étais accusé, comme mes ancêtres du Moyen Âge, d’empoisonner les puits, ou plutôt, ce qui était une accusation plus grave, d’empoisonner l’âme des élèves qui m’étaient confiés31.
Mais la guerre de juin 1967 n’aura pas seulement provoqué ce basculement décisif, entraînant André Néher et sa femme à effectuer leur alyah, et à s’arracher à leurs racines françaises. Elle va les conduire à consacrer le restant de leurs jours à défendre la cause du Grand Israël, comme sympathisants de la droite ultranationaliste, à refuser tout retrait des territoires conquis, à s’opposer par-dessus tout à une remise en question de « l’unification de Jérusalem », suite à l’annexion de sa partie orientale, quitte à dresser un tableau idyllique de la coexistence entre les deux peuples et les trois religions dans la Ville sainte.
Jusqu’alors, s’était-il dit, « j’ai lutté pour Israël mais aussi pour autre chose encore, pour des causes humaines desquelles j’étais solidaire en tant que citoyen français et, à partir d’aujourd’hui, je ne lutterai que pour Israël32 ». À vrai dire, avant 1967, son engagement pour des causes universelles est limité ne serait-ce que parce qu’il n’a jamais été un militant politique. Si, en août 1963, il se rend au consulat américain à Strasbourg pour exprimer sa solidarité avec la marche pour les droits civiques des Noirs sur Washington33, s’il a manifesté publiquement son amitié envers le professeur André Mandouze, qui militait pour l’indépendance de l’Algérie, évoquant vaguement une « lutte commune », il s’est abstenu de s’engager plus avant et a plutôt gardé, tout comme Levinas, le silence sur la tragédie algérienne, sauf pour exprimer sa solidarité avec les Juifs d’Algérie34.
Il n’en reste pas moins que dans ses livres, son enseignement, ses interventions publiques, Néher a longtemps incarné une conception profondément humaniste du judaïsme, lui qui aimait citer le Sage talmudique Ben Azzaï selon lequel le principe fondamental de la Torah est qu’elle est le Livre des descendants d’Abraham (Genèse 5, 1), c’est-à-dire que tous les hommes sont frères (Talmud de Jérusalem, traité Nedarim 30, b). Il a voulu allier – ce qui ne va pas toujours de soi – la revendication d’une unicité du peuple juif et même de sa solitude au sein des nations, à une mission universelle. Ce thème traverse la plupart de sa vingtaine d’ouvrages, qui traduisent une approche nouvelle du texte biblique, exprimée dans le langage de la philosophie, mais respectueuse de l’enseignement traditionnel juif, en opposition catégorique à l’école de critique biblique allemande de la fin du xixe siècle35. Dans un style lyrique qui n’évite pas toujours l’emphase et la redondance, mêlant histoire et foi sans parfois les démêler – ce qui n’est pas sans risques –, Néher a traité d’une vaste gamme de sujets, sur la prophètie et les prophètes. Si l’Essence du prophétisme, publié en 1955, est souvent considéré comme son oîuvre majeure, Néher a publié également des études qui font date sur les trois prophètes, Moïse, Jérémie, Amos (sujet de sa thèse de doctorat), ainsi que sur le Maharal de Prague, rabbi Yehudah Loew ben Bezalel, qu’il a popularisé par son ouvrage de référence, le Puits de l’exil36. On lui doit aussi une importante contribution théologique à la réflexion sur la Shoah (l’Exil de la Parole. Du silence biblique au silence d’Auschwitz, 1970).
Contrairement à Léon Askénazi et Emmanuel Levinas, André Néher a toujours été sioniste, tout comme ses parents ; au sens qu’il se considérait comme « orienté » vers Israël sans pour autant se décider à y vivre. Il fait remonter son attachement à Jérusalem, si traditionnel dans le judaïsme (« Si je t’oublie Jérusalem… » psaume 127), à sa petite enfance, évoquant l’exaltation juvénile que lui procurait le retour des cigognes, qu’il saluait aux cris de « Elles viennent de Jérusalem, elles viennent de Jérusalem! » comme le faisait le vieux rabbin David Sichel de l’Ami Fritz d’Erckmann-Chatrian. Et c’est le nom biblique de Mahanayim (« Double Demeure », Genèse 32, 3), qu’il donne à l’école clandestine juive de Lanteuil qu’il a créée durant l’Occupation, symbole d’une attache bien au-delà de la nostalgie, à une terre d’Israël encore hors d’atteinte37.
En 1957, il écrit que l’exil, la Gola, « ne devrait pas être une situation installée » pour les Juifs de la diaspora, et évoque une mauvaise conscience juive, venant d’un remord de n’avoir pas effectué l’alyah38. Dans la mouvance du rav Kook (père), il inscrit la création de l’État d’Israël dans un projet divin, ce qui fait que la
destinée juive se trouve, à travers ses manifestations les plus diverses, qu’il s’agisse de Moïse ou de Jérémie, des Pharisiens ou des Hassidim, d’Auschwitz ou de Tel-Aviv, éternellement singulière.
Il décèle une essence de l’État juif, transcendant les contingences du présent, autrement dit une vocation messianique, dictée à la majorité laïque du pays par deux données fondamentales : la langue, l’hébreu, redevenue une langue parlée et véhiculant sa charge de sacré, la terre sur laquelle l’État a été érigé qui, pour Néher, n’est ni plus ni moins la « terre mystique de l’absolu39 ».
Pourtant, il n’accepte pas de sacrifier la morale à une raison d’État, serait-ce l’État d’Israël. Il rappelle, dans une intervention au colloque des intellectuels en 1961, que la morale juive rejette toute idée d’une fin justifiant les moyens. Au contraire, cette morale exige
que nous nous arrêtions à certains moments en certains lieux et devant certaines options, parce que faire un pas de plus, ce serait se renier soi-même, renier l’humanité, ce serait dans le langage juif, renier Dieu, renier la relation entre Dieu et l’homme. Plutôt se faire tuer que tuer…
Et c’est toujours au nom d’une d’exigence éthique absolue, qu’il ajoute une phrase, dans une envolée lyrique plus inspirée du romantisme français que de la tradition juive, que Levinas lui renverra par la suite et qu’il aurait regrettée :
Périsse la communauté juive… périsse l’État d’Israël si cette communauté devait être injuste, si cet État devait être injuste !
Et de souligner qu’il lui est
indifférent de savoir qu’il y a une survie du peuple juif si le peuple se fait l’acolyte et le complice des malfaiteurs, des criminels qui se sont répandus dans le monde40.
Non moins étonnant, compte tenu de ses prises de positions ultérieures, est le soutien qu’il apporte aux thèses pacifistes du philosophe Martin Buber (1878-1965), fondateur du Brith Chalom (l’alliance pour la paix), qui avait plaidé en vain avant 1948 en faveur d’un État binational – dont ni les Juifs ni les Arabes palestiniens ne voulaient – sans jamais représenter plus qu’un petit groupe d’intellectuels de renom. « Je suis tout à fait d’accord avec Martin Buber sur cet aspect du problème » déclare Néher au colloque des intellectuels juifs de langue française de 1963, relevant que pour Buber
l’État juif n’est pas juif par le fait même qu’il est purement juif et ce n’est qu’en étant judéo-arabe qu’il pouvait être l’État juif dont rêvait déjà le patriarche Abraham41.
Il est vrai qu’il s’agit d’un point de vue purement éthique. Néher ne souscrit pas à un projet politique concret qui lui paraît plus irréaliste que jamais. Il n’empêche qu’à ce moment-là, son interprétation mystique du sionisme n’a pas exclu un rêve de coexistence judéo-arabe.
C’est de ce Néher humaniste, dont veut se souvenir l’historien de la Résistance juive en France Lucien Lazare, lui-même un ancien maquisard, qui fut son élève, l’un de ses « quatre mousquetaires » comme ce dernier les désignait affectueusement, disciple jusqu’à ce que leurs chemins divergent après leur « montée » à tous deux en Israël, en 1968.
Lucien Lazare a gardé jusqu’à ce jour en mémoire la conférence d’André Néher et de son frère Richard sur « Transcendance et Immanence », qu’il avait suivie à Lyon en décembre 1944, alors qu’il portait encore l’uniforme. En les écoutant expliquer que la vie d’un Juif n’est pas un malheur, mais un privilège, un dur bonheur, il avait
l’impression d’être au pied du mont Sinaï, face à une pensée universelle allant au-delà du ritualisme et d’une perception, naturellement très dominante à l’époque, du juif comme victime.
Aumônier de la jeunesse à Strasbourg, il devait par la suite suivre les cours de Néher et partager ses vues sur le sionisme, jusqu’à ce que la guerre des Six Jours n’entraîne un désaccord et finalement une rupture entre un élève rejoignant le camp des « colombes » et son ancien maître rejoignant celui des « faucons », adoptant des positions de plus en plus à droite et supportant mal de ne pas être suivi :
J’ai été atterré par l’évolution de Néher que, jusqu’aujourd’hui, je m’explique difficilement. Peut-être a-t-il été le jouet de ses émotions. On a tous connu l’angoisse avant la guerre des Six Jours42.
