L’urgence du développement
Entretien avec Kamel Mohanna
Kamel Mohanna, qui préside l’association Amel International, plaide pour une plus grande solidarité internationale pour répondre aux besoins des réfugiés syriens au Liban.
Vous êtes président de Amel Association International[1]. En 2014, vous écriviez que « Liban et Syrie sont à nouveau indissociablement liés dans une tragédie humanitaire majeure[2] ». Comment caractériseriez-vous la situation actuelle ?
En janvier 2018, 997 552 réfugiés syriens sont enregistrés auprès du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (Hcr) au Liban[3] (1 500 000 selon le plan libanais de réponse à la crise syrienne, auquel contribuent le gouvernement libanais, les agences des Nations-unies et les Organisations non gouvernementales [Ong]). Rapporté à la population française, cela équivaudrait à 22 millions de réfugiés. En France, les débats portent sur l’expulsion des migrants plutôt que sur l’accueil. Il est honteux que l’Europe ferme ses frontières comme une forteresse. Au-delà des responsabilités politiques de ses gouvernements, elle ne respecte pas les principes moraux et juridiques de l’asile.
Il faut ainsi saluer la générosité des Libanais et des réfugiés palestiniens. Pourtant, la situation est catastrophique et explosive. L’aide que nous apportons est soumise à de nombreux défis. En ce qui concerne la santé, la mise en place des soins de santé primaire est effective, mais les difficultés sont considérables au niveau de l’hospitalisation. Le Hcr, dans le cadre de ses activités de santé secondaire, a un contrat avec une assurance privée couvrant une partie des frais d’hospitalisation, mais 25 % des frais restent à la charge du patient. Il n’est pas facile de trouver une place à l’hôpital et les structures libanaises n’ont pas les ressources pour répondre à tous les besoins.
Le vrai problème, que j’appelle même « un crime », concerne l’éducation. Nous avons près de 580 000 enfants réfugiés en âge d’être scolarisés au Liban : la moitié d’entre eux n’ont aucun accès à l’éducation. Il y a aussi des problèmes d’absentéisme, de décrochage scolaire, de différences de niveaux entre les étudiants syriens et libanais qui demandent de nombreux ajustements dans la pédagogie. Par ailleurs, les écoles libanaises doivent être davantage dotées en ressources pour répondre à ces besoins. Imaginez l’avenir de cette génération déscolarisée ! Par ailleurs, au Liban, nos prisons comptent 30 000 détenus, dont 10 000 sont syriens, principalement en raison de problèmes économiques et sociaux. Même l’environnement est touché : nous produisions chaque jour 5 000 tonnes de détritus quand nous avons dû faire face à « la crise des déchets » ; aujourd’hui, nous en produisons 7 500 tonnes, avec des problèmes de pollution aggravés.
Je me suis rendu au Koweït pour obtenir de l’aide à l’occasion d’un sommet réunissant des bailleurs de fond. Ban-Ki Moon, alors secrétaire général des Nations-Unies, a réclamé 8, 4 milliards de dollars pour répondre aux besoins du Liban. Nous avons obtenu une promesse de 3, 4 milliards. Tout est fait pour les effets d’annonce médiatiques et non pour l’efficacité de l’aide apportée. Seule la moitié de l’argent promis nous est parvenue. Pourtant, la grande majorité des réfugiés syriens du Liban vivent sous le seuil de pauvreté et connaissent des problèmes d’endettement. La prise en charge des enfants nés depuis le début du conflit sur le territoire libanais[4] pose de graves problèmes et de nombreux enfants se retrouvent sans aucun document d’identité.
Par ailleurs, il ne faut pas négliger les réalités libanaises : un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté, dont 8 % en situation d’extrême pauvreté. C’est pourquoi il faut aider le Liban qui aide la Syrie. Il faut également s’assurer que les aides parviennent bien aux bénéficiaires et ne servent pas à autre chose (à la « logistique », par exemple). Les Ong internationales doivent travailler davantage avec les libanaises et ne pas chercher à prendre leur place. Il y a une armée de personnes qui travaillent aujourd’hui dans l’humanitaire. Leur souci est d’assurer leurs besoins parfois au détriment des bénéficiaires. On peut parler de « business de la charité » et même de Bongo (Business Oriented Non Gouvernemental Organisations).
Quelles sont vos recommandations ?
Dans ce contexte, nous demandons d’abord une solution politique au conflit en Syrie. En attendant, il faut renforcer la solidarité internationale selon les recommandations du sommet humanitaire mondial d’Istanbul (mars 2017) et relocaliser 10 % des réfugiés en Europe. Depuis des années, les discussions avec l’Europe se bloquent sur l’accueil de quelques milliers de réfugiés. Maintenant, le défi est plus que jamais centré sur les Ong nationales, auxquelles seulement 2 % de l’aide revient[5]. Nous demandons désormais que 25 % leur soit alloués.
