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Dans le même numéro

Minuit sur le Mexique ?

août/sept. 2008

#Divers

José Angel Avila, de la ville de Fresnillo, a perdu son fils, âgé de 13 ans, le 16 mai dernier, lors d’un duel à l’arme lourde, en plein midi, entre deux bandes de « narcos », hommes de main du trafic de drogue. Le bilan fut de trois civils tués, dont deux enfants. Avila, sans craindre pour sa vie, déclare :

Je ne sais pas quelles conséquences mes paroles auront pour moi, mais peu m’importe, puisqu’ils m’ont pris mon fils. Je veux que le président de la République, les militaires ou quiconque pourrait en finir avec notre cauchemar le sachent : cela fait des mois que les « Z » [un groupe de tueurs à la solde des trafiquants] sont ici. Le gouverneur les a laissés entrer et maintenant il est impuissant contre eux quand ils tuent des innocents. Si le gouvernement [de l’État de Zacatecas] ne peut rien, alors qu’il demande l’intervention de l’armée.

Hier, 3 juillet, à Culiacán, capitale de l’État de Sinaloa, trois cadavres décapités et mutilés ont été trouvés dans le coffre d’une voiture, avec un serpent décapité et des messages de menaces. Une des victimes était un ancien chef du groupe Centaure, spécialement créé pour lutter contre les « narcos », officier de police mis à pied en septembre dernier et accusé de corruption, tortures et extorsions. En Sinaloa, en six mois, il y a eu 488 exécutions. Le président Felipe Calderón avait pourtant envoyé le 15 mai 2 700 soldats et policiers en renfort dans cet État. Dans la semaine du 28 juin au 4 juillet, on a dénombré 159 cadavres dans le cadre de cette guerre qui a fait 2 033 morts en six mois.

Le renversement du rapport de force

C’est en 2005 qu’a éclaté au grand jour la violence liée au trafic de drogue. En 2006, 3 000 cadavres ; en 2007, 3 400, dont 300 policiers parmi lesquels 60 gradés. En mai dernier, en une semaine, quatre policiers du plus haut niveau (l’un appartenait à l’état-major chargé de la sécurité du président) ont été abattus. L’armée est déployée pratiquement partout, avec 36 000 soldats dans les quatre États les plus touchés, Chihuahua, Michoacán, Sinaloa et Tamaulipas. La capitale n’est pas à l’abri puisqu’elle est devenue, à cause de l’imprévoyance de ses dirigeants successifs (le Prd, opposition de gauche, la gouverne depuis 2000), une sorte de zone libre pour le crime organisé, favorisé par la corruption généralisée des polices.

Pour des raisons géostratégiques, le Mexique est un pays très favorable au développement du crime organisé dans sa dimension internationale, à mi-chemin entre les régions productrices de drogue d’Amérique du Sud et le grand marché des États-Unis. Aujourd’hui, 70 % de la drogue qui arrive aux États-Unis vient du Mexique. De pays de transit, le Mexique est devenu aussi producteur, s’est installé à son compte, a développé un marché national, tout en continuant à travailler à l’échelle continentale. C’est une très vieille histoire qui, pendant longtemps, est restée dans l’obscurité parce que les trafiquants bénéficiaient de la protection des autorités, qui les contrôlaient d’une certaine manière. C’est peut-être la fin de l’hégémonie du Pri, le Parti de la révolution institutionnelle, au pouvoir pendant 80 ans, jusqu’en l’an 2000, qui a mis fin à ce contrôle et qui a inversé les rôles : la corruption, l’interpénétration entre les deux sphères sont toujours la règle mais en bien des endroits ce n’est plus l’État qui protège le trafic moyennant un tribut, mais le crime organisé qui exerce directement le pouvoir voire qui emploie les agents du gouvernement. À tous les niveaux, y compris le plus haut. Gouverneurs, ministres, généraux et ecclésiastiques n’échappent pas à la nouvelle règle du jeu ; seule la présidence de la République est indemne, aujourd’hui (car on dit qu’avant 2000… chut !).