De fait, les Israéliens ont été pris entre mai et juin 1967 dans un tourbillon émotionnel. La peur, alimentée avant la guerre par les menaces d’extermination des radios arabes, l’euphorie d’une victoire éclair, la jubilation de pouvoir toucher les pierres sacrées du Mur occidental (dit des Lamentations), au pied du Mont du temple à Jérusalem: tout cela avait de quoi faire perdre la tête à plus d’un. Ce n’est pas un journal religieux, mais le Davar, l’organe de la centrale syndicale Histadrout, qui le 8 juin, après la prise de la Vieille ville, écrit :
Deux millénaires n’ont pas réussi à effacer dans le coîur des juifs la nostalgie de la Ville sainte… Hier, les prières et les psaumes se sont traduits dans les faits.
Mais beaucoup vont se reprendre et en venir à une vision plus réaliste des choses. Jamais André Néher. Avec le rigorisme qui lui est propre, il va maintenir envers et contre tout qu’Israël est dans son bon droit, que ses conquêtes sont non seulement légitimes, mais vont ouvrir l’ère de coexistence judéo-arabe dont il avait rêvé, ce dont même une grande partie du camp ultranationaliste doute, ne serait-ce que parce que cela lui importe peu.
Dès le mois de juillet 1967, dans une note préparatoire au prochain colloque des intellectuels juifs de langue française, il affirme « sur la base de ce que j’ai vu et vécu en Israël » que les jours de juin 1967 « ont réalisé l’objectif de la lutte menée par des hommes comme Martin Buber » et d’autres qui avaient milité pour une entente avec les Arabes. Et d’avertir solennellement :
Poser à l’heure actuelle l’unification de Jérusalem, en problème, parler à ce propos d’annexion, employer à ce propos une terminologie de mauvaise conscience juive ou d’analyse politique « rationaliste », ce n’est pas seulement desservir la cause d’Israël et manquer d’élémentaire confiance à son égard, c’est beaucoup plus grave, commettre un péché contre l’homme.
Il en résulte entre autres
qu’il est ridicule de vouloir donner des conseils à Israël, de l’inviter à dépasser sa victoire, à être modéré dans la paix, de lui présenter des « plans de paix », conformes aux règles de l’éthique et de l’humanité : ces règles, Israël, sans avoir attendu aucun conseil, les a mises en pratique, immédiatement et franchement sur le terrain43.
Cette inconditionnalité vis-à-vis d’Israël, quoi qu’il en dise, interdisant toute dissidence, est cependant loin de faire l’unanimité au sein même du comité préparatoire du colloque. Non seulement Rabi, mais Levinas lui-même exprime son désaccord avec Néher, lors d’un débat du comité de quinze membres à Paris, le 12 novembre 1967. Les propos tenus à huis clos par les deux penseurs, tels que Rabi les a transcrits et sans qu’ils n’aient jamais été démentis depuis, sont à ce titre révélateurs :
Néher – Les événements de mai et juin ont entraîné la nécessité de remettre en cause toutes les données constitutives de mon être. J’ai été transformé de fond en comble. […]
Levinas – Rappelez-vous ce que vous avez dit une fois : « Périsse la communauté juive. Périsse l’État d’Israël si cette communauté devait être injuste, si cet État devait être injuste. »
Néher – Je le maintiens. Mais je suis certain que la justice est du côté d’Israël.
Levinas – Israël ne peut ni ne doit être un persécuteur. Néher est-ce que vous n’avez jamais connu la moindre interrogation, le moindre doute dans la conscience ? […] Écoutez encore 800 000 Arabes privés de leur maison ! Et pour un Arabe être privé de sa maison, c’est être privé de tout ; vous avez dit : « Périsse Israël, si Israël est injuste. »
Néher – Oui, c’est vrai je l’ai dit et le maintiens, mais Israël est du côté de la justice.
Levinas – Eh bien, nous commençons à avoir des réflexes d’occupant44…
Après un tel échange, on ne s’étonnera pas que Levinas n’ait pas donné sa célèbre lecture talmudique au neuvième colloque, réuni sur le thème « Israël », les 28 et 29 janvier 1968, apparemment peu désireux d’engager une polémique publique avec Néher et d’étaler au grand jour les réserves sur le comportement d’Israël, alors que l’État juif se retrouve désormais en position d’accusé sur la scène internationale, une situation qui ira en s’empirant à mesure que la colonisation donnera à l’occupation un caractère permanent45.
Hanté par la mémoire de la Shoah, Néher considère toujours qu’Israël est en danger de mort, menacé par les Arabes qui, par-delà l’exigence d’un retrait des territoires occupés, n’acceptent pas son existence, et par la complicité du monde entier. C’est encore l’époque des trois « non » de la conférence de Khartoum (septembre 1967) : ni reconnaissance, ni négociations, ni paix. C’est aussi un moment difficile pour le judaïsme français qui a vibré pour Israël et a été meurtri par la petite phrase du président français, Charles de Gaulle, qui a traité en novembre les Juifs (et pas seulement Israël) de « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur », choquant davantage par ses déclarations, à relent d’antisémitisme, la communauté juive que Néher qui considérera qu’elles sont moins graves « que sa politique envers Israël, qui, depuis mai, risquait tout simplement d’entraîner l’isolement et l’anéantissement d’Israël » tout en les jugeant « agressives et déconcertantes ». Il est vrai que Néher est déjà sur le départ et n’attend plus grand-chose de la France et de ses gouvernants46.
Au colloque, il rejette toute accusation de tortures et d’atrocités, portée contre l’armée israélienne, sans daigner examiner leur fondement, alors qu’en Israël même les témoignages s’accumulent sur les punitions collectives, les destructions de maisons, les sévices infligés à des détenus. Face à ce qui constitue à ses yeux une campagne de calomnies antisémites, il décrète qu’en ce temps « qui nous a fait franchir un pas décisif vers le Messie », Israël est « véritablement innocent » tout comme était innocent le peuple juif « quand on l’accusait d’empoisonner des puits ou de désagréger la société ou de commettre des crimes rituels ». Il soutient que « Jérusalem n’est pas négociable » affirmant que « tous les Israéliens sont d’accord dessus ». Dans son discours de clôture, il exalte une fois encore le « défi profond » que constitue la solitude d’Israël, citant la prophétie biblique : « Ce peuple, il vit en solitaire, il ne se confondra point avec les nations » (Nombres, 23-9). Il stigmatise ces Juifs de la diaspora, ces « égarés du désert » qui non seulement n’ont pas répondu à l’appel de Sion comme il s’apprête à le faire, mais pire encore se permettent de critiquer Israël à partir de Paris, ces intellectuels aux « accents de censeur et de justicier47 ».
Rien, dans les dernières vingt années qu’il vivra en Israël, n’ira entamer chez l’auteur de l’Essence du judaïsme cette conviction de l’innocence absolue d’Israël, qui ferait justement qu’on cherche sa perte. D’où un regard très particulier sur Jérusalem où il verra se réaliser au quotidien « la rencontre pacifique des juifs, musulmans et chrétiens » dans ce qu’il appelle « les travaux pratiques du messianisme ». Il verra même, et sera bien seul à le voir, « la mère juive qui conduit délibérément ses enfants dans la Vieille ville afin qu’ils s’habituent à jouer avec les enfants des mères arabes ». Mais ce rêveur éveillé ne verra pas les ruines du quartier des Mogrhabi, que les bulldozers israéliens se sont empressés de raser, au pied du Mur occidental, pour ériger une esplanade. Il ne ressentira pas l’hostilité croissante entre les deux populations, alors que s’enclenche l’inévitable cycle d’attentats et de représailles48.
La dernière tranche de vie de Néher sera consacrée tout autant à ses recherches qu’à poursuivre, dans la mesure de ses forces déclinantes – il souffre d’une maladie cardiaque –, sa campagne de défense et d’illustration d’Israël et de ses conquêtes.
Qui dit dogme, dit hérétiques. Ce sont tous ceux en diaspora qui osent envisager de brader ne serait-ce qu’une part de la Terre sainte par manque de foi dans le peuple ou dans Dieu, qui font preuve du même défaitisme que ces explorateurs du temps de la Bible qui, de retour de leur mission d’espionnage à Canaan, ont découragé le peuple d’entrer dans un pays « peuplé de géants », ce qui leur a valu la mort et aux Hébreux de végéter quarante ans dans le désert (Nombres, 13, 14).