Nous sommes parvenus à proposer près de 2 millions de services aux réfugiés syriens : je peux vous assurer qu’il faudrait dix fois plus de moyens aux Ong internationales pour faire la même chose. Le salaire le plus élevé ici est de 2 000 dollars ; l’esprit de volontariat prévaut. Dans nos centres, tous les membres de notre personnel connaissent la situation et s’engagent en conséquence. Je propose donc aux Nations-Unies de mettre en place un système de contribution financière obligatoire aux réponses humanitaires, comme c’est le cas pour les forces de maintien de la paix. Cette question engage aussi la prévention des conflits. Tant que les intérêts des puissances s’organisent autour de la vente d’armes, les conflits vont perdurer.
D’ailleurs, nous ne savons pas combien de temps la situation va encore durer ici. Pour le moment, il faut surtout veiller à ce que l’aide soit correctement acheminée, surtout que des pays comme le Yémen, la Somalie ou l’Afghanistan sont également dans le besoin.
Vous disposez d’un centre dans la ville d’Ersal, une ville qui illustre l’empiétement du conflit syrien sur le territoire libanais : pourriez-vous nous parler de vos activités sur place ?
Ersal, ville située à la frontière entre le Liban et la Syrie, compte un nombre élevé de réfugiés syriens par rapport à la population locale[6]. Elle s’est brusquement rapprochée du centre de gravité de la crise syrienne après la bataille de Qousseir de 2013 et surtout à la suite du conflit d’août 2014. La présence de partisans de groupes armés extrémistes dans la région a conduit à d’importants affrontements, notamment entre Jabhat al-Nosra, Daech et l’armée libanaise. Ersal illustre la crise humanitaire que subit actuellement le Liban, avec une situation de tensions exacerbées, si ce n’est de crise sécuritaire.
Cela fait plus de trente-cinq ans qu’Amel possède un centre sur place. Habitués à travailler avec les autres Ong locales, nous avons été les premiers sollicités après les affrontements de 2014. Nous avons un rôle humanitaire mais, à Ersal, notre objectif consiste surtout à maintenir la cohésion sociale, en veillant à ne favoriser aucun groupe au détriment d’un autre[7]. La vie à Ersal est devenue impossible à cause d’un cycle de violences. Amel essaie donc de dépasser le sentiment d’insécurité par le lien social.
Comment répondre à l’urgence et continuer en même temps ses travaux sur le long terme ?
A Ersal comme ailleurs, nous avons dépassé le stade de « l’urgence permanente ». Après sept ans, nous sommes désormais dans la phase de stabilisation et de développement. Ce serait même « l’urgence du développement ». Notre politique avec les Syriens et les Libanais se fonde sur une approche unique : par le respect et la dignité vient la confiance, qui permet le développement personnel et la conduite de projets. Nous offrons également des formations professionnelles et nous aidons les personnes à trouver du travail, chez nous ou ailleurs. Enfin, nous encourageons les femmes à s’investir dans la vie politique. En effet, lorsque la femme travaille, elle est plus à même de s’engager dans les affaires publiques : c’est une voie vers l’émancipation et la démocratie. Lorsque nous parlons d’humanitaire en Europe, c’est toujours en rapport avec l’urgence. Nous mettons en avant l’être humain. Une véritable action humanitaire travaille sur les causes profondes et durables des vulnérabilités des personnes.
Propos recueillis par Rémi Baille
[1] Amel Association International est une organisation non gouvernementale (Ong) libanaise, humanitaire et non confessionnelle, fondée en 1979 par le Dr. Kamel Mohanna à la suite de la première invasion israélienne au Sud-Liban pendant la guerre civile. Elle emploie aujourd’hui près 800 employés dans 24 centres sur le territoire libanais.
[2] Kamel Mohanna et Pierre Micheletti, « Liban-Syrie : solidarité et business », Esprit, octobre 2014, p. 127-129.
[3] Voir unhcr.org.
[4] Sur 100 000 naissances estimées, seul 30 000 sont enregistrées.
[5] Michael Mosselmans, “Only a fraction of humanitarian aid goes through local organisations. Why?”, The Guardian, 5 février 2016.
[6] Alors que le Hcr évalue leur nombre à 39 628 personnes, les autorités locales parlent de 135 000 réfugiés syriens, selon leur dernier recensement.
[7] Voir Deborah Prati, « Les Ong locales libanaises comme facteur de stabilité : théorie(s) et application à Ersal », Beyrouth, Amel Association et Lebanon Support, octobre 2016.