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Une histoire racontée par un idiot. Idiotie et folie dans la littérature contemporaine

Idiotie et folie dans la littérature contemporaine

L’idiotie, comme la folie, est un défi porté à la représentation. Mais si l’idiotie a aujourd’hui disparu du vocabulaire médical, elle continue à inspirer des écrivains comme Faulkner, Coetzee, Kenzaburō Ōe ou Doris Lessing.

L’idiotie, à première vue, n’a pas grand-chose qui puisse retenir l’écrivain : l’idiot ne parle pas, ou mal, il pense peu. L’intelligence n’est pas son fort, il sait peu de chose. Et pourtant, les figures d’idiots sont nombreuses à hanter la littérature, en particulier depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Plus ou moins hébétés, trébuchant sur les mots et sur les codes, ces personnages qualifiés d’idiots, de simplets, voire d’arriérés ou de débiles, ne sont pas réductibles à une figure de la sottise ou de la bêtise que dénoncerait l’écrivain pour faire rire, ni pour révéler au lecteur, dont il fait le complice de son intelligence, la sottise de la marche du monde et des comportements des hommes. Sur la scène du théâtre, où le sot a longtemps offert un spectacle comique, quoique parfois inquiétant (du Bourgeois gentilhomme à Ubu, de Trissotin à Victor), c’est souvent l’idiot qui est aujourd’hui mis en scène, avec ses limites, ses déficiences, ses différences. Les romans sont également nombreux à s’intéresser à cette figure de l’idiot.

La folie comme l’idiotie figurent la différence, voire l’altérité radicale. Pour l’écriture, la folie comme l’idiotie sont un défi porté aux limites de la représentation, aux normes de l’expression et à l’horizon même du sens. Alors qu’elles ont été liées par l’histoire médicale, l’idiotie et la folie sont donc aujourd’hui dissociées l’une de l’autre. La littérature, elle, continue à penser leur articulation. Ce sont ces échanges complexes entre discours médical et scène littéraire ou artistique d’une part, imaginaire de la folie et discours de l’idiotie d’autre part, que nous voulons interroger.

L’idiot, le fou et les limites de la représentation

L’idiotie a aujourd’hui disparu du discours médical, psychiatrique ou psychanalytique. Pour évoquer l’arriération mentale, on va préférer le terme technique d’oligophrène, pour les grands arriérés, de débilité, qui met l’accent sur la fragilité et la déficience – c’est la terminologie qu’emploie, par exemple, Maud Mannoni dans l’Enfant arriéré et sa mère1.

Il est important de rappeler que la notion a été centrale dans l’aliénisme du xixe siècle : Pinel fait de l’idiotisme une catégorie importante, qu’elle soit ou non congénitale. Esquirol, une génération plus tard, invente le terme d’idiotie dans son Traité des maladies mentales (1838). Il la distingue précisément de la démence. L’une relève de l’insuffisance, dont elle représente l’expression la plus grave (l’idiot est plus arriéré que le crétin, que l’imbécile et que le débile) ; l’autre est excès – la démence peut être transitoire, alors que l’idiotie est chronique. Si la démence est chronique, elle sera identifiée à une forme de « stupidité » (Georget), de « confusion mentale primitive » (Chaslin). Mais, qu’elle soit ou non chronique, à la différence de l’idiotie, la démence n’est pas l’effet d’une insuffisance de développement : elle procède d’une rupture soudaine dans la stabilité. La démence est ainsi pensée comme une perte, qui peut produire un excès, et non comme un défaut primitif. Avec l’idiotie, on en reste, le plus souvent, à la négativité du manque (de motricité, de langage, d’intelligence, d’adaptabilité sociale, etc.).

Aujourd’hui, ce qui relevait de l’idiotie d’Esquirol, voire de l’idiotisme de Pinel, est sans doute en partie recouvert par la catégorie de psychose infantile à symptomatologie déficitaire. L’idiotie demeure donc pour la psychiatrie actuelle une forme particulièrement sévère d’arriération mentale. Comme la démence, qui relève d’une involution, l’idiotie, qui procède d’un défaut d’évolution, est perçue comme une forme d’infirmité. À la différence de la psychose ou de la démence, elle relèverait plutôt du handicap que de la maladie mentale.

