
Lola Montès, de Max Ophuls, le plus beau film du monde ?
Au centre d’une étrange piste de cirque, impassible et rêveuse, Lola Montès remonte le cours de ses souvenirs. Pourquoi ce film reste-t-il, plus de cinquante ans après, par son travail sur les couleurs, le son, le montage… le sommet de l’art d’Ophuls ? Portrait de femme, cruel et baroque, insistant et incomplet, il exprime aussi le désarroi du cinéaste venu se réfugier en France, dans sa fuite entre Berlin et les États-Unis et, à travers lui, la désorientation de l’Europe.
C’était à la fin de 1955. J’avais dix-neuf ans. En 1958 paraîtrait mon premier article dans Esprit, où le cinéma reposait encore, pour peu de temps hélas ! sur les épaules frêles du cher André Bazin. À propos de quoi cet article ? De Louis Malle peut-être, et des Amants, qui fit scandale à l’époque (pauvres de nous !) dans les milieux bienpensants. Ce qui veut dire (la date de ces premières armes) que je n’eus pas l’occasion alors de clamer mon enthousiasme pour le plus beau film du monde, ce Lola Montès que défendit si vigoureusement Claude Beylie (« La chapelle Sixtine du 7e Art ») dans ce qui fut, je crois bien, la dernière bataille d’Hernani des salles obscures.
Il est difficile de manifester au cinéma, du moins un demi-siècle ou presque après les spectateurs de Louis Feuillade qui réagissaient au quart de tour, lors des projections de la série des Fantômas de 1913, en criant, comme on se le permettait sur le Boulevard du Crime en 1860, pour prévenir Juve de la présence de son vieil ennemi. Je me revois pourtant, debout sur mon siège d’une des salles des Grands Boulevards, celle des frères Haïk peut-être, conspuant de toute ma force les béotiens ligués contre un film auquel ils n’entendaient goutte. C’était une belle ambiance. Malheureusement, ailleurs dans Paris (au Marignan, sur les Champs-Élysées) il y eut une véritable émeute, l’intervention de la maréchaussée et le producteur franco-allemand (Gamma films à Paris, Union films à Munich) retira daredare l’œuvre maudite qui lui avait coûté tant d’argent, se livra à un nouveau montage « chronologique » et, après un second flop retentissant, fit une faillite qui resterait anecdotique si elle n’avait pas entraîné, en 1957, la mort brutale, à cinquante-cinq ans, de Max Ophuls alors revenu à son premier métier de metteur en scène de théâtre pour un Mariage de Figaro donné à Hambourg.
Lola Montès refit surface treize ans plus tard, en 1968, avec son montage original mais dans une version réduite de 140 à 110 minutes. C’est celle-là que je fis voir, dix ans plus tard encore, en 1979, à mes étudiants américains de littérature française, à Middlebury College, Vermont, dans le cadre du ciné-club que j’animais sur le campus de l’Université, en sa session d’été. De gros écureuils gris rayés de noir mettaient dans le parc la touche nordique indispensable à ce coin de collines basses et de prairies humides proche de la frontière du Québec. Le soir, les spectres d’humains dégénérés, amphibies, rôdaient parmi les brumes de Lovecraft, qui avait blotti non loin de là ses folies érudites et sa phobie du froid.
Mes dociles disciples se déclarèrent très satisfaits de la projection. Le style du juif sarrois Ophuls, qui avait vécu exilé pendant une bonne partie de la guerre en Californie et tourné là plusieurs films, dont l’admirable Lettre d ’une inconnue en 1948 (l’ignorance abyssale de mes ouailles en matière de culture, pas seulement européenne, leur interdisait de le savoir), ce style leur paraissait la mousse délicate d’un certain parisianisme élégant, un peu frivole. Son fond de mélancolie poignante et de pessimisme absolu échappait complètement à ces natures candides, cependant que je gémissais dans mon coin en ne retrouvant pas, au déroulé de la copie, les audaces narratives dont j’avais gardé le souvenir, en particulier ces gros plans, isolés soudain en plein écran par le jeu provocateur de caches noirs, qui m’avaient enchanté.
