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Dans le même numéro

Affirmations religieuses en Chine

mars/avril 2007

Le retour du confucianisme ne fait plus à lui seul l’actualité en Chine. Là aussi, on observe, à côté du phénomène sectaire, la montée en puissance d’Églises de type évangélique.

Esprit – La sécularisation présente-t-elle globalement les mêmes caractéristiques qu’en Occident ? Faut-il insister au contraire sur des données particulières, en fonction de traits culturels, sociaux, religieux antérieurs ?

David Palmer, Vincent Goossaert – Pour ce qui est des aspects politiques, c’est-à-dire la séparation entre État et religions, il est indubitable que les différents régimes chinois de l’époque moderne se sont inspirés de modèles occidentaux de sécularisation politique (eux-mêmes très variés), soit directement dans un cadre colonial, comme à Hong Kong ou Singapour, où les associations religieuses sont libres de se fonder dans un cadre juridique très souple mais où leur apparition dans l’espace public est très réglementée, soit par transfert et adaptation d’idéaux occidentaux de progrès et de laïcité de l’État, comme dans le cas des régimes nationaliste et communiste.

À un niveau théorique, les idéaux et concepts occidentaux en matière de politique religieuse ont été, et sont encore, beaucoup utilisés par les dirigeants et les intellectuels chinois, quoique souvent en décalage par rapport aux idéaux et aux concepts originaux. Dès la fin de l’empire et la fondation de la République en 1912, la liberté de croyance religieuse est intégrée à la Constitution, et elle est interprétée par les gouvernements successifs comme permettant l’organisation, distincte de la société, de « religions » (concept importé d’Occident au tournant du xxe siècle) comprises au sens de grandes religions universelles, organisées en Églises et fondées sur des textes philosophiques et éthiques. Aujourd’hui encore la République populaire de Chine reconnaît cinq religions (bouddhisme, taoïsme, islam, catholicisme, protestantisme), organisées en associations nationales patriotiques et encadrées par l’État.

En revanche, la majeure partie (quantitativement) des cultes, temples et célébrations qui ont un caractère purement local n’entrent pas dans ce cadre ; ils ont été condamnés et réprimés en tant que « superstitions » tout au long du xxe siècle, mais semblent aujourd’hui, du moins dans certains cas, accéder à une reconnaissance politique dans le cadre d’une nouvelle catégorie juridique qui est en train d’émerger : les « croyances populaires ». De même, le statut des nouveaux mouvements religieux, apparus en très grand nombre depuis la fin de l’empire, pose de nombreux problèmes à l’État chinois, certains, condamnés en tant que « sectes » en Chine populaire, étant reconnus comme groupes religieux à Taïwan, Hong Kong ou d’autres pays comptant une large population chinoise. La diversité des régimes politiques, dont les modèles s’influencent les uns les autres, et la diversité des politiques locales à l’intérieur même d’une Chine populaire de plus en plus décentralisée, rend la situation religieuse complexe à analyser.

En dépit des influences directes et indirectes des divers modèles occidentaux de sécularisation sur le monde chinois, les différences restent frappantes. En effet, un élément crucial des divers modèles de sécularisation, y compris de la laïcité française telle notamment qu’elle est établie en 1905, est absent du contexte chinois : la négociation. L’État impérial puis républicain puis communiste n’a presque rien négocié, sinon avec quelques dignitaires bouddhistes, taoïstes, musulmans et chrétiens mais qui ne pouvaient parler qu’au nom d’une partie du clergé. Pour l’essentiel, les rapports entre les communautés religieuses et l’État se sont joués sur le mode de la contrainte et de la résistance – résistance parfois active pour des groupes ethniques (Tibétains, Ouïghours) ou des organisations religieuses persécutées. La perte de la visibilité de la religion, notamment dans les villes, a été davantage l’effet d’une politique autoritaire et destructrice que d’une évolution sociale spontanée, et par conséquent les phénomènes de renouveau ou de réinvention de la religion sont également différents de ceux auxquels on peut assister dans les sociétés ayant une longue histoire de démocratie libérale.

