La crise n’est pas encore derrière nous
La faillite de Lehman Brothers au mois de septembre 2008 a fait prendre conscience aux banques que l’on ne « rasait plus gratis ». C’est ce que les économistes appellent l’« aléa moral », c’est-à-dire l’épée de Damoclès qui incite les banques à ne pas faire n’importe quoi : l’État ne sera pas toujours là pour « payer les pots cassés ». Cette faillite a, par ailleurs, fait prendre conscience aux gouvernements que la crise était plus grave qu’ils ne le pensaient jusqu’alors et qu’il fallait donc réagir.
Le plan Obama comme les plans de secours de l’ensemble des pays européens et le plan de relance budgétaire chinois sont, d’une certaine manière, les purs produits de la faillite de Lehman. Il en est de même pour la réunion du G20 qui s’est tenue à Washington le 15 novembre 2008. Comme l’élection de Barak Obama à la présidence des États-Unis, cette réunion a suscité d’immenses espoirs : pour la première fois, les vingt pays les plus puissants de la planète acceptaient de s’asseoir autour d’une table pour examiner les moyens de sortir ensemble de la crise. L’illusion entretenue par une grande majorité de décideurs quant à l’efficacité du G7 (les sept pays les plus riches, mais, pour certains, les plus endettés) allait enfin être dissipée. Personne ne croyait, certes, aux miracles : les atermoiements allaient être nombreux et les compromis forcément réducteurs. Mais il s’agissait quand même d’une première.
Comme le dessinait et l’écrivait Viaz après le énième échec électoral du PS en 1978 : « La défaite a dépassé nos espérances. » Il n’est rien sorti ou presque de ce G20. Loin de moi l’idée de critiquer le talentueux activisme du président de la République française et de nier l’utilité des déclarations d’intention. Mais on a vraiment l’impression que les participants à cette conférence, a priori historique, regardaient un film qui ne correspond en rien à la réalité.
Les prochaines étapes de la crise
La crise actuelle – qui, contrairement à ce que disent certains, est difficilement comparable avec la crise de 1929 – est une crise très grave. Et même gravissime – contrairement à ce que suggèrent certains autres, optimistes béats, qui comparent cette crise à l’éclatement de la bulle internet en 2001 ou au crash de 1987. Il est ainsi trois vérités qu’il est, à ce jour, nécessaire de rappeler.
En premier lieu, toutes les interventions publiques effectuées depuis le printemps 2008 ne s’apparentent qu’à des « rustines ». Les chiffres ont certes de quoi faire rêver : 1 000 milliards de dollars pour le plan Obama aux États-Unis et 1 700 milliards d’euros pour l’ensemble des interventions publiques européennes en faveur de leurs banques. Mais il ne s’agit là que d’empêcher la machine économique de « caler ». En aucun cas de l’empêcher de décélérer dangereusement.
Deuxième vérité, pas bonne à dire mais nécessaire : la crise financière est loin d’être finie. Si le catastrophisme est critiquable en politique, la méthode Coué ne l’est pas moins. Il ne sert à rien de dire que « le plus gros de la crise est derrière nous ». Car ce n’est pas vrai. Nous avons appris au moins quatre mots en un an : Subprimes ; Alt A (crédits à peine moins risqués que les subprimes) ; Assureurs monoline (assureurs qui garantissent certains crédits dont les subprimes) ; Ars (obligations dont le taux est révisé régulièrement par enchère). Chaque mot appris ainsi a coûté à l’économie mondiale environ 300 milliards de dollars… Cela fait cher l’initiation au langage des affaires !
Et il y a fort à craindre que nous ayons encore un certain nombre de mots à apprendre. À commencer par Cds (credit default swaps), prime de risque payée pour se garantir contre la défaillance d’un emprunteur) dont le marché culmine aujourd’hui à 60 000 milliards de dollars, soit plus que le Pnb mondial… Mais aussi credit cards risk, car le marché des cartes de crédit aux États-Unis est en train de suivre insensiblement la voie tracée par les crédits subprime. Mais aussi « risque municipal » car les collectivités territoriales des deux côtés de l’Atlantique ont, elles aussi, goûté, avec plus ou moins d’appétit, aux produits financiers « toxiques ». Mais aussi hedge funds, expression que l’on croit connaître mais qui réserve encore bien des surprises au fil du retrait de leurs actionnaires (« si tu pars, je suis obligé de vendre, et donc je vends à la casse, et donc mes performances baissent, et donc d’autres partent »). Mais aussi carry trade, merveilleuse technique qui consistait à s’endetter à faible coût au Japon pour investir dans les pays émergents. Mais technique qui se retourne inexorablement aujourd’hui contre l’économie japonaise. Et encore je ne dis rien des risques portés par les compagnies d’assurance ou des risques dont sont porteurs les « ventes à découvert » (je vends à terme sans avoir acheté, ce qui ne marche que si je ne me suis pas trompé sur l’orientation des marchés…) dont on a commencé à prendre conscience avec l’« accident » Volkswagen (les vendeurs à découvert étant pris à leur propre piège et faisant brutalement augmenter le titre de plus de 50 % en un seul jour).