Le cinéma offre parfois des résurrections miraculeuses. Cinquante-quatre ans après le scandale (le scandale et son exploitation éhontée par « la société du spectacle » étant le sujet même du film), l’authentique Lola Montès dans son métrage et son montage d’origine jaillit aujourd’hui tout neuf de son cercueil, suscitant la sidération et l’extase esthétique, comme au premier jour. Dans un petit nombre de salles se pressent des amateurs chenus et quelques jeunes cinéphiles qui découvrent avec ravissement et peut-être stupeur à quel point un des géants cinématographiques de la seconde moitié du xxe siècle, Federico Fellini, a scruté de près, étudié, imité ce que Lola Montès a de définitivement révolutionnaire. Si ces sympathiques jouvenceaux et leurs grands-papas s’en offusquent d’ailleurs, c’est eux qui ont tort. Ce qu’il y a de plus spécifique dans l’art, quel qu’il soit, s’explique toujours par l’imitation sélective et personnelle des maîtres. Fellini, celui du Casanova notamment, a digéré Lola Montès, en a infléchi le baroquisme germanique dans le sens plus tempéré et plus chargé d’ironie de son génie latin.
Quant à Ophuls lui-même, dont le film conserve aujourd’hui, outre sa splendeur visuelle, une efficace de subversion intacte, qu’aurait-il pu produire sans l’assimilation de tout l’expressionnisme qui a montré au cinéma une capacité d’invention en noir et blanc, une liberté dans le jeu de la caméra, la scénographie des mouvements de foule (Metropolis de Fritz Lang, 1927), l’utilisation dramatique du montage (Tragédie de la rue, de Bruno Rahn, la même année) qui font de lui la plus grande peut-être de toutes les « écoles » du 7e Art ?
Le scandale en spectacle
Lola Montès aujourd’hui, c’est d’abord le coup de force tonitruant de son Ouverture. D’emblée Ophuls ose le choc du dépaysement maximal, en déconcertant le spectateur par le contraste entre le graphisme suave des lettrines d’un générique rose bonbon, où les noms de Martine Carol et de Cecil Saint-Laurent (auteur du roman de gare dont le scénario est tiré) induisent l’attente savoureuse d’un nouveau Caroline chérie, le gentil navet de Richard Pottier (1949) et d’une musiquette signée Georges Van Parys, et la violence auditive presque insupportable de la partition de Georges Auric.
Ainsi pris à froid, le malheureux « ouvrier parisien » (en 1955, dix ans après la fin de la guerre, le spectateur de cinéma est encore très proche de celui qui a rempli les salles parisiennes pour oublier ses soucis, de 1939 à 1945, si bien que le cinéma, la télé commençant à peine son processus de démocratisation, reste un art « populaire ») se voit plongé sans crier gare dans un univers aux couleurs du cirque, qui ne lui rappelle en rien le « Bonjour les petits enfants ! » de son enfance, bien qu’il en émane à la manière dont les masques grimaçants de James Ensor sont issus des aimables loups du Carnaval vénitien.
L’écran instantanément – et cette instantanéité constitue le premier effet de magie onirique du film – devient un pandémonium où d’énormes lustres montent et descendent des cintres cependant que, vêtus d’écarlate, visage encagoulé de même couleur, des nains en effroyable troupe, jaillie des profondeurs infernales, balaient la piste au premier plan de laquelle Peter Ustinov, l’inquiétant M. Loyal costumé en écuyer, fait claquer son fouet et lance, l’air étrangement gêné et comme absent (on comprendra peu à peu, à condition d’être attentif, qu’il transpire de peur à l’idée que sa vedette, qui est aussi sa maîtresse et qu’il aime à sa manière, gravement malade, va peut-être bientôt manquer au spectacle et à sa couche) les formidables syllabes de son boniment : « Combien d’amants, Lola, nous allons les compter ensemble ! »
Scandale initial, fondateur de l’œuvre : la seule action filmique donnée pour se dérouler au présent, ici et maintenant, en temps réel sous le regard éberlué d’un public qu’on n’entrevoit qu’en fond de tableau, comme une toile vaguement mouvante d’où émane de loin en loin une question vulgaire sur le passé érotique de la star déchue qui lui est offerte en pâture, ce présent tributaire prétendu, sur l’écran, d’un traitement réaliste de l’image, manifeste pourtant à vue d’œil une inacceptable caricature du vivant, ou plutôt une déformation délirante de celui-ci en saynètes puériles (l’enfance de Lola, ah ! ce texte claironné par Ustinov : « Une mère… admirable… un père… colonel…! »), en dioramas criards où le tintamarre musical trouve son écho visuel dans une orgie de teintes agressives, trop brûlantes (les rouges), trop froides (les bleus), qui font à l’héroïne une sorte de châsse étincelante et maléfique quand elle apparaît soudain, grandiose et funèbre, effarée comme un oiseau de nuit dans la lumière brutale des phares.