L’indépendance du crime organisé explique l’apparition de la violence en plein jour car elle a ouvert une transition – nous y sommes en plein – durant laquelle les trafiquants luttent entre eux pour se partager le territoire national, contre les policiers qui veulent bien travailler avec eux, mais comme avant et contre certains représentants d’un nouvel État qui prétendent non plus les contrôler en les protégeant mais les combattre. Il n’y a plus de règles, il n’y a plus d’accords qui donnent un minimum de logique et de stabilité aux opérations illégales. Dans ces conditions, c’est la force qui commande et le massacre en est la démonstration. Comme le négoce est plus prospère que jamais, malgré les tonnes de drogue saisies, grâce à la fabuleuse hausse des prix sur le marché américain (75 % pour les métha-emphétamines, 50 % pour la cocaïne), les trafiquants peuvent offrir à tous le choix entre « plomb ou argent ». Avec leur argent ils peuvent acheter presque n’importe qui et n’importe quoi, depuis les déserteurs du corps de forces spéciales de l’armée (les fameux commandos « Z »), jusqu’aux grandes banques internationales qui blanchissent tranquillement leur argent. Bref, les nouvelles organisations criminelles échappent à la tutelle de l’État fédéral et des États régionaux, c’est pourquoi le crime organisé a déclaré la guerre à l’État.

Comment lutter contre les cartels ?

Dans ces conditions, on comprend pourquoi le président Calderón, dès qu’il prit ses fonctions en décembre 2006, a fixé comme priorité le combat contre cette hydre. Au Mexique, on ne parle pas de Cosa Nostra, de Camorra ni de mafia, mais de « cartels » au pluriel. Sur un organigramme très fluctuant, on pourrait voir en cet instant sept cartels présents dans tout le pays, en Amérique centrale et dans plus de 120 villes des États-Unis. Leur chiffre d’affaires annuel est estimé de 10 à 15 milliards d’euros ; leurs quinze chefs emploient 53 financiers, 74 lieutenants et 80 000 employés, sans compter les fonctionnaires impliqués. L’organisation est clandestine, agile, flexible, l’armement ultramoderne (il sort des arsenaux américains), la technologie en communications est de pointe, ils disposent de flottes de véhicules sur terre, sur mer et d’avions, sans compter les hélicoptères. Les services de l’Onu spécialisés dans la lutte contre le crime organisé viennent de signaler que le Mexique occupe le sixième rang des pays les plus gangrenés, après l’Afghanistan, l’Irak, le Pakistan, le Nigeria et la Guinée équatoriale : 60 % des municipalités ont un lien, volontaire ou imposé, avec les cartels. Le gouvernement de certains États et bien des mairies favorisent ou participent au blanchiment de l’argent criminel, à travers les travaux publics, des investissements, concessions d’hôtels, restaurants, etc. Certains s’opposent même ouvertement à ce que l’armée ou la police fédérale viennent combattre les cartels dans leur territoire.

Si l’on accepte la définition de Max Weber selon laquelle l’État se caractérise par le monopole de l’usage de la force, on verra que l’État mexicain se devait de réagir, d’autant plus qu’à l’ombre des cartels fleurissent tous types d’activités criminelles : séquestres, vols de voitures, trafic international de personnes et d’organes, attaques à main armée…Voilà pourquoi le président Felipe Calderón a rapidement déployé 20 000 soldats et policiers fédéraux en Michoacán, Guerrero et Basse Californie (Tijuana et Mexicali) pour commencer. Puis, au cours des dix-huit derniers mois, il a augmenté progressivement l’engagement de l’armée, ce qui n’est pas sans rappeler l’été 1992 en Italie, quand Rome a envoyé 7 000 soldats en Sicile pour l’opération « Vêpres siciliennes ». Là aussi le crime organisé, en pleine mutation après un concubinage très ancien avec un parti éternellement au pouvoir, la Démocratie chrétienne (DC) d’Andreotti (accusé formellement la même année de collusion avec la maffia et d’assassinat du journaliste M. Pecorelli), avait déclaré la guerre à l’État. La Cosa Nostra était alors comme un État qui entretient des relations avec un autre État, à savoir la république italienne, à travers ses représentants politiques, judiciaires et policiers. Elle était organisée territorialement en fiefs correspondant chacun à un clan, et gouvernée par un comité central, « la Coupole » ; à la base, des milliers de membres contrôlés par un système de récompenses et de sanctions. Vint « la transition » quand, d’une part, l’alliance avec une certaine DC prit l’eau et, d’autre part, quand « Toto » Riina décida de conquérir le pouvoir absolu, de transformer la fédération mafieuse en dictature fondée sur la terreur, à la fois au sein de la Cosa Nostra et contre l’État et la société. Plus de 800 « hommes d’honneur » de la mafia furent exécutés, ce qui explique le phénomène inédit et décisif des « pentiti », les « repentis » qui, n’ayant plus rien à perdre, rompirent la loi du silence. Entre-temps le président du gouvernement régional, le leader du parti communiste de Sicile et le secrétaire général de la DC, les deux fiscaux généraux envoyés par Rome, plusieurs directeurs de la sûreté, commandants de carabiniers, hauts fonctionnaires du ministère de la Justice furent assassinés, ainsi que le célèbre « incorruptible », le général dalla Chiesa (et sa femme), préfet de Palerme. Cette année 1982 fut l’année « Zéro » pour la Sicile et pour la république.

