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Ersal, le conflit syrien au Liban. Introduction

L’ensemble de textes qui suit est issu d’un voyage à Beyrouth en juillet 2017[1]. Lors de notre arrivée au Liban, nous passons en taxi par al-Dahiyya, la banlieue sud de Beyrouth. Le chauffeur indique que c’est le quartier du Hezbollah, lève le poing, crie « Résistance ! » et annonce que le parti chiite va éliminer Daech en Syrie. Les taxis, les épiceries ou les cafés sont autant de lieux d’information et de débats où la pudeur d’une appartenance politique s’efface parfois au profit des revendications. Toutes ces personnes rencontrées au hasard de notre voyage ont été de précieux indicateurs. Nous avons aussi demandé à quelques personnes (journalistes, chercheurs, associatifs…) d’analyser les effets du conflit syrien sur le Liban. Si le mois de juillet est d’ordinaire celui du retour de la diaspora, des fêtes au bord de l’eau et du départ de la ville pour l’intérieur des terres, il est en 2017 l’occasion de nouveaux débats sur la présence des djihadistes et la « crise » des réfugiés. C’est une nouvelle fois dans la localité d’Ersal que l’agitation a lieu. En début de mois, quatre Syriens avaient trouvé la mort après un raid de l’armée libanaise dans un camp de réfugiés. Le 21 juillet débutait l’offensive du Jouroud Ersal conduite par le Hezbollah à l’encontre de groupes djihadistes, notamment Tahrir al-Cham.

Ersal, proche de la frontière syrienne au nord-est du Liban, est une ville de 35 000 habitants, enclave sunnite dans le gouvernorat à majorité chiite de Baalbek-Hermel, dans la vallée de la Bekaa. Le conflit syrien en a fait un refuge pour les Syriens et une menace pour l’appareil sécuritaire libanais. Le destin d’Ersal est exemplaire de l’abdication générale de l’Etat libanais, qui se concentre sur des mesures sécuritaires, sans considération pour le contexte socio-économique, politique et humanitaire de la crise[2]. La reconstruction lancée par le Premier ministre Rafic Hariri, fondée sur les investissements étrangers, le secteur bancaire et le tourisme, a délaissé les périphéries agricoles. Ersal s’est retrouvée livrée à elle-même pour survivre en cherchant à développer son agriculture, ses carrières de pierre et ses réseaux de contrebande. Le souvenir du bombardement de la ville par l’armée en 1958, alors que les résidents, méfiants à l’égard d’un pouvoir central considéré comme une entité chrétienne, réclamaient son rattachement à la Syrie, a laissé des cicatrices[3].

L’engagement du Hezbollah dans le conflit syrien, officiellement reconnu au printemps 2013 à l’occasion de la bataille de Qousseir, a conduit les groupes armés syriens à lancer des attaques contre le Parti de Dieu sur le territoire libanais. En août de l’année suivante, des combattants syriens de groupes islamistes tentent de prendre le contrôle de la ville, tuant plusieurs soldats et policiers libanais et prenant vingt-neuf otages parmi les forces de sécurité. La mobilisation retentissante des familles des otages transforme en « affaire » le destin d’Ersal. La menace une fois écartée, l’État islamique et le Front al-Nosra maintiennent leur présence autour de la ville. Celle-ci a accueilli entre 80 et 90 000 réfugiés syriens, soit trois fois sa population. Les organisations humanitaires et le gouvernement libanais ont échoué à répondre à leurs besoins fondamentaux. L’hospitalité des débuts a laissé rapidement place à une certaine anxiété. Les incursions régulières des Forces armées libanaises dans les camps de fortune dans et autour d’Ersal sont émaillées de violations des droits humains. Et la situation dans la région sert de justification à une série de mesures décidées par les municipalités, discriminatoires à l’égard des Syriens. Par ailleurs, les contraintes de déplacement imposées aux résidents de la ville nourrissent un ressentiment contre l’armée, pourtant largement considérée comme la seule véritable institution étatique libanaise.

