L’impasse française. À propos de Modernisation et progressisme de Pierre Grémion
Coup de sonde
L’impasse française. À propos de Modernisation et progressisme de Pierre Grémion*
Même pour le lecteur qui connaissait tout ou partie des articles rassemblés dans ce volume, Modernisation et progressisme produit un formidable effet de découverte, sur l’unité d’une œuvre à première vue disparate et que rassemble ici l’énigme que Pierre Grémion n’a cessé de scruter au long de sa carrière, la France contemporaine et son malaise. Pourquoi cette permanence des anxiétés françaises ? le « modèle français » est-il capable d’évolution ou voué à l’alternative entre la nostalgie et l’abandon ? Livre passionnant jusque dans son aporie finale, sur « l’illisibilité croissante de l’espace institutionnel public » (p. 238), qui revient à penser le modèle français aujourd’hui comme une absence de modèle, un vide. Comme si la France s’était définitivement perdue de vue avec la fin des « grands compromis fondamentaux » fondés par la IIIe République (l’école républicaine, la centralisation bien tempérée), sans que ni l’État modernisateur anticipateur gaulliste, ni la construction européenne n’aient su fournir un projet de substitution. C’est que la difficulté de cette conclusion de Grémion est aussi bien celle de son objet, de la difficulté française à continuer son histoire, à dépasser la décomposition du modèle républicain. À défaut d’indiquer une perspective ou une prospective, Grémion nous aide à renouer les fils de l’histoire de France depuis 1945 et à éclairer le désarroi culturel présent, en dégageant son foyer, la version française de « l’équation fondamentale de la modernité : le rapport entre l’État et la société » (p. 72). On peut saisir l’originalité de l’approche de Grémion à partir de deux traits : 1) une vue nuancée et épaisse du « modèle français », à la fois sceptique et empathique, qui sait distinguer et relier la réalité du modèle et son idéologie, 2) une focalisation sur ce qu’il appelle un « angle mort » des analyses de la société française, les années 1968-1981, moment généalogique de l’impasse des vingt-cinq dernières années, entre socialisme moribond et libéralisme en trompe-l’œil, ce que Grémion appelle les « deux transitions inabouties », transition libérale (Barre) et transition au socialisme (Mitterrand, 1981-1983). Mai 68 est tout au long du livre le fil rouge, la clé de cette « fin d’une époque » qui n’en finit pas. Que les « événements » de Mai ne fassent pas l’objet d’une étude systématique ne fait que mieux ressortir la variété et la complexité de leurs effets.
« Il faut, disait Tocqueville, une science politique nouvelle à un monde nouveau. » Avec sa manière modeste, procédant par esquisses perspicaces plutôt que par tableau d’ensemble, Grémion ne cherche certes pas à imiter la puissance synoptique de la Démocratie en Amérique, mais il nous entraîne néanmoins à une altitude comparable, et au fond par le même procédé : la conjonction de l’analyse du système politique et de l’anthropologie culturelle. C’est la clé de l’unité de ces travaux étalés sur près de trente ans. En effet, si la première œuvre de Grémion est un classique de la sociologie politique, avec la découverte du « jacobinisme apprivoisé » et l’analyse des derniers feux et de la crise de l’État modernisateur, la suite de son travail semble quitter la sociologie pour une série d’études sur les intellectuels face au totalitarisme soviétique. Or, ce virage, déroutant voire frustrant pour certains, se révèle grâce à ce livre être un mariage, mariage du point de vue du système (du fonctionnement des pouvoirs) et du point de vue de la culture (de la société globale). Il permet de comprendre que « l’effacement de deux grandes configurations collectives de la France d’après-guerre : la modernisation endogène soutenue par l’État et le progressisme structurant la vision du monde chez les intellectuels » (p. 9) sont les deux faces d’une même médaille. Que reste-t-il du modèle français après ce double effacement ? Le mieux est de lire le livre dans sa continuité, mais j’aimerais distinguer les chapitres 5 et 7. Le premier, « L’échec des élites modernisatrices » (Esprit, 1987) donne la quintessence de l’esprit de géométrie de Grémion, en dégageant toutes les facettes, politiques et sociales, de la fin de la modernisation par l’État après « le dérapage de 1968 » :
La modernisation française d’après guerre était coextensive à la reconstruction d’un nationalisme réaliste et épuré. La délégitimation de la coalition modernisatrice affaiblit logiquement l’édifice. Après 1968 la société française ne parvient plus à se forger une représentation de soi à peu près stable.
La crise de l’État modernisateur est à la fois panne de l’action publique (Grémion souligne en particulier le clivage de l’administration, entre la « réforme » aux énarques et la défense du service public aux syndicats de fonctionnaires) et transformation des valeurs et des réseaux sociaux, d’où notamment la fin de la « coalition modernisatrice », que symbolisait le Plan. Le second, « Le rouge et le gris. Les intellectuels français et le monde soviétique » (Commentaire, 1983), révèle son esprit de finesse, avec son échappée phénoménologique sur l’expérience vécue de la « société grise » de l’Est, le type de personnalité que façonne un monde où « le pouvoir cherche moins l’adhésion que la capitulation civique et morale » (p. 117), et son analyse de la difficulté de l’intelligentsia française à comprendre cette expérience, qui est, on va le voir, la clé de tout le livre :
Comment quitter l’universalisme français sans sombrer dans l’arbitraire : telle est la question qui se fait jour dans la vie intellectuelle après le choc Soljenitsyne.
Ce choc révèle une incapacité à penser l’après-guerre sans se raconter d’histoires, incapacité qui est la contrepartie d’un vide intérieur. Autrement dit, comment articuler et continuer l’identité française dans un « monde nouveau » ?
Les premiers travaux de Pierre Grémion avaient mis au jour le fonctionnement de la centralisation administrative. À rebours des clichés sur l’étatisme et le légicentrisme français, le système administrativo-politique est une formation de compromis où la « tutelle » préfectorale est faite autant de complicité que de commandement, où les agents locaux de l’État sont plus les représentants de la société locale que le bras armé du centre. Dès cette étape, le « jacobinisme apprivoisé » n’est pas seulement une organisation des pouvoirs mais le mode d’être de la société, du rapport français entre socialité et citoyenneté, la République comme fait social total. Le Pouvoir périphérique (1975), livre fondateur, admirable meccano sociologique, qui a magnétisé durablement l’étude du local, avec ses « isolats bureaucratico-corporatistes », sa « représentation latente », est une étrange épure, qui décrit une France d’hier, rurale et provinciale, modèle décalé du fonctionnement d’un système qui était déjà largement dysfonctionnel, mais pour mieux anticiper la France qui venait, « l’angle mort », c’est-à-dire la fin du gaullisme et l’impuissance à recréer le cadre de l’action collective, que ce soit par le libéralisme ou le socialisme. Le Pouvoir périphérique résonne en effet aujourd’hui comme le portrait en creux de la crise qui s’est amplifiée inexorablement depuis trente ans, avec le couple infernal d’une société mécontente et d’un État impuissant, et de la crise de la représentation corrélative : effacement du Parlement, autisme d’une administration qui s’enfonce dans « l’entre soi bureaucratique » (Jacques Donzelot) en dépit (voire à cause !) de ses efforts pour en sortir par le « partenariat », aiguille constitutionnelle bloquée sur l’échec du referendum de 1969, malgré l’agitation décentralisatrice et le sacre du droit. Il faudrait nuancer ce diagnostic, parce que les crises sont aussi bien métamorphoses, et parce que l’instabilité est ce qu’il y a de plus stable dans la patrie de la politique1. Mais les analyses de Grémion sur la province des années 1960 éclairent par anticipation la difficulté française à vivre le nouveau régime de la démocratie libérale, le passage de la « démocratie de partis » à la « démocratie du public », pour reprendre les repères proposés par Bernard Manin2.
Le jacobinisme apprivoisé (la réalité du modèle, qui « articule de manière originale rousseauisme et corporatisme ») n’est pas le jacobinisme idéologique, aujourd’hui exacerbé sous une forme robespierriste, même si la crispation du second répond au déclin du premier.
Aujourd’hui, écrivait Grémion en 1980, les acteurs politiques et sociaux se préoccupent moins de réformer le système politico-administratif que d’apprendre à tirer parti de toutes les ressources qu’il peut offrir.
Après vingt-cinq ans de décentralisation et de « réforme de l’État », le diagnostic reste terriblement actuel, de même que cette notation, également de 1980 :
Les réseaux de pouvoir notabiliaire se renforcent sur le plan politique tandis que la situation culturelle leur échappe ».
Ainsi, les élus locaux ne sont pas moins désemparés que les bureaux parisiens face au naufrage du collège unique et à la crise des banlieues. D’où l’incertitude et l’indéchiffrabilité du mouvement de décentralisation, entre permanence du « vieux modèle de gouvernement territorial » (voir l’affaire récente de la grève de la faim d’un élu contre une délocalisation… et son dénouement place Beauvau) et la « municipalisation ». Grémion montre en effet que l’essor des villes est en définitive la seule véritable nouveauté issue d’une décentralisation indécise : renforcer à la fois le département et la région, tout en sanctuarisant les 36 000 communes, et que le meilleur gagne. D’où un réveil provincial, mais qui n’a pas produit un modèle stable. Les lois de décentralisation n’ont fait que prolonger la dynamique de municipalisation amorcée dans les années 1970, sans parvenir à l’organiser. Jeu finalement à somme nulle, la décentralisation aura seulement confirmé de ce que Grémion notait dès 1981 : « Les maires urbains sont devenus les personnages clés du système politique français » (p. 48, il suffit de voir qu’ils fournissent la plupart des leaders du PS et de l’Ump). Un des leitmotive des analyses de Grémion dans cette période est la dualité entre régionalisme et régionalisation « fonctionnelle », l’État promouvant un nouvel échelon d’administration « moderne » tout en combattant la contestation identitaire régionaliste. Le thème peut paraître daté, après la quasi-disparition des mouvements régionalistes (à l’exception de la Corse), mais c’est en fait une clé : parce que la contestation régionaliste de la culture nationale reste vivace et pourrait reprendre des formes politiques plus affirmées sous la bannière de l’Europe des peuples, pas seulement en Corse, et parce que l’analyse de cette dualité est le cœur du tournant anthropologique de Grémion : le modèle français n’est pas un système politico-administratif mais une culture, la forme du rapport à soi de la société, ce que Durkheim appelait « conscience collective ». Ici encore le diagnostic de 1980 fait toujours partie des données du présent :
Dégradation, conflits, innovations traversent la nébuleuse régionaliste témoignant d’une résistance tenace de la société française pour le maintien de sa diversité sans avoir trouvé cependant les formes institutionnelles nouvelles l’autorisant.