Mais le scandale se redouble aussitôt d’une hérésie structurelle, surtout sensible en 1955, où l’emploi du flash-back restait très exceptionnel, quand la séquence inaugurale du cirque s’interrompt pour laisser la place à une série d’évocations du passé de Lola, série qui elle-même n’obéit pas à un semblant d’ordre, qui serait par exemple assuré grâce au respect d’une trajectoire biographique, mais fournit dans le désordre des fragments non datés de l’existence mouvementée de l’aventurière, dans les décors changeants de la campagne italienne (Lola est adulte et se sépare à l’amiable de Liszt), d’un navire de croisière (elle est enfant) puis de l’Opéra de Paris (la voici adolescente, en passe d’être mariée contre son gré à un barbon, mais elle fugue et souffle à sa mère son amant pour s’en faire épouser), d’un manoir d’Écosse (elle réussit à y échapper à son ivrogne de mari), du Tivoli de Nice (elle y est danseuse et plaque son amant chef d’orchestre qui lui avait caché une épouse légitime), de la belle demeure qu’elle occupe sur la Côte d’Azur (c’est là que l’écuyer du Mammouth Circus vient lui proposer un contrat qui fera – ou plutôt a fait, puisque le spectateur le sait déjà – d’elle une bête de cirque), enfin de la cour de Bavière où elle séduit le vieux roi, son ultime amour. Sept épisodes différant par l’âge de la protagoniste, son degré de naïveté, sa mélancolie, sa solitude, mais qui tous possèdent en commun un trait auquel tout spectateur sensé, ce « sobre et paisible homme de bien » que Baudelaire évoque par dérision à l’orée des Fleurs du mal, doit être et sera effectivement allergique.
En effet, et là gît le scandale d’écriture suprême du film, Lola ne vit nullement ces bouffées de réminiscences sur le mode du souvenir actif, celui qui nous vient quand nous allons volontairement piocher dans notre mémoire, une mémoire que nous fournit (plus ou moins bien) la raison raisonnante et qui reste par conséquent maîtrisable. En vérité la malheureuse qui, de nouveau comme chez Baudelaire, jamais ne pleure et jamais ne rit, droguée au tabac et à l’alcool, sans doute poitrinaire, ruminant dans une sorte de bourdonnement intérieur sa déchéance, traverse en permanence le show dont elle est le clou en état second, ce qui voile toutes les scènes remontées de l’oubli d’une gaze proustienne de charme mystérieux, comme si nous les contemplions à distance ou par-delà l’épaisseur d’une vitre d’aquarium. Vitre temporelle certes, mais aussi obstacle ténu et néanmoins infranchissable qui isole Lola de la plénitude de son être.
Elle s’agite mais elle n’est pas là, figurante plus qu’actrice de sa propre destinée en voie d’engloutissement dans la facticité d’un monde de réclame, prémonition fulgurante, par Ophuls, de celui où nous sommes aujourd’hui immergés sans espoir.
Tous les épisodes de retour en arrière piègent donc le spectateur dans une bulle d’apesanteur qui, pour les esprits rationnels ou croyant ou voulant l’être, ne laisse pas de provoquer un léger malaise existentiel dont, en 1955, on tenta maladroitement de se secouer par des cris d’animaux, tant les braves gens entrent avec peine dans ce qui n’est pas représentation (conventionnelle mais peu importe) de la réalité, dans l’angoissant suspens du flux rassurant de la réalité.
