Istanbul, la fin du système Erdogan ?
Où Istanbul s’arrêtera-t-elle ? Selon le dernier recensement, dont les résultats ont été publiés en janvier 2014, la mégalopole compte 14, 2 millions d’habitants, près d’un Turc sur cinq. C’est dix millions de plus qu’il y a trente ans. Depuis le début des années 1980, l’exode rural massif de toutes les provinces de l’Anatolie vers les grandes cités de l’ouest et l’arrivée de populations, notamment kurdes et alévites, chassées par les violences politiques, ont transformé la démographie et la géographie d’Istanbul. « Un jour Istanbul a sauté le mur. Depuis elle galope », écrivait Daniel Rondeau dans son carnet de voyage urbain dédié à la ville1. Celle-ci, autrefois resserrée autour du Bosphore, s’étire désormais sur une centaine de kilomètres d’est en ouest. Mais son développement forcené, longtemps applaudi par les promoteurs et les milieux économiques, est aujourd’hui vivement contesté. Les manifestations du printemps 2013 autour de la place Taksim et les affaires de corruption et de malversations révélées en décembre de la même année remettent en question le modèle de développement d’Istanbul imaginé par les islamo-conservateurs au pouvoir. Les élections municipales qui se tiennent le 30 mars prochain seront déterminantes.
De la modernisation à l’« urbanicide »
La politique de transformation urbaine, au départ, répondait à un besoin. Elle a été initiée il y a vingt ans par le jeune maire islamiste de l’époque, lui-même issu du faubourg déshérité de Kasimpacha : Recep Tayyip Erdogan. Ce dernier, élu en 1994, a bâti son succès sur le développement des services et des infrastructures. Jusque-là, Istanbul était, dans son immense majorité, un enchevêtrement anarchique de quartiers informels, constitués de gecekondu (littéralement « construit dans la nuit ») édifiés par les immigrants au fur et à mesure de leur arrivée et régularisés par les pouvoirs successifs. Les services publics (voirie, transports, propreté, accès à l’eau, au gaz et à l’électricité) ont maintenant gagné tous ces quartiers récents du grand Istanbul. Des districts autrefois industriels, comme Esenler ou Kagithane, comptent chacun un demi-million d’habitants et sont aujourd’hui pleinement intégrés au centre-ville résidentiel, desservis par les lignes de métro, de bus, connectés aux grands axes par des voies rapides et des tunnels. Les gecekondu ont été rasés au nom du progrès et remplacés par des grands ensembles d’habitations collectives construits par le fameux Toki (administration du logement collectif, sous l’autorité directe du Premier ministre).
Plus loin sur la rive asiatique, Sultanbeyli était encore un village en 1992. Il en reste quelques agriculteurs et des troupeaux qui paissent entre les grues et les chantiers. Avec ses trois cent mille habitants, c’est aujourd’hui l’un des trente-neuf districts d’Istanbul, une banlieue en pleine expansion grâce à la proximité du deuxième aéroport de la ville, tout proche, et de l’axe autoroutier. Aux heures de pointe, il faut trois heures pour revenir de la place Taksim en voiture. Tout va trop vite. Cette urbanisation galopante menace d’autres espaces à la périphérie, comme le nord du district d’Arnavutköy, le long de la côte de la mer Noire, où dans cinq ans s’ouvrira le nouvel aéroport, flanqué de zones industrielles, d’un centre financier et d’affaires … Les préemptions et la spéculation foncière vont faire basculer de paisibles villages de pêcheurs et des zones maraîchères dans le tourbillon. Un changement radical aussi pour les habitants et pour leur mode de vie, bouleversé en moins d’une génération.