Quoi qu’il en soit, la figure de l’idiot s’est détachée du tableau clinique et des catégories nosographiques. Si elle fascine l’écrivain, ce n’est pas en tant qu’elle est une autre différence – une différence qui n’est ni celle du délire ou de la démence, ni celle de l’excentricité. On peut voir dans cette persistance du terme d’idiotie, avec ce qu’il a de massif, voire d’injurieux, dans la création contemporaine, une forme de résistance à un discours de la folie qui procède précisément du développement de l’aliénisme du xixe siècle2. Alors que le fou, dans l’imaginaire romantique, voisine avec le génie, et celui-ci avec une forme simple et heureuse de l’enfant retrouvé (Baudelaire), l’idiot est du côté de la non-œuvre, de la non-expression, de la défaillance radicale de l’identité. L’idiot n’incarne donc aucune possibilité géniale d’expression ou de création, ni même une capacité à signifier de manière différente. Alors que le délire oblige à questionner le sens, l’idiotie est un cran d’arrêt pour la machine interprétative. Elle n’est pas un défaut de la raison, qui, si elle finit par être rétablie dans ses prérogatives, nie la folie ; elle n’est pas non plus un excès d’émotions ou de passions, conception qui annule, elle aussi, in fine la folie. C’est peut-être pour sortir de cette alternative entre impérialisme de la raison ou impérialisme de la passion qu’a justement caractérisée Jean Starobinski3, que l’idiotie est préférée à la folie pour figurer et penser une radicalité de la différence. Elle déjoue les limites de la représentation et plus encore celles de l’interprétation car l’idiot n’est pas, contrairement au fou, perçu comme un être de paroles, encore moins comme un objet sémiotique. Autrement dit, à la positivité de l’excès, voire de l’écart, que le paradigme de la folie et du délire indique, l’idiotie oppose la négativité et le manque.

Le manque le plus flagrant est celui des signes de l’identité. Les Didi et Gogo de Beckett, Benjy de Faulkner, le Fonfon ou le Mahu de Pinget, Michael K de Coetzee, le P’tit Quinquin sont autant de personnages réduits à un prénom, ou à un diminutif, voire à un sobriquet. Rappelons que Benjy s’appelait Maury : parce qu’il est idiot, il a été dénommé, pour qu’il ne porte pas le même nom que son oncle Maury. Le « nom » de l’idiot est rivé à l’enfance qui bégaie, avec ses syllabes qui se répètent. Dépourvu de signes d’identité, l’idiot ne connaît pas plus les codes de l’écriture que ceux de la société. Son histoire n’est pas intéressante et il n’a pas d’histoires à raconter. Tel Michael K de Coetzee, il préfère se taire. Il ne sait pas se débrouiller avec la signification. Il ne sait pas s’expliquer :

Toujours, quand il tenta de s’expliquer devant lui-même, il subsista un fossé, un trou, une obscurité devant quoi son entendement se cabrait, qu’il était inutile de chercher à combler avec des mots4.

Cette défaillance du rapport à la signification a été analysée brillamment par Michel de Certeau dans la Fable mystique. À propos de l’idiote, la salê de l’Histoire lausiaque (ive siècle) qui hante les monastères, feignant la folie et la possession démoniaque, il montre que sa position, scandaleuse, est d’abord celle de la soustraction, du retrait. Elle est un rebut, un reste ignoble et elle n’a pas sa place : elle n’a pas de place. Ce défaut de lieu la réduit au passage, à l’errance ou à la réclusion. Cet écart est la condition de la circulation (de vêtements), du partage (des repas), de la communication (des signes) dans la communauté. Pour autant, elle laisse le récit en suspens, car elle résiste à la symbolisation – d’où l’impossibilité d’en faire une sainte ou une folle. Or la symbolisation est une perspective de lien, d’union. Pour Michel de Certeau, l’idiote est ainsi « l’infini d’une abjection sans langage5 ».

Ce rapport incertain, voire refusé, à la symbolisation explique la déstabilisation des récits qui figurent l’idiotie : l’autorité de qui raconte, la fiabilité de la focalisation sont rendues fragiles. Dans Michael K, sa vie, son temps, non seulement le sens symbolique du personnage principal est suspendu, mais le récit est conduit d’une façon tremblée, glissant sans cesse d’une narration à la première personne à une narration en troisième personne. Il est tout aussi difficile de parler de l’idiotie que de la faire parler.

On peut faire l’hypothèse que cette défaillance de l’identité et de la symbolisation est requise précisément pour interroger la possibilité de l’écart, dans une communauté. Aujourd’hui c’est à la famille, d’abord, qu’appartient l’idiot – il est, comme l’a bien compris Sartre à propos de Flaubert, l’idiot de la famille : celui à qui la famille assigne cette place, dès l’enfance6 ; celui qui fait partie de la famille, comme il faisait partie, auparavant, du village. C’est cette appartenance première qui permet, dans un second temps, d’interroger l’appartenance au corps social, et d’évaluer ses seuils de tolérance (ou d’intolérance). La famille de l’idiot – l’idiot dans sa famille – réintroduit naturellement la question de la folie.

