L'influence politique de Claude Lévi-Strauss : essai de généalogie
La formation politique de Claude Lévi-Strauss et son engagement socialiste auraient pu lui donner un rôle actif au moment du Front populaire. S’il a tourné son ambition vers le travail savant, son rôle auprès de l’Unesco doit être lu en fonction de ses orientations premières. L’ensemble de son parcours garde donc une empreinte morale et politique forte.
Académicien à l’œuvre protéiforme, publié en « Pléiade » de son vivant, fêté comme un héros national pour ses cent ans, quasi panthéonisé à son décès en 2009, Claude Lévi-Strauss ne cesse d’être célébré et commenté dans le monde entier. Quelle peut donc être son actualité ? Sa lecture se renouvellerait-elle ? Y aurait-il encore un Lévi-Strauss à découvrir ?
Au fil de ses ouvrages et de ses entretiens avec des pairs ou des journalistes, il donna en effet le sentiment de n’avoir jamais rien voilé ni caché. Cependant, en 2004, dans cette même revue, rendant compte de la biographie « autorisée » de Denis Bertholet, Fabien Lamouche s’interrogeait sur l’empreinte du maître sur le récit de son biographe, voire même à propos d’une certaine « illusion rétrospective1 ».
Pour rendre compte de son exceptionnel succès planétaire, de sa figure de maître-penseur, il fallait accepter son propos : ce qui était advenu de son œuvre il ne l’aurait pas voulu. L’influence de Tristes tropiques, de Race et histoire, l’engouement d’une génération pour le structuralisme, auraient été indépendants de son projet tout entier porté par la seule volonté de « comprendre l’esprit humain ». Claude Lévi-Strauss imposait d’autant plus facilement une certaine écriture de sa propre histoire et du succès de sa réception qu’il offrait la garantie de sa redoutable mémoire aux enquêteurs. On pouvait s’en tenir à cette version : son long parcours aurait été « plus fait d’infléchissements que de méandres ». Sa statue de Commandeur fut ainsi construite sur le modèle de celle d’un sage romain, hostile aux mondanités, ascète, pessimiste et conservateur. Pourtant nous assistons aujourd’hui à la lente herméneutique d’une figure mythologique.
L’invocation de la figure sacrée et rédemptrice de l’anthropologue
Un témoignage récent de la perpétuation de cette représentation de Claude Lévi-Strauss est offert par l’hommage que lui rend Françoise Héritier, son successeur au Laboratoire d’anthropologie sociale. Elle écrit :
La distinction qu’il établissait entre l’humanité et les individus de son entourage comme celle entre le rejet de l’activité destructrice de la globalisation d’une part et le respect des rites sociaux ou des obligations professionnelles d’autre part sont des marqueurs importants au confluent de son existence personnelle et de sa pensée savante. Il s’est ainsi fait un point d’honneur de ne jamais signer la moindre pétition, refusant tout engagement qui aurait empiété sur cette démarcation. Ce refus de toute implication mondaine, qu’il considérait comme un usage dévoyé des titres et fonctions, a eu certainement aussi un fort impact dans l’établissement de la distance avec les autres. Mais, au total, il y a sans doute méprise. Son entourage a fait autant, sinon plus que lui-même, pour le sacraliser2.
En ce début mars 2011, d’un clic sur Google, on découvre que l’actualité de Claude Lévi-Strauss correspond à 108 occurrences, le plus souvent associées à un événement politique. Deux exemples. Rue 89, le 18 février 2011, en appelle à sa pensée pour contester les termes d’un débat entre écologistes français :
Erreur idéologique, philosophique et politique : trois universitaires répondent au « Manifeste pour une écologie de la diversité » publié dans Libération par Esther Benbassa, Eva Joly et Noël Mamère le 27 janvier, leur reprochant d’user de concepts dangereux en faisant le parallèle entre diversité sociale et écologique.
L’Union. Champagne-Ardenne-Picardie, le 4 mars 2011 :
Le chef de l’État cite au Puy-en-Velay Claude Lévi-Strauss rappelant qu’une identité n’est pas une pathologie, il interpelle chaque Français dans sa liberté de citoyen, dans la juste conscience de ses droits et de ses devoirs.