C’est ce suspens qui explique la lenteur paradoxale que revêtent si souvent les séquences où se peint l’autrefois, dans le premier flashback en particulier, quand Liszt et Lola n’en finissent pas de se quitter, quand la durée s’étire moins parce que les amants se désirent encore, ayant pourtant cessé de s’aimer (s’ils éprouvèrent jamais l’un pour l’autre un véritable amour), qu’à cause d’une nécessité de ralentissement inhérente à l’écriture filmique elle-même. Pas de film plus onirique que Lola Montès, mais aucun des procédés faciles qui sont en général chargés de signifier le rêve au cinéma n’y est présent. Le ralenti, ici, est tout intérieur. Cosa mentale, il affecte subtilement l’économie des gestes, la parole, amplifie subrepticement les silences, si bien que le spectateur englué finit par se dire : mais que se passe-t-il donc ? Eh bien ! il ne se passe rien, tout simplement, la réminiscence, la rêverie éveillée, le souvenir qui envahit le cœur comme une eau faussement dormante se nourrissant d’abord de manques.
La beauté baroque selon Ophuls
Trois géniales innovations stylistiques seraient à convoquer maintenant : usage du son, de la couleur, du cache. Elles placeraient à elles seules le dernier Max Ophuls à l’avant-garde absolue d’un 7eArt dont on peut toujours imaginer l’avènement car il n’existe pas encore. Dans le Journal de la Belle et la Bête, rédigé par Cocteau au fil du tournage de son chef-d’œuvre, dans les premiers mois de la paix retrouvée, à une époque où les ouvriers des studios français jonglaient avec les coupures de courant, le manque de matériaux, la désorganisation ambiante et rivalisaient entre eux d’astuce professionnelle et de système D, l’auteur chante à juste titre les louanges de sa fine équipe de techniciens. Dix ans plus tard, une certaine prospérité était revenue, mais l’esprit d’excellence qui avait fait la gloire de classiques comme Carné, Duvivier ou Clair subsistait intacte dans tous les domaines jugés à tort subalternes où le cinéma ne peut se passer de savoir-faire. La prise de son, dans Lola Montès, même ses détracteurs l’ont reconnu, est d’une inventivité telle qu’elle implique le concours de nombreux spécialistes acharnés à suivre les directives d’un metteur en scène si perfectionniste qu’il allait souvent faire figure de maniaque sur le plateau (et de fou dépensier une fois consommé l’échec public). Il s’agissait en effet, afin de combler son désir d’artiste, de jouer simultanément sur deux tableaux en apparence inconciliables, celui de l’ambiance oppressante, de la frénésie collective s’épanchant librement sous un immense chapiteau ou bien au foyer d’un théâtre, ou dans la cale d’un bateau, et celui de la confidence à mi-voix, du dialogue chuchoté, tout en rendant parfaitement audibles les timbres divers de comédiens (parfois doublés, par exemple Anton Walbrook, qui joue tout en nuances le roi de Bavière) entraînés à articuler syllabe à syllabe l’admirable dialogue dû à Jacques Natanson, Annette Wademant ou Ophuls lui-même.
Or le pari est réussi au-delà de toute espérance. Confronté aux mêmes exigences mais ne pouvant disposer, vingt ans plus tard, des mêmes moyens que son modèle, Fellini se simplifiera la mise, dans de grandes et magnifiques machines comme le Casanova (1976) en postsynchronisant et en mixant l’ensemble de la bande-son. Dans Lola Montès, le spectateur habitué aux platitudes dolby et sensurround des sonorisations actuelles et à l’insaisissable bredouillis de jeunes acteurs à qui l’on n’apprend plus à dire un texte « dans le masque » et qui mangent la moitié des mots (c’est une tare particulière au cinéma français) n’en croit pas ses oreilles, la même plage sonore lui révélant le brouhaha de la piste, les adresses claironnées de l’écuyer et l’entretien à bas bruit de Lola épuisée avec sa camériste, l’excellente Paulette Dubost qui fut l’épouse volage du garde-chasse Schumacher (Gaston Modot) dans La règle du jeu de Renoir, quand celle-ci lui donne son médicament et que Lola, en faisant la grimace, lui murmure : « C’est amer ! », parole à double entente, bien entendu.