La Camorra de Naples et de la Campanie n’était pas loin derrière avec ses 2 621 cadavres dans les rues de Naples, résultat de l’affrontement entre bandes rivales de 1980 à 1988. Cosa Nostra et Camorra tuaient. Elles tuent encore à Palerme et à Naples, mais elles investissent aussi à Milan, à Londres, à New York et à Sydney ; ce sont des machines à produire pouvoir et argent, comme elles peuvent, là où elles peuvent, c’est-à-dire n’importe où, n’importe comment, à l’échelle nationale ou internationale.

Où en sont les cartels mexicains ? Leur spectaculaire cruauté qui n’épargne ni femmes ni enfants, qui met en scène les cadavres ou les morceaux de cadavre d’une façon aussi spectaculaire que macabre – ce qui fait partie de leur guerre psychologique –, le massacre quotidien en augmentation constante aux quatre coins du Mexique, tout cela correspond à « la transition », fin du pacte tacite avec l’État et réaction défensive de ce dernier. Selon l’agence anti-drogues des États-Unis, cela s’accompagne d’une « guerre civile » entre cartels pour prendre le contrôle de tout ou partie du territoire. Les cartels de Tijuana, de Ciudad Juárez et du Golfe (Tamaulipas) auraient, paraît-il, souffert de l’offensive gouvernementale et surtout de leurs luttes intestines, mais au milieu de cette guerre certains, dont les patrons des « Z », auraient décidé de s’unir pour créer un supercartel de la drogue, ce qui présente d’ores et déjà un problème de sûreté nationale et non plus « seulement » un problème de délinquance interne. Les « Z » recrutent des tueurs parmi les anciens corps-francs de l’armée guatémaltèque, la terrible contre-guérilla des « kaibiles », et au sein des triades criminelles d’Amérique centrale, les « Salva Maratrucha », célèbres par leurs tatouages, peut-être inspirés par les yakuza japonais, ces autres « hommes d’honneur ». Ils sont experts en maniement de tout type d’armes et d’explosifs, communications, opérations commando – la presse est pleine de leurs spectaculaires « exploits » – tandis que leurs patrons achètent des centaines de policiers, juges et hommes politiques locaux. Ceux qui ne veulent pas démissionnent et demandent l’asile politique aux États-Unis.

Le compromis ou l’assaut final ?

Les analyses les plus contradictoires s’affrontent quant à la signification de cette escalade de violence. Les uns disent que l’État mexicain démontre son impuissance, les autres jugent que si les cartels sont encore très forts, ils sont sérieusement frappés, perdant chaque mois des sommes fabuleuses et passant des mains des gestionnaires à celles des tueurs. Écoutons ces deux discours, curieusement émis par deux anciens chefs de la guérilla révolutionnaire en Amérique centrale, l’ancien commandant Tomás Borges qui fut aussi ministre de la Junte sandiniste au Nicaragua, et l’ancien commandant Joaquín Villalobos qui fut l’un des plus redoutables dirigeants militaires du front Farabundo Marti durant l’atroce guerre civile au Salvador.

Tomás Borges vient de publier à Mexico, chez Planeta, un livre intitulé Machiavel pour Narcos. La fin justifie les peurs (jeu de mot sur medios, les moyens, et medios, les peurs). En conclusion d’une étude fort sérieuse, il affirme que

l’heure est venue de pactiser avec le narcotrafic, puisque le gouvernement ne peut le vaincre par les moyens conventionnels ni en employant l’armée.

Il suggère qu’il faudrait employer des paramilitaires, comme au Brésil :

On ne peut le combattre avec les méthodes habituelles, il faut le combattre avec ses propres armes.