L’Humanité, le site du Nouveau parti anticapitaliste accordent aussi de la place à l’anthropologue. La figure du sage est convoquée chaque fois qu’il est question de diversité culturelle, d’identité. Cependant, les analyses parues sur la dimension politique de l’œuvre de Lévi-Strauss, quoique plus nombreuses, devaient être encore approfondies et actualisées pour réussir à justifier un phénomène exceptionnel3.
Certes le travail critique, entamé dès les années 1970, par des anthropologues qui contestèrent la portée d’une pensée insuffisamment fondée sur le « terrain », a été poursuivi par de nombreux auteurs, souvent anglo-saxons. On se soucie de plus en plus nettement de savoir quel est l’Homme derrière l’œuvre4. L’un des derniers enquêteurs en date, Patrick Wilken, Claude Lévi-Strauss: The Poet in His Laboratory, tente de comprendre le succès de celui qu’il décrit comme un auteur français impressionniste au style peu compréhensible5. Il offre de lui l’image d’un intellectuel bureaucrate opportuniste incapable même d’avoir un héritier. C’est un peu grossier et peu fondé. Patrick Wilken ignore apparemment que Philippe Descola inscrit ses recherches dans le registre de l’anthropologie comparative des modes de socialisation de la nature et défend des positions sur les relations de l’homme et de la nature qui me paraissent être dans le droit fil des valeurs prônées par Lévi-Strauss. Il a été élu à une chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France et, lors de son discours inaugural, il a insisté sur les liens qui unissent ses travaux à ceux de son « vieux maître » et avant lui à ceux de Marcel Mauss.
De manière plus pertinente, un autre ouvrage récent pose la question de la réception des textes Race et histoire en 1952 et Race et culture en 1971. Wiktor Stoczkowski, chercheur au Laboratoire d’anthropologie sociale, a publié Anthropologies rédemptrices. Le monde selon Lévi-Strauss6. La quatrième de couverture annonce que, « réfractant la plupart des drames devenus emblématiques du siècle passé, l’œuvre de Lévi-Strauss est irriguée par la réflexion sur le problème des imperfections du monde humain. Pour la comprendre, il est nécessaire de démêler l’écheveau de plusieurs conceptions qui, au xxe siècle, relevèrent le défi de ces deux questions parmi les plus obsédantes auxquelles les hommes eurent à faire face dans notre tradition culturelle : celle de la présence du mal et celle des remèdes à y apporter ». Si la rédemption est le rachat de la faute, nous basculons dans le registre du moral, voire du religieux pour rendre compte du projet et de l’écho de Lévi-Strauss.
Après le développement, dans les années 1980, de l’histoire des intellectuels et le regain d’intérêt pour l’histoire politique illustrés par René Rémond, Serge Berstein, Michel Winock et Jean-François Sirinelli, on voit donc aujourd’hui l’anthropologie accorder davantage de valeur à la biographie de ses savants et souligner l’imbrication des plans biographiques, scientifiques et littéraires. On ne saurait davantage ignorer que le regard de l’anthropologue tient à sa position initiale, à son parcours. Dans la continuité d’un mouvement né outre-Atlantique, Françoise Héritier a écrit une autobiographie, Retour aux sources7. Vincent Debaene, qui a rédigé la préface des Œuvres de Lévi-Strauss dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade » et Lévi-Strauss, l’Homme au regard éloigné, a aussi publié l’Adieu au voyage, l’ethnologie française entre science et littérature8. Les versants littéraires et scientifiques des auteurs français, tels Métraux ou Lévi-Strauss, ne sont plus perçus comme antinomiques mais complémentaires.
Si les aspects biographiques et littéraires sont davantage traités, la prise en compte de la dimension politique se fait, elle, davantage attendre. Cependant le regard change, la dimension politique du discours de Lévi-Strauss est en cours de redécouverte9. Ma thèse sur la vocation politique des sociologues français dans l’entre-deux-guerres m’avait conduit à repérer dans la biographie de Claude Lévi-Strauss, comme chez Marcel Mauss, Célestin Bouglé, Jacques Soustelle et une centaine d’autres figures, une très forte concomitance entre engagements politiques et choix intellectuels, professionnels. La chronologie fine du cheminement de notre anthropologue m’avait conduit à deux questions. Quand Claude Lévi-Strauss avait-il rompu avec son projet politique et pouvait-on trouver un lien entre ce dernier et sa carrière d’anthropologue ?