Ainsi, la mère de Michael K est présentée comme une folle, une sorcière mortifère autant qu’une figure protectrice après la mort de laquelle Michael sera réduit à l’errance7. L’extraordinaire nouvelle de Kenzabur? ?é, Dites-nous comment survivre à notre folie, est à cet égard exemplaire : le père entretient avec son fils arriéré mental (qu’il nomme Eeyore, du nom de l’âne pessimiste dans Winnie l’ourson8) une relation fusionnelle destructrice, dont il ne parvient à se défaire qu’en affrontant les secrets et poisons de sa propre relation à la folie de sa mère et de son père (mort lui aussi fou, et reclus). L’intrication de la folie et de l’idiotie ne conduit pourtant pas à les mettre sur le même plan. Le père finit par se détacher de son fils (au sens propre du terme : à ne plus le porter sur ses épaules, à ne plus dormir avec lui, à ne plus vouloir lui prêter ses yeux pour qu’il voie le monde à travers eux) en élucidant lui-même les secrets de famille, les hantises des absents et des disparus. La grande violence de ce texte montre comment la littérature n’édulcore aucune des impuissances que révèle l’idiotie, aucune des failles qu’elle creuse, même si, nous le verrons plus loin, elle peut l’inscrire dans un horizon positif pour la création.

De la famille, l’idiot révèle les tensions, les conflits, les impensés et les interdits. À cet égard, le Bruit et la Fureur est exemplaire. Dans la famille, l’idiot est d’abord celui de la mère (à l’exception notable du livre de Kenzabur? ?é) : ce sont presque toujours les relations de la mère à l’enfant arriéré qui sont privilégiées (par Dorris Lessing, dans le Cinquième Enfant et le Monde de Ben9), soit pour dire l’errance du fils une fois sa mère disparue (Michael K), soit encore pour interroger la place de l’altérité dans la société du xxe siècle (Un bébé d’or pur, de Margaret Drabble10). Hors la mère, c’est l’errance, l’abandon, l’affrontement à la violence sociale – si l’institution scolaire ou médicale ne prend pas en charge l’enfant puis l’adulte arriéré. Il faut s’interroger, dans cette perspective, sur la jonction de l’idiotie et de l’inceste entre frère et sœur11 : est-ce une indication de la fragilisation de toutes les limites que représente l’idiotie ? Une expression de ce que le xixe siècle considérait comme une déficience de sens moral ? Une insistance sur la topique sexuelle, si nouvellement présente dans la représentation contemporaine de l’idiotie ? En tout état de cause, c’est un symptôme de ce défaut de symbolisation que Michel de Certeau signalait.

Rares sont les textes qui élargissent l’inscription de l’idiot dans la famille. Lorsqu’ils le font, ils déplacent la représentation vers la violence, expression sociale de l’impuissance et de l’idiotie. Les Idiots de Claudine Galea mettent ainsi en scène des laissés-pour-compte de la cité. Les lieux de la pièce sont les abribus, les squats. Ceux qui sont qualifiés d’idiots sont des jeunes gens violents, réduits à l’insulte et aux coups. Le terme d’idiot, avec ce qu’il a de massif et de péjoratif, met alors l’accent sur la brutalité, sans la pathologiser. Dans l’adaptation récente que Vincent Macaigne a faite de l’Idiot de Dostoïevski (Idiot ! Parce que nous aurions dû nous aimer, 2009 et 2014), la violence politique prérévolutionnaire de la Russie est montrée. L’idiotie est celle du prince Mychkine, inadapté à la société moderne en train de naître et qui sacrifie la beauté et l’idéal ; sa prétention au bonheur, à la pureté, à la bonté vient se fracturer sur le mal, la laideur, l’aigreur. Mais c’est aussi la réaction de tous les autres, qui font les idiots comme on dilapide son énergie à fonds perdu, pour saccager, détruire ce qui est en train de couler. Le spectacle n’est pas celui d’une régression – vers la brutalité, voire la bestialité – mais une sorte de retour d’un refoulé qui est le désir d’idéal et de bonté. Ces deux exemples ne doivent pas masquer que la notion d’idiotie, si elle oblige à penser les liens sociaux ou familiaux, n’implique pas d’abord une approche politique, à la différence de la bêtise. L’idiotie est du côté de la solitude. La bêtise, elle, surgit dans un espace saturé de normes, de paroles, de discours, que l’on répète en pensant bien faire, bien dire. Elle dit une conformité. Critiquer la bêtise, la repérer, la dénoncer, s’en moquer, c’est faire preuve d’intelligence, voire de courage, c’est faire rire le lecteur ou le spectateur avec soi, d’une bêtise qu’il reconnaît et qu’il veut mettre à distance. La bêtise est d’une certaine façon une passion démocratique : Flaubert, Musil, Sartre l’ont ainsi mise en scène et dénoncée. La bêtise est affaire de répétition, de normes assimilées et reconduites de manière impensée, de psittacisme, de rapport au savoir toujours tendu vers un exercice du pouvoir. Il y a une positivité de la bêtise dont l’idiotie ne fait jamais montre. C’est pourquoi elle est mise dans un rapport d’homologie avec la bourgeoisie, par Sartre, et plus tard par Barthes.