Troisième vérité, la plus douloureuse : le protectionnisme est à nos portes. Pas encore entré dans les faits. Mais à nos portes. Il y a six mois à peine, il paraissait inconvenant – je l’ai vécu – de parler de credit crunch (étranglement du crédit) alors que celui-ci était inéluctable, produit mécanique de l’assèchement des marchés de titrisation et de la réintermédiation du crédit dans les bilans bancaires. On en est presque au même point aujourd’hui avec le protectionnisme. Il est inconvenant d’employer ce terme. Et pourtant, il va falloir bien plus que des déclarations d’intention pour inciter les gouvernements à ne pas donner l’absolue priorité à leur industrie nationale. Un des événements les plus inquiétants depuis la rentrée 2008 est la montée en puissance du lobby automobile américain. On voit mal comment Barak Obama, fraîchement élu et spontanément hostile à la désindustrialisation américaine, comme tous les démocrates, pourra résister à ce type de pression ? La réaction à cet intense lobbying ne s’est pas fait attendre. L’Allemagne a, pour la première fois, fait valoir les intérêts de ses constructeurs automobiles. Et l’ensemble de l’Europe est en train de lui emboîter le pas. Et, dans un autre registre, que dire de la Chine qui se met à dévaluer sa monnaie et donc à améliorer artificiellement sa compétitivité ? Or, en matière de protectionnisme on peut éventuellement expliquer comment les choses ont commencé mais on ne sait jamais expliquer par quels moyens peut être enrayé le jeu des actions-réactions-sanctions.
Pour un programme d’action mondial
Si l’on accepte d’affronter ces trois vérités, on peut alors envisager les réformes à mettre en place pour sortir de la crise. Et c’est là où la réunion du G20 refait son apparition. Ce qui aurait pu être le point de départ d’une nouvelle charte de gouvernance mondiale a accouché de… quelques vœux pieux. « Enregistrement » des agences de notation (on croit rêver…), harmonisation des normes comptables (sic), réflexion sur les modalités de rémunération dans les banques, ouverture (sans précision) aux pays émergents du Fmi et du Forum de stabilité financière… C’est Alice au pays des merveilles…
Réveillez-vous ! Ce qui a disparu, c’est la confiance et celle-ci ne reviendra pas durablement si l’on applique des cautères sur la jambe de bois de la finance mondiale. What we must fear is… fear (« Ce que nous devons craindre est le manque de confiance ») déclarait Roosevelt en lançant son New Deal en 1933.
Il faut aujourd’hui mettre en œuvre une double série de réformes, toutes deux douloureuses. En premier lieu, une réforme des modes de fonctionnement des marchés financiers. Il est trop facile de désigner tel ou tel bouc émissaire (les agences de notation ou les banques par exemple). La responsabilité de cette crise est collective. Et la riposte doit donc l’être aussi. Et la riposte doit être brutale, à l’image de ce qu’a fait Roosevelt en 1933. Pour provoquer l’électrochoc, seul capable de restaurer la confiance, il faut accélérer le calendrier des réformes esquissées dans le cadre du G20 et, plus important, mettre en œuvre au moins six autres réformes urgentes et de grande ampleur :
suspendre provisoirement l’application des normes comptables (Ias pour les banques européennes) et prudentielles (Bâle II pour les banques et Solvency II pour les assurances) en tenant compte des disparités de situation entre le secteur financier et le reste de l’économie ;
programmer un contrôle progressif des marchés de « gré à gré » (comme les marchés dérivés), sur lesquels tous les dysfonctionnements récents sont intervenus ;
exiger des banques auxquelles sont fournis de la liquidité ou des fonds propres (c’est-à-dire les plus grandes banques mondiales) leur retrait progressif des paradis fiscaux ou, mieux encore, inverser la charge de la preuve et exiger des banques qu’elles démontrent l’« utilité » de leur activité dans ces places offshore ;
légiférer, dans tous les pays de l’Ocde, en matière de rémunération des opérateurs de salles des marchés, car l’autorégulation dans ce domaine est une chimère ;
normaliser (sans, bien sûr, les interdire) tous les produits de titrisation, pour permettre un meilleur contrôle de ceux-ci par les autorités de régulation ;
doubler sous douze mois les budgets des autorités de régulation financière afin de donner à celles-ci les moyens, si ce n’est de leurs ambitions, au moins de leurs missions.