Je l’interrogeais en 1991 et il répondit :
En fait, mes intérêts scientifiques et politiques ont évolué en raison inverse les uns des autres. Ils ont divergé – même si, à l’époque, je n’en avais pas clairement conscience – quand j’ai choisi de courir le monde plutôt que de continuer à prendre part aux affaires de mon pays.
La formule était éclairante mais ne réussit pas à me satisfaire. J’essayai alors de reconstituer ce parcours en en tressant les fils politique, académique et intellectuel.
Un engagement militant sans faille de 1925 à 1935
Né en 1908, Claude Lévi-Strauss connut une conversion précoce au socialisme en 1924. À l’âge de dix-huit ans, influencé par Marx et le socialisme belge, il publia un Gracchus Babeuf très ambitieux où se mêlaient des considérations philosophiques et esthétiques. Le cheminement de Claude Lévi-Strauss vers le socialisme fut d’abord intellectuel ; hors de tout déterminisme social évident, faut-il y chercher le résultat d’un tropisme moral ? À la passion pour le Quichotte, cette « recherche obsessionnelle du passé derrière le présent », succéda un engagement tout aussi entier pour changer le monde. Il n’avait pas dix ans qu’il récitait du Cervantès, à dix-huit ans le lyrisme révolutionnaire avait pris le relais. Il était devenu un marxiste convaincu.
Bachelier en 1925, il fut d’abord khâgneux au lycée Condorcet, puis il suivit de 1927 à 1929 des études de droit et de philosophie. Une fois ses deux licences en poche, il abandonna le droit qui l’« assommait » pour se rabattre sur la philosophie. La présentation de ses choix d’études mettait en évidence l’inadéquation entre ses aspirations, peut-être encore imprécises, et ce que l’Université lui proposait. L’enseignement du droit avait pu lui être conseillé parce que plus pratique, plus proche des problèmes concrets. Par la suite, Lévi-Strauss allait suivre le cursus classique : rédiger un diplôme d’études supérieures et préparer l’agrégation. De 1929 à 1930, sous la direction de Célestin Bouglé, il travailla à la rédaction d’un mémoire intitulé : les Postulats de la théorie du matérialisme historique (travail que nous n’avons pas retrouvé), et prépara « Les Saint-Simoniens » comme question d’oral. La rencontre avec Célestin Bouglé permit à Lévi-Strauss d’entrer en contact avec un versant particulier de la sociologie. « Reçu troisième à (son) premier concours » d’agrégation de philosophie, « cadet de (sa) promotion » en 1931, Claude Lévi-Strauss terminait brillamment cette première étape de son cursus honorum. Cependant dans toutes ses interventions ultérieures sur cette époque, il fit preuve d’une extrême modestie, et insista en même temps sur le caractère « aberrant » de son parcours.
Claude Lévi-Strauss rejoignit les rangs des Étudiants socialistes en 1925-1926, où il eut vite des responsabilités tout en participant aux réunions de la section Sfio du XVIe arrondissement. On devine une activité militante intense au travers de ses témoignages et des traces laissées dans les archives. Secrétaire fédéral des Étudiants socialistes de 1927 à 1928, il était aussi en partie responsable de leur publication, rédigeant de nombreux articles et recensions de lectures. De 1928 à 1929, il fut secrétaire du député socialiste Georges Monnet et suivit de près la vie parlementaire du parti et de la IIIe République. Proche de Georges Lefranc, il prônait un renouvellement de la doctrine de la Sfio et collabora au projet de Révolution constructive, mais son service militaire l’éloigna de la vie politique active même s’il écrivait toujours des articles pour le bulletin de L’Étudiant socialiste (1931-1932). Marqué par le planisme d’Henri de Man, il lut aussi très attentivement les textes de Maurice Déat qui s’engageait alors dans un conflit frontal avec la direction de la Sfio. La pensée du jeune agrégé de vingt-trois ans, qui achevait son service militaire, n’était certes pas posée. Toujours lié au marxisme, il faisait une lecture de Déat où la question des valeurs morales pesait plus lourd que celle des valeurs économiques. Soucieux des faits historiques, il reprochait à la sociologie d’être quasiment réactionnaire dans sa description des faits sociaux hors de leur devenir historique. L’ethnologie trouvait seule grâce à ses yeux. Il n’expliquait cependant pas pourquoi, sinon du fait de sa nouveauté, elle aurait échappé aux défauts de la sociologie. Une hypothèse est plausible : seule l’ethnologie donnerait une première approche de ce que serait un certain équilibre entre l’homme et la nature. L’ethnologue rapporterait les racines d’un « nouvel humanisme ». À la fois marqué par le kantisme et porteur d’un projet révolutionnaire, il se voyait devenir le « penseur du parti socialiste ». N’avait-il pas prévu de rédiger, en septembre 1932, une « Esquisse d’une métaphysique au service de la Révolution » ? Brièvement tenté, la même année, par une carrière politique, alors qu’il avait été nommé enseignant dans les Landes, il entama une campagne pour les élections cantonales, vite abandonnée suite à un accident de la route.