Lola Montès, où l’organe varié d’Ustinov (parfois baryton, parfois fausset) est doublé en sourdine par le baragouin du chef des nains dans un plan mémorable, c’est d’abord un festival de notes, d’interjections, d’accents, le cosmopolitisme de la troupe du cirque donnant à entendre, sans qu’il soit besoin d’y insister, que l’espace circulaire où s’offre le miroir étoilé d’une vie de femme, eh bien ! c’est le monde, c’est notre Babel.
Avec ce film monument (qui fut hélas ! testament), le sommet de sa prodigieuse tétralogie (La ronde, 1950 ; Le plaisir, 1952 ; Madame de…, 1953 ; Lola Montès, 1955), Ophuls s’essayait à la couleur et au cinémascope. Son baroque postexpressionniste s’y déploie de façon magistrale, grâce au talent de Christian Matras – qui avait signé l’image de La ronde et de Madame de… C’est à ses lumières spectrales que l’on doit Lola rouge, Lola bleu de nuit, toute la fantasmagorie luciférienne du cirque, mais aussi le ciel constellé au-dessus du bateau, les chromos des voyages, outrageusement embellis/affadis par la mémoire d’une midinette, ces « image(s) d’un sou » que Lola berce avec une niaiserie touchante, aussi ridicules, aussi bouleversantes que celles rapportées par Verlaine de Bruxelles et du bois de la Cambre dans « Chevaux de bois » (Romances sans paroles).
Pour en venir aux caches, il fallut sans doute bien de la persuasion à Ophuls, qui était un séducteur né, pour en imposer une utilisation aussi systématique et iconoclaste à un chef-opérateur qui, tout dévoué et admirateur du patron qu’il était, ne pouvait cependant éviter de craindre son caractère délibérément provocateur. Il n’est pas question seulement des rares exemples où l’effet de choc est prévisible, l’immense écran permis par le cinémascope, voué à ses débuts, qui datent de deux ans à peine avant Lola Montès (le médiocre The Robe, La tunique, sirupeuse décalcomanie biblique hollywoodienne d’Henry Koster est de 1952), au gigantisme et à l’expression de l’espace, se trouvant, au théâtre royal de Munich, réduit à une lucarne carrée où les doigts du monarque pianotent le velours rouge de sa loge. Ce private joke visuel signale avec verve une des possibilités d’emploi (accent d’insistance) d’un procédé neuf, guère exploité à ma connaissance après Ophuls (seul Jean-Christophe Averty fit de l’isolement d’un unique détail un élément de sa grammaire, mais ce fut sur le timbre-poste de la télévision, et il n’eut pas non plus d’émules). Un tel plan ne permettait d’ailleurs de ricaner qu’un court instant, car il est ponctuel.
Tout autre est le très retors et très obsédant emploi, au cœur même du plan, d’un accessoire incongru qui vient gêner ou carrément interdire la vision claire d’un personnage ou d’un événement. Un tel emploi est récurrent dans Lola Montès, notamment lors des scènes se déroulant en intérieurs, toujours encombrés et transformés en lieux obsessionnellement clos (luxueuse berline, voiture bonbonnière, navire chargé de malles, resserré sur ses coursives étroites, ses dortoirs exigus, ses ponts barrés de palans et de cordes, coulisses de théâtres aux loges étouffantes, alcôves, cabinet de consultation de l’oto-rhino bavarois et, bien sûr, les alvéoles multiples de cette ruche en ébullition qu’est le cirque : tout ici prend forme de cellule, s’invagine, se replie).