La frénésie qui s’est emparée d’Istanbul est devenue incontrôlable. Des quartiers entiers de grands ensembles résidentiels poussent comme des champignons, repoussant la périphérie de ce monstre urbain toujours plus loin des murailles de Théodose. Les centres commerciaux à l’américaine se comptent par dizaines, même si certains restent désespérément vides. Le gouvernement couvre également la ville de grands projets d’infrastructures très contestés : un troisième pont autoroutier sur le Bosphore qui va éventrer des hectares de forêt, un nouvel aéroport géant d’une capacité annoncée de cent cinquante millions de passagers prévu pour 2018, des centaines de kilomètres de lignes de métro, une mosquée aux proportions démesurées sur la colline de Camlica, une marina sur la Corne d’or … Sans parler du « projet fou » de Recep Tayyip Erdogan : percer un canal de quarante kilomètres de long entre les deux mers, à l’ouest, un détroit artificiel qui désengorgerait le Bosphore et créerait une nouvelle île centrale, sur la partie européenne. De chaque côté de l’agglomération serait bâtie une ville nouvelle de plusieurs millions d’habitants.
De quoi accélérer encore un peu plus cette transformation urbaine radicale, qualifiée depuis des années d’« urbanicide » par les militants écologistes et par les urbanistes. Le rejet de cette politique irraisonnée a été le point de départ, au printemps 2013, des manifestations sur la place Taksim, elle-même concernée par un vaste projet de réaménagement.
Le chantier de la corruption
Sous prétexte de se mettre aux normes internationales et de s’adapter aux exigences de sa population, Istanbul est devenue une rente pour les proches du Premier ministre. M. Erdogan a toujours conservé la haute main sur la gestion de la municipalité et a fait de l’ancienne capitale des sultans ottomans la vitrine clinquante de son pouvoir et de sa mégalomanie. Les petits entrepreneurs du Btp qui ont accompagné et financé l’ascension politique de l’Akp en ont largement profité. C’est le cas par exemple du consortium Cengiz-Kolin-Limak-Mapa-Kalyon, qui a emporté l’appel d’offres de l’aéroport géant pour vingt-deux milliards d’euros. En retour, les cinq compagnies de construction ont obtenu le droit d’acheter le groupe de média Sabah, qui appartenait jusque-là à Calik, entreprise dirigée par le gendre du Premier ministre. De forts soupçons de malversations et de corruption entourent chacun de ces projets pharaoniques. Il en va de même pour le plan lancé fin 2012 : cinq cent mille bâtiments dans vingt-cinq districts de la ville doivent être démolis et reconstruits au nom de la mise aux normes sismiques. Mais de nombreux mécanismes de contrôle ont été abolis après les manifestations de Taksim. C’est ainsi que la très militante Chambre des architectes s’est vue retirer tout pouvoir sur la délivrance des permis de construire. La législation a aussi été assouplie en 2013 pour permettre aux investisseurs étrangers, notamment des pays de la péninsule arabique, de placer leurs capitaux dans l’immobilier.
Les pratiques frauduleuses ont été exposées au grand jour avec les opérations policières du 17 décembre. Le maire du district central de Fatih, Mustafa Demir, est notamment accusé d’avoir délivré des permis de construire sur des terrains inconstructibles à proximité du chantier du Marmaray, le tunnel ferroviaire sous le Bosphore inauguré en octobre. L’un des volets du scandale de corruption présumée qui remonte jusqu’à l’entourage proche de Recep Tayyip Erdogan concerne également l’administration du logement collectif, le tout-puissant Toki. Cet organisme s’est mué en promoteur foncier et immobilier ; il construit des stades et des mosquées, préempte et spécule, le tout sans aucun contrôle administratif. De quoi constituer une caisse noire pour l’Akp. Le Premier ministre avait placé à sa tête un ami de vingt ans, originaire comme lui de la région de Trabzon, Erdogan Bayraktar. Ce dernier fut même nommé ministre de l’Urbanisme et de l’Environnement en 2011. Avant de démissionner fin décembre, il a souligné que le chef du gouvernement était au courant de toutes les décisions prises par Toki. La poursuite ou non de cette politique de rente destructrice dépendra grandement du résultat des municipales du 30 mars.
- 1.
Daniel Rondeau, Istanbul, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004.