Déçu par ses deux premières années d’enseignement en lycée, à Laon après Mont-de-Marsan, Claude Lévi-Strauss pouvait-il attendre quelques consolations de la politique ? Pouvait-il espérer une issue professionnelle plus enthousiasmante ? Révolution Constructive était-elle à la hauteur de ses idées et espérances ? Ce groupe s’engagea réellement dans l’action au sein du parti ; mais refusant de s’attacher à un courant ou d’en former un nouveau, sa position ne fut pas nette et son influence marginale. Ses membres pouvaient se retrouver dispersés en plusieurs tendances. L’effort de renouvellement de la pensée et de l’action du parti se heurta à la ligne défendue par Léon Blum ; le départ de Marcel Déat entraîna le ralliement des planistes qui voulaient rester dans le parti. Le 6 février 1934 joua encore davantage en faveur du repli unitaire sur la ligne traditionnelle. Révolution Constructive survécut jusqu’à la guerre, mais divisée. Claude Lévi-Strauss placerait à ce moment la rupture entre son parcours militant et ses choix professionnels.
Grâce à Célestin Bouglé, Lévi-Strauss partit en 1935 pour enseigner la sociologie au Brésil et la fin de l’aventure politique coïnciderait donc avec sa volonté de quitter la France. À São-Paulo, il fréquenta les milieux intellectuels de gauche locaux et suivit de près les développements de la politique française. Si Claude Lévi-Strauss s’était expatrié, il restait toujours un militant socialiste. Grâce à son récepteur radio à ondes courtes, il apprit la victoire électorale du Front populaire. Détenteur de la carte de la Sfio au moins jusqu’en 1937, il se sentait solidaire des socialistes français et il fut « transporté de joie » par cette nouvelle10. Il était alors « sûr d’être rappelé », de vite recevoir un message de Georges Monnet lui demandant de « reprendre sa place », comme directeur de cabinet par exemple. Il n’en fut rien et sa déception fut grande11. Ce fut une réelle déchirure.
Lévi-Strauss se consacra alors pleinement à ses nouvelles recherches. L’oubli, dans lequel le maintenaient ses camarades, sanctionnait un éloignement qui n’était peut-être pas seulement géographique. Par la suite, en France, puis réfugié aux États-Unis, il conserva ses convictions mais ne militait plus. Resté socialiste de conviction, il ne pouvait cependant pas être un de ces gaullistes que recherchait Jacques Soustelle pour consolider l’action de la France libre outre-Atlantique. Il n’y eut plus, selon Lévi-Strauss, de place pour l’engagement politique partisan après guerre. On retrouve cependant sa signature une fois, en 1955, au bas d’une lettre de soutien à la création d’un comité d’action pour la paix en Algérie. De cette signature, refoulement ou réelle récupération par un tiers, il n’a gardé aucun souvenir. Il refusa de signer l’appel des 121.
La conversion de l’idéal militant socialiste en ambition scientifique
La façon dont Lévi-Strauss convertit son énergie et son intelligence dans la recherche est impressionnante. Ses activités à New York puis à Paris après la guerre sont entièrement focalisées sur la publication de sa thèse et la recherche d’un emploi universitaire12.