Un autre élément de différence réside dans la position de l’État en matière de dogme, croyances et pratiques. Les divers États chinois (régime du Beiyang 1912-1928, régime nationaliste 1928-1949, régime communiste, République de Chine à Taïwan …), s’ils se refusent à assurer la continuité du régime impérial qui jouissait de l’autorité doctrinale pour l’ensemble des religions, continuent néanmoins, en pratique, à s’ériger en autorité religieuse et à intervenir activement, déployant des théories du religieux souvent légitimées par « la science » afin de séparer la religion de la superstition, les « religions » des « sectes », l’« orthodoxie » de l’« hétérodoxie ». La récente campagne du régime communiste contre le Falun gong en est une manifestation spectaculaire, mais nullement aberrante : l’État juge un groupe religieusement déviant en termes religieux. Même l’État taïwanais, qui pratique maintenant une politique de laisser-faire, maintient un discours qui valorise et encourage certaines attitudes religieuses (engagement éthique) et en dévalorise d’autres (célébrations et sacrifices à grande échelle entraînant de grandes dépenses).

De plus, si les institutions cléricales réinventées comme « religions » et faisant l’objet d’un traitement spécifique par l’État, à savoir islam, catholicisme, protestantisme, bouddhisme et taoïsme officiels, sont séparées du politique, les communautés de culte en revanche sont restées des institutions à la fois religieuses et politiques. Reconstruire, animer un temple, organiser les grandes célébrations restent des moyens essentiels pour les élites locales de construire une légitimité personnelle pouvant se traduire en pouvoir politique, soit au travers d’élections, soit pour conforter un statut de cadre nommé, et ceci aussi bien en Chine populaire et à Taïwan que dans le reste du monde chinois. Inversement, les cadres d’aujourd’hui, en particulier en Chine populaire, trouvent commode, et ne voient aucune objection au fait de déléguer certains services publics (construction et entretien de routes, d’écoles et autres infrastructures) à des communautés religieuses locales. L’utilisation de ressources religieuses à des fins politiques n’est certes pas du tout propre à la Chine, mais l’entremêlement des identités locales et religieuses y est souvent plus fort qu’en Europe. Si, au niveau des grandes villes, on peut comparer la situation religieuse chinoise avec celle des villes occidentales, la forte résurgence des cultes locaux dans le monde rural, qui reste démographiquement très important, pose la question de la sécularisation en des termes radicalement différents de ceux qui sont familiers aux Européens.

Les diverses traditions religieuses chinoises vous paraissent-elles à égalité devant la sécularisation, ou la résistance à la sécularisation ?

Les nouvelles politiques religieuses de la République de Chine à partir de 1912, en rupture avec celles de l’empire qui avait un caractère profondément religieux et inclusif, ont induit une forte différenciation entre les religions officiellement reconnues d’une part et les traditions locales et les nouveaux mouvements religieux de l’autre. Tandis que les religions, du moins au niveau de l’encadrement et des structures officielles, ont totalement joué le jeu des politiques de sécularisation en s’organisant comme des associations de croyants séparées de l’État et des structures sociales de base, les traditions locales et les nouveaux mouvements religieux sont restés à l’écart de ce processus et ont continué à être, de nature et dans les faits, des formes d’organisation sociales de base, structurant les villages et les quartiers. Les différentes parties du paysage religieux chinois, qui est depuis longtemps d’une remarquable diversité, sont donc très loin d’être égales devant les processus de sécularisation, tant dans leurs aspects politiques que sociaux.