Les chapitres sur les associations et sur l’autogestion sont de ce point de vue remarquables. Grémion salue le livre de Pierre Rosanvallon en 1977, l’Âge de l’autogestion, une des manifestations éclatantes de « la redécouverte des problèmes du pouvoir » (p. 73), mais s’interroge sur l’impensé anthropologique de l’autogestion :
Une société d’interaction, de maîtrise des réseaux de pouvoir, d’apprentissage, est une société sans mémoire, où le sujet est piégé dans des rapports de groupe, dans un univers défini de façon purement relationnelle et unidimensionnelle.
L’autogestion est un avatar de ces théories abstraites du pouvoir, qui cherchent des recettes organisationnelles contre le « mal français », sans voir que les lois du système doivent exprimer « l’esprit des lois » de la société. Pour le dire autrement, un système politico-administratif n’est pas tant une organisation des pouvoirs que de la représentation. C’est pourquoi il faut dépasser la théorie du pouvoir dans une théorie de l’autorité spirituelle, d’où la deuxième œuvre de Grémion sur les intellectuels.
Du côté des « intellectuels du centre », Mai 68 joue un rôle tout aussi décisif que pour la crise de la modernisation étatique. Dans un article du Débat de 1999, Grémion part du « maître livre » de Paul Bénichou, le Sacre de l’écrivain (1973) : c’est dire qu’il ne fait pas de la sociologie des intellectuels mais une analyse du « pouvoir spirituel laïque dans la France moderne ». L’effacement de l’écrivain et l’avènement de « l’intellectuel » au tournant de 1968 sont de ce point de vue un ébranlement majeur de la conscience collective. L’événement Soljenitsyne est un pivot de cette désacralisation. À propos de la réception de l’Archipel du goulag, Grémion rappelle ce qu’on peut considérer comme la dernière bataille du Pcf, avec le soutien du Monde, décidément toujours dévoué à ne pas désespérer Billancourt, la gêne d’un PS tétanisé par l’Union de la gauche, l’engagement du Nouvel Observateur de Jean Daniel, de L’Express de Jean-François Revel et Aron, d’Esprit. Pour comprendre ce « chant du cygne de la principauté progressiste », il faut, selon Grémion, envisager le retournement libéral de l’extrême gauche parisienne dans le contexte de « la désintégration du milieu littéraire et du déclin du public lettré », et de « l’inflation culturelle », autant d’aspects des métamorphoses du pouvoir spirituel. Lecture dégrisante mais dont il faut reconnaître, hélas, la lucidité : ce qui aurait pu être et a été pour beaucoup de parcours personnels une libération et un progrès a tourné socialement à l’anomie intellectuelle. Si je puis dire, on attendait Lefort et Castoriadis, ce fut Bhl. Au-delà du tableau impressionniste et impressionnant des bouleversements du monde intellectuel et de leur résonance sociale – il faudrait évoquer aussi la délégitimation de l’école de la culture générale –, Grémion nous livre une leçon de méthode et une conclusion désenchantée. La leçon de méthode, c’est l’importance du pouvoir spirituel dans la constitution du modèle social d’une nation. Le désenchantement, c’est le constat de la fugacité de « l’effet antitotalitaire », qu’on aurait cru plus profond :
La coalition antitotalitaire se nourrissait de l’autorité morale des dissidences est-européennes,
et s’est évanouie avec la fin du communisme (p. 232). Sans l’annoncer, Grémion explique là le regain actuel de l’extrême gauche. À travers la confrontation des « deux expériences européennes », il y a aussi dans ces pages une analyse pénétrante des sociétés grises de l’Est dans les années précédant la chute finale : sur le rôle fonctionnel de la corruption, sur ce qui reste du totalitarisme une fois la croyance évanouie, et enfin sur l’originalité et la puissance politique de la dissidence (« l’ère sakharovienne »), ce qui corrige l’idée que les régimes communistes se seraient effondrés d’eux-mêmes.
Peut-on aller au-delà du constat de la crispation républicaine et de son impuissance ? Le républicanisme français se réduit-il à une idéologie réactive, « imperméable à l’expérience » ou est-il un modèle capable de « progrès intellectuel3 » et d’incarnation positive ? Au-delà du problème de la position de la France dans l’Union européenne qui conclut le livre, je crois que l’horizon de la réflexion de Grémion est celui du rapport de la France à l’Europe. Il invite à un comparatisme radical sur le rapport entre modernisation et modernité dans chaque société européenne, qui permettrait à la France de mieux se comprendre elle-même, de « resituer l’expérience française dans l’expérience contemporaine » (p. 130). De ce point de vue, la question allemande est sans doute une clé de la question française, ce que suggère Grémion quand il souligne le contraste entre le modèle social français, classiquement keynésien, c’est-à-dire étatiste, et l’économie sociale de marché allemande, préférant des modes de coopération informelle sans intervention de l’État. Nous avons encore à tirer les leçons de l’expérience de la société grise, trop vite oubliée, mais aussi à repenser le génie français au-delà d’un universalisme sans conscience de lui-même et de son retournement masochiste (nous ne sommes plus tout, soyons rien), retrouver les voies d’un patriotisme raisonné au-delà de la mythologie cocardière et de la haine de soi.
Philippe de Lara
Librairie
Claire Tréan, LE PARADOXE IRANIEN, Paris, Robert Laffont, 2006, 268 p.
Enfin Tréan vint ! Citoyens accaparés par d’autres angoisses sur l’avenir de leur société, de la France ou de l’Europe, mais aussi observateurs de la scène internationale qui ont le malheur de n’être spécialistes ni de l’Iran, ni de l’Islam, ni de la technologie nucléaire, nous avions l’impression de voir se dérouler inexorablement et au ralenti un remake des grandes crises d’un passé déjà lointain (la crise de Cuba), ou récent (les préliminaires de la guerre d’Irak) sans comprendre grand-chose à l’un de ses éléments clés : l’Iran, ses élites et son peuple, ses évolutions et ses permanences, ses facteurs de conflit et de consensus. En moins de trois cents pages, riches et nuancées, mais, en même temps, claires et vivantes, Claire Tréan répond à nos interrogations. Et elle le fait de manière d’autant plus efficace et convaincante qu’elle avoue, au bout de son enquête, partager nos perplexités :
Très vite, on apprend à se méfier des images fortes de ce pays, des contresens qu’elles génèrent, des ambiguïtés qu’elles recèlent. Dans ce difficile puzzle, qu’est-ce qui relève de la politique ? Qu’est-ce qui est sincère, qu’est-ce qui est affecté ou contraint, qu’est-ce qui est sincèrement rejeté ? On apprend la prudence consistant à laisser à beaucoup de questions qui se posent leur point d’interrogation.
Elle évite ainsi les pièges opposés auxquels conduit l’illusion de l’omniscience ou de l’infaillibilité, celui du prophétisme catastrophique et celui du déterminisme historique, sociologique, culturel.
Ce qui fait la valeur du livre, c’est avant tout son caractère vivant et concret, fondé sur une enquête poursuivie, en Iran, de mai à décembre 2005. Ses résultats les plus frappants sont une série époustouflante d’entretiens poursuivie dans toutes les couches de la société iranienne. Claire Tréan a l’art de faire parler, d’écouter et de transmettre le contenu et l’accent de ce qu’elle a entendu. On se souviendra longtemps de son dialogue avec un jeune bassidj (milice qui est la base d’Ahmadinejad) avec des gardiens de la révolution, avec des intellectuels contestataires comme Shirin Ebadi, prix Nobel et avocate au service des droits de l’homme (on notera que le plus négatif à l’égard du modèle américain est Ramin Jahanbegloo, aujourd’hui sous les verrous), avec des diplomates iraniens ou étrangers, mais aussi avec des familles de milieux économiques, sociaux ou religieux divers. On assiste à leurs discussions, leurs divergences, leurs stéréotypes permanents ou en voie de lente évolution. Mais ces entretiens sont encadrés à la fois par des descriptions très évocatrices de la rue ou du paysage, par des anecdotes révélatrices et surtout par une analyse prudente mais ferme, qui avance pas à pas, à partir des informations et des impressions recueillies. On comprend mieux la victoire électorale d’Ahmadinejad, imposé par la base à un Guide suprême dont il n’était pas le favori (mais qui souhaitait un durcissement) et la complexité mouvante de leurs liens et de leurs rapports de force, l’opposition des mollahs embourgeoisés et des anciens combattants fanatiques, l’importance du problème social, etc. Le lecteur non spécialisé apprendra des données connues des familiers de l’Iran, mais dont le débat public occidental ne tient guère compte (les Anglais plus impopulaires que les Américains, les Arabes que les Israéliens). Il dira adieu au mythe d’un peuple fondamentaliste, prêt à détruire Israël, comme à celui d’un Ahmadinejad isolé et marginal dans une société postrévolutionnaire. Il constatera que si tous les Iraniens considèrent qu’ils ont droit à produire l’énergie nucléaire sans restriction, l’aspiration à la bombe nucléaire n’est pas unanime mais augmente ainsi que la popularité d’Ahmadinejad au fur et à mesure que la crise se durcit, que l’Occident refuse à l’Iran ce qu’il concède au Pakistan et à l’Inde et que l’Amérique se refuse à lui parler directement. En effet « la fierté nationale est le socle commun de toutes les mentalités iraniennes ».
La conclusion de l’auteur est que l’avenir est ouvert dans certaines limites. Nul ne peut dire, à moyen terme, si la remontée des bassidjis et des gardiens de la Révolution est durable, si le durcissement intérieur et extérieur est passager, si l’escalade de la crise peut mener à une escalade de la violence. Des compromis sont possibles, mais ils supposent à la fois une évolution intérieure du régime et des concessions occidentales incluant des garanties de non-agression, une perspective de réciprocité et des accords de sécurité régionaux4. On ajoutera que l’idée européenne d’un Iran renonçant à la bombe sans changement de régime et l’idée américaine d’un changement de régime imposé par la force sont également vaines et que l’insistance sur le nucléaire, qui tend à durcir la société iranienne et à l’unifier, plus que sur les violations des droits de l’homme, le soutien au terrorisme et la surenchère anti-israélienne, qui tendent à la diviser, est contreproductive. Mais, comme le dit un proverbe iranien cité par Claire Tréan et qui semble fait pour Ahmadinejad comme pour les boutefeux de la Maison-Blanche et d’ailleurs :
Une pierre jetée dans un puits par un fou, dix sages n’arrivent pas à l’en extraire.
Pierre Hassner
Michael Cunningham, LE LIVRE DES JOURS Paris, Belfond, 2006, 348 p., 21 €
Le titre du dernier roman de Michael Cunningham, publié en anglais en 2005 et paru dans sa traduction française en avril 2006, est explicite : Specimen Days5, en français le Livre des jours, est une référence directe au poète américain Walt Whitman qui, sous le même intitulé6, a écrit un recueil de textes en prose sur son histoire familiale, sur des thèmes littéraires et plus encore sur la guerre civile.