Au cours de ces années charnières, entre 1935 et 1955, il traversa régulièrement des périodes de doutes sur sa carrière ou son destin. Il cherchait encore sa voie. Comme il le rapporte dans Tristes tropiques, isolé dans la forêt brésilienne, dans un moment de dépression, il s’interrogea sur le sens de ce qu’il faisait là, sur sa vocation et ses objectifs. S’agissait-il de la manifestation d’une incompatibilité entre lui et le groupe social dont il était issu ? La réflexion autobiographique mettait bien en évidence les doutes qui le tenaillaient depuis des années. Il eut même le projet d’écrire une nouvelle version de Cinna, intitulée l’Apothéose d’Auguste. Il s’agissait d’une mise en scène des deux principales facettes de sa propre personnalité, partagée entre Auguste et Cinna : Auguste l’empereur, modèle de l’achèvement social, et Cinna l’explorateur marginal incapable de réussir. Claude Lévi-Strauss voyait dans ses juvéniles idées marxistes de la « sécheresse dogmatique », une « conviction candide associée à une réflexion des plus maigres13 ». Il reprenait une critique assassine de la philosophie qu’il avait dû étudier, pour conclure qu’au terme de ces études il se retrouva « avec des convictions rustiques14 ». En revanche, l’ethnographie ainsi que la psychanalyse et la pensée marxiste l’avaient fasciné, car elles satisfaisaient « l’intense curiosité qui [l’] avait poussé dès l’enfance vers la géologie » : toutes « trois démontrent que comprendre consiste à réduire un type de réalité à un autre ; que la réalité vraie n’est jamais la plus manifeste ; et que la nature du vrai transparaît déjà dans le soin qu’il met à se dérober ». Nous retrouvons l’ambition métaphysique. Les trois disciplines citées, réellement herméneutiques, devaient selon lui fonder une sorte de « superrationalisme » qui intégrerait le sensible au rationnel sans rien sacrifier de ses propriétés. La carrière ethnographique est ici présentée comme une vocation profonde, conforme à ses goûts les plus anciens. « L’ethnologie réconcilie mon caractère et ma vie » ; « comme les mathématiques, ou la musique, l’ethnographie est une des rares vocations authentiques. On peut la découvrir en soi, même sans qu’on vous l’ait enseignée ». Relativement à ce que nous avons pu mettre à jour des motivations du jeune professeur qui embarqua pour São Paulo en 1935, et à ce que l’académicien a confié à Didier Eribon, cette interprétation rétrospective est infiniment révélatrice. Elle insiste sur la quête ancienne et enfin satisfaite d’intelligibilité.
La géologie lui avait d’abord permis de trouver derrière le désordre visible, en abandonnant chemins et barrières, « la ligne de contacts entre deux couches géologiques ». « Cette insubordination a pour seul but de recouvrer un maître-sens, obscur sans doute, mais dont chacun des autres est la transposition partielle ou déformée. » Alors, ajoute-t-il, « je me sens baigné par une intelligibilité plus dense, au sein de laquelle les siècles et les lieux se répondent et parlent enfin réconciliés ». La géologie peut être présentée comme « la matrice de la psychanalyse » parce qu’il s’agit d’aller chercher un sens enfoui, caché. Le monde est donc doté de sens. L’expérience de l’approche de ce sens est quasi mystique. Ce travail est poursuivi notamment dans la Pensée sauvage. Et dans tous les textes parus alors, Lévi-Strauss revient sur sa quête d’une compréhension de l’esprit humain. À l’image de la perfection passée faisait écho celle de l’intelligibilité future. Témoignage d’une crise, Tristes tropiques accrut la notoriété de son auteur, et, comble du paradoxe, accéléra son accession à une reconnaissance universitaire.
En 1959, Lévi-Strauss fut élu au Collège de France. Tous ses talents d’organisateur furent alors utilisés pour constituer une sorte d’empire à l’écart de l’Université. Le Laboratoire d’anthropologie sociale fut la matérialisation de cette réussite. Le bureau vitré de Claude Lévi-Strauss, surplombant la bibliothèque installée dans les anciens locaux de l’École polytechnique, sur la montagne Sainte-Geneviève, est le symbole d’un accomplissement. Cinna régnait finalement à l’ombre du Panthéon15.