Paradoxalement, s’il sera reçu avec honneur dans le pays de ses rêves, Néher n’y trouvera pas l’écho qu’il pouvait espérer. Son approche à la fois théologique et philosophique le rend inclassable aux yeux d’une partie de l’establishment universitaire israélien. Il sera profondément ulcéré de ne pas obtenir le poste qu’il brigue à l’université hébraïque de Jérusalem, suite à une entrevue calamiteuse avec le professeur Gershom Scholem, le grand spécialiste du mysticisme juif, alors président de l’Académie des sciences et des lettres49.
Il se peut que cette déception, conjuguée à l’éloignement des amis qui lui avaient été chers, à mesure qu’il s’engage avec sa femme du côté de l’extrême droite nationaliste et du parti Tehya (Renaissance), explique la hargne de ses interventions politiques. Mais pas le fond. Néher reste simplement fidèle à la vision qu’il s’est faite une fois pour toutes, après sa « troisième naissance », d’un Israël engagé dans la lutte éternelle contre le Mal. Au point de disculper l’État de toute la responsabilité dans les massacres de Sabra et Chatila de Beyrouth de septembre 1982, perpétrés durant trois jours, du 16 septembre au 18 septembre par ses alliés des phalanges chrétiennes, sans que les soldats de Tsahal postés aux premières loges autour des camps ne les en empêchent. Il ira même adresser avec sa femme le 24 septembre une « Lettre ouverte aux Juifs de France », à l’occasion du Yom Kippour, le Grand pardon, titrée « Le péché que nous n’avons pas commis ». Il y met en garde contre le risque « qu’un sentiment très pur de haute moralité débouche sur un complexe morbide ».
Avertissement que n’entendront pas les 250 000 Israéliens qui, quatre jours plus tard, manifesteront à Tel-Aviv pour crier leur horreur, dénoncer la poursuite de la guerre au Liban et réclamer la constitution d’une commission d’enquête qui conclura à la « responsabilité indirecte » de l’État50.
Après avoir servi au Liban, encore bouleversé par la vue de familles hébétées sortant les mains en l’air, lors d’une « opération de nettoyage » dans le sud du pays, le fils de Lucien Lazare, Daniel, enverra une lettre à Néher et d’autres de ses anciens maîtres, leur demandant comment ils pouvaient, après avoir prôné, au long de leur enseignement, la vertu du dialogue, justifier une telle guerre51. Elle serait restée sans réponse52.
Levinas : la Terre permise
Autant la pensée philosophique de Levinas, imprégnée de phénoménologie, est complexe et déroutante, dans la mesure où « le radicalisme d’une idée trouve son contrepoids dans le radicalisme d’une autre53 », autant son attitude envers Israël peut paraître simple : Levinas a aimé Israël. S’il l’a aimé de loin, comme tant d’autres Juifs, s’il n’a jamais, semble-t-il, envisagé sérieusement de s’y installer, s’il n’a jamais appelé d’autres à le faire, il n’en a pas moins manifesté un attachement très fort envers l’État juif, depuis sa création en 1948, un parti pris que d’aucuns lui ont reproché. C’est le sort d’Israël qui l’intéressait avant tout dans l’actualité politique, selon ses proches, à travers la lecture quotidienne du journal, à l’écoute de la radio. Israël était sa grande préoccupation dans les périodes de guerre et de tension au Proche-Orient, relativement fréquentes.
Mais ce lien inconditionnel n’a jamais induit un soutien inconditionnel à l’État et encore moins à sa politique, ni même une adhésion sans réserve à l’idéologie sioniste du Retour à une terre censée ancestrale, que ce soit sous sa forme classique ou dans la mutation mystique de « début de la Rédemption » chère à Askénazi et Néher.
Pour Levinas, Israël se doit de réaliser la vision éthique du judaïsme qu’il lui est impossible d’accomplir en diaspora. L’État offre la chance au judaïsme de créer ce « chef-d’oîuvre » social et humain, conforme à la vision des prophètes. Telle est la vocation de cet État et son ultime légitimité, au-delà du droit qu’il reconnaît aux Juifs à un État-refuge et de la légitimité que confère la reconnaissance internationale et a fortiori qu’accorderait une acceptation réelle par les Palestiniens et les Arabes du fait israélien.
Mais s’il s’avère que l’État n’est pas à la hauteur d’un tel impératif moral et même ne s’en approche nullement, Levinas ne s’est jamais tout à fait expliqué sur l’immense fossé entre ses vues et la réalité d’Israël, et pas seulement de l’Israël conquérant d’après 1967, ou alors il l’a fait par allusion, surtout dans ses commentaires des midrashim (récits) talmudiques et jamais hors de cercles juifs. En revanche, il n’est pas tombé dans le piège du déni, consistant à travestir la réalité ou s’auto-illusionner, en soutenant qu’Israël est dans son bon droit quoi qu’il fasse.
Ses disciples font valoir que sa vision de l’Autre, du visage de l’Autre, de la responsabilité vis-à-vis de l’Autre, concerne des individus et non point des catégories nationales ou sociales. En ce sens, le reproche qui lui a été fait souvent de ne pas reconnaître en cet Autre, le Palestinien, serait infondé54. Rabi ne l’aurait pas compris, quand il l’interpellera en ces termes :
Pourquoi ne dites-vous pas que l’Autrui le plus proche, celui qui nous obsède et nous met en question, celui dont nous sommes responsables du mal même qu’il nous fait c’est précisément [Ismaël] le fils d’Abraham et Agar55 ?
N’empêche, si l’on teste la perception levinassienne du devenir d’Israël à l’aune des réalités, comment ne pas avoir le sentiment d’un voîu pieux, d’un idéal éminemment respectable mais chimérique ? Encore faut-il souligner que cette perception a changé au fil des années. Elle nécessite une lecture diachronique d’une oîuvre qui ne peut se comprendre hors du contexte personnel et historique qui fait que Levinas adoptera une attitude beaucoup plus positive envers le sionisme après la Shoah, alors qu’avant il était hostile à toute forme de nationalisme juif56.
Emmanuel Levinas est né en 1905 à Kowno (Kaunas) en Lituanie dont la capitale Vilna était appelée par les Juifs la « nouvelle Jérusalem » à cause de ses nombreuses institutions religieuses, dominée par le courant des mitnagdim, littéralement les opposants. Son fondateur, le Gaon de Vilna, le rabbi Elyah ben Shlomo Zalman Kramer (1720-1797), l’une des plus grandes personnalités rabbiniques de son temps, avait engagé une lutte sans merci (d’où le terme opposants) contre le courant piétiste et mystique du judaïsme, le hassidisme, en pleine montée, qu’il dénonçait comme hérétique. Ce qui inquiétait le Gaon de Vilna n’était pas tant les aspects cabalistiques du hassidisme – il avait lui-même étudié la Kabbale – mais les risques d’un messianisme actif après le cataclysme provoqué un siècle auparavant au judaïsme par l’apparition du faux messie Sabbataï Tsvi (1626-167657).
Le Gaon de Vilna plaçait au-dessus de tout l’étude du Talmud selon la maxime « l’ignorant ne peut être pieux » mais ne négligeait pas les sciences profanes comme les mathématiques tout en s’opposant aux Lumières juives (la Haskalah). La Lituanie était aussi un foyer actif du mouvement sioniste après que la communauté juive eut accueilli avec ferveur Herzl en 1903 dans la capitale du pays, ainsi qu’un bastion du mouvement socialiste juif Bund antisioniste, créé en 1897 à Vilna. C’est dans ce monde d’une grande fécondité intellectuelle mais aussi d’une grande misère matérielle que grandit Levinas, qui a la chance d’appartenir à une famille relativement aisée – le père est libraire – et de n’avoir pas été victime d’exactions antisémites.
Levinas se souviendra que le « sionisme était dans l’air », et que les idées sionistes semblaient « constituer le prolongement logique de l’histoire sainte58 ». À la maison, on parle yiddish mais l’enfant apprend l’hébreu biblique et moderne dès l’âge de 6 ans. Au début de la Première Guerre mondiale, la famille se réfugie en Ukraine, fuyant la zone des combats. Au retour cinq ans plus tard, Levinas entre dans un lycée où l’enseignement est donné en hébreu moderne en Lituanie qui, entre-temps, a proclamé son indépendance tandis que le régime bolchevique s’est installé dans l’ancien empire des tsars.
Pourtant, à l’issue de ses études secondaires, il ne songe pas à immigrer en Palestine, mais se tourne vers l’Europe et après s’être vu interdire l’accès à une université allemande, débarque à Strasbourg en 1923 à l’âge de 17 ans où il s’inscrit au département de philosophie de l’université.
Ce n’est pas seulement par commodité qu’il a choisi la France. Comme beaucoup de Juifs d’Europe de l’Est, qui affluent entre les deux guerres, Levinas a éprouvé une fascination pour la Patrie des droits de l’homme, le pays « où les prophéties se réalisaient ». La France n’était-elle pas
le pays où vie politique et vie morale se rejoignaient à partir des idéaux de la révolution de 1789 et de la Déclarations des droits de l’homme, à travers la littérature et les institutions qui l’exprimaient59.