Pourquoi, lorsque le roi vient, à l’Opéra, déclarer sa flamme à la danseuse peu douée, un long filin, pendant des cintres et qui se balance, interpose-t-il entre lui et nous son manège agaçant ? Pourquoi, dans la belle roulotte qui abrite les amours expirantes de Lola et de Liszt, celui-ci est-il constamment forcé de se baisser pour éviter un redan de boiserie, de se couler entre des meubles qui prennent toute la place, nous dérobant ainsi souvent son visage tandis que Lola, qui feint de dormir et ne le retiendra qu’in extremis, pour faire avec lui une dernière fois l’amour, au moment où il s’apprête à lui fausser compagnie, demeure, elle, presque invisible, allongée sur un lit, dans un recoin dissimulé du décor ? Pourquoi enfin, au moment de la scène capitale où, après la fuite hors de Bavière, Lola désespérée prend congé du charmant étudiant allemand qu’elle a déniaisé naguère et décline son offre honnête de devenir l’épouse d’un futur professeur de latin (c’est le parfait Oscar Werner, qui sept ans plus tard sera le Jules du Jules et Jim de Truffaut), un malencontreux tuyau de poêle placé en plein milieu de l’image rend-il impossible pour le spectateur frustré d’appréhender ensemble le jeune homme qui pérore et la femme épanouie qui pourtant semble lui répondre du fond du cœur ?
On pourrait justifier ces nombreuses occurrences, ainsi que le mouvement presque incessant de la « caméra déchaînée » (le terme appartient à cet avatar de l’expressionnisme cinématographique qu’est le Kammerspiel, et singulièrement au film somme de Murnau Der letzte Mann, Le dernier des hommes, 1924) par le maniérisme (au sens italien, non péjoratif) exacerbé d’Ophuls, cette pointe extrême du baroque qui peint l’impermanence des choses, leur fluidité, la bougeote des êtres, et considère que la vie est par essence impossible à fixer en un tableau cohérent, par excès d’effervescence. Je préfère supposer que le cache comme figure de style a partie liée, dans Lola Montès, avec le projet considéré comme hors de portée de l’artiste, qui consisterait à mener à bien le portrait complet d’une femme, tâche qui serait envisageable si cette dernière consentait à poser comme la maîtresse du roi de Bavière s’y prête dans la fiction, devant un vieux peintre pompier à l’œil salace.
Un testament
Mais la seule Lola vraie du film est celle du cirque, réduite au rôle de marionnette, dépouillée de toute complexité, amputée de ces zones d’ombre salutaire où se réfugie le droit à la privacy de chacun, droit qui lui est dénié. Aussi se recroqueville-t-elle dans cette fiction à l’intérieur de la fiction qu’est l’histoire intime de sa vie, seulement ressassée par le monologue intérieur et muet qu’elle s’adresse à elle-même en marge des jeux stupides auxquels « elle donne son corps » tout en gardant « son âme », comme le chante l’écuyer.
Aux trois quarts, Lola Montès est un rêve, le rêve qu’une femme humiliée accomplit les yeux ouverts. Comme dans un rêve, tous ceux qui la côtoient dans le passé ne le font qu’à l’état de fantômes. Les caches divers qui l’isolent d’eux ne sont que la matérialisation métaphorique de leur inconsistance. Ce n’est pas à Liszt qu’elle parle, pas au roi de Bavière, pas à l’étudiant qui, à quelques centimètres, tend vers elle la main et ne l’atteindra jamais. Elle se parle à elle-même en secret, les autres, qui apparemment l’entourent (et dont l’écran construit la présence virtuelle) restent ectoplasmiques, tout en affirmant une forte « réalité » émotionnelle, exactement comme dans les rêves où des obstacles divers nous séparent toujours des êtres fuligineux que l’activité inconsciente suscite. Car seule l’imagination d’un individu perdu dans le labyrinthe des associations libres parvient en s’appuyant sur un passé qui a existé ou non, à bâtir à son seul usage une histoire psychique à la fois frappante, vive (sensations, parfums, couleurs) et floue, pleine d’affects et vide de substance.
Breton n’est mort qu’en 1966. A-t-il vu Lola Montès ? A-t-il compris que ce film magique était plus authentiquement conforme à la définition de la merveille surréaliste que le Peter Ibbetson d’Henry Hathaway, qui l’avait fait fantasmer un peu vite en 1935 ?