La portée morale et politique du discours de Lévi-Strauss
De l’immense bibliographie laissée par Lévi-Strauss, deux ouvrages paraissent aujourd’hui se détacher. Ce ne sont pas les plus scientifiques mais les plus lus et réédités. D’une part Race et histoire (1952), d’autre part Tristes tropiques (1955). Le premier, même contrebalancé par Race et culture (1971), est devenu un classique scolaire édité avec appendice critique pour lycéens de terminales ou étudiants16. Objet de discussions féroces lors de sa parution, notamment entre Lévi-Strauss et Roger Caillois, il n’a pas cessé d’être utilisé au service de la dénonciation du racisme et de l’ethnocentrisme. Vingt ans après avoir ardemment milité pour le socialisme, en établissant son projet d’anthropologie, Lévi-Strauss poursuivait à l’échelle planétaire une réflexion sur la « solidarité » qui s’enracinait à la fois sur le modèle de l’engagement du sociologue en politique et sur la dimension normative de sa discipline. En outre, cette nouvelle discipline, en rejoignant des discours de légitimation d’un projet politique, pouvait y trouver de quoi renforcer sa propre légitimité.
Raymond Aron, en 1968, dans un des hommages les plus étonnants jamais rendus à Claude Lévi-Strauss, mit toutes ces ambiguïtés en lumière, avec plus de force que Roger Caillois, puisque cela fut dit sans passion, sur le mode du constat. Après avoir repris la discussion sur les ambitions de Jean-Paul Sartre, le premier paradoxe que relevait Aron « À propos de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss » était : comment fonder le refus du racisme, en principe, si l’on pose le relativisme culturel de façon absolue ? « Le petit livre Race et histoire, écrit pour l’Unesco, appartient probablement, d’après l’auteur lui-même, à la littérature de propagande, du moins d’action politique17. » L’auteur de Tristes tropiques et celui de l’Émile sont proches :
Lévi-Strauss connaît mieux que personne l’ambiguïté de son propre univers moral, à beaucoup d’égards comparable à celui de Rousseau. Ce dernier n’était-il pas à la fois nostalgique de l’innocence primitive et en quête d’un ordre civique ? Tandis que Lévi-Strauss « rêve d’une communauté authentique ».
Raymond Aron ne manqua pas alors de s’interroger sur les risques de dérapage totalitaire. La pensée qui était à l’œuvre de façon implicite dans de pareils textes de Lévi-Strauss était assez représentative d’un courant qui prospéra après guerre. L’extrême valorisation de l’Autre se fondait sur des concepts que Raymond Aron démonta avec force chez Sartre18. Aron fut pratiquement le seul auteur à donner pareille analyse critique de l’approche de Lévi-Strauss. Ce dernier ne répondit pas directement. Il fut même le premier président, à la mort de Raymond Aron, de l’association de ses amis et lecteurs en 1983. Lévi-Strauss revint sur ses propres analyses dans « Race et culture » dont il écrit qu’il fut perçu comme la remise en cause d’un « catéchisme qui était pour [des membres du personnel de l’Unesco] un article de foi » ; Lévi-Strauss ne voulait plus ignorer la génétique des populations, la socio-biologie, ni la permanence d’une « certaine imperméabilité » entre les populations humaines19. Il se confrontait là à un tabou : la difficulté rencontrée par l’Unesco dans sa lutte contre les préjugés raciaux ne viendrait-elle pas du fait que son analyse en serait défaillante ? Pouvait-on se contenter de ne voir dans les attitudes racistes que le produit d’« idées fausses » que l’on pourrait éradiquer ? Mais les doutes de Lévi-Strauss ne furent pas vraiment entendus. Son premier texte de 1952 vaut toujours comme fondateur d’une doxa antiraciste.
Un autre témoignage de la permanence de la volonté de Lévi-Strauss d’apporter sa contribution à un nouvel ordre mondial apparaît en 1976. À cette date, préférant la position de l’expert à celle du pétitionnaire, Lévi-Strauss déposa devant une commission de l’assemblée nationale chargée d’examiner trois propositions de loi sur les libertés : selon lui la liberté de l’homme devrait être conçue dans un cadre qui prendrait en compte les autres êtres vivants :
Si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte immédiatement que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces20.