Les groupes religieux chinois ayant les plus avancés dans la voie d’une sécularisation interne sont les mouvements réformistes, en particulier au sein du bouddhisme. Un mouvement d’intellectuels a poussé tout au long du siècle à une « protestantisation » accrue du bouddhisme et du taoïsme, insistant sur les dimensions éthiques, livresques et individuelles au détriment des dimensions rituelles et collectives. Les tenants d’un discours de réinvention et de modernisation sont aujourd’hui acclamés dans les milieux confessionnels et académiques dans la mesure où ils ont largement contribué à la survie et à la transmission de leur religion dans des conditions difficiles (le sécularisme virulent des nationalistes et des communistes, les destructions de temples), mais une telle évolution a aussi eu un prix. Des bouddhistes, notamment Taixu (1890-1947) et ses disciples, et, quoique de façon plus discrète et nuancée, des taoïstes ont cherché à mettre leur religion en accord avec la science et le nationalisme, à la tourner vers l’action en ce monde et à rejeter la « superstition ». Chez eux, la modernisation s’accompagne d’une critique et de l’abandon de tout un pan des pratiques par lesquelles les clergés aidaient la population (notamment guérisons et exorcismes, rituels funéraires) et participaient à la vie religieuse et culturelle des familles et des villages. Cependant, cette évolution est loin de s’être totalement imposée dans les faits. Là où ils le peuvent, bouddhistes et taoïstes ont gardé ou retrouvent aujourd’hui leur place au sein de la société villageoise et de ses cultes.

Est-il exact que bouddhisme et christianisme ont un intérêt particulier pour les classes plus intellectuelles, ou dans le cadre d’une certaine résistance à la sécularisation ?

Dans un monde urbain fortement sécularisé, où les temples ont été, souvent dans les années 1920, détruits ou reconvertis en écoles ou autres institutions laïques, la demande religieuse s’est beaucoup tournée vers des formes de croyances et pratiques alliant une religiosité très individuelle et des formulations intégrant les idéaux libéraux et/ou nationalistes. Le christianisme, perçu comme la religion des Occidentaux et donc de la science et du progrès, et de plus jouant un rôle important dans l’éducation (collèges et universités chrétiennes en Chine populaire jusqu’en 1949, dans le reste du monde chinois jusqu’aujourd’hui), a longtemps attiré les classes moyennes et supérieures.

Depuis une vingtaine d’années, il est fortement concurrencé par des groupes bouddhiques réformistes, notamment ceux formés à Taïwan, tels le Foguang shan, un mouvement très intellectuel fondant des universités bouddhiques, ou le Ciji gongde hui, tourné vers l’action caritative, tous deux jouissant d’un fort prestige. Ces groupes bouddhiques devancent maintenant les chrétiens sur leur propre terrain (l’éducation, l’action sociale) tout en insistant sur l’identité ethnique chinoise (notamment auprès des Chinois d’outre-mer, en Asie du Sud-Est et en Occident), par l’enseignement de la langue et de la culture classique. De ce fait, la revendication d’une appartenance bouddhique connaît une forte croissance dans les villes chinoises partout dans le monde. Ces divers groupes bouddhiques et chrétiens, ainsi que d’autres nouveaux mouvements religieux sont parfaitement à l’aise dans un modèle de sécularisation politique (ils sont neutres politiquement et agissent dans un cadre associatif) mais visent à redonner une identité et des pratiques spirituelles à des populations urbaines sans repères, en occupant l’espace public, par la construction d’immenses temples et lieux de formation et par la diffusion de journaux, site web, chaînes de télévision, etc.

Le christianisme évangélique ou pentecôtiste est-il aussi présent dans cette région ?

