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Merleau-Ponty, penseur de l'invention politique. Pour marquer un centenaire

mai 2008

#Divers

Pour marquer un centenaire

Le 14 mars 1908, à Rochefort-sur-Mer, est né Maurice Merleau-Ponty. Arrivant à Paris et entrant en classe de philosophie, découvrant la politique pendant la guerre et apparaissant aussitôt dans l’espace public, se séparant de ses anciens amis pour en trouver de nouveaux en même temps que son regard sur le monde se transformait, sa vie prit à chaque fois un sens qui n’était ni absolument nouveau, ni seulement préparé ou déterminé. Il ne concevait pas la philosophie autrement.

Merleau-Ponty disait de Edmund Husserl, dont il avait commencé à étudier la philosophie phénoménologique avant la guerre, que ses livres et manuscrits sont des témoignages et des traces d’une méditation continuée, d’une recherche qui se savait infinie et qui inaugurait des chemins que d’autres pourraient emprunter après lui.

Ce sont de pareilles traces que Merleau-Ponty nous a laissées : elles sont ce qu’il nous reste de lui. Comme celles qu’il voyait parfois seulement esquissées par les philosophes du passé, ses textes et notes sont autant d’incursions dans notre propre monde, d’ouvertures possibles pour notre propre vie.

C’est que notre rapport au monde et aux autres est fait selon Merleau-Ponty de mélanges et d’écarts. Ceux-ci se retrouvent jusque dans sa pratique et dans ses rapports à ses contemporains. Loin de répondre à ses critiques par la polémique, il choisit d’enrichir sa pensée : mieux vaut, rappelait-il dans une entrevue, faire ce qu’on reproche aux autres de ne pas faire, c’est-à-dire une philosophie2.

Sa description d’un tel rapport dialectique, qui laisse toute sa place à la contradiction et à l’entrelacement des termes opposés ainsi qu’à la création humaine, caractérise aussi son approche de l’époque. Philosophie et politique sont solidaires, affirma-t-il au moment même où ses travaux semblaient le plus loin d’une réflexion politique3. Si le philosophe n’a pas de titres spéciaux pour aborder la politique, il peut néanmoins le faire en approfondissant sa propre perspective dans ce qu’elle ouvre à celle des autres.

L’action politique du philosophe est de dévoiler, elle est action à longue échéance, elle passe par la création d’œuvres de culture – et elle est toujours liée à l’action de parti ou de gouvernement qu’elle cherche à informer et qui la prolonge. Elle peut être plus efficace que les meetings politiques, mais elle ne doit pas non plus les éviter. La philosophie, comme celle que présentait Merleau-Ponty dans ses cours à l’Ens pendant la guerre puis au Collège de France, offre une formation par le doute et l’examen, contre la routine et les présupposés. Elle ouvre la possibilité d’un retour sur soi qui est la condition d’une action efficace et surtout nouvelle.

« Tout est à recommencer, en politique comme en philosophie4 », lançait-il, et c’est pourquoi il entendait repenser la politique, contre celle qui ne laisse aucune place à l’opposition ou à l’autocritique, afin de pouvoir rendre compte de l’impossibilité d’une réconciliation totale comme d’une volonté générale. Si ce n’est pas la raison mais la force qui le plus souvent l’emporte en politique, nous devons en prendre acte et veiller à ne pas nous laisser emporter par l’irrationalisme et l’improvisation.

De là sa proximité à Pierre Mendès France, avec qui il participa au Centre d’action démocratique puis à l’Union des forces démocratiques. Si Merleau-Ponty voulait repenser la politique, il voyait aussi la nécessité de sa réinvention. La politique doit être le domaine de la virtu machiavélienne, de l’invention ; elle doit être faite, et non seulement parlée. C’est ce que Mendès France représentait pour Merleau-Ponty : une action qui est expliquée, qui cherche à pouvoir être reprise par autrui, à s’ancrer dans la réalité sociale et économique. Elle peut être faite de la sorte non seulement par les professionnels de la politique et les spécialistes qui ont leur oreille, mais aussi par ceux qu’elle touche, s’appuyant sur les forces politiques en présence.

Ni communisme, ni capitalisme, dans ces années où il fallait choisir, ni une douteuse troisième voie : c’est en radicalisant le concept de révolution que Merleau-Ponty arriva à une position réformiste. Ce qu’il recherchait, c’était une « nouvelle gauche », un « nouveau socialisme » qui émergerait des transformations de la société. Pour qu’une nouvelle politique soit possible, les tâches doivent être claires et les opinions doivent être reconnues à la fois comme atteignant la réalité et comme n’étant des solutions que dans leur contact avec celles des autres.

Si tout est à recommencer, l’œuvre laissée en chantier est évocatrice de notre situation : la pensée et l’action ne sont jamais définitives, leurs avancées ne se suffisent jamais à elles-mêmes, la recherche est infinie. Le sens de la formule est double : tout est à recommencer parce que c’est là notre lot – mais aussi parce que la crise ne s’est pas atténuée, bien qu’elle apparaisse autrement que pendant la guerre froide.

Notre pensée politique évolue encore dans l’espace intellectuel du xixe siècle que Merleau-Ponty tentait de dépasser, si ce n’est dans celui du xviie où nos concepts se sont formés. Pour inventer une politique qui puisse être juste et avoir un minimum de succès, il ne suffit pas de cacher la menace – nucléaire ou terroriste –, d’enterrer le communisme ou d’invoquer ces principes fondateurs de nos démocraties que nous maintenons sur respirateur artificiel.

Nous devons être attentifs à notre situation politique, creuser ses présupposés, revenir sur notre expérience et sur sa différence à l’égard de celle des autres, prendre les opinions au sérieux dans leur diversité même, chercher à savoir ce que nous faisons, et ne pas laisser notre vie au hasard et à l’initiative d’autrui.

À prendre du recul par rapport à notre vie politique, elle apparaîtra négligée, empêtrée, empêchée et marquée dans notre activité autant que dans notre passivité par l’exploitation, la domination, l’oppression et l’exclusion. Mais elle apparaîtra aussi comme dépassant le cadre qui lui est imposé, débordant de l’État, de la nation et des institutions politiques, juridiques, économiques et sociales officielles. Entrelacée à la vie des autres, elle présente un parcours qui nous est propre et inaugure un nouveau sens pour ces institutions – ou en invente même de nouvelles.

En tentant de voir les choses jusqu’à leur racine, de pénétrer l’existence humaine jusque dans les profondeurs où nos vies rejoignent celles qui en sont les plus éloignées dans l’espace et dans le temps, la philosophie de Merleau-Ponty nous rappelle que par nos oppositions et nos collaborations, nous existons les uns pour les autres.

  • 1.

    Saskatoon (Canada). Université Paris-Diderot.

  • 2.

    « Les écrivains en personne », Parcours deux, p. 295. Il s’agit d’un entretien réalisé en 1958 avec son amie Madeleine Chapsal.

  • 3.

    « La philosophie et la politique sont solidaires », Parcours deux, p. 302. Cet entretien fut publié dans les pages du Monde le 31 décembre 1960.

  • 4.

    « Les écrivains en personne », art. cité, p. 301.