Comme dans son livre précédent, les Heures, qui mettait en scène la romancière anglaise Virginia Woolf, Michael Cunningham fait d’un homme de lettres le lien entre trois histoires situées dans la ville de New York à trois époques distinctes.
Dans la machine, récit situé au début de l’industrialisation, introduit Lucas, un jeune garçon qui pense que l’âme de son frère Simon hante les machines et veut entraîner dans la mort sa fiancée Catherine. La Croisade des enfants, dans le traumatisme qui suit les attentats du 11 septembre, a pour héroïne Cat, une psychologue noire qui travaille avec les forces de police et finit par abandonner son poste et son riche amant Simon pour partir avec un enfant porteur de bombes, Luke. Dans Une pareille beauté, vers 2150, Simon, un robot presque humain, s’enfuit avec Catareen, une femme lézard et Luke, un enfant difforme, pour retrouver son créateur à Denver.
La poésie de Walt Whitman traverse ces textes comme un souffle prophétique qui transcende la cruauté intolérable des situations. Lucas récite les vers presque à son insu, mettant à nu les secrets douloureux de ses proches ; le jeune terroriste Luke a été élevé dans le culte de vers qui, détournés, sont autant de justificatifs à ses meurtres ; Simon a une puce imprégnée de la poésie de Walt Whitman implantée en son mécanisme. Le propos de Michael Cunningham n’est pourtant pas de rendre simplement hommage à l’auteur de Feuilles d’herbe7 ou de reproduire un schéma narratif qui, expérimenté dans les Heures8, a conforté sa notoriété.
Dès ses débuts, Michael Cunningham est un auteur reconnu : ses récits des années 1980, publiés dans des journaux comme le Paris Review9 ou le New Yorker10 le font immédiatement remarquer. En 1984, son premier livre, Golden States11 qui raconte sur quelques semaines la vie d’un jeune garçon de douze ans, est apprécié par la critique, alors même que Cunningham, sceptique quant à sa qualité, en refuse l’édition en livre de poche. Ses romans suivants consolident son statut d’écrivain : la Maison du bout du monde12 explore les cellules familiales traditionnelles et élargies dans le contexte plus large d’une société marquée par la culture homosexuelle et la problématique du sida ; De chair et de sang13 narre, à travers plusieurs générations, la saga des Stassos, une famille américaine d’origine grecque, marquée par des choix de vie et des modèles relationnels complexes.
Michael Cunningham n’a rien du romancier prisonnier d’un système ou isolé du monde par son travail d’écriture. Il s’exprime volontiers sur des questions sociales – droits des homosexuels, familles recomposées –, ou politiques – il fait de la prison pour désobéissance civile et, lors de la dernière campagne présidentielle, milite contre Bush dans l’Ohio (il est né à Cincinnati en 1952). Entre deux publications, il porte ses romans au cinéma : une version pour l’écran d’Une pareille beauté est en cours avec Julianne Moore dans le rôle de Catareen, la femme-lézard ; il travaille à des scripts : une adaptation du roman de Lolly Winston, Good Grief14, pour Julia Roberts, est prévu ainsi qu’un film sur l’histoire de la musique produit par Mike Jagger et réalisé par Martin Scorsese. Il écrit aussi sur commande : dans Land’s End: A Walk through Provincetown15, il dépeint une ville où ceux qui vivent en marginaux sont plus nombreux que ceux qui se conforment à des valeurs dites traditionnelles.
Son ambition est de comprendre et de faire comprendre l’Amérique : connaître ce que les Américains lisent et en témoigner dans ses propres écrits est la démarche qu’il privilégie. Le Livre des jours s’inscrit bien dans cette logique : recours à des genres littéraires dits populaires, vision historique de la société américaine à travers des temps forts et référence au père fondateur de la poésie américaine. Les trois textes qui composent le Livre des jours s’apparentent à des genres distincts et en respectent les conventions. Le choix spécifique de chaque genre peut s’expliquer par le contexte : industrialisation pour le roman historique, menace terroriste pour le roman policier urbain, déshumanisation projetée pour la science-fiction. Une narration précise et exigeante capte l’attention du lecteur qui, conforté par des repères explicites, se laisse guider en toute confiance.
Dans la première histoire, Dans la machine, Michael Cunningham pose le socle de son argumentation. Il situe son récit à l’époque de Walt Whitman et en respecte les données historiques. Il ne profère aucun jugement, décrivant mécaniquement le désarroi de cette population d’émigrés, attirée par le mirage de la mécanisation et basculant dans une misère sordide : quand, sur le palier où il les a laissés pour la nuit, Lucas ne retrouve ni la petite boîte à musique de sa mère ni l’appareil qui aide son père à respirer, il se contente de prendre acte du vol. Le témoignage rigoureux est à l’image de cet enfermement dans un environnement destructeur et questionne le sens même de l’existence.
Michael Cunningham est cohérent dans la Croisade des enfants dont la composition narrative insuffle l’atmosphère familière du roman policier : multiplication des rebondissements, intrigues mêlées, urgence du temps, déroulement détaillé d’une enquête policière longtemps débordée par l’ingéniosité des terroristes. Sa maîtrise du genre lui permet même de l’enrichir imperceptiblement : ainsi, le passage où Cat, à travers la description des œuvres d’art de son amant, perçoit la fin de leur liaison s’inscrit davantage dans l’espace du roman psychologique.
Michael Cunningham est moins pertinent quand il s’agit de science-fiction : par la juxtaposition désordonnée de personnages trop divers – femme-lézard, drone, simulos ou encore robot… –, par la complexité excessive des aventures qu’il leur fait vivre, il finit par gommer tout élément de magie et par transformer l’extraordinaire auquel on veut croire en invraisemblable dont on sourit.
À trop vouloir maîtriser les éléments de son argumentation, Michael Cunningham perd parfois en authenticité. Ainsi en est-il de sa référence systématique à Walt Whitman : le poète est le spectre qui hante le Livre des jours et doit permettre d’en réconcilier les lectures.
Certains extraits de poèmes reviennent comme un leitmotiv obsessionnel qui lierait Walt Whitman à Michael Cunningham. Ainsi :
Chaque atome m’appartient autant qu’il t’appartient16
ou encore :
Mourir est différent de ce que l’on croit, c’est un sort plus heureux17.
Mais les bribes de la philosophie de Walt Whitman, disséminées ou explicitées – dans le second récit, la psychologue Cat consulte une universitaire spécialiste de l’auteur –, finissent par nuire à la densité du récit. Les vers de Walt Whitman surgissent avec fulgurance : leur puissance évocatrice bouleverse parce qu’elle fait écho aux questionnements de Michael Cunningham sur les notions de perte ou de destinée humaine. Mais ces mêmes vers induisent aussi une rupture dans la narration : le registre n’est plus celui d’une méditation suggérée mais d’une pensée construite.
Walt Whitman est un utopiste qui croit en la bonté de l’homme, en la pérennité des valeurs transmises. Il demande au lecteur de se souvenir que lui, le poète, est là, présent dans sa vie et dans son futur. Pour Michael Cunningham, il en est des objets comme des êtres : leur transmission fait sens. Ainsi dans le Livre des jours, un petit bol de porcelaine blanche, tel une relique, se retrouve d’une histoire à l’autre. Dans Dans la machine, Lucas l’achète pour 75 cents, la quasi-totalité de sa paye, à un enfant affamé qui l’a probablement volé, afin de l’offrir à Catherine, enceinte peut-être de son frère mort : celle-ci, ne pouvant accepter un tel cadeau, le revend pour 50 cents. Dans la Croisade des enfants, Cat l’achète pour son amant Simon dans la même boutique sans doute que celle où Catherine l’a revendu. Dans Une pareille beauté, Luke le rachète à Gaya, une femme qui l’avait volé à sa mère dont il veut se souvenir bien qu’elle l’ait abandonné. La rondeur du bol, la maternité, la naissance, donc la vie irradient les récits.
Walt Whitman écrit comme si le monde était déjà gouverné par l’amour et la démocratie. Cunningham voit au contraire dans la période d’industrialisation du xixe siècle le début de la dégradation morale de son pays : généralisation de la misère ouvrière, interventions militaires et terrorisme, détérioration de l’environnement. La ville de New York où se déroulent les trois histoires est le symbole de cette déliquescence tout en induisant une forme d’espérance. Dans le récit Dans la machine, Lucas, écrasé de pauvreté, se promène dans Manhattan, s’imprègne de la percée de Broadway et y rencontre Walt Whitman qui lui conseille de se diriger vers le nord : tout mouvement est salutaire.
Car la vision du monde de Michael Cunningham, étayée par la légitimité du poète, n’est pas défaitiste. Ses histoires, quoique sombres et marquées par la violence et la perte, ont un épilogue heureux ou presque : le bonheur humain ne compte que dans la mesure où le héros, confronté à une crise intime ou à une difficulté extérieure, apprend à survivre, à aller vers autre chose, en bien ou en mal. À la fin du dernier récit, Une pareille beauté, Simon enfourche sa monture Hesperia et chevauche vers l’ouest et la Californie. Et si le monde n’est pas condamné, c’est bien parce que la littérature permet de transcender la mortalité : Michael Cunningham a le mérite de le rappeler.
Sylvie Bressler
Geneviève Sellier, LA NOUVELLE VAGUE, UN CINÉMA AU MASCULIN SINGULIER, Paris, Cnrs Éditions, 2005, 220 p., 25 €
Professeur à l’université de Caen, Geneviève Sellier est, dans le champ des théories du cinéma, la représentante française la plus connue du courant des Cultural Studies et des Gender Studies. Comme elle l’écrivait dans un récent article, ce courant reste encore,
dans le pays qui a « inventé » la cinéphilie et le cinéma « d’auteur », le domaine le moins connu et le moins reconnu…
Tout se passe peut-être, dans le champ français,
comme si la prise en compte de la dimension sexuée des créations culturelles portait atteinte à leur valeur en rendant visible leur inscription dans les rapports de pouvoir entre les sexes18 […]
Dans le présent ouvrage, G. Sellier a choisi de passer au crible de ses analyses l’objet par excellence de la cinéphilie à la française, la Nouvelle Vague. Sa méthode est la suivante : considérer les films, puis la façon dont ils ont été faits, puis leur accueil critique au moment de leur sortie, enfin leur inscription sur les tablettes de la cinéphilie institutionnelle (notamment par Antoine de Baecque, que Sellier qualifie d’historien officiel de la Nouvelle Vague). Le résultat n’est pas, comme le non-initié pourrait le penser, une étude « féministe » au sens strictement militant et réparateur. Il y a bien une entreprise de réhabilitation, mais elle est plus vaste : il s’agit non seulement de relire dans leur dimension sexuée à la fois les personnages des films et les commentaires qui en ont été faits, mais aussi de débusquer tous les clichés et les présupposés qui installent diverses formes d’élitisme et de mépris pour les consommateurs « populaires ».