Si toutes les religions ont connu une croissance importante durant les dernières décennies, c’est le protestantisme, notamment de facture évangélique ou pentecôtiste, qui connaît le développement le plus spectaculaire. En 1949, il y avait en Chine moins de 1 million de protestants et 3 millions de catholiques ; aujourd’hui, si le nombre de catholiques a triplé pour atteindre les 10 millions, les protestants sont au moins trente, voire, selon certaines estimations, cinquante fois plus nombreux qu’à la fondation de la République populaire. Cette expansion a vraiment commencé à la fin de la révolution culturelle en 1979. Si l’épisode maoïste n’a donc nullement réussi à éradiquer les communautés protestantes, malgré trente années de persécutions et de stigmatisation comme agents de l’impérialisme et du capitalisme, le régime communiste a néanmoins eu un impact déterminant sur la trajectoire du protestantisme, créant des conditions facilitant son expansion spectaculaire à la fin du xxe siècle.

Tout d’abord, le mouvement de sinisation du protestantisme, qui avait vu le jour dès les années 1920 avec l’émergence d’églises chinoises autonomes qui refusaient l’autorité des sociétés missionnaires et leur approche libérale, est poursuivi de façon brutale après 1949 : les missionnaires sont renvoyés chez eux, les liens avec l’étranger sont coupés, les éléments libéraux, qui sympathisaient avec la cause communiste, sont cooptés par la nouvelle association patriotique qui abolit toutes les sectes et dénominations protestantes en une seule structure unifiée. Si celle-ci se voulait entièrement autonome par rapport aux églises étrangères, elle n’était qu’une extension politique de l’État, avec peu de légitimité chez les croyants ; ceux-ci, qui se réunissent en secret durant la révolution culturelle, forment des communautés souterraines, souvent persécutées, endurcies par la répression, qui, lorsque le climat politique se libéralise dans les années 1980, deviennent les noyaux d’églises véritablement autonomes, reliant à la base des « églises de foyer » (House churches) qui se segmentent régulièrement au fur et à mesure de leur croissance, et forment des réseaux d’églises comptant des centaines de milliers de croyants.

Si les liens avec l’Église officielle sont ambigus, caractérisés selon le lieu par la répression ou la collaboration tacite, et si ces Églises profitent de l’aide fournie par des organisations protestantes de Scandinavie, de Corée du Sud ou d’Amérique, il demeure qu’elles ne dépendent ni de l’État ni des missionnaires étrangers. L’immense majorité des convertis le sont par des prosélytes chinois, et une dynamique véritablement autochtone s’est mise en place. Certains mouvements rêvent même du jour où ils pourront eux-mêmes envoyer des missionnaires chinois pour convertir les pays musulmans du Moyen-Orient. En dehors de la théologie officielle, qui sanctifie le service pour la Patrie et pour le Parti comme voies légitimes de salut, l’immense majorité des protestants chinois sont partisans d’une lecture littérale de la Bible ; l’absence d’institutions solides en dehors des associations patriotiques laisse le champ libre à la floraison des courants pentecôtistes. Dans les campagnes, les pratiques ressemblent de plus en plus à la religion chinoise traditionnelle, les expériences de guérison et d’exorcisme jouant un rôle primordial, et des groupes apparaissent, tels que l’Éclair d’Orient, dirigés par des individus prétendant être à la fois le messie et le nouvel Empereur de Chine, qui présentent de fortes analogies avec la tradition sectaire chinoise. Dans les villes, le protestantisme attire une population plus jeune, qui voit dans cette religion à la fois un symbole de modernité occidentale et une expression cosmopolite de la morale traditionnelle chinoise.

Si, d’une part, le régime communiste a accéléré l’enracinement autochtone du protestantisme, d’autre part, en réprimant les cultes traditionnels de la religion chinoise – dont la résurgence depuis les années 1980 est très inégale selon les provinces –, il a laissé ouvert le terrain pour l’expansion du protestantisme ainsi que d’autres nouveaux mouvements religieux. En effet, l’organisation souterraine en réseau, la pratique du culte dans des maisons ou dans des structures de fortune sont plus aisées que la construction des temples publics de la religion traditionnelle, très coûteux et susceptibles d’attirer la répression des autorités. C’est d’ailleurs une prise de conscience de ce phénomène qui est en partie responsable de la plus grande tolérance, depuis quelques années, de l’État central envers les « croyances populaires » (les cultes locaux), qui sont de plus en plus considérées comme un rempart potentiel contre la pénétration du christianisme.