Lévi-Strauss s’intéressait toujours à la politique mais sans plus entrer dans l’arène. Dernier exemple significatif, en 2005, à l’occasion de la remise du « Premi Internacional » décerné par la Generalitat de Catalogne, il prononça un discours qui fut largement commenté, notamment par des journalistes de gauche et par son successeur à la tête du Laboratoire d’anthropologie sociale, Philippe Descola. Dans ce texte brillant, l’ethnologue affirmait :
J’ai connu une époque où l’identité nationale était le seul principe concevable des relations entre les États. On sait quels désastres en résultèrent21.
Par bien des aspects, Lévi-Strauss était bel et bien politique en prononçant ces mots. De fait sa légitimité a pu être utilisée pour condamner l’action gouvernementale et ce sont des blogs socialistes ou d’extrême gauche qui le citent le plus aujourd’hui. Étonnant retour du passé de Lévi-Strauss dans l’interprétation de son propos par des commentateurs qui le méconnaissent ! Pourtant, dans ce texte, s’il vantait l’affirmation contemporaine des euro-régions, s’il rappelait le royaume des Goths et les travaux de Raymond Lulle, c’était pour mieux insister sur la façon dont la pensée structurale s’inscrivait dans l’histoire intellectuelle de l’Occident. Et surtout, s’il contestait un ordre, c’était celui d’un monde détruisant la diversité des populations humaines comme de toutes les formes de vie. Il se livrait à un plaidoyer écologiste d’une grande force. Ce texte prononcé au moment où Lévi-Strauss n’écrivait plus guère et n’acceptait plus de prendre la parole en public est hautement révélateur des idéaux qui ne l’ont jamais quitté. L’anthropologue concluait sur l’affirmation d’un principe – « Les droits de l’humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l’existence d’autres espèces » – tout à fait digne de figurer dans une déclaration universelle des droits de l’homme révisée par ses soins. Il y a dans cette formulation un certain désir de compléter l’œuvre de René Cassin sur le terrain du droit des peuples. Ses convictions sur la diversité des cultures rejoignaient une vision écologique des équilibres naturels et culturels. Sa principale inquiétude, à la fin de sa vie, portait sur l’impact de la croissance démographique exponentielle de la population mondiale qu’il avait vu passer de moins de deux milliards à près de sept milliards d’habitants.
On ne s’est donc peut-être pas assez interrogé sur ce qui a suscité le rayonnement de Lévi-Strauss bien au-delà des cercles académiques. Cette extraordinaire adéquation entre son discours et son époque ne saurait être expliquée par la seule scientificité de ses analyses. Le succès du structuralisme mériterait de plus amples développements ; il a eu également une dimension politique identifiée par François Furet. Ce dernier nota que Lévi-Strauss avait donné aux déçus du marxisme une pensée totalisante de substitution, et à l’occasion de joutes intellectuelles avec Paul Ricœur et Jacques Derrida, l’anthropologue prit une place centrale dans le débat d’idées des années 1960-197022.
Nous avons tenté de montrer succinctement ici que la réussite de Claude Lévi-Strauss et le rayonnement de son œuvre sont les résultats d’un cheminement ininterrompu, depuis sa jeunesse. Ce cheminement lui fit faire face à tous les grands questionnements de son époque : la notion de progrès mise à l’épreuve des deux guerres mondiales, la relation de l’homme avec la nature, de l’homme « civilisé » avec le « primitif ». Il a été un savant autant qu’un moraliste, et la portée politique de son propos a dépassé les cadres partisans. Ses analyses ont profondément façonné les responsables internationaux de l’Unesco tout autant que celles de nombreux acteurs de la vie publique du monde entier. Finalement, si Claude Lévi-Strauss avait échoué à être le « penseur du socialisme » français, sa pensée servit à la fois d’alternative au marxisme et de socle à l’action de l’Unesco pour être aujourd’hui la référence des actuels défenseurs d’une certaine écologie.
- *.
Cet article renvoie à l’essai de l’auteur sur Claude Lévi-Strauss politique. De la Sfio à l’Unesco, Toulouse, Privat, 2011.
- 1.
Fabien Lamouche, « Parcours de Claude Lévi-Strauss. À propos d’une biographie récente », Esprit, janvier 2004, p. 110-119. Denis Berholet, Claude Lévi-Strauss, Paris, Plon, 2003, 465 p.
- 2.