La résistance au mal

Si l’idiot n’est donc pas un sujet politique, il permet néanmoins de révéler la violence de la société. L’idiot est souvent une victime de la méchanceté des hommes et une victime hyperbolique de la violence politique. Par sa fragilité, son impuissance, sa solitude, il est plus exposé encore que les autres au mal. Il l’est d’autant plus qu’il est incapable, lui, de le faire. C’est ici que l’on touche à la dimension quasi métaphysique de l’idiotie, telle que Dostoïevski en particulier l’a pensée. Le prince Mychkine, aristocrate et cultivé, incarne le désir de beauté et de bonté absolues. Ce qu’il a en commun avec le Benjy de Faulkner, avec le Fonfon de Pinget, qui, eux, représentent l’idiotie brute, non policée, c’est la résistance au mal. Cette force de résistance n’est pas une capacité d’opposition mais une endurance. L’idiot supporte, donc résiste. Il est là, il peut prendre la fuite, se terrer, continuer, survivre (dans une grotte, comme Michael K, sous les bombes, comme l’idiote de Sakaguchi12). Sa résistance, c’est opposer à la puissance de déchirement et de destruction une présence. Une simple présence innocente.

Lorsque Kurosawa en 1951 adapte l’Idiot, il fait de Kameda (transposition du prince Mychkine) un survivant qui revient de la mort comme un illuminé : tout au long du film, son visage, en gros plan, est luminescent, presque magiquement irradiant de lumière. Kameda, figure de la bonté sans calcul, a échappé à une condamnation à mort et son état, entre la stupidité et l’affolement épileptique, procéderait de ce traumatisme. Victime du mal politique, il résiste néanmoins au mal. Par sa passivité, par sa non-conformité, l’idiot bloque les mécaniques prévisibles de la violence. Là où la bêtise consisterait à suivre, à répéter, à obéir, à collaborer, l’idiotie préfère ne pas faire.

Après les catastrophes du xxe siècle, après les camps de la mort, les bombardements atomiques, l’idiot incarne la faillite de l’humanisme et de la rationalité, les illusions du progrès. C’est ce que montre de manière exemplaire la nouvelle de Sakaguchi, l’Idiote. Au milieu des bombardements, là où il faut fuir, elle oppose une forme de résistance inaltérable, que son corps vibrant, vivant, symbolise. Comme le fou auquel elle a été mariée, elle n’a qu’un souci, se tenir à l’écart du regard des autres et rompre avec le reste du monde. Figure de la réclusion, elle s’obstine. Elle est là. Elle résiste à « l’immense amour de destruction de la guerre13 ».

L’insistance de l’idiotie dans l’imaginaire contemporain s’explique ainsi en partie par une volonté de prendre la tangente par rapport au discours romantique ou postromantique de la folie. Elle permet aussi de penser la différence, l’altérité, autrement. La bêtise, nous l’avons rappelé, interroge le fonctionnement de la circulation des discours, des normes, des codes, dans l’espace démocratique. L’idiotie signale son point d’effondrement possible – ce à partir de quoi il n’y aurait plus de symbolisation ni d’assignation à un lieu possibles. L’idiote est un être qui fuit ou se cache, une errante, une passante ; c’est la mendiante d’India Song ou du Vice-Consul (Duras), qui est le trou, la faim, la déliaison, l’ombre, la mère qui voudrait vomir son enfant et la fille, « tombée enceinte », rejetée. Elle n’est plus du village ni de la famille. Parce qu’elle n’a pas de lieu, elle nous oblige, par le manque, à penser ce qui fait lien, ce qui nous attache, ce qui nous rebute, ce à quoi nous tenons et avec quoi, peut-être, nous faisons corps.