Tout en résidant en Alsace, Levinas fréquente régulièrement les séminaires d’Edmund Husserl à Fribourg ainsi que ceux de Martin Heidegger. Sept ans plus tard, il soutient son doctorat sur la phénoménologie de Husserl et acquiert la même année la nationalité française (1930). En 1931, il intègre à Paris l’Alliance israélite universelle d’abord comme éducateur puis comme professeur à l’École normale israélite orientale (Enio) qui forme des enseignants pour ses institutions d’Afrique du Nord, au Proche et Moyen-Orient destinées à revivifier le judaïsme tout en propageant la culture française et ses principes républicains.
Dans le même temps, ce jeune philosophe suit avec angoisse l’irrésistible montée de l’hitlérisme en Allemagne. Il est l’un des rares intellectuels à mesurer, dès 1934, le caractère « effroyablement dangereux » de la « philosophie de l’hitlérisme » dans la mesure où elle s’attaque à l’idée même de liberté en l’homme, de sorte que « le biologique, avec tout ce qu’il comporte de fatalité, devient plus qu’un objet de la vie spirituelle, il en devient le coîur à travers l’appel aux mystérieuses voix du sang, de l’hérédité et du passé60 ».
L’Alliance qui s’investit pour l’égalité des droits pour les Juifs dans le monde est encore sur une ligne ouvertement hostile à toute forme de nationalisme juif, donc au sionisme. Un point de vue auquel Levinas adhère à l’époque, comme le témoigne un texte publié en 1935, explicitant les deux grands principes de l’institution.
La doctrine de l’Alliance ne reconnaît pas de lot politique propre. Elle préconise au judaïsme l’adaptation des juifs aux destinées des peuples auxquelles les attache un passé commun
écrit Levinas qui rappelle que pour l’Alliance, le judaïsme n’est que religion, religion qui doit se tourner vers l’intérieur sans devoir jouer le rôle de phare moral pour l’humanité puisque les « peuples chrétiens ont adopté le décalogue et les préceptes de nos prophètes ». Et de renvoyer dos à dos les deux tendances nées de la « sécularisation de toutes les valeurs spirituelles qui s’est opérée au xixe siècle », en l’occurrence, l’assimilation qui s’apparente à une déjudaïsation et le nationalisme juif61.
La Seconde Guerre mondiale, la mise en place par les nazis de la Solution finale et la prise de conscience après 1945 de l’ampleur du génocide, vont remettre en partie en question ces certitudes. Tout comme Askénazi et Néher, mais sans leur sentiment d’un abandon de la part de la France, la Shoah, ce « crime inexpiable », produira en Levinas une blessure inguérissable d’autant que lui comme bien d’autres a été frappé directement dans sa chair : son père, sa mère ses deux frères ont été exterminés par les nazis en Lituanie et il n’a eu la vie sauve que grâce à son statut précaire de prisonnier français dans un stalag en Allemagne.
Il en viendra donc à corriger sa vision d’avant guerre de peuples chrétiens guidés par les Dix Commandements, mais pas totalement. Car le constat que « tous ceux qui participèrent à la Shoah avaient reçu dans leur enfance le baptême catholique ou protestant » ne saurait masquer le fait « très, très important » du courage manifesté par nombre de chrétiens de sorte que « partout où se montrait la soutane noire, il y avait refuge ». Refuge pour sa femme et sa fille, sauvées de la déportation et d’une mort certaine par les soîurs de Saint-Vincentde-Paul qui leur offrirent abri dans leur couvent, comme il ne manquera jamais de le rappeler62.
À l’issue de la guerre, l’Alliance modifie son attitude envers le sionisme, en soutenant en 1945 la campagne de l’Agence juive pour forcer la puissance mandataire britannique à ouvrir les portes de la Palestine à 100 000 survivants du grand massacre européen. En novembre 1947, à la veille du vote historique de la résolution du partage de la Palestine entre un « État juif et un État arabe », l’Alliance réclame solennellement « que justice soit faite aux juifs et que leur soit rendue leur terre doublement promise63 ».
Levinas connaît la même évolution. Rouvrant l’École normale israélite orientale fin 1946, dont il est devenu le directeur, il déclare : « Tout a changé dans l’Orient, tout a changé dans le judaïsme, tout a changé dans le monde64. » Cette remise en question ne le conduit pas pour autant à voir dans le futur État la solution ultime de la « question juive » ni à militer pour sa création. Il avertit encore en 1947 dans un article intitulé « Être juif » :
[si le] judaïsme n’avait qu’à résoudre « la question juive », il aurait beaucoup à faire mais ce serait peu de choses […] On a beau espérer de l’indépendance politique du peuple d’Israël, un rayonnement culturel et moral sur le monde, on ne dépasse pas, pour autant, l’attente d’une peinture ou d’une littérature de plus. Être juif, ce n’est pas seulement rechercher un refuge dans le monde mais se sentir une place dans l’économie de l’être65.
C’est poser, juste avant la proclamation de l’État, un principe dont Levinas ne déviera plus : la véritable justification d’Israël est d’être, ou du moins de tendre à être, « lumière pour les nations ». C’est prendre le contre-pied de ce qui avait été l’objectif principal des fondateurs du sionisme : « normaliser » la condition juive, se guérir des maux de l’antisémitisme en en éliminant la cause présumée, la situation des Juifs comme minorité, en somme trouver une « solution moderne à la question juive », selon le sous-titre du manifeste de Théodor Herzl, l’État des Juifs.
Mais une fois Israël créé, Levinas laissera entendre que le nouvel État juif s’est engagé effectivement dans la poursuite d’un objectif bien plus élevé que le projet politique herzlien. Il en verra l’indice aussi bien dans le texte de la Charte d’indépendance, que dans les réalisations sociales de l’État, illustrées par les kibboutzim, ou dans les déclarations de Ben Gourion, émaillées de références bibliques.
« Relisez les journaux qui relatent la proclamation de l’État d’Israël : “Au nom de Dieu tout-puissant” », déclare Levinas en 1949, comme si la référence, au demeurant plutôt vague, à Dieu et aux prophètes, dans ce texte, impliquait un engagement explicite de fonder le régime sur leur enseignement66.
Avant une première visite en Israël en 1952, suivie par beaucoup d’autres, il précise sa pensée :
L’important, dans l’État d’Israël, ne consiste pas dans la réalisation d’une antique promesse, ni dans le début qu’il marquerait d’une ère de sécurité matérielle – problématique hélas – mais dans l’occasion enfin offerte d’accomplir la loi sociale du judaïsme. Le peuple juif était avide de sa terre et de son État, non pas à cause de l’indépendance sans contenu qu’il en attendait, mais à cause de l’oîuvre d’être le seul peuple qui se définisse par une doctrine de justice et le seul qui ne puisse l’appliquer.
Pour Levinas, c’est « dans la justice du kibboutz que la nostalgie du rite peut s’accomplir ». La religion n’est autre que cette justice « comme raison d’être de l’État ». En ce sens, Israël « sera religieux ou ne sera pas67 ».
Pourtant, la Charte d’indépendance fonde essentiellement l’État sur des principes d’un autre ordre : « Le lien historique et traditionnel » du peuple juif avec Eretz Israël (article 3), et le « droit naturel du peuple juif à mener une existence indépendante » (article 10).
Par ailleurs, le kibboutz ne représente déjà, à l’époque, qu’une fraction de la population et a déjà perdu beaucoup de son importance. Son mode de vie collectiviste ne constitue absolument pas un modèle sur lequel va s’orienter la société israélienne, mais joue plutôt le rôle de mythe national. En fait, le kibboutz est une pépinière pour les cadres futurs du pays, particulièrement de l’armée.
Les déclarations elles-mêmes de Ben Gourion sur l’accomplissement des promesses bibliques, qui semblent avoir fait forte impression sur Levinas, au point qu’il ne manquera pas de les citer, ne doivent pas être prises à la lettre.
Il est vrai qu’au sein du sionisme, la gauche, longtemps hégémonique, rêvait d’ériger une société idéale, entretenant le mythe du pionnier, la charrue d’une main, le fusil de l’autre, de l’Hébreu, ce « nouvel homme » juif, qui en construisant (le pays) se construisait lui-même selon une formule consacrée. Dans le même temps, son dirigeant, Ben Gourion, était tout prêt à admettre qu’Israël est un « État comme tous les États, dans lequel se retrouvent les caractéristiques de tous les États », autrement dit, disposant du monopole de la violence légitime, selon la définition de Max Weber68.
Car Israël devait sa naissance tout autant à l’oîuvre des pionniers, à la reconnaissance internationale après la Shoah, qu’à la victoire des armes, dont Ben Gourion a été le grand artisan, victoire accompagnée de l’exode de centaines de milliers de Palestiniens.