Françoise Héritier, Claude Lévi-Strauss, l’esprit des mythes, hors-série « Une vie, une œuvre », Le Monde, octobre 2010, 122 p.
- 3.
Denis Hollier, « Ethnologie et sociologie. Sociologie et socialisme », L’Arc, no spécial Marcel Mauss, 1972, no 48, p. 1 ; Stéphane Clouet, « Une jeunesse française socialiste », Lévi-Strauss, Paris, Éd. de l’Herne, 2004, p. 79-86 ; Vincent Chambarlhac, « Lévi-Strauss en socialisme », Cahiers d’histoire, revue d’histoire critique, 2007, no 101, p. 83-99.
- 4.
Émilie Joulia, Claude Lévi-Strauss. L’Homme derrière l’œuvre, Paris, Jean-Claude Lattès, 2008, 203 p. Pierre-Henri Tavoillot, président du Collège de philosophie, « Derrière le mythe Lévi-Strauss », 4 novembre 2009, http://www.slate.fr/story/12563/derriere-le-mythe-levi-strauss
- 5.
Patrick Wilken, Claude Lévi-Strauss: The Poet in His Laboratory, Australie, Penguin Press, 2010.
- 6.
Wiktor Stoczkowski, Anthropologies rédemptrices. Le monde selon Lévi-Strauss, Paris, Hermann, 2009.
- 7.
F. Héritier, Retour aux sources, Paris, Galilée, 2010.
- 8.
Vincent Debaene et Frédéric Keck, Lévi-Strauss, l’Homme au regard éloigné, Paris, Gallimard, 2009, 123 p. ; l’Adieu au voyage, l’ethnologie française entre science et littérature, Paris, Gallimard, 2010.
- 9.
A. Pajon, Claude Lévi-Strauss politique…, op. cit.
- 10.
Entretien de C. Lévi-Strauss avec l’auteur, 25 avril 1993.
- 11.
Claude Lévi-Strauss, Didier Eribon, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 81 : « J’avais pris du recul pendant les années au Brésil. Pas seulement de mon fait, d’ailleurs. Dans les années précédant l’agrégation j’avais été […] collaborateur de Georges Monnet, député socialiste. En 1936, j‘étais déjà au Brésil, il devint ministre dans le gouvernement du Front populaire. Je m’attendais à ce qu’il me rappelle. Manifestement mes anciens camarades, tout à leur victoire, m’avaient oublié. Les événements, le nouveau cours que prenait ma vie, ont fait le reste… » La déception fut sûrement vive et la vigueur du repli sur les études proportionnelle. Dans son entretien avec l’auteur, C. Lévi-Strauss ajoutait que ce n’« était pas très glorieux » (25 avril 1993).
- 12.
Les Structures élémentaires de la parenté furent publiées en 1949.
- 13.
C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 55.
- 14.
Ibid.
- 15.
Françoise Zonabend, le Laboratoire d’anthropologie sociale. 50 ans d’histoire. 1960-2010, Paris, Collège de France, 2010, 50 p.
- 16.
C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio », rééd. 1987, 127 p. et le même ouvrage, dans la coll. « Folioplus », avec un dossier pédagogique de Jean-Baptiste Scherrer, 2007, 169 p.
- 17.
Raymond Aron, dans Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss à l’occasion de son 60e anniversaire, réunis par Jean Pouillon et Pierre Maranda, Paris-La Haye, Mouton, 1971, p. 474-480, citation p. 476.
- 18.
Comme de manière systématique et percutante le fit Vincent Descombes dans son panorama de la philosophie française depuis 1945. Vincent Descombes, le Même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Paris, Minuit, 1979, 224 p.
- 19.
C. Lévi-Strauss, « Race et culture », dans le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 21-48.
- 20.
Id., le Regard éloigné, op. cit., p. 381.
- 21.
Discours de Claude Lévi-Strauss à l’occasion de la remise du XVIIe Premi Internacional Catalunya, Académie française, Paris, le 13 mai 2005. Philippe Descola, « Quand Lévi-Strauss dénonçait l’utilisation politique de l’identité nationale », Le Monde, 4 novembre 2009.
- 22.
François Furet, « Les intellectuels français et le structuralisme », Preuves, février 1967, no 92, repris dans l’Atelier de l’histoire, Paris, Flammarion, 1982, p. 52.