La Nouvelle Vague installe bien une « revendication de distinction face à la culture de masse », mais cette culture de masse est vue comme féminisée :
Dans les films de la Nouvelle Vague, quand les femmes ne sont pas un nouvel avatar de l’éternel féminin, fascinantes et fatales pour le héros masculin, elles incarnent souvent l’aliénation de la culture de masse… Les films explorent avec un mélange de mépris et de compassion ce nouveau lieu commun de la culture d’élite qui permet de tourner en dérision l’émancipation des femmes : associées à la société de consommation, elles en symbolisent les effets aliénants, se transformant elles-mêmes en marchandise pour le plus offrant, assez loin de l’émancipation sexuelle et sociale qu’incarnent au même moment les figures médiatiques de Sagan ou de Bardot.
Bien entendu, la dimension gender est omniprésente. Si G. Sellier n’a pas son pareil pour débusquer les présupposés sexistes dans le discours des critiques de l’époque, elle propose aussi des lectures neuves de films, souvent dans leurs passages archiconnus, qui révèlent alors d’autres facettes. Ainsi les conversations entre Michel et Patricia (Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg) dans À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1959) sont-elles réexaminées froidement, hors des effets de manche lyriques qui caractérisent la cinéphilie officielle, et révèlent-elles des inégalités de traitement édifiantes – de celles qui consolident les stéréotypes, pour les tenants des Gender Studies. Que l’on adhère ou non à l’a priori méthodologique principal de cette discipline (le film est posé comme un symptôme plus ou moins caché de la manière de penser de tout un groupe historique qui atteint parfois la taille d’un pays), force est de constater que l’auteur décrit ce qui est – ce qui est inscrit sur la pellicule et que des couches entières d’interprétations se ressemblant toutes avaient fini par masquer. À bout de souffle commence par souligner l’inconséquence de Patricia (elle dit oui ou non sans raison aux avances de Michel), ses hésitations (elle a peur d’être enceinte), et la superficialité de sa culture :
C’est elle qui possède la « culture légitime ». Mais chaque fois qu’elle parle de Renoir, de Bach, de Faulkner, de Dylan Thomas, etc., Michel la rabroue grossièrement ou la contredit avec assurance sans qu’elle réagisse, si bien que sa culture apparaît davantage comme un vernis social que comme quelque chose de vital ou d’intériorisé, comme ce sera le cas dans les autres films de Godard où c’est le personnage masculin qui manifeste sa culture
sans parler de la scène suivante où
Parvulesco se plaît à tourner en dérision ses ambitions professionnelles pour la ramener au statut de jolie femme, avec sa complicité souriante.
Enfin, on le sait, le film installe finalement Patricia « du côté du fantasme masculin de la femme fatale ».
Dans un chapitre final percutant, radicalement à contre-courant du discours médiatique dominant, Sellier établit comme principal héritage de la Nouvelle Vague, « pour le meilleur et pour le pire », la figure de l’auteur – et non l’innovation esthétique. Cette figure de l’auteur sert de label de qualité, « sur le modèle littéraire hérité du romantisme, accompagné d’un soupçon de formalisme qui fait le lien avec l’art contemporain », au détriment des rapports entre l’histoire racontée par le film et ce qui se passe dans la vie réelle (rapports qui pourtant tiennent toujours à cœur au spectateur de tous les jours…). On arrive alors au
modèle fantasmatique de l’artiste qui crée dans un splendide isolement,
comme l’incarnent ces nouvelles idoles de la critique que sont Kiarostami, Kitano ou Wong-kar wai,
soigneusement expurgées de leur contexte socioculturel d’origine et vantées pour leurs seules qualités « esthétiques » – peut-être leurs films ont-ils un sens pour leurs concitoyens mais nous n’en saurons rien.
On voit que les problèmes soulevés par cet ouvrage dépassent largement la question de la construction des identités sexuées par les produits culturels et les œuvres d’art.
Laurent Jullier
Jacques Donzelot, QUAND LA VILLE SE DÉFAIT. Quelle politique face à la crise des banlieues ?, Paris, Le Seuil, 2006, 192 p., 16 €
La crise de novembre 2005 signet-elle la fin de la politique de la ville ? Elle marque en tout cas le retour brutal d’une « question urbaine » un temps occultée, à droite, par sa réduction au problème de la délinquance, et à gauche, par le retour de la question salariale. D’un bord l’autre, un consensus avait fini par se nouer autour d’un traitement physique de la question, la destruction des tours. Une seule solution, la rénovation ! C’est cette hypothèse qui vient de voler en éclats. Les émeutes urbaines ont eu cette vertu de replacer – pour combien de temps ? – la question urbaine au cœur du débat politique.
Non qu’on n’ait rien fait depuis 1981, quand une première série d’émeutes montra pour la première fois toute l’ampleur du sujet. Mais la « politique de la ville », développée depuis vingt-cinq ans comme une réponse à ce surgissement de la question urbaine, est aujourd’hui en échec. Si Jacques Donzelot s’attache ici à signer son acte de décès, son propos n’est d’ailleurs pas tant d’en dénoncer les impasses que de suggérer sa métamorphose en une politique pour la ville. Une politique dont les principes et les méthodes se situeraient à la fois en prolongement et en rupture d’une histoire qui commence au lendemain de la Guerre.
L’émergence de la question urbaine au début des années 1980 attestait l’épuisement d’une tentative de modernisation de la société par l’urbain, qui fut aussi une tentative d’échapper à la ville. De cette tentative caractéristique des Trente Glorieuses et de la société industrielle, dont l’enjeu était d’en finir avec la dramaturgie sociale matérialisée dans la ville du xixe siècle, la figure de proue fut le logement social. Mais les barres Hlm ne tiennent pas leurs promesses : dès le début des années 1970, les fameux « quartiers » entrent dans une logique de relégation et de ghettoïsation.
La formule magique de la « mixité sociale » apparaît vite comme le principal fondement de l’idée d’une politique de la ville lancée dans les années 1980 et qui se développe dans les années 1990. Son ambition est de transformer les lieux, sa méthode l’action à distance. Plus question de croire comme dans les années 1960 aux vertus du centralisme planificateur, on coordonne, on délègue, on stimule. La politique de la ville va de pair avec la montée en puissance de la contractualisation, qui voit l’État abandonner certaines de ses prérogatives pour se faire « animateur ». Le « gouvernement par indices » et la création en 2003 d’une Agence nationale pour la rénovation urbaine sont les derniers développements d’une forme d’action publique toujours plus soucieuse de résultats, mais qui s’inquiète en réalité de moins en moins du contenu des politiques menées.
À l’encontre d’un certain nombre d’idées reçues, Jacques Donzelot montre en effet que si la naissance des contrats de ville favorise l’émergence d’acteurs locaux, cette action publique new look trouve assez vite ses limites. Et tout d’abord dans les stratégies de ces nouveaux acteurs, qui jouent surtout la carte des classes moyennes et contribuent ainsi à alimenter les processus de ségrégation et de relégation ; à quoi s’ajoute la gentrification d’anciens quartiers populaires, encore accrue par les logiques d’un marché immobilier dont on regrettera au passage que ce livre ne décrive pas davantage les dérives. Seconde limite, l’État et son administration usent et abusent de l’idée de « contrat » mais dans les faits, leur action se réduit de plus en plus à un simple système de sanctions, dont les acteurs locaux se jouent avec d’autant plus de liberté que l’intercommunalité leur en donne les moyens. C’est ici que se fait jour l’une des propositions les plus fortes de ce livre, et sans aucun doute la plus concrète : prendre acte de cette articulation défaillante entre le communal et l’intercommunal pour, loin de renoncer à ce dernier, abandonner l’échelon de la commune.
La mixité sociale si souvent invoquée est en effet bien mal servie par une politique de la ville encore largement fondée sur un acteur communal dont elle ignore largement les stratégies et les motivations. La politique de rénovation, vecteur clé de la mise en œuvre de la mixité sociale, apparaît ainsi comme une façon de contourner ou de détourner l’esprit d’une politique qui, en se fondant sur le traitement des lieux, finit par négliger un enjeu majeur : la mobilité des populations, et en particulier des plus défavorisées.
C’est précisément de la population que ce livre propose de repartir, en redonnant à la ville sa force d’émancipation : favoriser la mobilité et déverrouiller les quartiers suppose de favoriser la « capacité » des personnes et des familles, en leur redonnant un pouvoir sur leur propre vie.
C’est d’abord une question de mobilité géographique. Comme l’écrit fort justement Jacques Donzelot,
le premier problème de Clichy-sous-Bois n’est pas la mixité, mais la mobilité : cette ville enlise ses habitants dans un territoire dont les accès paraissent désespérément éloignés.
Comment, alors, espérer retenir les habitants dont le niveau de vie s’améliore ? Tenter d’imposer la mixité apparaît comme un vœu pieux, qui ne pourra trouver d’efficience qu’en marge des zones les plus problématiques. Au pire, la promotion de la mixité peut même dériver sur une éviction discrète des minorités ethniques des centres-villes. Le levier du foncier peut conserver une certaine efficacité, et la stagnation de la population pauvre dans un parc social vieillissant n’est pas inéluctable ; la piste de la rénovation n’est donc pas encore épuisée, mais il importe de jouer bien davantage qu’on ne l’a fait jusqu’à présent sur la diversité et sur la localisation, en remettant à plat une fiscalité foncière qui pétrifie la composition des villes.
Mais c’est aussi en promouvant la mobilité des personnes, en jouant sur la scolarité et l’emploi, que l’on peut retrouver des espaces pour l’action. C’est en termes de parcours, de parcours résidentiels et professionnels, qu’il convient de penser une politique revivifiant l’idéal d’émancipation qui fut longtemps l’esprit même de la ville. Loin de tout fatalisme, ce livre incite ainsi à aller jusqu’au bout de la logique d’acteurs esquissée dans la politique de la ville, en y associant des personnes appelées à participer à la construction de leurs parcours.
Richard Robert
Avishai Margalit, L’ÉTHIQUE DU SOUVENIR, Paris, Climats, 2006, 224 p., 19 €. LA SOCIÉTÉ DÉCENTE, Paris, Climats, 1999, 277 p., 18, 50 €
Peu connu en France, Avishai Margalit est pourtant l’un de ces philosophes dont la pensée permet, à partir d’un certain nombre de concepts finement ciselés, d’éclairer des questions en apparence aussi différentes que le devoir de mémoire, la morale dans les relations internationales ou encore la définition d’une société juste. On félicitera donc les éditions Flammarion non seulement d’avoir publié en février dernier la traduction de son dernier ouvrage intitulé l’Éthique du souvenir mais encore d’avoir profité de cette occasion pour remettre en librairie son précédent livre, la Société décente, qui était passé quelque peu inaperçu lors de sa parution en 1999.