Rien d’étonnant que son modèle biblique eut été davantage Josué, le conquérant de Canaan, que les prophètes aux visions eschatologiques69. Pour l’incroyant qu’était Ben Gourion, ce n’est pas Dieu qui avait choisi le peuple juif – car seul entre les nations il aurait accepté les dix commandements de la Torah, selon un récit talmudique – mais « c’est le peuple juif qui a choisi Dieu ». Et ce n’était pas qu’une boutade70.
La Bible a fini par constituer pour lui la légitimation suprême de l’État. Elle est devenue le titre de propriété par excellence, attestant de la présence antique juive. Le passé lointain rejoignait le présent, par un raccourci fulgurant, qui renvoyait aux oubliettes toute la culture juive de diaspora (essentiellement religieuse).
À vrai dire, cette rhétorique ne devait jamais faire l’unanimité en Israël. Dès les premières années de l’État, des écrivains, des universitaires de renom, ont polémiqué à ce sujet avec lui. Ils ont contesté le culte laïc de la Bible, jugeant quelque peu fumeux le mélange de faits historiques et de mythologie, et se sont alarmés d’une tentative de gommer l’héritage diasporique dont l’effet risquait de couper les Israéliens de leurs racines juives en prétendant les rattacher à un passé deux fois millénaire.
Mais, pour Ben Gourion, homme d’action plus qu’idéologue, il importait peu à la limite qu’il pût y avoir quelque incompatibilité entre le modèle du guerrier et celui du prophète, entre un nationalisme du sang et du sol et une vocation universelle. L’essentiel était de fixer un objectif au pays, qui mobiliserait les énergies (sous la bannière de son parti) et forgerait une identité collective aux vagues de nouveaux immigrants.
Levinas était-il sensible à ces ambivalences derrière les discours officiels israéliens ? Ou peut-être l’important n’était pas les motifs des dirigeants, mais qu’Israël garde le cap vers un idéal de justice, aussi éloigné fût-il. Quoi qu’il en soit, ce thème réapparaît périodiquement dans ses écrits et ses exposés. Ainsi, en 1965, dans sa leçon talmudique au colloque des intellectuels juifs de langue française, intitulée « Terre promise ou Terre permise ». Évoquant les temps bibliques pour parler du présent, dans un commentaire sur le récit des explorateurs envoyés à Canaan (Nombres 13, 25-6), il souligne que c’est à la condition expresse d’y établir une société juste que cette terre a été confiée aux Hébreux :
Vous voyez, c’est un pays extraordinaire. Comme le Ciel, Pays qui vomit ses habitants quand ils ne sont plus justes. Il n’y a pas d’autre pays qui lui ressemble : la disposition d’accepter un pays sous de telles conditions donne un droit sur ce pays71.
Cinq ans plus tard, après la guerre des Six Jours, il appelle à une « politique monothéiste » qui tirerait les « enseignements de l’antique Révélation » dans le contexte difficile d’une société confrontée aux « douloureuses nécessités de l’occupation ». C’est le défi à relever pour Israël qui, depuis deux mille ans,
ne s’est pas engagé dans l’Histoire. Innocent de tout crime politique, pur de la pureté de la victime, d’une pureté dont sa longue absence a peut-être été l’unique mérite72.
Levinas n’explique pas comment réaliser cette « politique monothéiste », si tant est qu’elle soit réalisable dans le contexte de guerre et d’occupation. D’ailleurs, cela n’a jamais été son propos d’avancer des solutions politiques. Même quand il s’agit de féliciter chaudement, en 1979, le président égyptien Anouar Sadate de s’être rendu à Jérusalem pour faire la paix avec Israël73. Levinas, comme il le confiait lui-même, n’a jamais
prétendu décrire la réalité humaine dans son apparaître immédiat mais dans ce que la dépravation humaine elle-même ne saurait effacer : la vocation humaine à la sainteté.
S’il s’accommode d’une « perte de l’innocence », c’est à la condition – aussi paradoxal que cela puisse paraître – qu’elle mène au bout du compte à une société fondée sur la justice. Tel est le prix à payer pour le retour à l’Histoire.
Mais pas à n’importe quel prix. Il y a des moments où il faut bien désavouer des actions d’Israël, même s’il en coûte. C’est ce qui s’est produit en novembre 1967, lors de son échange de propos avec André Néher (voir infra). Encore parlait-il lors d’une réunion à huis clos. En revanche, c’est publiquement, qu’il prendra une position après les massacres de Sabra et Chatila. Soulignant que quelles que soient les justifications de l’offensive israélienne « paix en Galilée » au Liban, une limite a été franchie par ces massacres qui engage la « responsabilité morale de tous », alors que la responsabilité morale, elle, n’a pas de limites, ce qui fait qu’un juif de diaspora comme lui ne peut plus se taire. Il applaudit à la manifestation de masse à Tel-Aviv pour la constitution d’une commission d’enquête, comme la « réaction éthique de ceux que je crois être la majorité du peuple israélien, du peuple juif ». Il s’indigne que des gens – en fait le gouvernement israélien de l’époque, mais il ne le dit pas – puissent évoquer la mémoire de la Shoah pour tout justifier :
Personne n’a oublié « l’holocauste », il n’y a aucune possibilité d’oublier les choses qui appartiennent à la mémoire la plus immédiate de chacun, et la plus personnelle, à travers les êtres les plus proches, auxquels on s’accuse parfois de survivre. Cela ne justifie nullement qu’on se ferme à la voix des hommes où peut aussi résonner la voix de Dieu. Se réclamer de « l’holocauste » pour dire que Dieu est avec nous en toutes circonstances, est aussi odieux que le Gott mit uns qui figurait sur les ceinturons des bourreaux74.
Ce sera sa seule prise de position publique exprimant sans ambages des réserves vis-à-vis de l’action d’un gouvernement israélien. Dans les dernières années de sa vie, il s’interdira d’exprimer des critiques envers Israël dont il partage les préoccupations mais pas le quotidien ni les risques75.
En fin de compte, sa pensée sur Israël peut se prêter à deux interprétations (au moins) : un discours qui considère qu’Israël, au-delà des difficultés de l’heure, des conflits internes et externes qu’il affronte, de l’inéluctable « perte de l’innocence », est fidèle à sa vocation de Lumière pour les nations. Mais aussi, en filigrane, un avertissement du risque de se transformer en État comme les autres, risque quasi existentiel puisque cette « terre permise » vomit ceux qui n’y font pas régner la justice.
Mais il est un point sur lequel il n’existe aucune ambiguïté : le refus de voir en la renaissance de l’État juif l’amorce de la Rédemption. Et c’est peut-être le refus d’un certain mysticisme qui le différencie le plus des deux autres maîtres à penser de « l’école de Paris ». Plus précisément, refus d’un mysticisme actif qui ne se contente pas d’interpréter l’histoire comme un plan divin, dont il prétend connaître le sens, mais lui donne un coup de pouce.
En ce sens, cette aspiration n’est certainement pas le propre du judaïsme.
De même, le sionisme n’est certainement pas le seul mouvement national à avoir aspiré à un État comme les autres tout en lui attribuant une vocation universelle. Les États-Unis et leurs idéaux messianiques, la France depuis la Révolution, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et l’Union soviétique se sont crus eux aussi exceptionnels, chargés d’une mission. Et plus la vision est grandiose, plus les moyens pour la réaliser en deviennent légitimes76.
De fait, le scandale n’est pas tellement qu’Israël, comme tant d’autres États, ait les mains sales, car rien de plus banal que ce passage « de l’opprimé d’hier à l’oppresseur d’aujourd’hui » comme l’écrivait Victor Hugo. L’insupportable, c’est que l’État continue à revendiquer une centralité spirituelle pour les Juifs du monde entier, qu’il proclame que son armée est la « plus morale au monde » et qu’il entretienne, en le déformant, le mythe religieux d’une élection d’Israël, jouant de la polysémie du mot qui désigne à la fois le nom du patriarche Jacob, du peuple hébreu au temps de la Bible, d’un royaume au nord de la Judée, des Juifs de la diaspora, de la religion mosaïque et, finalement, du nouvel État né en 194877.
Le risque, en mettant si haut la barre, n’est-il d’être jaugé à l’aune de ses propres exigences éthiques, pour s’étonner ensuite, en ce qui concerne Israël, que les critères moraux puissent sembler plus sévères que pour d’autres nations ? Poser Israël comme « lumière pour les nations » a son prix.
- *.
Journaliste, auteur d’Israël, l’autre conflit. Laïcs contre religieux, Bruxelles, André Versailles, 2008. Voir dans Esprit : « Le Grand Israël : mutations d’un mirage », juillet 2005.
- 1.
Voir le discours du Premier ministre Ariel Sharon, lors d’une cérémonie à la mémoire de Ben Gourion, le 21 novembre 2004 ; allocution du pape Benoît XVI à la fin de son voyage en Terre sainte, appelant à la création d’un État palestinien aux côtés d’Israël, pour que la « paix se répande à l’extérieur des deux pays, qu’ils servent de “lumière pour les nations” (Isaïe 42, 6) », 15 mai 2009 ; message aux fidèles juifs du président Barack Obama pour le nouvel an juif, déclarant que « tout au long de l’histoire, le peuple juif a été, selon les paroles du prophète Isaïe, “une lumière pour les nations” », 18 septembre 2009.
