La peur d’une guerre (in)civile ?
Les réfugiés palestiniens au Liban ont été affectés par la crise syrienne, tant du fait de la position des autorités politiques palestiniennes dans le conflit syrien que de l’arrivée de nouveaux de réfugiés palestiniens depuis la Syrie.
Les Palestiniens du Liban[1] ont vécu la crise syrienne à distance. De l’adolescent cireur de chaussure au jeune chômeur et précaire, du professeur palestinien d’une école de l’Unrwa[2] au haut cadre politique du Fatah de feu Yasser Arafat, le discours est souvent le même : ni le régime syrien, ni l’opposition ne semblent avoir leur faveur. En renvoyant dos à dos les acteurs d’un théâtre de guerre que les Palestiniens voudraient voir toujours plus lointain, les réfugiés palestiniens au Liban ont aussi tiré les leçons d’une histoire qu’ils ne connaissent que trop : lorsqu’un conflit devient (in)civil, les Palestiniens en payent le prix. De son implication dans la guerre civile libanaise (1975-1989), l’Organisation de libération de la Palestine (Olp) n’a récolté que des cendres : les réfugiés palestiniens au Liban sont sortis exsangues des déchirures libanaises.
Contenir les effets de la crise syrienne
Depuis 2011, les effets de la crise syrienne sur les camps de réfugiés palestiniens du Liban ont été relativement contenus. Le Hamas a rompu tout lien avec Damas en février 2012 : mais sa direction au Liban a préservé de solides liens d’amitié avec le Hezbollah libanais, pourtant allié de Bachar el-Assad. En Syrie, les miliciens du Mouvement de la résistance islamique[3] ont combattu dans les faubourgs palestiniens de la capitale ceux du Front populaire pour la libération de la Palestine-Commandement général (Fplp-Cg) d'Ahmad Gibril – des supplétifs de l’armée gouvernementale. Mais au Liban, le Hamas et le Cg sont demeurés alliés au sein d’une Alliance des forces palestiniennes (al-Tahalluf), concurrente de l’ Olp.
Le Fatah du président Mahmoud Abbas, trop heureux de voir le Hamas quitter Damas, a multiplié les gestes de bonne volonté à l’attention de autorités syriennes : en janvier 2016, le Fatah commémore sa fondation dans la capitale syrienne et affiche, dans une salle bondée, les portraits du président Assad, de Mahmoud Abbas et de Yasser Arafat. Mais à Ein al-Helweh, la « capitale de la diaspora » palestinienne[4], dans la banlieue libanaise de Saïda, Hamas et Fatah se sont attelés depuis 2014 à la mise en place de Forces de sécurité commune palestinienne (Al-Quwwat al-mushtaraka), censées contrer la menace djihadiste. Au Liban, les Palestiniens ont pratiqué la politique de l’évitement : ne pas inviter la crise syrienne dans leurs affaires internes fut une priorité – un paradoxe, alors même qu’en Syrie, ils se retrouvaient souvent des deux côtés de la tranchée.
Un message palestinien à l’ensemble des Libanais
La mise à distance de la crise syrienne a ses raisons pratiques : elles relèvent d’abord d’un état d’urgence sociale. Discriminés socialement, les réfugiés palestiniens, leurs partis politiques et leur société civile, ne cachent pas leur impératif majeur : négocier avec les autorités libanaises une amélioration légale de leur condition de vie. Prendre parti pour le régime syrien ou l’opposition, cela ne pouvait avoir qu’une conséquence : se mettre à dos l’une des deux composantes structurantes du champ politique libanais, celle du 8-Mars – emmenée par le Hezbollah et le président libanais Michel Aoun – ou celle du 14-Mars – dominée par le Courant du futur, sunnite, de Saad Hariri. La politique palestinienne, du Fatah au Hamas, consista au contraire à multiplier les gestes de bonne volonté à l’égard des différentes confessions libanaises, qu’elles soient favorables ou non à Bachar el-Assad : personne ne saurait leur reprocher d’avoir tiré les leçons de la guerre civile libanaise, dont les Palestiniens furent acteurs et victimes.
En octobre 2017, des députés libanais approuvent la version finale d’un document rédigé sous la supervision du Comité de dialogue libano-palestinien (Lpdc) – un organisme gouvernemental né en 2005. Ces membres du Parlement sont tous opposés sur les affaires libanaises et régionales : ils appartiennent au Hezbollah chiite, au Parti socialiste progressiste druze, au Courant du futur sunnite ou aux Forces libanaises maronites, mais ils se sont entendus sur un document officiel qui donne aux Palestiniens une base légale pour faire entendre leurs revendications sociales. La stratégie palestinienne de mise à distance de la crise syrienne a été payante : même sans trop d’illusions sur l’application d’un texte adopté dans un pays réputé pour son instabilité politique, les Palestiniens du Liban pensent avoir gagné un (maigre) acquis.
La crainte d’un conflit communautaire
La mise à distance de la crise syrienne a une seconde cause : la croissance de courants intégristes salafistes dans les camps de réfugiés palestiniens du Liban. La mouvance salafiste n’est pas homogène. Il est des partis salafistes intégrés au tissu social et national palestinien, collaborant avec l’Olp, le Fatah et les autorités libanaises : ainsi de la Ligue des partisans (‘Usbat al-Ansar) ou du Mouvement islamique combattant du Cheikh Jamal Khattab, dans le camp de Ein al-Helweh. Il est d’autres mouvements salafistes plus typiquement djihadistes : le Fatah al-islam[5] de Bilal Badr, ou l’État islamique. Entre les salafistes politiques et les salafistes djihadistes, les Jeunes musulmans (Shabab al-Muslim), un réseau informel d’activistes salafistes palestiniens né en 2015, tanguent : tantôt, les Jeunes musulmans adoptent la rhétorique radicale des djihadistes, tantôt ils tentent d’approcher l’Olp et les autorités libanaises pour se normaliser.