L’effondrement de l’humanisme et de l’idée de progrès fait de l’idiotie une figure archaïque qui oppose à la destruction une sorte de ligne de fuite, hors de l’Histoire14. C’est à ce titre qu’elle incarne, vaille que vaille, le désarroi face à la bêtise du monde et à la violence de l’Histoire.

Écrire comme un idiot

L’idiot n’est donc pas le fou qui produit, comme Brisset, un langage détraqué et génial, au point de pouvoir être érigé en héraut de la modernité transgressive et linguistique. Il n’a rien à dire et si l’on se risque à le faire parler ou à s’introduire, comme le fait génialement Faulkner, dans le flux intérieur de sa conscience, on ne se confronte pas à une subjectivité en train de se construire, avec ses peurs, ses fantasmes, mais à un défaut de pensée et de langage qui ramène au corps, à la sensation, voire à l’informe. C’est sans doute pour cela que l’idiotie reste, pour l’écrivain, un objet fascinant : le « vide pesant15 » de l’hébétude est une force d’inertie et un lieu d’incubation pour l’écriture et la pensée. Elle est aussi un pôle esthétique où s’aimantent les refus de la belle forme, du bien dire, de la maîtrise des savoirs qui nourrissent les discours et les représentations. Ce sont, à l’inverse, les savoirs érudits et les rapports détraqués, solipsistes, aux savoirs qui caractérisent l’idiotie16.

Écrire comme un idiot, c’est accepter la fécondité du ratage, c’est en finir avec une norme et une maîtrise reconnues. On pense à Beckett, à tous ces bégaiements de Didi ou de Gogo, à Mahu, subalterne maboule qui trébuche sur les mots17. On songe aussi à Robert Walser, mort seul, dans la neige, le jour de Noël 1956, lors d’une promenade dans les entours de l’asile où il vivait depuis vingt et un ans. Walser écrivait à sa sœur en 1904 :

On meurt si vite. Juste devenir idiot. Il y a quelque chose de merveilleux à devenir idiot. Mais il ne faut pas le vouloir, cela vient tout seul18.

L’idiotie est ainsi une force d’attraction pour qui ne se satisfait plus de la rationalisation, de la maîtrise, de la belle forme, sans pour autant vouloir retomber dans un romantisme de la création où la folie serait l’une des expressions hyperboliques de l’originalité, voire du génie. Là où il y a idiotie, il y a privilège accordé à la sensation, à la présence primitive, si difficile à mettre en mots. Cette attention particulière à une approche phénoménale explique aussi la place de plus en plus insistante que prend la sexualité dans cet imaginaire de l’idiotie. Toutes les angoisses de la normalité et de la possible psychiatrisation des comportements rivés à l’enfance supposée sont alors cristallisées. Avec leurs pulsions désocialisées (Michael K), leur corps parfois monstrueux, à la lisière de l’animalité (Ben de Dorris Lessing19), les personnages suscitent chez le lecteur une inquiétude et une empathie particulières. Leur sexualité est coupée de tout discours psychologique, de toute approche sentimentale et rationnelle : sont évoquées l’emprise qui est exercée sur l’idiot par ses maîtres (Fonfon dans Passacaille de Pinget), la soumission (à la prostitution, à la violence), la fragilité qui peut en faire une victime de relations marchandes ou prostituées (Lessing, Duras) et l’opacité d’un corps d’abord pulsionnel.

L’idiotie ne cesse donc de contrer le discours de l’intelligence et de la rationalisation. C’est pourquoi elle est aussi, pour l’écrivain, la promesse d’une naïveté, et l’ouverture vers une poésie ou une fantaisie heureuses. C’est le versant léger et poétique de l’idiotie, qui, de Plume de Michaux à Crab de Chevillard, en passant par Marcovaldo ou Palomar de Calvino, invente des êtres qui portent sur le monde et sur le langage un regard autre20. Parce qu’ils résistent à la vitesse, à la performance, à la capitalisation des biens, des expériences, des savoirs, qui sont la condition de l’être moderne, ces inadaptés engagent un rapport nécessairement différent aux autres.

C’est à ce titre que l’idiotie est conçue comme une affirmation radicale de la singularité. Dans son essai le Réel. Traité de l’idiotie, Clément Rosset la caractérise ainsi, reprenant l’étymologie du mot :

Idiôtès, idiot, signifie simple, particulier, unique. […] Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes21.