- 2.
« Alors se déclencha tout le processus (non plus religieux, mais sécularisé) du Herem, à savoir de l’exclusion, de l’excommunication » écrit Rabi le 31 mars 1981, peu avant sa mort. Paru dans la revue Esprit à laquelle ce juge à Briançon contribuait régulièrement (Esprit, janvier 1982, p. 116). Voir Izio Rosenman, « Rabi : de l’interrogation à la dissidence ou l’éthique aux prises avec la politique », Pardes, 1997, no 23, p. 281-290.
- 3.
Wladimir Rabi, « Israël, une passion utile », L’Arche, février 1968. Id., Un peuple de trop sur terre ?, Paris, Les Presses d’aujourd’hui, 1979, p. 23. Rabi note qu’à l’époque il pouvait encore écrire dans la presse juive. Ce qui ne sera plus le cas dans la suite sauf pour Les Nouveaux Cahiers.
- 4.
Id., « La nouvelle trahison des clercs », Les Nouveaux Cahiers, printemps 1972, no 28, p. 2-9, suivi de la réponse de Rabi, « Nos intellectuels sont-ils des robots ? », Les Nouveaux Cahiers, été 1972, no 29, p. 70-73.
- 5.
Léon Askénazi, « Pour la “réhébraïsation” du Peuple juif », Le Monde séfarade, mai-juin 1982, no 3, p. 27-29, consultable en ligne http://www.terredisrael.com/wordpress/?p=13842
- 6.
C’est l’effet que ce « Manitou romantique » produit sur l’élève Liliane Atlan. Liliane Atlan, « Une expérience vécue de l’école d’Orsay », Pardes, 1997, no 23, p. 105-115.
- 7.
D’après un témoignage recueilli auprès du rabbin Askénazi à la fin des années 1970, sur le site de la fondation Manitou qui a mis en ligne 1 000 heures de ses exposés http://www.manito u.org.il/la_vie.htm
- 8.
« Il y avait bien quelque chose d’artificiel dans cette référence au scoutisme qui avait été fortement influencé par l’idéologie de Vichy, par la prétendue révolution nationale, et qui subissait toujours l’influence des idéalistes » note Gérard Israël. Le fondateur des Nouveaux Cahiers témoigne en outre, comme l’ont fait d’autres anciens élèves d’Orsay, que Gamzon songeait à créer un véritable Ordre avec ses règles et sa méthode d’enseignement, inspiré de l’Ordre auquel avait rêvé Pierre Dunoyer de Segonzac en fondant Uriage. Voir « Orsay : l’enseignement de l’audace », Pardes, 1997, no 23, p. 117-123. Sur le projet d’Ordre, qui n’eut pas de suite, et plus généralement sur l’histoire de l’institution, voir Lucien Gilles Benguigui, Un lieu où reconstruire. L’école Gilbert Bloch d’Orsay 1946-1970, Jérusalem, éditions Elkana, 2010. L’auteur publie (p. 75-82) le projet de Gamzon de l’Ordre des semeurs.
- 9.
Préface aux Écrits de Jacob Gordin, Paris, Albin Michel, coll. « Présences du judaïsme », 1995, p. 9-17. Le second maître à penser sera pour lui le rabbin Tsvi Yehouda HaCohen Kook (1891-1982).
- 10.
J. Gordin, Écrits, op. cit., p. 205 sq., L. Askénazi, « Golah d’Ismaël et Golah d’Edom », dans la Conscience juive face à l’histoire : le pardon, Actes des colloques des intellectuels juifs de langue française, Paris, Puf, 1965, p. 167-179 http://judaisme.sdv.fr/perso/neher/index.htm. Le rabbi Yehudah Loew ben Bezalel, grand rabbin de Prague, appelé le Maharal (1520-1609), figure majeure de la pensée juive de la Renaissance, a développé toute une théorie de l’exil menant à la rédemption, jouant de la proximité phonétique des deux mots.
- 11.
Texte paru dans Les Nouveaux Cahiers, avril 1972, no 31, p. 22-27 ; repris dans E. Levinas, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, coll. « Présences du judaïsme », 2 éd. 1976, réédité au Livre de poche, 2007, p. 252-258.
- 12.
J. Gordin, « La Galout » p. 167-192 et « Juda Halévy et l’hellénisme » p. 99, dans Écrits, op. cit.. Né en Lettonie, Gordin s’est enthousiasmé un temps pour la révolution russe puis, déçu, a gagné Berlin où il a découvert le néo-kantisme. Rattaché à l’institut Hermann Cohen, il a écrit dans l’Encyclopédie juive avant que la montée du nazisme ne le force à fuir et à s’installer en France. Joseph Salvador (1793-1876) est un penseur français injustement méconnu, issu d’une famille de marranes de par son père. Ce saint-simonien a défendu l’idée selon laquelle le judaïsme était une religion fondée sur la raison, l’équité et la liberté, et que la Loi de Moïse préfigurait la philosophie des Lumières. Dans son livre Paris, Rome, Jérusalem (1860), il a envisagé que l’Europe recrée en Terre sainte un État juif, la Jérusalem nouvelle étant destinée à faire revivre ces principes. Voir Jacques Eladan, Penseurs juifs de langue française, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 17-36 ; Daniel Lindenberg, « Le franco-judaïsme entre fidélité et infidélité », Plurielles, 2005, no 12, p. 21-33.
- 13.
J. Gordin, « La Galout », Écrits, op. cit., p. 191.
- 14.
Targoum, juillet 1954, no 4, p. 369-375. Dans un additif intitulé « En guise de conclusion », signé Targoum, la revue met les points sur les i en usant d’un langage moins symbolique. Si elle voit dans Israël une « base de sécurité et un lieu d’expérience » mais dont on peut préju-
ger du résultat. Si elle salue la « possibilité pour les Juifs d’avoir un destin politique normal », si elle se félicite de la « preuve au monde de la vitalité d’un peuple bafoué et humilié depuis deux mille ans », elle se refuse de considérer que « tel est le message dont le peuple juif devait faire résonner l’écho aux quatre coins du monde ». Car « l’essentiel de l’apport du judaïsme n’est pas plus réalisé dans l’État d’Israël qu’il n’a pu l’être dans le Christianisme et l’Islam ». Et de mettre en garde contre l’erreur « qui consisterait à croire que par définition l’État d’Israël réussira à prouver la valeur de la doctrine juive, dans le “type moral” de ses citoyens ».
- 15.
Transcription d’un entretien sur la Radio de la communauté juive (Rcj) en juin 1993, dans L. Askénazi, la Parole et l’Écrit, Paris, Albin Michel, 2005, t. II, p 459.
- 16.
Sur la thématique des deux messies, voir l’article du philosophe George Hansel, Messie fils de Joseph et Messie fils de David selon le Rav Kook, http://ghansel.free.fr/messie.html
- 17.
Sur les implications politiques de la pensée du rav Kook : Maurice Kriegel, « Nation et religion. Aux origines des “néo-messianismes” dans l’Israël aujourd’hui », Annales, histoire, sciences sociales, 1999, vol. 54, no 1, p. 3-28. ; Marius Schattner, Israël, l’autre conflit. Laïcs contre religieux, op. cit., p. 293-341.
- 18.
Propos recueillis par Victor Malka, dans Aujourd’hui être juif, Paris, Cerf, 1984, p. 65-75. Voir également la conférence de Marcel Goldman « Léon Askénazi, du juif à l’hébreu », centre communautaire, Paris, mai 2005. En ligne sur http://www.akadem.org/sommaire/themes/ philosophie/ interview au Figaro Magazine, 3 juillet 1993.
- 19.
« La problématique à l’égard du non-Juif est différente, de ce fait, selon qu’il s’agit d’un Séfarade ou d’un Ashkénaze. Nous étions interpellés, en pays sépharade, par le musulman, qui a, vis-à-vis d’Israël, un conflit qui concerne la terre et non le ciel. En pays ashkénaze, nous étions interpellés par le chrétien. Or le conflit – sérieux – du christianisme avec le judaïsme concerne le ciel » déclare à Victor Malka Léon Azkénazi, dans Aujourd’hui être juif, op. cit. Voir également le cours de Léon Askénazi, « L’identité d’Isaac et nos droits sur Eretz Israël », Centre Yaïr, 1994, diffusé en ligne : http://www.toumanitou.org/toumanitou/la_sonotheque/israel_et_les nations/l_identite_d_isaac_et_nos_droits_sur_eretz_israel/cours_1. Askénazi soutiendra que les Juifs ashkénazes descendent des exilés de Babylone, qui n’étaient pas retournés d’exil, en s’inspirant d’un récit talmudique, sans fondement historique. Voir L. Askénazi : « Le frère d’Ismaël et celui d’Ésaü », article publié dans L’Arche, août-septembre 1969, no 150/151, dans la Parole et l’Écrit, t. I, op. cit., p. 289.