Les épisodes successifs dans la région d’Ersal ont favorisé une coopération inédite entre l’institution légitime, l’Armée, et ce qu’on pourrait nommer l’institution de puissance, le Hezbollah. Ce mouvement chiite issu du soutien à la Révolution islamique en Iran dispose d’une quasi-armée régulière et développe sa « société de la Résistance » face à Israël. Cette inscription dans l’axe de la résistance est encore flagrante pendant la « guerre des trente-trois jours » de 2006 et, aujourd’hui encore, on entend que le Hezbollah doit garder son arsenal pour sécuriser la frontière sud du Liban contre toute incursion israélienne. Son engagement dans le conflit syrien, qui témoigne du déclin de l’armée syrienne au profit des forces soutenues par les Russes et les Syriens, transforme radicalement la figure de l’ennemi : c’est désormais « la menace takfirie », même si, selon les dirigeants du mouvement, cette dernière est financée et armée par Israël[4]. Au moment de notre présence au Liban, le Hezbollah lance son offensive contre les combattants cachés dans les montagnes d’Ersal et de Qualamoun, avec l’appui de l’aviation syrienne, les Forces armées libanaises se limitant à empêcher l’infiltration de combattants syriens au Liban. Le Hezbollah confirme sa maîtrise dans la gestion effective et stratégique de ses interlocuteurs privilégiés pour qui la qualité d’« alliés » n’est pas requise. À la fin du mois de juillet, le Hezbollah négocie même le départ d’une centaine de djihadistes de l’ex-Front al-Nosra et de plusieurs milliers de civils, en échange de cinq prisonniers. La montée d’un climat xénophobe et violent conduit le Hezbollah à réclamer un accord entre les gouvernements libanais et syrien pour reconduire les réfugiés syriens dans leur pays, en violation flagrante des conventions internationales. Un accord entre l’organisation État islamique et le Hezbollah, avec le soutien du régime syrien, rend possible, le 28 août 2017, l’évacuation de plus de trois cents djihadistes et de plus de trois cents civils de la région du Qalamoun, au grand dam des États-Unis et des autorités irakiennes, contre la libération d’un prisonnier et la restitution de deux corps de combattants du groupe libanais. Une nouvelle fois installé dans le rôle d’arbitre et de médiation entre la Syrie de Bachar et le Liban, le Hezbollah se présente désormais comme un acteur incontournable dans la gestion politique des crises libanaises.

Face à cette indépendance en actes du Hezbollah, l’Armée tente de trouver sa place. Moins aventureuse au front, elle s’implique davantage dans des missions de sécurité intérieure, sous une forte pression populaire. Alors qu’il reste autour de 50 000 réfugiés à Ersal (135 000 selon les autorités locales), l’Armée y a fait une incursion le 30 juin, conduisant à la détention de 356 réfugiés syriens, dont des mineurs, et à la mort de quatre d’entre eux, annoncée par l’armée « pour causes naturelles ». Les organisations des droits de l’homme établissent rapidement, sur la base de témoignages et de documents photographiques, qu’ils sont morts sous la torture et appellent à la constitution d’une enquête indépendante. Les autorités libanaises ont l’habitude d’ouvrir de telles enquêtes, cédant aux pressions citoyennes et internationales, mais ne les concluent jamais. C’est désormais un tribunal militaire, dont l’indépendance, l’impartialité et la compétence sont contestées par les associations des droits humains, qui est en charge de l’affaire[5].

Il se joue à Ersal un exercice de recherche d’équilibre, précaire mais tenace, peut-être paradigmatique de la situation générale de la société libanaise telle qu’elle est affectée par la guerre en Syrie.

 

[1] Nous remercions tous ceux qui l’ont rendu possible, en particulier Olivier Mongin, Anne-Lorraine Bujon, François Crémieux, Joël Hubrecht, et ceux qui nous ont aidés sur place, en particulier Leïla Seurat, Emmanuel Haddad et Lucas Wintrebert.

[2] Voir International Crisis Group (Icg), “Arsal in the Crosshairs: The Predicament of a Small Lebanese Border Town”, Crisis Group Middle East Briefing n°46, Beyrouth/Bruxelles, 23 février 2016.

[3] Voir Michelle Obeid, “Between One State and Another, Always on the Margins”, Bidayat, n° 6, été 2013, cité dans Icg, “Arsal in the Crosshairs”, art. cité.

[4] Voir Chloé Berger, « Le Hezbollah, héraut des ambitions régionales iraniennes ? », Etudes de l’Ifri, mai 2017.

[5] Voir “Lebanon: Deaths, Alleged Torture of Syrians in Army Custody”, Human Rights Watch, 20 juillet 2017.

Rémi Baille

Collaborateur à France Culture et à Esprit, co-fondateur de la revue littéraire L’Allume-Feu.

Jonathan Chalier

Rédacteur en chef adjoint de la revue Esprit, chargé de cours de philosophie à l'École polytechnique.

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