Qu’en est-il du confucianisme ?

Le confucianisme, qui était la doctrine officielle de l’empire et qui encadrait tant ses cultes que son système éducatif, a tenté au début du xxe siècle, à l’instar du bouddhisme et du taoïsme, de se réinventer comme « religion » sur le modèle occidental, mais ce projet a échoué. La plupart des intellectuels s’identifiant comme confucianistes ont par la suite reformulé leur tradition comme une « philosophie » en abandonnant ses dimensions rituelles et spirituelles, ces dernières ayant été recyclées au sein des nouveaux mouvements religieux. Le problème est loin d’avoir été résolu cependant, car tandis que différents types de personnes et de groupes (universitaires, leaders des nouveaux mouvements religieux) revendiquent être les vrais héritiers du confucianisme, un débat public s’est développé depuis les années 1990 en reposant les mêmes questions qu’il y a un siècle: ne peut-on pas récupérer une bonne partie du confucianisme de l’époque impériale pour en faire une religion nationale qui unirait la nation chinoise autour de valeurs et croyances communes ? Ce débat reste pour l’instant limité au cercle des intellectuels, qui en profitent pour remettre en cause les définitions établies des notions occidentales de « religion » et de « sécularisation », mais si un lien était créé avec les pratiques existantes au sein de la société (les grands lignages pratiquant le culte aux ancêtres, l’éthique dite « traditionnelle » des livres de morale), il est possible qu’une institutionnalisation du confucianisme viendrait enrichir encore le paysage religieux chinois et l’éloigner plus encore des modèles occidentaux de la sécularisation, en formulant des nouvelles articulations, spécifiquement chinoises, entre les identités ethniques, nationales, et spirituelles.

Si l’on fait abstraction du communisme, et quand la liberté religieuse est possible, assiste-t-on à des phénomènes analogues à ceux qu’on observe en Europe : large incroyance et indifférence, abandon des pratiques anciennes, « fin sociale » de la religion, de « religion invisible », à la carte, etc. ?

Les cas de la Chine populaire, de Hong Kong et de Taïwan permettent de contraster les trajectoires religieuses de populations chinoises sous différents régimes politiques. Pour la Chine populaire, nous avons déjà mentionné la situation dans les campagnes, où elle varie énormément d’une localité à une autre (renouveau des temples des cultes locaux ici, essor du protestantisme et des autres nouveaux mouvements religieux là). Dans les grandes villes, en revanche, malgré l’accès relativement facile aux textes et aux symboles religieux dans les médias de masse (livres, télévision, cinéma, internet) et la croissance de toutes les communautés religieuses, il faut dire malgré tout que la grande majorité des citadins ne pratique ni ne s’intéresse visiblement à aucun culte ni religion. On peut donc parler d’une « fin sociale » de la religion : mais cette « fin » est-elle permanente ? La montée spectaculaire, principalement dans les villes, du Falun gong – qui attira au moins 10 millions d’adeptes en moins de 7 ans, de 1992 à la répression de 1999 – montre qu’il existe un fort potentiel de religiosité. L’invisibilité de la religion s’explique peut-être plutôt par l’absence d’un véhicule d’expression, vu les contraintes politiques et les mutations sociales : aucune des formes religieuses politiquement possibles en Chine à l’heure actuelle n’est capable de canaliser le potentiel de religiosité populaire.

À Taïwan, en revanche, où la plupart des restrictions ont été levées à la fin de la loi martiale en 1987, la religion reste très visible, les villes regorgent de temples, les mouvements religieux fleurissent et rien ne semble indiquer une incroyance ou une indifférence par rapport à la religion. Mais l’urbanisation a néanmoins transformé les bases sociales de la religion : les villages et quartiers traditionnels, qui avaient chacun son temple et ses fêtes communautaires que tout résident était tenu de fréquenter et de soutenir financièrement, cèdent la place à des formes d’organisations volontaires, orientées vers une pratique plus individualisée : temples « marchands » qui proposent des services de guérison, centres de méditation et congrégations de salut.