Thèse redoutable… Quand il analyse les points forts des cartels et les points faibles de l’État, il est malheureusement assez convaincant. Le Mexique compte 360 000 policiers (pour 107 millions d’habitants) répartis entre 40 polices sans aucune coordination ; et aussi 15 000 agents fédéraux qui, au lieu de servir à contrôler ces 360 000 policiers très touchés par la corruption, sont à leur tour contaminés. Ne parlons pas de leur recrutement qui se fait pratiquement sans contrôle. Cela permet aux cartels d’infiltrer leurs gens et de créer des cellules dormantes. La France a essayé vainement, sans beaucoup de moyens il est vrai, de former une police mexicaine pendant plus de vingt ans. Pour les policiers de la Dst, la formation ne dure pas plus de six mois, contre six ans aux États-Unis. En revanche, les cartels recrutent des gens bien choisis et bien formés, des professionnels dont ils s’assurent la loyauté par tous les moyens. Le gouvernement ne dispose pas de bons services d’espionnage ni de contre-espionnage. Il est donc aveugle, alors que les cartels sont parfaitement informés, comme le démontrent la sûreté et l’impunité absolues avec lesquelles ils font tuer les « incorruptibles » au plus haut niveau. Tout cela, il faut l’accorder à Borges qui prophétise que les cartels n’en sont qu’à la phase I du « narco terrorisme », celle de l’intimidation ; qu’ensuite viendra la phase II, celle de l’action directe pour déstabiliser l’État et obliger la société à négocier.

C’est pourquoi, poursuit-il, il faut ouvrir des canaux de communication avec les cartels, négocier avec eux

dans le noir, comme le faisaient jadis les gens du Pri. Les narcos ne sont pas sanguinaires, ne tuent pas pour le plaisir mais parce que les affaires sont les affaires […]. L’État est entré tête baissée dans cette guerre frontale, sans plan et en oubliant la règle de Colin Powell : « Il ne faut jamais entrer dans un endroit sans savoir comment en sortir. » L’État mexicain n’a pas de plan alternatif, pas de scénarios, il doit négocier.

Donnons la parole à Joaquín Villalobos :

Les forces fédérales, en 18 mois, ont réalisé 22 000 arrestations et extradé aux États-Unis 41 chefs ; elles ont saisi 14 000 armes, 260 millions de dollars, 6 900 véhicules, 121 bateaux, 261 avions, 2 700 tonnes de marihuana, 52 de cocaïne et 13 de pseudo-éphédrine, ce qui a provoqué des hausses successives des prix aux États-Unis. L’État a mis fin à 40 ans de tolérance universelle et d’impunité absolue. Les grands chefs mexicains étaient à quelques mois de pouvoir parler par téléphone directement avec la présidence, comme cela eut lieu jadis en Colombie. Il n’y avait pas d’autre alternative à la guerre comme seul moyen de récupérer l’autorité, les institutions, le territoire et la population […]. La violence actuelle est la fin du régime de cohabitation avec le crime organisé, un final qui évidemment sera sanglant et douloureux.

Villalobos affirme que le gouvernement mexicain s’en prend directement à

la rentabilité du négoce et que ses coups constants et très durs provoquent la violente réaction des criminels, qui pourrait en arriver au terrorisme.

Il rejoint sur ce point la prophétie de son collègue Borges. Il s’en sépare quand il affirme que le pouvoir de l’État était faible du fait que

dans le passé le Pri était le facteur de cohésion entre le pouvoir local et le national. Avec la démocratie (2000) cette faiblesse donna l’avantage aux délinquants mais la guerre a obligé l’État à corriger ce problème. La défaite des cartels est prévisible.

Villalobos parle de trois ans de guerre pour voir la violence diminuer de manière substantielle mais dit que

le Mexique devra affronter la culture de l’illégalité de ses citoyens et ses propres consommateurs de drogue. Comme quelqu’un devra bien approvisionner le marché américain, peut-être que les trafiquants s’empareront de petits États comme le Guatemala, le Salvador, le Honduras et le Nicaragua, ou alors, profitant des faiblesses de la transition, de Cuba2.

*

« Minuit sur le Mexique ? » est une interrogation, tout comme le verset biblique : « Dis-moi, guetteur, ne vois-tu pas venir l’aurore ? » La société civile qui, jusqu’à présent, semblait compter les points et tout attendre d’un État qu’elle n’a jamais aimé, en lequel elle n’a jamais eu confiance, et pour cause, commence à parler par la bouche de José Angel Avila :

Pauvre petit ! regarde comme les « Z » ont massacré mon petit Juanito !

avant de dénoncer la responsabilité des autorités locales et demander la venue de l’armée.

  • 1.

    Voir aussi dans ce numéro d’Esprit, Raúl Pérez Barbosa, « L’affaiblissement du pouvoir politique au Mexique », p. 102-120.

  • 2.

    « Mexico en guerra », El País, 3 juin 2008.