- 20.
Le messianisme juif et l’actualité (exposé à Jérusalem), le 20 février 1996. Consultable en ligne. http://manitou.over-blog.com/
- 21.
Propos recueillis par Ilan Greilsammer, publiés dans « Repenser Israël. Morale et politique de l’État juif », revue Autrement, septembre 1993, no 70, p. 120-133.
- 22.
L. Askénazi, le Messianisme juif et l’actualité, op. cit.
- 23.
« Les fractures de la société israélienne, » publié dans Habonéh, Marseille, 1996, dans L. Askénazi, la Parole et l’Écrit, op. cit., t. II, p. 208-210.
- 24.
Entretien, Jérusalem, 11 juin 2010.
- 25.
Voir Denis Charbit, « Les accomplissements imprévisibles du retour… L’alyah d’Éliane Amado-Valensi, de Léon Askénazi, d’André Néher après la guerre des Six Jours », Archives juives, 2e trimestre 2008, no 41/2, p. 65-86. Éliane Amado Levy-Valensi (1919-2006), psychanalyste et philosophe, était également un pilier des colloques des intellectuels juifs de langue française. Sioniste convaincue, elle a immigré en Israël en 1969 et a suivi une trajectoire politique semblable à celle de Néher et d’Askénazi.
- 26.
Lettre adressée le 27 juin 1962 au journal (source : extraits de la correspondance d’André Néher, polycopié consultable à la Fondation du judaïsme à Paris).
- 27.
Ces quarante rencontres ont réuni de 1957 à 2004 des penseurs juifs et non juifs venus d’horizons divers. Présidés successivement par Edmond Fleg, André Néher et Jean Halpérin, les colloques ont été marqués par la personnalité d’Emmanuel Levinas et ses leçons talmudiques. Sur le rôle des colloques dans le renouveau du judaïsme français d’après-guerre, voir : Perrine Simon-Nahum, « Penser le judaïsme. Retour sur les colloques des intellectuels juifs de langue française (1957-2000) », Archives juives, 2005/1, vol. 38, p. 79-106 (consultable en ligne à l’adresse www.cairn.info/revue-archives-juives-2005-1-p-79.htm) ; Martine Sophie et Andrée Lerousseau, « Les colloques des intellectuels juifs de langue française et l’engagement de Jean Halpérin », dans la Pensée juive contemporaine, Paris, Paroles et silence, 2008, p. 139-162.
- 28.
“I read your report ‘five in Nablus are deported to Jordan’. This is not the first time that your reporter uses the word ‘deported’ just to express that somebody has to go away to live in the next land, among his brothers where he can be quite well received and have a good time”, Jerusalem Post, 15 octobre 1969. En fait deported en anglais se traduit le plus souvent par « expulsés » ou « bannis » et en règle générale n’a pas le sens de « déportés » en français, avec ses connotations de la Shoah.
- 29.
Lettre (inédite) à Néher le 31 juillet 1975. Archives privées de Rabi, correspondance. Je remercie sa fille, Anne Rabinovitch, pour avoir pu la consulter.
- 30.
André Néher, le Dur bonheur d’être juif. Entretiens avec Victor Malka, Paris, Le Centurion, 1978, p. 9.
- 31.
Ibid., p. 32.
- 32.
Interview par Francine Kaufman, film réalisé en 1984 par Richard Simon pour le Centre pédagogique du département jeunesse et Hehaloutz de l’Organisation sioniste mondiale, site http://judaisme.sdv.fr/perso/neher/index.htm
- 33.
Intervention d’André Néher au cinquième colloque des intellectuels juifs de langue française, octobre 1963, dans la Conscience juive face à l’Histoire : le pardon, Paris, Puf, 1965, p. 369-370.
- 34.
Intervention d’André Néher au quatrième colloque des intellectuels juifs de langue française, octobre 1961, dans la Conscience juive face à l’Histoire…, op. cit., 1re partie, p. 331. André Mandouze (1916-2006), chrétien de gauche, universitaire, résistant, fondateur en 1942 des Cahiers du Témoignage chrétien, s’est engagé à fond pour l’indépendance de l’Algérie, dénonçant la pratique de la torture par l’armée française.
- 35.
L’école dite de Wellhausen, du nom de son fondateur Julius Wellhausen (1844-1918), a dénoncé à partir d’une étude philologique l’historicité supposée de larges portions de la Bible, contestant notamment que Moïse ait pu écrire la Torah. Néher place son enseignement « sous le signe de Moïse et non sous le signe de Wellhausen », affirmant avoir évité le piège du fondamentalisme, en tenant compte de la critique biblique mais pour la dépasser. Voir A.Néher, le Dur bonheur d’être juif, op. cit., p. 92 ; David Banon, « André Néher, du souffle prophétique à l’humanisme maharalien », Pardes, 1997, no 23, p. 207-215.
- 36.
A. Néher, le Puits de l’exil, la théologie dialectique du Maharal de Prague, Paris, Albin Michel, 1966. Si l’ouvrage a été en général accueilli par un concert de louanges, l’historien du judaïsme, Georges Vajda (1908-1981), introduit une note discordante, lui reprochant d’être partial et incomplet, affirmant « qu’à force de vouloir éblouir et persuader sans faire preuve de scrupules excessifs dans le choix des moyens, M. Néher a gâté un livre par certains côtés remarquable et quant à la forme et quant au fond », G. Vajda, Revue de l’histoire des religions, 1967, vol. 171, no 2, p. 229-234.
- 37.
A. Néher, le Dur bonheur d’être juif, op. cit., p. 12-16.
- 38.
Id., Dans tes portes Jérusalem, Paris, Albin Michel, 1972, p. 27.
- 39.
Id., l’Existence juive, solitude et affrontements, Paris, Le Seuil, 1962, p. 155 et 166.
- 40.
Intervention d’André Néher, dans la Conscience juive face à l’Histoire : le pardon, op. cit., 1re partie, p. 332-334. Ces déclarations traduisent son indignation devant le fait que la communauté juive de Strasbourg, cédant à la pression générale, ait accepté au nom d’un soi-disant impératif moral de cosigner une pétition réclamant l’amnistie pour les recrues d’Alsace, les malgré nous incorporés de force dans les armées nazies, impliquées dans le massacre d’Oradour-sur-Glane. Mais elles ont une portée générale. Michelet a une phrase semblable quand il interpelle le lecteur dans son Procès de Louis XVI : « Y aurait-il un seul de vous qui aurait eu cette foi, plus qu’humaine et plus qu’héroïque, de dire : Périsse la France ! Périsse le genre humain ! Au moment de recueillir la moisson de la Justice… Et vive la justice, abstraite ou vivante qu’importe. » Rabi relève pour sa part les paroles d’Ernest Renan : « Périsse la France, périsse la patrie il y a, au-dessus, le devoir de la raison » (Journal des Goncourt, 6 septembre 1870), dans Les Nouveaux Cahiers, 1972, no 29.
- 41.
Intervention d’A. Néher, dans la Conscience juive face à l’Histoire : le pardon, op cit., p. 372. En revanche, il est en désaccord avec Buber sur son attitude conciliatrice envers l’Allemagne après la Shoah.
- 42.
Entretien, Jérusalem, 25 mai 2010.
- 43.
Lettre aux membres du comité préparatoire des colloques des intellectuels juifs de langue française (Congrès juif mondial), Strasbourg, le 24 juillet 1967 (source : voir supra p. 109 note 26).
- 44.
Voir W. Rabi, « Nos intellectuels sont-ils des robots ? », art. cité, p. 73 ; repris dans W.Rabi, Un peuple de trop sur terre, op. cit., p. 24-25. Il n’est pas clair à quels réfugiés palestiniens Levinas fait référence : les 750 000 qui avaient pris les chemins de l’exode en 1948 pour beaucoup forcés, ou les quelque 200 000 principalement ex-réfugiés de 1948 installés dans les camps de la vallée du Jourdain qui avaient fui en Jordanie en 1967 et dont Israël empêchait le retour.
- 45.
Voir lettre de Rabi à Néher au 1er février 1968. Il y fait état d’un « incident Néher-Levinas » lors du colloque alors qu’il était resté sur l’impression, après la réunion de novembre, que Levinas n’y participerait pas, étant donné qu’il « ne voulait pas passer pour un anti-juif » vu ses réserves sur la politique répressive d’Israël (Rabi, correspondance) ; lettre d’Éliane Amado Levy-Valensi à Néher, le 4 février, appelant Néher et Levinas à se réconcilier, vu que leurs positions sont « ontologiquement complémentaires », et leur affrontement est de « l’ordre de la subjectivité blessée » (source : voir supra p. 109 note 26).
- 46.