L’Éthique du souvenir part d’une anecdote : un colonel de Tsahal se fait lyncher par la presse israélienne pour avoir oublié le nom d’un de ses hommes tombé en opération. On peut s’étonner d’un tel traitement car, après tout, quel mal y a-t-il à ne pas parvenir à se souvenir d’un nom ? D’où le sujet de l’essai : « Y a-t-il une éthique du souvenir ? » (p. 18), question qui concerne aussi bien, précise l’auteur, la « micro-éthique » que la « macroéthique » ou, pour le dire plus simplement, question qui interroge aussi bien notre vie personnelle que la vie collective de la nation dont nous sommes membres. La conclusion à laquelle parvient Avishai Margalit est que
s’il existe bien une éthique du souvenir, il n’y a guère de morale du souvenir
Toutefois, une telle affirmation ne prend tout son sens que dans le cadre de la distinction qu’opère l’auteur entre éthique et morale, distinction qui résulte de cette autre qu’il installe entre deux types de relations humaines : les « relations ténues » et les « relations denses ». Dans le cadre de cette dichotomie gigogne l’éthique indique « comment nous devrions vivre au mieux nos relations denses » tandis que la morale enseigne « comment nous devrions vivre au mieux nos relations ténues » (p. 19). L’éthique portera par exemple sur les questions de loyauté ou de trahison tandis que la morale concernera le respect dû aux êtres humains et à l’humiliation dont ils peuvent être victimes. Dit autrement, l’éthique conditionne notre comportement envers ceux qui nous sont proches, avec qui nous entretenons des relations personnelles positives et riches, tandis que la morale détermine notre attitude envers ceux avec qui nous avons des relations mais qui n’ont à nos yeux d’autre statut « que » celui d’êtres humains (p. 47).
Dans une communauté éthique, c’est l’amour, ou plus exactement le souci, qui devrait l’emporter. Dans une communauté morale, la rationalité suffira.
Sur le plan religieux, le christianisme abolit la distinction entre morale et éthique alors que le judaïsme la maintient (p. 55). On l’aura compris, dans cette typologie qui n’est pas sans rappeler la « moralité épaisse » et la « moralité fine » de Michael Walzer (voir notre note de lecture dans Esprit de mai 2005), l’éthique fait, beaucoup plus que la morale, la part belle aux émotions. Nous avons donc besoin de morale, conclut Avishai Margalit, parce que nous ne nous soucions pas suffisamment d’autrui (p. 43). Et c’est ainsi que l’on peut affirmer que si le colonel de Tsahal évoqué plus haut a peut-être commis une faute, cette dernière est éthique mais sûrement pas morale (p. 49).
Il semble donc impossible de fonder en logique une communauté éthique universelle puisque, l’éthique ayant par nature une dimension préférentielle, le souci des amis implique l’existence d’ennemis (p. 84-86). Toutefois, corrige immédiatement Avishai Margalit, l’opposition en question peut être purement conceptuelle et non effective – comme c’est le cas par exemple des ténèbres et de la lumière dans le livre de la Genèse –, et il est en conséquence possible de transformer l’humanité en « une communauté éthique fondée sur le souci et le souvenir partagé » (p. 88). Il n’en reste pas moins qu’une telle mutation est difficile à réaliser et qu’il vaut mieux, en attendant, s’attacher à faire de l’humanité une communauté morale. Cela est d’autant plus envisageable que l’humanité – de Treblinka à Hiroshima en passant par le Goulag – possède un certain nombre de souvenirs partagés d’ordre moral. C’est la raison pour laquelle, expliquait Avishai Margalit dans un article paru dans Le Monde du 27 janvier 2005 (date du 50e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz), même si la majeure partie de l’humanité entretient avec le peuple juif des relations minces, tous les peuples du monde doivent se souvenir de la Shoah dans la mesure où il s’est agi de l’irruption dans l’histoire humaine du mal radical, d’un mal qui a tendu à ébranler l’idée même d’humanité partagée.
L’auteur consacre les deux derniers chapitres au « témoin moral » et au pardon. Du premier, il écrit qu’en témoignant du mal et de la souffrance infligés à des innocents (avec lesquels il entretenait souvent des relations denses), le témoin moral joue dans le processus de la mémoire des hommes un rôle capital. Quant au pardon, souligne-t-il, il s’agit d’un mot qui désigne tout à la fois un processus et son résultat. Or, si le processus est volontaire, son résultat (qui correspond à une modification de l’état mental du sujet), ne l’est en aucune façon. Seule la mise en route du cheminement censé mener au dépassement du ressentiment dépend de nous. Le succès d’une telle entreprise repose sur deux éléments : une « raison exclusionnaire » (à savoir recourir à la raison de ne pas agir au nom de certaines raisons, par exemple celle de se venger) et le désir secondaire de dépasser nos réactions premières (p. 219).
En fait, l’Éthique du souvenir prolonge des thèmes, notamment celui de l’humiliation, déjà développés dans la Société décente. Dans ce dernier ouvrage, Avishai Margalit définit une société décente comme
une société qui combat les conditions constituant aux yeux de ses membres une raison de se sentir humiliés. Une société est décente […] si le fonctionnement de ses institutions ne fournit pas à ses membres de raisons valables de ressentir l’humiliation.
Dans une telle perspective, l’État-providence essaie d’éliminer à deux niveaux l’humiliation née de la pitié. Il cherche, d’une part, à supprimer les conditions de vie dégradante de la pauvreté ou à les atténuer et tente, d’autre part, d’éliminer la pauvreté sans recourir au motif insultant et humiliant de la pitié (p. 223).
Comme on le voit, l’Éthique du souvenir et la Société décente constituent un dyptique qui nous fournit une grille d’intelligibilité d’une grande profondeur de certains des problèmes éthiques majeurs du monde contemporain.
Jean-Paul Maréchal
Jean-Claude Guillebaud, LA FORCE DE CONVICTION. À quoi pouvons-nous croire ?, Paris, Le Seuil, 2005, 290 p., 22 €
Il ne suffit pas d’accuser le retour du religieux d’être cause de la folie à laquelle mène parfois la croyance. Attribuer aux seules religions les excès du croire, c’est s’illusionner, ne pas voir que la frontière entre intolérance et tolérance n’est pas celle qui sépare religion et convictions profanes. Pour examiner la perversion de la croyance, il faut la chercher un peu partout. Surtout, il importe de comprendre que, contrairement à une idée admise selon laquelle notre siècle se résumerait à un recul massif de la croyance, c’est le contraire qui apparaît.
Certes, il y a bien eu un « siècle de décroyance » mais l’effondrement de certaines croyances n’a pas pour autant fait place à un simple scepticisme. Au contraire, cela a engendré une vaste pathologie de la croyance. Mais l’auteur ne s’arrête pas à cette analyse de l’idolâtrie dominante aujourd’hui, il s’emploie dans une remarquable troisième partie à dégager les caractères d’un bon usage de la « force de conviction » qui est en nous : « À quoi pouvons-nous croire ? »
Avec la fin des grands récits, s’est imposée une posture particulière : « Avant de dire ce qu’il croit, chacun est invité à révéler ce qu’il a eu tort de croire auparavant. » C’est que des ex-staliniens aux soixante-huitards repentis la liste est longue des témoins qui racontent comment ils ont perdu la foi après avoir vécu d’une grande conviction. L’évocation souvent précise de cette abondante littérature permet à l’auteur de montrer la grande variété des formes de cette décroyance, la grande diversité aussi de ce qui en résulte : la décroyance qui s’attarde à analyser les raisons de l’ancienne, celle qui aboutit à une croyance opposée, mais parfois avec des raisons semblables ou un dogmatisme maintenu, celle qui garde un rapport avec ce qu’elle quitte, sans oublier les cas de décroyance ayant mené au suicide.
Mais cette ampleur des cas de décroyance au xxe siècle, dans la seconde moitié, ne doit pas faire oublier que le mouvement est plus vaste et couvre tout le xxe siècle (de 1914 à 1989). Jean-Claude Guillebaud présente un tableau de ce siècle comme destructeur de croyances essentielles dont il avait hérité. Ainsi la passion du réel qui travaille le xxe siècle le conduit à vouloir réaliser des croyances originelles, et ce faisant à finalement les détruire. Il en est ainsi tout d’abord de la « mère » des convictions, de la croyance au progrès. Les 9 millions de morts, les 27 millions de blessés de 14-18 auront eu raison de la notion de bien commun, d’oubli de soi pour le groupe. Ils auront ébranlé le « sentiment d’une appartenance collective ». Hemingway évoque le don dilapidé ; Patocka, la « société des ébranlés ». Le doute est venu sur le sens possible du sacrifice, et cela érode l’État-nation. Mais à côté de ce doute sur le sens de l’appartenance nationale et le sens du sacrifice, c’est la raison elle-même, celle des Lumières, qui est ébranlée : l’entendement même est remis en question :
La démesure des massacres ensevelissait la raison elle-même.
Avec d’autres (notamment Raymond Aron), l’auteur souligne cette immense régression, cette abolition des limites que fut 14-18 :
Derrière tout cela s’annonçaient l’accoutumance au meurtre de masse, l’indifférence à la vie, la déshumanisation de l’ennemi par la propagande, autant de transgressions, dont c’est peu de dire qu’elles produiront des effets durables dans les décennies ultérieures.
Trois autres croyances fondamentales vont être remises en cause au cours de ce siècle : l’égalité, la volonté politique, l’universel.
Lénine, qui réintroduit par la force le goût du sacrifice, fera au nom de l’égalitarisme déporter des millions de Koulaks ; et Staline pervertit l’égalité. C’est à Hitler que revient de tuer une autre croyance fille du judéo-christianisme :
Tenir le monde comme indéfiniment réformable et considérer l’histoire humaine comme le produit d’une volonté consciente.
L’hitlérisme est une hypertrophie du vouloir politique, Le triomphe de la volonté (titre d’un film de Leni Riefenstahl).
Enfin, le comportement des démocraties au cœur du xxe siècle a semé le doute sur le principe démocratique lui-même, et sur l’universel : « Les États-Unis incarnent-ils toutes les valeurs qu’ils propagent ? » (citation du journaliste japonais Yoichi Funabashi).
Les transgressions barbares [auront] érodé la confiance qu’on pouvait investir dans la pratique démocratique.
Toutes ces pertes de croyance créent en nous la défiance de ce que nous étions hier : d’où un changement dans le rapport au passé, un doute sur la tradition.
À la limite, c’est avec notre aventure collective, notre généalogie, notre héritage que nous sommes pressés de rompre… En un mot, nous prenons progressivement en horreur notre propre histoire.