Mettre en œuvre ces réformes (avec un système d’évaluation annuelle) ne revient en aucun cas à une surrégulation. Au moment où les deux pays les plus libéraux du monde (les États-Unis et l’Angleterre) nationalisent leurs banques et où l’Ump suggère de nommer un administrateur représentant l’État au conseil d’administration de toutes les banques françaises (re-sic), il est urgent de ne pas se laisser envoûter par le réflexe étatiste. Il ne faut pas « plus réguler » mais « mieux réguler » (et donc renoncer à toute une série de réglementations d’un autre âge, qui empêchent les banques de se concentrer sur la seule mission d’intérêt général qui est la leur, à savoir le contrôle de leurs risques).
Le deuxième volet de refonte de la gouvernance mondiale est évidemment d’ordre budgétaire. Cessons de nous focaliser sur la politique monétaire et sur l’esquisse d’amorce d’embryon de baisse des taux de la Bce. 75 points de base (0, 75 %) quand la bourse peut perdre 6 % en un jour et Citigroup 2 milliards de dollars en un trimestre, cela ne peut constituer le cœur d’un dispositif de sortie de crise. La sortie de crise n’a qu’une issue : une relance budgétaire coordonnée au plan mondial. Cessons là aussi de nous bercer d’illusion : les marges de manœuvre budgétaire européennes, à l’Allemagne près, sont quasi nulles. On vient de le voir avec le mini-plan français. Quant à Obama, avec son plan de relance, il a tiré toutes ses cartouches sans pouvoir, pour autant, être assuré d’enrayer la spirale déflationniste en œuvre aujourd’hui aux États-Unis.
La solution ne peut donc que venir des pays émergents. Un strapontin au G20 ne leur suffira pas. Il faut donc leur faire la place qui devrait être la leur dans la gouvernance mondiale. N’oublions pas, en effet, qu’ils sont aujourd’hui responsables de près de 80 % de la création de valeur à l’échelle de la planète. Il faut donc accepter, contrairement à ce que semble paradoxalement souhaiter le DG de cette institution, Dominique Strauss-Kahn, une nouvelle révision des droits de vote au sein du Fmi : que la Belgique (2, 3 %) ait davantage de droits de vote que l’Inde (1, 9 %) ne pourra pas être acceptable très longtemps pour cette dernière.
Mais il faut aller plus loin. Discuter donc avec les fonds souverains de ces pays (qui disposeront de 10 000 milliards de dollars dans quelques années) au lieu de les diaboliser. Renoncer aussi à nos lignes Maginot agricoles qui, indirectement, affament les populations du Sud. Accepter enfin d’organiser des transferts de technologie qui ne cantonnent pas ces pays au rôle de sous-traitants et donc de pilleurs de brevets. Bref, accepter de regarder la réalité en face : il y a aujourd’hui deux milliards d’individus, productifs et talentueux, qui veulent cesser, pour notre plus grand profit dans cette crise, d’être traités comme de simples « faire-valoir » (le « faire » pour eux et le « valoir » pour nous…).
Tel est le double enjeu de la réunion du G20 à Londres début avril 2009. L’Europe doit, dans ces deux domaines, continuer à jouer le rôle exemplaire qui a été le sien depuis quelques mois et qui a au moins permis la première réunion du premier G20. Obama n’aura d’yeux, dans les mois qui viennent, que pour « sa » crise américaine (bien plus grave qu’on ne le pense de ce côté de l’Atlantique). Et les pays émergents (Chine exceptée peut-être) n’ont pas encore pris conscience de la gravité de la situation. Pour que l’Europe puisse agir vite dans ce domaine, une solution et une seule : reformer le couple franco-allemand, et ce quel qu’en soit le coût pour la France et quelles que soient les contraintes électorales d’Angela Merkel.
Sachons tirer les leçons de la crise de 1929. Le risque le plus grand reste le protectionnisme à côté duquel la crise des subprimes paraît bien inoffensive. Pour éviter ce drame, il faut faire preuve de trois qualités. De modestie car l’on ne sait pas très bien où l’on va. De pédagogie car il faut, et il faudra, sans cesse expliquer aux citoyens ce que l’on fait. Et de volontarisme car, sans électrochoc, il n’y a aucune chance que la confiance, et donc la croissance, revienne dans la décennie à venir…
- 1.
Professeur à l’université de Paris VIII, auteur, avec Jean-Marc Sylvestre, du Roman vrai de la crise financière, Paris, Perrin, 2008.