Toujours est-il que le salafisme radical menace. Un jour avant les attentats du Bataclan, en novembre 2015, l’État islamique tuait plusieurs dizaines de citoyens libanais – majoritairement chiites – dans un quartier favorable au Hezbollah, Bourj al-Brajneh. Cette banlieue sud de Beyrouth jouxte un camp de réfugiés palestiniens du même nom. Le soir du 12 novembre 2015, l’Etat islamique revendique l’attentat et prétend que les deux auteurs des attaques-suicides sont d’origine palestiniennes – une information qui se révèlera erronée. Dans les heures qui suivent, tant le Hezbollah que les partis politiques palestiniens appellent au calme et à la raison : ils craignent des émeutes communautaires, opposant chiites et sunnites, Libanais et Palestiniens, dans la banlieue sud de Beyrouth. L’État islamique pense mobiliser les Palestiniens contre une communauté chiite suspectée d’être favorable au régime de Bachar el-Assad. Dans le camp de réfugiés palestiniens de Ein al-Helweh, il a ses cellules clandestines. Depuis 2015, les Palestiniens tentent de prévenir la spirale de la guerre communautaire : en coordonnant mieux les services sécuritaires de l’Olp avec l’armée libanaise notamment, ou en constituant – difficilement – une forces de police palestinienne commune au Fatah, au Hamas et à la gauche palestinienne – toujours implantée au Liban.
Des tragédies croisées
Par besoin de reconnaissance sociale et politique, par peur de l’importation d’un conflit syrien dont la seule fonction aurait été de faire basculer les Palestiniens dans un camp ou dans un autre : la crise syrienne fut maintenue à distance. Mais cela ne veut pas dire que la crise fut toujours lointaine. Les tragédies syriennes et palestiniennes se sont malgré tout croisées. Plus de 40 000 réfugiés palestiniens de Syrie ont fui les combats depuis 2011 : deux fois réfugiés, ils ont rejoint les camps de réfugiés palestiniens du Liban[6]. La solidarité fut de mise dans un premier temps : les Palestiniens du Liban ont accueilli dans leurs camps de misères leurs compatriotes sans Etat souverain. Avec le temps pourtant, au pays arabe du néolibéralisme roi, les patrons et les entrepreneurs libanais jouèrent la concurrence des maigres salaires journaliers, divisant Palestiniens de Syrie et Palestiniens du Liban. De cette manière, le conflit syrien s’est importé dans les camps, sous un jour moins politique que social.
Quant aux Syriens, ils ont bien croisé le chemin des Palestiniens du Liban, le plus souvent en mer. L’émigration illégale vers l’Europe a fait le profit de passeurs libanais, et de leurs complices palestiniens, syriens ou turcs : à partir des villes de Tyr ou de Tripoli, des Palestiniens du Liban se sont engouffrés dans les grandes vagues migratoires syriennes. Vers Chypre, l’Egypte, la Grèce ou la Turquie, avec l’espoir de rejoindre à terme la vieille Europe, Palestiniens du Liban et Syriens – parfois accompagnés de Libanais paupérisés – ont eu un destin commun : il fut parfois chanceux, d’autres fois plus tragique. Si le conflit syrien s’est importé dans les camps palestiniens du Liban, c’est donc sous la forme d’un éternel retour de la condition de réfugiés.
Le temps des utopies est loin : en 1958, beaucoup croyaient dans une République arabe unie (Rau). Dans les années 1960 et 1970, nombres de jeunes arabes regardaient les Palestiniens du Liban comme l’avant-garde d’une révolution régionale passant par Beyrouth. En 2017, l’unité arabe se réalise bel et bien, mais par défaut : elle réunit Palestiniens du Liban et de Syrie, Libanais et Syriens, la plupart issus de classes populaires, sur des bateaux de misères. Il s’agit maintenant moins de construire le monde arabe que de le fuir.
[1] Les Palestiniens réfugiés au Liban sont estimés à 260 000 personnes par l’Unrwa. En 2017, un recensement des Palestiniens du Liban a été mis en place par le Comité de dialogue libano-palestinien (Lpdc), un organisme gouvernemental : ils comptabiliserait en réalité 200 000 Palestiniens au Liban.
[2] L’Unrwa (United Nations Relief and Work Agency) a été fondée en 1948. Cette agence onusienne est responsable des réfugiés palestiniens dans la bande de Gaza, en Cisjordanie, au Liban, en Jordanie et en Syrie.
[3] Le Hamas est l’acronyme du Mouvement de la résistance islamique (Haraka al-Muqawama al-islamiya).
[4] Le camp de réfugiés de Ein al-Helweh se situe dans la banlieue de Saïda, une ville à majorité sunnite au sud du Liban. Le nombre de réfugiés palestiniens de Ein al-Helweh est estimé entre 60 000 et 70 000 personnes, ce qui en fait le plus grand camp du Liban.
[5] Lors de l’été 2007, le Fatah al-Islam – alors dirigé par Chaqer al-Absi – avait combattu l’armée libanaise dans le camp de réfugiés palestiniens de Nahr al-Bared, au Nord-Liban. Les combats avaient abouti à la destruction totale du camp et à l’évacuation de l’ensemble de sa population.
[6] Le nombre de réfugiés palestiniens de Syrie au Liban a drastiquement baissé depuis 2016 : ils seraient encore une vingtaine de milliers au Liban. Certains ont rejoint la Syrie, une fois les combats terminés. D’autres ont pris le chemin de l’immigration illégale vers l’Europe.