Dans une perspective comparable, Deleuze a opposé le personnage conceptuel de l’idiot, penseur privé, au philosophe de l’institution. L’idiotie désigne alors une singularité irréductible, qui n’est pas une subjectivité pleine et conquérante, mais une forme radicale d’individualité qui se soustrait à la norme, à l’explication, à la rationalisation. Comme le réel, l’idiot est inaccessible. Comme lui, il est d’autant plus désirable pour l’artiste qu’il faut, pour s’en approcher, renoncer aux codes usés de la représentation et de la tradition. L’idiot est celui qui ne tire aucune leçon de l’expérience, qui ne retient rien de ce qui a précédé : sans filiation, il n’a d’ailleurs jamais de descendance (c’est pourquoi son petit nom, Didi, Fonfon, Mahu, lui suffit). Sans mémoire, sans maîtrise, sans métier, il invente, avec incompétence et joie de l’approximation. En ce sens, prendre le parti de l’idiotie, c’est être moderne : en résistant à toute forme d’art officiel, à tout empire médiatique, il radicalise l’exigence d’originalité. L’artiste qui fait l’idiot gagne sa distinction en ruinant son amour-propre, en choisissant l’infamie, en renonçant à ce que la construction intellectuelle et l’exercice de la rationalité apportent à l’existence sociale de l’artiste. Poussé dans ces extrémités, ce parti pris de l’idiotie consiste à préférer ne pas22 : ne pas faire d’œuvre, n’être que soi, singulièrement idiot. De façon moins radicale, l’artiste moderne qui fait l’idiot s’attaque à la raison et au langage (Dada, Jarry), au bon goût et aux tabous (les Idiots de Lars von Trier, certaines œuvres de Thomas Hirschhorn23), à l’autorité de l’auteur. L’idiotie rime avec burlesque, dérision, provocation.

* * *

L’idiotie, ce n’est pas son moindre paradoxe, donne beaucoup à penser. Elle ouvre dans la littérature contemporaine un contrechamp à la rationalité, à la psychologie. Elle exprime la défiance envers les certitudes de l’humanisme et déjoue les articulations nouées depuis le xixe siècle entre génie, enfance, création et folie. Elle oriente l’écriture vers une poésie, une fantaisie, une écriture du corps qui se défie de l’intelligence. Mais il ne faut pas l’édulcorer : elle insiste surtout sur ce qu’il y a d’opaque, d’inquiétant, aux limites de la symbolisation et de la représentation ; elle nous confronte à une altérité radicale. C’est en ce sens aussi qu’elle interroge les modes de fonctionnement et de signification de l’œuvre d’art dans leurs dimensions les plus fondamentales : qu’est-ce qu’être original ? Qu’est-ce que faire œuvre, pour le sujet, dans une société qui magnifie le singulier mais peine à penser l’altérité ?

La « petite bonté » dans Vie et destin de Vassili Grossman1

En ces temps terribles, où la démence règne au nom de la gloire des États, des nations et du bien universel, en ces temps où les hommes ne ressemblent plus à des hommes, […] en ce temps de terreur et de démence, la pauvre bonté sans idée n’a pas disparu.

Ikonnikov occupe une place centrale dans le grand roman de Vassili Grossman. Issu d’une longue lignée de prêtres, c’est un « fol en Dieu », un yourodivy : Vassili Grossman, en retrouvant cette figure de l’ancienne Russie, du temps de la compassion envers les faibles, lui délègue sa parole d’amour, sa quête du bien. Nommer son personnage « icône » est déjà tout un programme. Il est l’image ou l’emblème de la bonté. Il est l’incarnation de ce que Grossman nomme « l’humain dans l’homme », et ce à quoi il aspire lui-même, lorsqu’il écrit qu’il « fallait lutter pour le droit d’être un homme, le droit d’être bon et pur », sans « craindre la mort » (Vie et destin, III, lvi, p. 722-773).

Après des études techniques qu’il abandonne, Ikonnikov devient maître d’école, puis s’embarque comme marin. Il voyage au Japon, en Inde, en Australie. Après la révolution bolchevique, il rentre en Russie, travaille dans une commune agricole et croit à la promesse communiste. Mais, pendant la collectivisation, il assiste à la dékoulakisation et à la famine. C’est alors qu’il se met à prêcher l’Évangile.

Arrêté, il est placé en hôpital psychiatrique. Quand commence la guerre, il voit « les souffrances des prisonniers de guerre, les exécutions des Juifs […] tentant de sauver des femmes et des enfants juifs. Il fut rapidement dénoncé ».

Dans le camp de concentration allemand où il est prisonnier, ses compatriotes « voyaient en lui un simple d’esprit et le traitaient avec pitié et dégoût. Il était doué d’une résistance extraordinaire, une résistance que seuls possèdent les fous et les innocents. […] Il semblait que, de fait, seul un fou pût parler d’une voix aussi claire et sonore ».