Discours de clôture au IXe colloque des intellectuels juifs de langue française, janvier 2008, dans Israël dans la conscience juive. Données et débats, Paris, Puf, 1971, p. 357. A. Néher fait allusion au refus opposé par la France de soutenir Israël lors de la fermeture du détroit de Sharm el Sheikh par l’Égypte en mai 1967, considérée par Israël comme un casus belli.
- 47.
Discours de clôture… déjà cité, p. 200, 277, 305 et 356-358. Le discours de clôture a été republié dans le recueil Dans tes portes…, op. cit., sous le titre les Nouveaux égarés du désert, p. 55-70.
- 48.
Préface d’A. Néher à l’édition d’Israël dans la conscience juive, op. cit., 1971.
- 49.
Le chercheur Denis Charbit lie le fait que Néher n’ait pas fait d’émules en Israël sans être pour autant ignoré, par la différence de tradition universitaire : « En Israël, les universités furent bâties sur le modèle allemand de l’érudition, alors que les travaux de Néher relèvent d’une démarche plus hétérogène associant l’inspiration à la connaissance. À partir des années 1960, c’est l’influence américaine qui fut hégémonique ». Voir D. Charbit, « Les accomplissements imprévisibles du retour… », art. cité, p. 76.
- 50.
Lettre aux Juifs de France (source : voir supra p. 109 note 26).
- 51.
Entretien avec Daniel Lazare, le 19 octobre 2010.
- 52.
Ibid.
- 53.
Emmanuel Levinas, Altérité et transcendance, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1995, p. 181.
- 54.
Entretien avec Georges Hansel, Paris, 23 juin 2010.
- 55.
W. Rabi, Un peuple de trop sur terre, op. cit., p. 109.
- 56.
Lecture à laquelle se livre Georges Hansel, dans son exposé « Éthique et politique », et Françoise Mies, dans son exposé « Levinas et le sionisme (1906-1952) », dans recueil Levinas à Jérusalem, sous la dir. de Joëlle Hansel, Paris, Klincksieck, 2007. Voir également les deux biographies de Levinas : Anne-Marie Lescourret, Emmanuel Levinas, Paris, Flammarion, 1994 (chap. « Israël » et « L’État de David ») ; Salomon Malka, Levinas, la vie et trace, Paris, Lattès, 2003.
- 57.
Par la suite, son disciple le rabbi Haïm de Volozine (1759-1821), dit le Voziner, s’efforcera de réconcilier les deux courants, l’un basé sur l’étude et l’autre sur la prière, tout en maintenant la centralité de l’étude. Levinas s’en réclamera. Voir Emmanuel Levinas, l’Au-delà du verset, Paris, Minuit, 1982, chap X: « À l’image de Dieu, d’après rabbi Haïm Voloziner », p. 182-187.
- 58.
« Portrait, Emmanuel Levinas se souvient… Entretien avec Myriam Anissimov », Les Nouveaux Cahiers, automne 1985, no 82, p. 31.
- 59.
E. Levinas, « L’espace n’est pas une dimension », Esprit, avril 1968, republié dans Difficile Liberté, Paris, Albin Michel, rééd. 2007, p. 388. L’article venait en réponse aux accusations « double allégeance » lancées contre des Juifs s’identifiant trop avec Israël après la guerre des Six Jours.
- 60.
Dans un article prémonitoire intitulé « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme », Esprit, novembre 1934, p. 199-208, republié dans E. Levinas, les Imprévus de l’Histoire, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1994, p. 23-33.
- 61.
E. Levinas, « L’inspiration religieuse de l’Alliance », dans Paix et droit, la revue de l’alliance, octobre 1935, 15/8, cité par F. Mies, « Levinas et le sionisme (1906-1952) », dans recueil Levinas à Jérusalem, op. cit., p. 210-211.
- 62.
E. Levinas, À l’heure des nations, Paris, Minuit, 1988, p. 190-191.
- 63.
Voir F. Mies, « Levinas et le sionisme (1906-1952) », art. cité, p. 213.
- 64.
F. Mies, « Levinas et le sionisme (1906-1952) », art. cité, p. 214.
- 65.
Ibid., p. 217. Voir aussi la conférence de la philosophe Joëlle Hansel, « L’être juif chez Levinas et Blanchot », Paris, Unesco, novembre 2006, en ligne sur le site http://www.akadem.org/ sommaire/themes/philosophie/1/4/module_1674.php. L’article publié dans la revue Confluences (7, 15/17, 1947) vient en réponse au livre de Sartre, Réflexions sur la question juive (1946), un texte de combat contre l’antisémitisme, mais dans lequel Sartre affirme que le Juif n’est juif qu’à travers le regard de l’autre : « Loin que l’expérience engendre la notion de Juif, c’est celle-ci qui éclaire l’expérience au contraire ; si le Juif n’existait pas, l’antisémite l’inventerait. »
- 66.
F. Mies, « Levinas et le sionisme (1906-1952) », art. cité, p. 221. L’article intitulé « Quand les mots reviennent d’exil » a été publié dans les Cahiers de l’Alliance israélite universelle, avril 1949, no 32. Levinas fait référence au texte en anglais de la Charte qui traduit le terme plus vague de « Rocher d’Israël » désignant Dieu par « Allmighty ».
- 67.
Levinas, Difficile liberté, op. cit., p. 326-328. Cet article a été publié initialement dans la revue Évidences, octobre 1951, no 20.
- 68.
Discours de Ben Gourion lors du débat sur l’adoption de la Loi du retour, accordant la nationalité à tout Juif désireux d’immigrer en Israël. La loi a été votée le 6 juillet 1950 par la Knesset (parlement). Dans les Juifs et le XXe siècle, dictionnaire critique, recueil sous la dir. d’Elie Barnavi et Saül Friedlander, Paris, Calmann-Lévy, 2000, p. 501.
- 69.
Comme le relève l’historienne israélienne Anita Shapira, selon laquelle pour Ben Gourion « plus que Moïse, Josué était le véritable père de la nation ». Anita Shapira, l’Imaginaire d’Israël, Paris, Calmann-Lévy, 2005, chap. II, « Ben Gourion et la Bible », p. 200.
- 70.
Ben Gourion, dans Ben Gourion Looks Back (Talks with Moshe Perlman), New York, Schocken Book, 1970, p. 230-231.
- 71.
Israël dans la Conscience juive et dans la Conscience des peuples, actes du VIIe colloque des intellectuels juifs de langue française (24-25 octobre 1965), Paris, Puf, 1971, p. 166.
- 72.
Dans une conférence intitulée « L’État de César et l’État de David » parue dans les Actes du colloque de Rome, 1971, dans Au-delà du verset, op. cit., p. 220 ; voir également sa leçon talmudique sur les « villes refuges », le 26 novembre 1978, où il déclare que le « sionisme n’est pas un nationalisme et un particularisme de plus ; qu’il n’est pas non plus simple recherche de refuge. Qu’il est l’espoir d’une science de la société et d’une société pleinement humaines », dans Jérusalem l’Unique et l’universel. Données et débats du XIXe colloque des intellectuels juifs de langue française, Paris, Puf, 1979, p. 48.
- 73.
« Politique après », Les Temps modernes, septembre 1979, no 398, republié dans Au-delà du verset, op. cit., p. 221-228.
- 74.
Dialogue entre Emmanuel Levinas, Alain Finkielkraut avec Simon Malka comme meneur de jeu, le 28 septembre 1982, sur Radio Communauté, édité sous le titre « Israël : éthique et politique », Les Nouveaux Cahiers, hiver 1982-1983, no 71, p. 1-8.
- 75.
Voir l’article de Françoise Mies et Pierre Sauvage, « Levinas et le sionisme », dans recueil Emmanuel Levinas et l’Histoire, Paris-Namur, Cerf, 1998, p. 344.
- 76.
L’idéal messianique américain s’est incarné par le sermon dit de « la cité sur la colline » (City Upon the Hill). Cette formule de John Winthrop, arrivé en Amérique en 1629 et premier gouverneur du Massachusetts, est source d’inspiration depuis deux cents ans pour les dirigeants américains, jusqu’aux présidents Kennedy, Reagan et George W. Bush. Elle incarne l’idée, ancrée dans la tradition puritaine protestante, d’un destin universel des États-Unis, nouvelle Terre promise, ayant charge de faire rayonner leurs idéaux de par le monde.
- 77.
Polysémie qu’illustre le quiproquo entre Levinas et le pape Jean-Paul II, lors d’une rencontre le 31 mai 1980 à Paris. À Levinas qui s’exclame : « Qu’on ne calomnie pas Israël ! », Jean-Paul II, qui pense peuple et non État, répond : « J’ai vu son drame dans mon pays », en référence à la Pologne. Voir entretien Levinas, au journal Le Matin, 12 juin 1980, cité dans la biographie de Levinas, A.-M. Lescourret, Emmanuel Levinas, op. cit., p. 297.