Eh oui ! Lola Montès est d’abord un portrait de femme, tenté par un homme qui les aimait toutes et les respectait – ce qui n’est pas incompatible. Aujourd’hui, si l’on peut revoir le film restauré et conforme au montage et au métrage d’origine dans des conditions acceptables à la taille de l’écran près, qui devrait être gigantesque pour rendre à l’image originelle toute sa puissance, il apparaît bien clair que le public, malheureusement avancé en âge, non en sagesse, dans sa majorité, qui va communier dans la ferveur un peu trop culturelle qu’induit le label Qualité France collé désormais sur l’œuvre d’Ophuls, demeure réticent devant le casting du film, pourtant partie intégrante de sa grandeur.
L’autre jour, une dame un peu pincée, qui avait peut-être été une Vénus, glissait en sortant à son mari pensif : « Martine Carol, pour le visage, je ne dis pas, mais quelle gourde ! » Même Jacques Lourcelles, dans la somme fort documentée et d’une vraie honnêteté intellectuelle qu’il consacre à Lola Montès dans son Dictionnaire du cinéma, condamne sans rémission le choix de l’actrice, qui « ne sera jamais le personnage à aucun moment et en aucune scène du film ». Ce qui fait se rejoindre les points de vue du critique et du bon public.
Il nous faut défendre avec fermeté l’opinion contraire. Comment supposer qu’Ophuls, homme de théâtre et amoureux des comédiens comme de très rares metteurs en scène de cinéma venus eux aussi des planches (Welles, Bergman) et à son image infaillibles directeurs d’acteurs, ait pu commettre la monumentale bévue qu’on lui prête, bien à tort, nous allons le voir, puisque l’actrice agréablement médiocre d’Adorables créatures (Christian-Jaque, 1951) ou de Si Versailles m ’était conté (Sacha Guitry, 1953) se révèle si objectivement incarner, au plein sens du terme, la Lola idéale ?
Et d’abord, ainsi que le constate à son dam l’écuyer lors de leur toute première rencontre, car il en tombe illico amoureux (comme tant d’hommes avant lui, et comme le médecin du cirque beaucoup plus tard), elle est « terriblement belle ». Magnifiquement conforme, certes, non aux canons étiques des couturiers actuels qui cultivent avec sadisme « femmes et femelles décharnées » et méprisent « les belles un tantinet rondelettes » que célébrera encore Brassens au décours de feu le xxe siècle, mais bien représentative de l’éclat charnel qui séduisait le second Empire (temps de la fiction, celui des « crinolines » récemment ressuscité au musée Galliéra) et se prolongera, intacte, en « Sa majesté la femme 1900 » encensée par Cendrars dans Bourlinguer, un de ses chefs-d’œuvre.
Sur ce corps de nymphe succulente, un visage angélique, au profil régulièrement harmonieux, qui tempère la sensualité par une délicieuse « morbidesse » qu’on ne retrouvera que chez Marilyn Monroe. C’est déjà beaucoup, n’est-ce pas ? et en fait c’est même déjà tout, car ce personnage ne doit sous aucun prétexte montrer trop d’autres qualités. La Lola du film ne dispose que d’une cervelle d’oiseau, ne comprend rien à l’économie domestique (elle est perpétuellement fauchée), ni à la danse (elle exécute ses entrechats comme un canard), ni à la politique (la révolution puritaine qu’elle va déclencher en Bavière et qui la chassera la prend au dépourvu), ni en somme à rien, sauf à l’inéluctable sort mélancolique qui l’attend, et un peu tout de même aux hommes (sa réplique, voix sourde, à l’écuyer qui n’a pu s’empêcher de l’embrasser : « Ne sois pas bête comme les autres » est la seule parole profonde qu’elle prononce pendant tout le film, et prouve à tout le moins qu’elle a entrevu d’un coup, en un fulgurant éclair de lucidité, que l’écuyer a raison, qu’elle n’a de valeur commerciale, de valeur tout court, qu’en tant qu’objet de convoitise et de scandale, comme tant de vedettes d’aujourd’hui et d’hier, chair à canon d’une pipolisation galopante).