Il y a pratiquement une aspiration à l’oubli, mais en même temps, un devoir de mémoire limité aux… horreurs. Telle est notre quasi impossible manière d’habiter le temps. L’obligation d’oubli, voire la culpabilisation portent sur les nations d’Europe en tant que telles. Mais J.-C. Guillebaud dénonce l’erreur d’une Europe fondée sur l’effacement de l’histoire des nations, parce que les peuples devraient alors « renoncer à toute incarnation comme sujet historique ». La décroyance ici demandée équivaudrait à une « sortie de l’histoire ».
La décroyance culmine dans le dernier quart du xxe siècle : celui où triomphe l’Ère du vide (de G. Lipovetsky).
La conviction – qu’elle soit religieuse, politique ou patriotique – n’est plus définie comme une vertu mais comme un handicap.
De là la formule qui pour J.-C. Guillebaud résume ce moment : « Nous avons vidé la mer » (emprunt à Nietzsche). C’est l’époque de la pensée faible (pensiero debole, de Vattimo). Toute normativité est suspecte. C’est l’épuisement des institutions qui ne savent plus instituer :
Si ce vertigineux rétrécissement de la croyance et cette ruine des représentations collectives sont le produit d’un « héritage » c’est celui du siècle entier et du processus de décroyance qui s’y est développé.
L’heure est à l’authenticité, au narcissisme. Mais en refusant tout horizon commun, le narcissisme détruit les conditions de son authenticité (C. Taylor). Pierre Legendre évoque « l’homme évidé ». L’essentiel ce n’est plus ce qui compte mais ce qui se compte. En économie « le calcul nous dispensera de croire ». Il ne s’agit plus de changer la société, elle « se transforme d’elle-même selon des modalités complexes » (Z. Laïdi). En fait, note l’auteur :
Pour changer le monde il faut d’abord croire que c’est possible.
On attendait du magistrat qu’il dise la norme, il se cachera derrière l’expert car il faut
bannir tout ce qui peut relever de la conviction, de la croyance, de la responsabilité éthique.
Le droit tend à se présenter
sans « point de vue » ni fondement anthropologique […] le droit s’avance comme émancipé de la subjectivité culturelle et a fortiori de la morale.
Tel est le vaste tableau du « siècle de décroyance » que dresse Jean-Claude Guillebaud. Or, cette postmodernité est finalement le règne de la crédulité, d’un débordement de croyance : « Non la mer n’est pas vide. Elle déborde même. » Pointant le succès massif de l’astrologie et de la voyance, l’auteur souligne : « L’époque se voulait lucide, la voilà extra lucide. » En effet, le chiffre d’affaires des voyants (3, 5 milliards d’euros) représente trois fois les dépenses de médecine généraliste. Sur la toile il y a 200 000 références à l’occultisme. « Occultisme + paranormal » bénéficient de plus de références que tous les livres disponibles en France. Du New Age au Next Age (sa version individualiste) le marché de la croyance est en pleine effervescence.
De plus, les mêmes raisons qui poussent les gens vers les sectes les inclinent à consentir à la crédulité publicitaire. Les produits étant interchangeables, la question est « d’élaborer ou de valoriser une imagerie pieuse, destinée à capter l’adhésion irrationnelle du consommateur ». C’est « le dispositif publicitaire lui-même qui fait l’objet d’une dévotion globale » (p. 148). Il s’agit d’une religion séculière, d’une « machinerie mystificatrice destinée à produire du consentement ». Pour J.-C. Guillebaud il est clair que le vaste mouvement de décroyance qu’il a analysé n’a sûrement pas abouti au règne de la raison, de la vigueur ou du savoir mais à une crédulité désarmée, exposée aux pires pathologies :
Renvoyé à la sphère privée, réduit à n’être plus qu’une option individuelle, le besoin de croyance s’est trouvé livré à lui-même, désarimé de toute discipline argumentative, de tout contrepoids ou encadrement collectif. Il est désormais solitaire face aux tentations qui l’habitent et aux pathologies qui le guettent.
La crédulité se trouve sans protection devant le règne de la « parole efficace », celle qui vise à certains effets quels que soient les moyens employés et l’absence d’argumentation.
D’une certaine manière, il y a
une relation en miroir entre les nouvelles crédulités bien particulières qui prévalent dans les sociétés modernes et les formes de manipulations elles aussi particulières qu’elles tendent à rendre possibles.
La crédulité est finalement une croyance désorbitée :
Émancipée de tout lien collectif et de toute institution inscrite dans la durée, la croyance devenue crédulité est guettée au bout du compte par sa propre folie.
Parmi les crédulités devenues folles, l’auteur mentionne tous les intégrismes religieux :
On y invoque d’autant plus bruyamment la « tradition » qu’on a rompu avec elle en se détachant des institutions qui, tant bien que mal, la transmettaient.
À partir de là, la thèse exposée par Jean-Claude Guillebaud s’éclaire. Certes il y a eu au cours du xxe siècle un vaste effondrement des croyances collectives. Du coup le point d’aboutissement a été le scepticisme. Mais cet effacement de la croyance cacha en fait une montée en force de la crédulité. On a vu se répandre des religions idolâtres
d’autant plus redoutables qu’elles sont travesties. Elles prolifèrent sur les terrains de la science, de l’économie, de la technique, de la politique, des médias, mais comme en catimini. Partout, sous le déguisement de la raison et sous le masque du savoir, elles risquent sans cesse de se figer en dogmes, vulgates, catéchismes, et de mettre en péril la clarté de nos jugements et la liberté de nos esprits.
Cependant, « on ne vit pas sans croyances » (p. 255). La thèse se précise :
Le fait de croire est constitutif du principe d’humanité.
Car l’homme est un être qui doit
parier sur sa propre chance d’exister en tant qu’homme. Or parier c’est croire.
La croyance est nécessaire car « elle constitue la matrice de ce que nous deviendrons ». Elle est fondatrice de toute humanité. À partir de ce constat, l’auteur précise ce qu’il entend par croire, en nous avertissant d’emblée qu’il ne fera pas de distinction entre croyance, foi, conviction, assentiment. L’acte de croire consiste à « unifier la conscience19 » en prenant possession de soi par acte de foi, pari, conviction. Cette foi initiale consiste à
souder ensemble par un acte de foi – ce qui est disjoint ou demeure indéchiffrable.
Une autre dimension de la croyance est son aspect relationnel :
Croire c’est faire confiance à quelqu’un, cet autre grâce auquel j’accède à ma propre humanité20.
Et la foi juive et la foi chrétienne s’enracinent dans une « confiance collective »,
la foi politique se réchauffe à la chaleur du groupe et se nourrit d’abord de fidélité (p. 263).
Circulant entre deux écueils : le dogmatisme et la débâcle, la croyance peut se défaire. Logiquement le combat croyance doute est continu dans une conscience. Le moi demeure divisé :
L’unification de l’esprit humain n’est jamais qu’un projet.
Enfin, la foi se nourrit d’une « volonté de croire ». J.-C. Guillebaud cite Leibovitz : « La foi est une décision21. » Michel de Certeau : « Être croyant c’est vouloir être croyant22. » Cependant dans la ligne de Pascal, l’auteur signale la foi comme don de Dieu. Le pari est :
Un acte de volonté par lequel l’homme choisit d’être la recherche après avoir triomphé des passions qui pourraient y faire obstacle.
Et cette longue définition s’achève sur une évocation de Landsberg et Mounier : l’engagement pour des causes imparfaites sur des moyens imparfaits, mais avec une exigence sans faiblesse de la fidélité aux valeurs.
La question du croire n’est pas seulement une affaire individuelle : « Il faut croire pour faire société. » Or, les sociétés européennes vivent « le déficit de convictions collectives raisonnables ». Du coup elles sont affaiblies devant les menaces qu’elles subissent, notamment le terrorisme. La puissance ne suffit pas si s’effacent les convictions communes :
Une société qui collectivement « ne croit plus » perd ipso facto toute foi en elle-même.
Jean-Claude Guillebaud reprend la formule de Jean-Marie Apostolide de « l’enveloppe communautaire » qui est déchirée, d’où les replis individuels, la réduction de la politique à la gestion au jour le jour, un « dérèglement de la croyance collective ». Or le droit est insuffisant : il ne peut se substituer à la norme qui repose sur des croyances partagées.
Il s’agit là d’une série de constats qui suscitent un large consensus. Reste alors la grande question :
Comment peut naître et durer une telle croyance, sans qu’elle devienne pour autant impérieuse et disciplinaire ?
L’auteur prend appui sur le grand dialogue Habermas-Ratzinger23. Il pointe notamment la formule d’Habermas selon lequel les citoyens sécularisés
n’ont pas le droit de dénier à des images religieuses du monde un potentiel de vérité présent en elles, ni de contester à leurs concitoyens croyants le droit d’apporter dans un langage religieux leur contribution au débat public.
J.-C. Guillebaud fait remarquer que
l’appel à la raison et au dialogue argumenté ne permet donc pas d’évacuer le problème de la croyance et encore moins d’arbitrer en ce domaine.
Pour lui, l’essentiel est de délimiter
la règle surplombante – la croyance de base grâce à laquelle pourra se dérouler ce combat pacifique qui caractérise la politique démocratique.
Ainsi formulé, le problème est bien posé, mais l’auteur ne restreint-il pas le champ des réponses en se raccrochant au principe d’un sacré ? Une société peut-elle vivre, demande-t-il,
si toute référence sacralisée est récusée par principe ? […] Une forme de sacré, quoi qu’on fasse, nous serait-elle décidément nécessaire pour vivre ensemble ?
Comme plusieurs auteurs, J.-C. Guillebaud reprend la question du post-christianisme : quelle relation positive avec la tradition chrétienne, mais qui ne soit pas une régression ?
La croyance commune qui nous est nécessaire doit à la fois s’inscrire dans une tradition et participer au dépassement de celle-ci ; elle a besoin d’un héritage identifiable – y compris religieux – et doit procéder au réemploi critique de ce dernier.
L’auteur chemine ici parallèlement à M. Gauchet et à P. Thibaud disant son accord avec celui-ci quand il affirme que les Européens sont postchrétiens quand ils veulent être acteurs de leur histoire.
Le volontarisme démocratique vient du messianisme juif et de la tradition évangélique ; si l’on congédie cette mémoire, on tombe dans une panne de la temporalité.
L’auteur estime que les agnostiques
peuvent chercher et trouver dans notre mémoire religieuse (juive, chrétienne, musulmane) de quoi enrichir et conforter leur vision du monde. En ce sens la religion a encore beaucoup à leur dire.
Le sacré auquel pense l’auteur est peut-être par lui mal nommé : il s’agit
d’un certain rapport à la mémoire commune, fait de réappropriation, de réinterprétation, et de dépassement.
Il ne retient pas le dogme mais la quête :
Ce qui peut nous rassembler n’est plus vraiment ce que nous savons ou croyons savoir – mais ce que nous cherchons ensemble.