Ikonnikov s’est libéré de toutes les doctrines. Après les avoir attentivement étudiées, il élimine en effet toutes les idées du bien au profit de la « petite bonté » individuelle et irréfléchie. Le « secret » de la petite bonté réside « dans son impuissance », ce qui la rend « immortelle » et par conséquent « invincible ».

Ikonnikov refuse de participer à la construction d’un camp d’extermination. Il demande conseil à un prêtre italien, Guardi, enfermé avec lui :

– Que dois-je faire, mio padre ? Nous travaillons dans un Vernichtungslager. […]

– Tout le monde travaille là-bas. Et moi je travaille là-bas. Nous sommes des esclaves, dit-il lentement. Dieu nous pardonnera. […]

Les mots se bousculaient dans la bouche d’Ikonnikov :

– Voilà, c’est justement, c’est ce que vous dites aussi, je ne veux pas qu’on me pardonne mes péchés. Ne dites surtout pas : les coupables sont ceux qui te contraignent, tu es un esclave, tu n’es pas coupable car tu n’es pas libre. Je suis libre ! Je suis en train de construire un Vernichtungslager, j’en réponds devant les hommes qu’on y gazera. Je peux dire “non” ! Quelle force peut me l’interdire si je trouve en moi celle de ne pas craindre la mort ? Je dirai “non” ! Je dirai non, mio padre, je dirai non !

La main de Guardi frôla les cheveux blancs d’Ikonnikov.

– Donnez votre main, dit-il. […] il porta la main sale d’Ikonnikov à ses lèvres et la baisa2.

Ikonnikov n’est pas juif. Il n’est plus croyant. Il n’est plus communiste. C’est en tant qu’homme ne voulant pas consentir au meurtre de son pareil qu’il choisit la mort. Il est pris « dans un mouvement qui va vers l’autre homme, et qui est d’emblée responsabilité3 ».

Le statut d’esclave proposé par le prêtre ne vaut pas absolution puisqu’il sait qu’il peut faire un autre choix. Il est celui qui ne cède pas « à la sensation égoïste et encombrante de la fragilité de sa propre existence4 ». Il n’a pas un « rapport différencié à la vulnérabilité et à la mortalité d’autrui5 ». Il est l’homme sans compromission, l’exception qui fait apparaître, à l’opposé, toutes les imperfections du genre humain. Il sert de révélateur, non pas seulement de la lâcheté humaine, car un héros aurait suffi à la révéler, mais de l’aveuglement sur soi, du mensonge qui autorise les arrangements avec sa conscience.

Seul le prêtre, en baisant la main d’Ikonnikov, reconnaît sa supériorité sur lui et sur eux tous. On apprend indirectement sa mort, solitaire et discrète, parce qu’un personnage demande de ses nouvelles :

« Ah, le fol en Dieu, la vieille chiffe molle, comme vous l’appeliez. Il a été exécuté. Il a refusé de participer à la construction du camp d’extermination6. »

Voilà toute l’oraison funèbre dont Ikonnikov bénéficie. La vie ou, plutôt, la guerre continue.

Mathilde Boureau*

1.

Vassili Grossman, Vie et destin, dans Œuvres, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2006 [L’Âge d’Homme, 1980]. Toutes les citations à propos d’Ikonnikov viennent du I, chapitre iv et lxix, et II, chapitres xv et xvi.

2.

V. Grossman, Vie et destin, op.cit. I, lxix, p. 253.

3.

Marc Crépon, le Consentement meurtrier, Paris, Cerf, coll. « Passages », 2012, III « De la liberté », « Et toujours aucun secours », p. 120. Il cite Emmanuel Levinas.

4.

Ibid., « Autrui est le seul être qu’on peut être tenté de tuer », p. 146.

5.

Ibid., p. 113.

6.

V. Grossman, Vie et Destin, op. cit., II, xl, p. 453.

*.

Extraits d’un travail en cours, « La grande histoire et la petite bonté dans Vie et destin » de Vassili Grossman.

  • *.

    Professeur de littérature française à l’université Paris Diderot, elle a notamment publié le Futur antérieur de l’archive (Rimouski, Québec, Tangence éditeur, 2012).

  • 1.

    Maud Mannoni, l’Enfant arriéré et sa mère, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1981.

  • 2.

    Voir Juan Rigoli, Lire le délire. Aliénisme, rhétorique et littérature en France au xixe siècle, Paris, Fayard, 2001.

  • 3.