Sublime et nulle, telle est Lola, et il fallait tout le talent de Martine Carol – le talent de se soumettre à son metteur en scène perinde ac cadaver – pour que nous tremblions pour elle lorsqu’elle effectue, à la fin, le saut de la mort sans filet, pour que nous pleurions sur elle quand elle doit livrer ses bras nus, pour un dollar, aux baisers malsains des mâles en rut qui sont venus voir la lionne se faire bouffer par son dompteur. Voilà pourquoi, douée seulement pour l’amour, qui chez Ophuls comporte sensibilité et tendresse (d’où le caractère touchant de son idylle avec le vieux roi), elle est aussi éternellement la duchesse de Lansfeld qu’est éternellement la comtesse aux pieds nus Ava Gardner (The Barefoot Contessa, Mankiewicz, 1954), et Marilyn Monroe éternellement le petit piaf tombé du nid de Bus stop (Joshua Logan, 1956).
Mais on n’atteint qu’au bout d’un long cheminement le cœur palpitant du film et c’est bien sûr Flaubert qui nous y conduit avec sa réplique célèbre : « Madame Bovary, c’est moi ! » Max Ophuls avait dû quitter en catastrophe son Berlin bien-aimé, cette capitale étincelante de l’Europe suicidaire en 1914 et qui allait remettre ça vingt-cinq ans plus tard. C’était en 1933, le tueur moustachu venait de prendre le pouvoir, l’Apocalypse allait commencer. Désormais juif errant, Ophuls parcourra sans s’y fixer la France (il y est naturalisé en 1938, à trente-six ans), l’Italie, la Suisse, le Japon, échouant en bout de course haletante en Californie, où il va réussir une nouvelle carrière, non sans rêver nostalgiquement à un retour qui aura lieu dès qu’il sera possible. Aux Amériques, il évolue au milieu d’une colonie d’exilés qui compte des acteurs de grand talent comme Laszlo Lowenstein dit Peter Lorre, Conrad Veidt, l’inoubliable Cesare du Cabinet du Dr Caligari de Robert Wiene (1919) qui, fuyant lui-même le nazisme, meurt en France en 1938, et l’ami Adolf Wohlbruck qui prendra le nom d’Anton Walbrook, plus des metteurs en scène comme Fritz Lang ou Otto Preminger, regrettant tous l’Allemagne ou l’Autriche, la Vienne des Années folles ou le fabuleux Berlin qui, douze ans s’étant écoulés, sera un monceau de ruines.
Le calvaire de Lola Montès, petite danseuse espagnole sans avenir, coureuse d’une introuvable Europe réconciliée, devenue la Juive errante par grâce spéciale de son créateur, voilà qui confère à la « comédie dramatique » (selon la formule consacrée) d’un héritier de la plus grande école du cinéma (avec, un cran au-dessous, le réalisme poétique français, à égalité avec l’école japonaise des années 1930 à 1960), cet expressionnisme qui fut essentiellement – en peinture, au théâtre, en littérature, au cinéma – l’invention d’artistes juifs, son accompagnement de basse tragique continue.
Le plus beau film du monde ? Il y a heureusement, selon les humeurs et les moments, plusieurs « plus beaux films du monde » emprisonnés dans nos mémoires de cinéphiles. Mais en tout cas, sans aucun doute, l’exemple même de ce que Tadeuz Kantor, dans un domaine connexe de l’art, appelait « le théâtre de l’émotion ». Non pas celle, imbécile, produite à grand fracas de cymbales au fil de la dérive d’un Hollywood crétinisé par la méchanceté sanguinolente et abjecte fomentée au creux du cerveau reptilien d’un Mel Gibson, mais cette émotion irrépressible qui sourd des films aptes à dégraisser les dents et à laver l’esprit, ces films « terrifiant(s) et marrant(s), beau(x) comme tout » à l’image du monde de Jacques Prévert et qui, si l’on y tient absolument, restaurent dans son intégrité l’âme, notre belle âme, qui du reste n’existe pas.
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Un coffret réunissant Lola Montès, Le plaisir, La ronde et Madame de… est sorti chez Gaumont en octobre 2009.