Le croire nécessaire à la fondation de l’éthique et de la politique n’est plus susceptible, la plupart du temps, d’une formulation doctrinale :
Il doit postuler sa valeur avant de l’expérimenter et de l’attester par la pratique.
Il consiste essentiellement
dans l’idée de loi, de limite posée à la malléabilité du monde profane (p. 307).
Contre l’écroulement du croire, il fallait avancer vers la définition d’une force de conviction échappant à la crédulité, contre l’effondrement des croyances collectives il fallait explorer les voies d’une recomposition, contre une économie et des sciences devenues englobantes, il fallait « laïciser la science et la technique ». Contre les préjugés qui touchent l’idée même de révélation, il fallait montrer que les textes fondateurs n’imposent pas le mépris de la raison et de l’intelligence : réconcilier Athènes et Jérusalem. Enfin, contre le discrédit de l’institution, dans un épilogue qui étonne, l’auteur propose un « éloge paradoxal de l’institution ». Il en souligne le caractère indispensable : car sans institutions ecclésiales, le message ne se serait pas maintenu à travers l’histoire. Il plaide pour une certaine tension avec l’institution : « Contre elle mais pas sans elle. » Non seulement elle a un rôle essentiel vis-à-vis de la foi elle-même :
Si les croyances humaines ont toujours besoin d’être instituées et apprivoisées, ce ne pourra plus être comme hier.
Il faut aussi se souvenir que sans les institutions avec lesquelles ils sont en débat, les dissidents n’apporteraient pas les innovations essentielles. Cet éloge étonnant des institutions porte sur l’ensemble de celles-ci, dans la société, et sert de conclusion à ce vaste panorama de la « force de conviction ».
Guy Coq
Jacques Gernet, LA RAISON DES CHOSES. Essai sur la philosophie de Wang Fuzhui (1619-1692), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 2005, 436 p., 27, 50 €
Dans son essai sur la philosophie de Wang Fuzhi (1619-1692) simplement écrit et documenté avec érudition, par de longues citations dans les deux langues, par des commentaires et des notes, Jacques Gernet présente l’œuvre d’un Chinois des « temps modernes », classique par les références, moderne par le contexte : né en 1619, trois ans après la mort de Shakespeare, contemporain de Pascal et Descartes, ou plus précisément de La Fontaine, Wang Fuzhi (Wang Fou-tche) meurt en 1692, l’année de la publication de l’édition complète des Fables. Son œuvre récapitule les classiques, arbitre les interprétations, évalue l’histoire de la Chine.
L’époque est troublée par l’installation des nouveaux souverains mandchous. La première partie du xviie siècle est une période de désordre et de corruption. En dépit des continuités apparentes, les périodes d’anarchie sont fréquentes dans l’histoire chinoise. Pour Wang Fuzhi, qui cherche à expliquer la décadence de son époque, la Chine a été affaiblie par les influences bouddhistes et taoïstes. Pour aller en sens inverse, il préfère s’appuyer sur Confucius et ses successeurs et sur le Yi Jing, le Livre des mutations. L’œuvre de Wang s’inspire de Zhang Zai (1020-1078) et du concept d’énergie universelle. Elle comporte également une réaction au christianisme, aperçu par le truchement des missionnaires jésuites. Wang s’oppose aux barbares occidentaux, à leurs conceptions immorales, bizarres, exagérées (p. 400).
De nombreux thèmes qui étayent la pensée de Wang Fuzhi se succèdent dans la synthèse faite par Jacques Gernet. Abordons-les sous forme de questions.
Si l’œuvre de Wang n’est ici qu’un exemple parmi d’autres, poser la question n’en est pas moins nécessaire avant toute interprétation. On ne peut évacuer l’importance de la langue, les parallélismes du chinois classique. Ses particularités syntactiques et idéogrammatiques limitent la précision de la pensée mais augmentent sa concision et son pouvoir de suggestion. Chez Wang, le principe central, qui est l’existence d’une énergie invisible dans le monde, va de pair avec la méfiance envers le langage (p. 16). Vue d’Occident, une telle pensée paraît être à l’opposé de la pensée discursive issue de la Grèce. Elle récuse le langage abstrait, cherche la transformation incessante (existe-t-il ici un parallèle possible avec certains aspects du pluralisme et du pragmatisme de James ?).
Nous sommes loin des formes argumentatives et rhétoriques nées en Grèce. Dans cette pensée qui procède par la méditation, l’écrit est considéré comme intrinsèquement supérieur à la parole. On n’y retrouve donc pas la préférence de Platon en faveur de la parole vivante. Bien sûr, les paroles de Confucius sont capitales, mais seulement comme indications, comme incitations. Pour Wang Fuzhi, aucune opposition n’est catégorique. La tradition chinoise « pense » ciel « et » terre comme termes d’une liaison, et non pas ciel « ou » terre comme termes d’une séparation (p. 139). La nature, pour Wang, n’est pas le cosmos parfait de l’antiquité grecque, ni l’ici-bas difforme du christianisme (p. 416). La typologie des causes selon Aristote ne s’applique pas. L’univers est la somme de l’énergie et le déploiement de son organisation.
La morale de Wang commence par la critique du taoïsme et du bouddhisme. Selon lui, ces deux écoles n’ont pas la bonne conception du temps, les uns étant obsédés par l’immortalité et les autres par l’intemporel (p. 165). Les taoïstes croient à tort qu’il n’y a effectivement rien là où ils ne décèlent rien (p. 156). Les deux religions conduisent à un ascétisme excessif, à la négation du moi, à des idéaux asociaux (p. 303). Si, à la manière de Wang, on définit l’humanité avant tout par la sensibilité et l’intelligence plutôt que par le langage et la raison, alors la nécessité de la maturation et de l’épanouissement progressif s’impose dans la morale, de même façon que dans la nature (p. 331). La métaphore dominante est ici botanique : il faut prendre soin de l’humanité comme d’un jardin, non comme d’un troupeau. Le progrès est incertain mais infini : un être humain ne cesse de recevoir et d’accomplir tout au long de sa vie. Et une empathie spontanée unit l’humanité : tout homme a le réflexe d’empêcher la chute de l’enfant sur le point de tomber dans un puits (exemple fameux tiré de Mencius). Dire que la nature humaine est mauvaise pervertit l’homme (p. 279). Ainsi Wang s’oppose-t-il aux cyniques (ou machiavéliens) comme aux esprits religieux. Son refus du profit individuel et de l’égoïsme, son souci de l’intérêt général a été souligné, détourné et récupéré par les communistes chinois.
Mais il s’agissait plus de confucianisme que de socialisme. Pour Wang, les usages sociaux et les habitudes morales sont ce qu’il y a de plus fondamental dans l’humanité et de plus décisif dans les mœurs, et cela plus encore par l’esprit que la lettre : la sincérité est le plein, le rite le vide, tous deux sont donc indispensables et complémentaires. Wang n’est pas un optimiste pour autant. La fragilité du sens moral est évidente ; la bestialité est toujours là, potentielle (p. 348). Idées, hélas, prémonitoires avant notre xxe siècle. Wang imagine même la fin de la culture (p. 387). Il a déjà de nombreuses références dans l’histoire chinoise et sous ses propres yeux. Le communiste maoïste et le capitalisme sauvage lui en auraient fourni d’autres.
Quelques parallèles avec l’Occident n’en demeurent pas moins. Le principe de juste mesure (p. 352), quoique différent, est comparable à celui d’Aristote. Il faut relever aussi, dans ce sens, les critiques contre la superstition et contre les religions qu’elle pervertit (p. 398). Ces reproches évoquent les critiques similaires qui naissent à la même époque en Europe et mèneront aux Lumières (p. 410). Pour toutes les raisons qui précèdent, Wang ne souhaite pas l’implantation du christianisme en Chine. L’universalité morale selon Confucius lui semble plus tangible que celle des Évangiles. Il s’étonne qu’on puisse vénérer un dieu vivant ignoblement « cloué sur le chiffre dix ». C’est en effet ce que signifie une croix en chinois !
La critique de la superstition amorce une comparaison avec les Lumières européennes. Ne faisons pas fausse route : les catégories chinoises des Mutations ne sont pas la rationalité expérimentale. C’est certain. Mais pourquoi, par ailleurs, les philosophes des Lumières, pour la plupart, depuis Leibniz, étaient-ils fascinés par la Chine ? Ils se trompaient sur la stabilité, la magnanimité et la bienfaisance de l’empire. Ils embellissaient l’image du lettré. Pourtant, s’ils en savaient trop peu, ils devinaient néanmoins assez juste sur la philosophie chinoise de la nature. Au moins, l’exemple de Wang Fuzhi va-t-il dans ce sens. Jacques Gernet le signale en quelques contrepoints.
Sans contradiction majeure avec les conceptions chinoises, Voltaire expliquait qu’il n’était pas nécessaire que la raison conçoive un au-delà de la nature (p. 83). Wang considère que la nature rapproche les hommes alors que la culture (ou les cultures) les éloigne (p. 356) : un leitmotiv de Voltaire ! Wang avait conscience de la relativité des cultures (p. 372) : thème central de Montesquieu. La nature est bonne tant qu’elle n’est pas dénaturée (p. 361) : voilà du Rousseau. On pourrait aussi proposer des rapprochements avec Diderot.
On relève une autre concordance possible avec l’humanisme occidental : la pratique d’une certaine sagesse. Wang, comme Confucius, comme Montaigne, se méfie des dogmatismes, des « idées arrêtées ». Autre point sensible, trouvé dans Confucius : « Le ciel ne parle pas. » Parce que la nature agit sans discours (p. 63). Mais aussi parce que la sagesse s’enseigne sans discours. Il faut donc recevoir avec suspicion les discours des prétendus sages, des prétendus saints. Molière ne l’a-t-il pas exposé au début du Tartuffe ? Non seulement le ciel ne parle pas, mais la sagesse ne saurait se montrer que par l’exemple et, si possible, l’exemple vivant (p. 371).
Nous sommes ici dans le registre de l’analogie rétrospective. Ce qui présage les sciences d’aujourd’hui n’est certes que présage. Tout au plus, peut-on dire que certains concepts, certaines pensées précèdent nos futures connaissances expérimentales et systématiques. Ainsi Démocrite a-t-il pensé justement l’atome, mais dès qu’on a découvert des atomes dans la nature, on a compris que l’atome était lui-même, contrairement à son étymologie, divisible en plusieurs parts. Mais admettons l’analogie car elle est importante pour évaluer un univers de pensée et sa philosophie de la nature. Alors nous devons admettre que la réalité essentielle du « qi » ainsi que son concept doivent être traduits par « énergie » (p. 158). On peut le constater : les sciences du xxe siècle sont parfois plus éloignées des catégories grecques que des symboles utilisés de Wang (p. 73). Comment désignait-il l’univers ? par les idéogrammes « espace et temps » (p. 194). L’usage n’a pas changé, et on peut le comprendre. Comme chez Galilée et Einstein, on note chez Wang que le mouvement est partout dans l’univers, que l’immobilité n’existe pas sinon par jeu de l’esprit (p. 88). La pensée combinatoire tirée du Yi Jing, comme l’a noté François Jacob, procède selon hasard et nécessité, avec des combinaisons qui ne sont pas sans similitude avec la génétique de l’Adn. La logique à l’œuvre chez Wang présage la nouvelle logique des sciences contemporaines de la matière et de l’énergie. Il ne faut pas en tirer plus de conclusions que de la prédiction des atomes par Démocrite. En tout cas, cela indique que la Chine n’a pas, dans sa tradition, d’obstacle insurmontable, à la science expérimentale. On commence aujourd’hui à s’en apercevoir.