    Jean Starobinski, à la suite des travaux de Juan Rigoli sur les aliénistes du xixe siècle, a justement noté cette alternative entre l’impérialisme de la raison et l’impérialisme de la passion : Préface, dans J. Rigoli, Lire le délire, op. cit., p. 12.

  • 4.

    John Maxwell Coetzee, Michael K, sa vie, son temps, traduit de l’anglais par Sophie Mayoux, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1995, p. 141. Voir aussi p. 89.

  • 5.

    Michel de Certeau, la Fable mystique, xvie-xviie siècle, tome I, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1982, p. 55.

  • 6.

    Je renvoie à l’article de Jean-François Louette, « Revanches de la bêtise dans l’Idiot de la famille », Recherches & Travaux, no 71, 2007.

  • 7.

    J. M. Coetzee, Michael K., sa vie, son temps, op. cit, p. 191.

  • 8.

    Kenzabur? ?é, Dites-nous comment survivre à notre folie [1977], traduit du japonais par Marc Mécréant, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1982, p. 109. Sur cette question du nom, et de la résonance de l’idiotie de l’autre en soi, le narrateur note : « Chaque fois qu’il appelait l’enfant par son nom, il croyait entendre dans les ténèbres du fin fond de son esprit son propre rire effroyablement inconsidéré, indécent, qui tournait en dérision toute son existence » (p. 109).

  • 9.

    Doris Lessing, le Cinquième Enfant, Paris, Albin Michel, 1990?; le Monde de Ben, Paris, Flammarion, 2007.

  • 10.

    Margaret Drabble, Un bébé d’or pur, traduit de l’anglais par Christine Laferrière, Paris, Christian Bourgois, 2013.

  • 11.

    Voir en particulier la Pluie d’été (Duras) ou le Bruit et la Fureur (Faulkner).

  • 12.

    Ango Sakaguchi, l’Idiote, 1946, traduit du japonais par Edwige de Chavanes, Arles, Picquier poche, 1999, p. 68.

  • 13.

    A. Sakaguchi, l’Idiote, op. cit.

  • 14.

    Le médecin qui s’occupe de Michael K et qui finit par lui écrire, pour tenter de comprendre, lui dit : « Tu es le dernier de ton espèce, un reste d’une époque antérieure, comme le cœlacanthe ou le dernier homme à parler le yaqui. Nous sommes tous tombés par-dessus le chaudron de l’histoire ; toi seul, guidé par ton étoile idiote, attendant ton heure dans un orphelinat (qui aurait pensé à une cachette pareille ?), restant à l’écart de la paix comme de la guerre, embusqué à découvert, là où personne n’avait l’idée de regarder, tu es parvenu à vivre à la manière ancienne, dérivant au fil du temps, soumis aux saisons, n’essayant pas plus de changer le cours de l’histoire que ne le fait le grain de sable » (p. 192).

  • 15.

    Expression de Sartre, citée par J.-F. Louette, « Revanches de la bêtise dans l’Idiot de la famille », art. cité.

  • 16.

    Voir Pierre Senges, l’Idiot et les hommes de paroles, Montrouge, Bayard, 2005, et de façon plus générale les fictions de Senges qui développent une où l’idiotie a sa part.

  • 17.

    Robert Pinget, Mahu ou le matériau, Paris, Éditions de Minuit, 1952 et Mahu reparle, Paris, Éditions des Cendres, 2009.

  • 18.

    Robert Walser, Lettres de 1897 à 1949, Carouge, Éditions Zoé, 2012, p. 45. Voir aussi page 302, où il explique comment le poète doit être un serviteur qui fait preuve d’abnégation et doit renoncer à une grande partie de son intelligence.

  • 19.

    L’animalité de Ben, comparé comme tous les idiots à quantité de bêtes, rappelle celle de Benjy : dans le Bruit et la Fureur, Faulkner le compare à un « hongre », pour signifier la castration dont il a été l’objet, pour protéger la famille.

  • 20.

    Voir aussi, en particulier pour le rapport à l’enfance, les Oiseaux de Tarjei Vesaas, traduit du norvégien par Régis Boyer, Bassac, Plein Chant, 2000 et l’adaptation de Claude Régy, Brume de Dieu.

  • 21.

    Clément Rosset, le Réel. Traité de l’idiotie, Paris, Éditions de Minuit, 1977, p. 42.

  • 22.

    Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres. I would prefer not to, Paris, Verticales, 2009.

  • 23.

    Je renvoie au livre majeur de Jean-Yves Jouannais, l’Idiotie. Art, vie, politique – méthode, Paris, Beaux Arts Éditions, 2003.