Il n’y a que Hong Kong qui semble avoir suivi la tendance européenne : l’organisation communautaire de la religion traditionnelle ne subsiste que dans les villages des Nouveaux Territoires ; comme à Taïwan les pratiques religieuses des citadins se sont fortement individualisées, mais à un plus faible niveau d’intensité. Et malgré le fait que plus de la moitié des écoles primaires et secondaires sont gérées par des organisations religieuses, notamment catholiques, protestantes et bouddhiques, seule une petite minorité de la population adhère à une religion instituée.

A-t-on assisté dans le monde chinois à la valse-hésitation sécularisation/retour du religieux/réveil ?

La sécularisation a été une composante centrale de l’identité et du projet de modernisation de tous les régimes politiques chinois du xxe siècle, et le demeure jusqu’aujourd’hui. Mais, comme l’a souligné la sociologue chinoise Fan Lizhu, cette trajectoire diffère des pays occidentaux où la sécularisation a été un processus de longue haleine, qui a commencé au moins à la Révolution française, et où elle a suivi la tendance générale d’une modernisation culturelle qui n’a pas été imposée de l’extérieur. L’expérience chinoise, en revanche, a été celle d’une sécularisation forcée par l’État, dans un contexte de modernisation rapide et, dans la première moitié du xxe siècle, particulièrement douloureuse – humiliation par les puissances occidentale et japonaise, guerre civile … Le premier « désenchantement » fut donc un échec, suivi par un réenchantement, politique cette fois, celui du maoïsme, qui se solda par un nouvel échec douloureux et un désenchantement politique. Depuis Mao, nous sommes dans un deuxième réenchantement, cette fois avec la science, la technique et l’économie, solutions « magiques » pour le salut de la Chine. Ce sont les excès et les dangers posés par cet enchantement qui créent les conditions du retour du religieux : pour les individus naviguant dans une société sans ancrage moral, une pratique religieuse, qu’il s’agisse du Falun gong, du protestantisme ou du bouddhisme, donne un cadre éthique pour mieux orienter sa vie ; alors que l’État, qui craint le risque d’explosion sociale et de criminalité produit par les inégalités croissantes, demande de plus en plus ouvertement aux religions de jouer un rôle de ciment moral et de philanthropie dans la construction d’une « société harmonieuse ». L’ambiguïté de l’attitude de l’État communiste n’en devient que plus aiguë, voué d’une part à la propagation de l’athéisme et vigilant devant tout risque de mobilisation sociale d’inspiration religieuse, cherchant d’autre part à recruter les religions pour mettre en œuvre sa politique sociale.

À lire

Daniel Overmyer (ed.), Religion in China Today (The China Quartely Special Issues, New Series 3), correspond au no 174 (juin 2003) de The China Quartely.

Philip Clart et Charles B. Jones (eds), Religion in Modern Taiwan. Tradition and Innovation in a Changing Society, Honolulu, University of Hawaï Press, 2003.

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    David Palmer est représentant de l’Efeo à Hong Kong, professeur à la Chinese University of Hong Kong ; a publié la Fièvre du qigong. Guérison, religion et politique en Chine, 1949-1999, Paris, Ehess, 2005. Vincent Goossaert est chercheur au Cnrs, directeur adjoint du Groupe sociétés, religions, laïcités (Cnrs-Ephe) ; a publié : « Le concept de religion en Chine et l’Occident », Diogène, 205, 2004, p. 11-21 ; Dans les temples de la Chine. Histoire des cultes, vie des communautés, Paris, Albin Michel, coll. « Sciences des religions », 2000.