« Notre raison n’est pas universelle », note Jacques Gernet (p. 15). Mais de quoi s’agit-il ? Des catégories d’Aristote ? Des mathématiques ? Tout dépend du critère retenu. Dans sa conception d’un monde en mouvement et en évolution, Wang donne forme à une vérité provisoire, la vérité adaptée au moment, mais une telle conception n’est pas aussi étrangère à l’Occident que le laisse entendre Jacques Gernet. Cette conception est mineure, secondaire, dédaignée mais présente dans l’histoire de la philosophie. Elle est reléguée à l’arrière-plan par la tradition moniste dominante en Occident. À l’origine, les catégories constitutives de la pensée occidentale sont liées à la syntaxe de la langue grecque et, plus généralement, des langues alphabétiques. Cependant, même à l’égard du langage plus universalisable des mathématiques, Aristote, tout en croyant à l’universalité des mathématiques, demandait nettement qu’elles ne soient pas utilisées là où elles ne s’appliquent pas à bon escient. Il est vrai que la distinction chinoise entre « you » et « wu » ne correspond pas à la distinction de l’être et du néant (p. 92). Les choses ne sont cependant pas simples. C’est parfois du « vide » chinois qu’on pourrait rapprocher « l’être » grec. Oui, si paradoxal que cela puisse paraître. En effet, comme le vide est condition de possibilité, l’être était le « il y a » primitif. Le néant n’a de réalité que s’il est, remarque ironiquement Aristote, dans la Métaphysique. Quand la tradition chinoise dit que seul le vide permet le déploiement du plein, cela fait penser aux conditions de la physique. Mais le « il y a » primitif de l’être dans la pensée grecque s’applique au « vide » chinois comme à toute chose. Aussi divergentes soient-elles, les deux conceptions témoignent d’une certaine « présence », celle-ci étant moment d’un processus ou d’une manifestation instantanée de quelque chose d’éternel ou de quasiment éternel (à l’échelle d’une vie humaine). Plus tard, la philosophie occidentale a su comprendre que la notion de désordre ne pouvait prendre son sens qu’en postulant, consciemment ou non, l’idée opposée, l’idée d’ordre, que celui-ci soit absent, possible ou instrumental. Comment mesurerait-on un désordre sans notion d’ordre ?
Wang, contrairement à la tradition occidentale et parallèlement aux premières révolutions mentales de ses contemporains occidentaux, ne mettait pas l’homme au centre du monde (p. 427). Sa pensée est écologique, dirait-on aujourd’hui. Mais ce n’est pas forcément par la relativité que Wang se distingue des Occidentaux. Si l’homme n’est pas au centre, c’est avant tout parce qu’il n’y a pas de centre, que tout peut relativement servir de référence centrale. Jacques Gernet prend le concept de relativité dans un sens parfois restrictif. La science occidentale la plus achevée a finalement donné raison à Protagoras contre Platon. L’homme n’est pas au centre du monde mais il est au centre de toutes les mesures qu’il peut faire pour connaître ce monde. Et quand, suivant ce principe, l’homme connaissant se décentre, c’est pour mesurer de façon aussi invariable et indépendante que possible, mais pas pour aboutir à une impossible mesure non humaine, et c’est pourquoi la relativité einsteinienne est à la fois pluraliste, cohérente, invariante mais toujours à l’opposé du relativisme qui ferait éclater la cohérence de l’univers en un chaos inconnaissable.
L’idée que « tout est lié » (p. 158) constitue l’une des entrées dans la pensée relative surtout quand on évalue l’importance de la relation et non pas seulement celle des choses reliées. L’idée que nous pouvons identifier et connaître des processus invisibles en nous détachant des seuls repères visibles représente une autre voie d’accès au relatif. Dès lors, se détacher d’un critère suppose d’en adopter un autre. De même, réfuter une comparaison conduit souvent à en découvrir et utiliser une autre, jugée plus pertinente. Wang Fuzhi a hérité de Tchouang-tseu (Zhuangzi) le principe de relativité des perceptions (p. 247). En effet, les choses ne sont grandes ou petites que par comparaison. Et ajoutons : ne sont connaissables que par comparaison. Le Rat de La Fontaine en fait les frais face aux Huîtres. Dans le sillage de Tchouang, Wang conçoit ce qu’est une relativité d’échelle, c’est le fait par exemple que, pour un phénomène unique, un changement permanent soit sous-jacent à une stabilité perceptible seulement à un niveau supérieur ou englobant. Un corps demeure stable et ses cellules se renouvellent sans cesse. Mais, de même que Galilée n’avait pas poussé très loin le concept de relativité du mouvement, Wang ne peut, faute des instruments de mesure, aller plus loin que le concept d’échelle. C’est déjà un point acquis déterminant. Comme le remarque Jacques Gernet, la plupart des esprits n’ont pas conscience de la relativité (p. 79). Or, la simple conscience de l’existence de la relativité est déjà connaissance fondamentale. Plus on est capable d’affirmer et d’étendre les mesures, plus cette évidence s’affirme. Toute cette réflexion mène à la question fondamentale : « L’homme ne trouve-t-il dans le monde que l’ordre qu’il y met lui-même ? » Mais comment la trancher sans comparaison avec une intelligence extraterrestre, et même plusieurs ? Cette expérience exaltante et peut-être dangereuse ne nous a pas été donnée jusqu’à présent dans les formes de la rigueur scientifique. L’histoire future de la relativité se jouera entre, d’une part, refus de l’absolu et, de l’autre, refus du relativisme, autrement dit : grâce au concept de relation et à la possibilité de mesurer. Protagoras, Wang Fuzhi sont, parmi d’autres, aux origines universelles de cette aventure de l’esprit.
Gil Delannoi
Brèves
Bernard Vincent, LOUIS XVI, Paris, Gallimard, coll. « Folio/biographies », 2006, 366 p. Chantal Thomas, CHEMINS DE SABLE. Conversation avec Claude Plettner, Paris, Bayard, 2006, 160 p., 13, 80 €
Après le Louis XVI (Perrin) de Jean-Christophe Petitfils et le Varennes (Gallimard) de Mona Ozouf, voilà un troisième ouvrage qui invite à porter un regard moins sévère sur le dernier roi de France. De manière originale, Bernard Vincent, américaniste à qui l’on doit un livre consacré à Thomas Paine, souligne le soutien ferme et philosophique de Louis XVI à la Révolution américaine (« La naissance de la république américaine fut sans conteste la plus grande réussite du règne de Louis XVI – une entreprise risquée et aux conséquences incalculables dont il fut, côté français, le principal maître d’œuvre »). S’il se penche parallèlement sur son intérêt continu pour les voyages de La Pérouse, il insiste aussi sur l’opposition dont Louis XVI fut l’objet de la part du libéral américain Thomas Paine (« La Société républicaine est un club qui ne comptera jamais plus de cinq membres et n’aura qu’une existence éphémère, mais grâce à la plume acérée du pamphlétaire Thomas Paine, voilà qu’il élabore un manifeste républicain et appelle les Français, dans l’esprit de la Déclaration américaine d’indépendance, à en finir avec une monarchie qui ne leur a valu qu’une “longue suite de malheurs publics ” »). Drôle de paradoxe que de voir ce partisan de la Révolution américaine devenir la victime d’un révolutionnaire américain. Si cet ouvrage se démarque de la biographie de Stefan Zweig qui tendait à opposer Marie-Antoinettte et son mari, Chantal Thomas, l’auteur d’un beau livre sur les derniers jours de Marie-Antoinette (les Adieux à la reine, Paris, Le Seuil), invite pour sa part à pratiquer une historiographie du quotidien échappant à des grilles d’analyse trop idéologiques. « Ce que j’ai cherché, touchant Marie-Antoinette, c’est de la montrer en train de changer, dans cette prise de conscience soudaine et tragique qui la fait passer d’un personnage frivole à un personnage héroïque. Et il m’a semblé que le roman, plus que l’essai, pouvait dire comment on change, comment on peut même changer radicalement et rendre nuls et absurdes tous les qualificatifs qui pèsent sur nous ; mais comment aussi les éléments qui ont contribué au changement étaient déjà là, mais latents, non reconnus. » Avec discrétion, Chantal Thomas évoque dans ce livre de conversation ses propres évolutions, la manière dont elle peut s’intéresser par exemple à Thomas Bernhard (Le Seuil vient de rééditer son ouvrage consacré à cet auteur) et au marquis de Sade comme à Marie-Antoinette (qui est également le personnage titre du dernier film de Sofia Coppola).
O. M.
Jean-François Pigoullié, SERGE DANEY OU LA MORALE D’UN CINÉ-FILS, Lyon, Aléas, 250 p., 18 €
Célébré aujourd’hui pour ses commentaires de l’image télévisuelle ou pour son itinéraire cinéphilique et personnel mêlé, Serge Daney a-t-il laissé une postérité dans la critique de cinéma ? L’auteur, qui a publié sur ce sujet deux articles dans Esprit, repris dans ce volume, s’interroge en rappelant l’importance du thème de l’éthique du cinéma pour le critique des Cahiers du cinéma. Cette interrogation semble pourtant bien tombée en désuétude chez les critiques alors qu’elle se pose toujours pour les cinéastes, comme on peut le voir jusque dans le traitement parfois spectaculaire de la violence chez Cimino, Coppola ou Kubrick.
L. C.
LA DVDÉOTHÈQUE DE JEAN DOUCHET, Paris, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 2006, 256 p., 10, 53 €
Vieux routier de la critique et de l’enseignement du cinéma, Jean Douchet a compris que la pluralité des écrans obligeait à imaginer des interventions critiques inédites. Avec l’essor des Dvd et des bonus qui les accompagnent, il propose avec cette dvdéothèque commentée une relecture non chronologique de l’histoire du cinéma, qui est aléatoire puisqu’elle se fait au rythme de la sortie de films en Dvd. Mais elle est également surprenante puisque Frank Capra, John Ford, Terrence Malick et Joe Dante côtoient Cassavetes, Kitano et Larry Clarke. Ce regard rétrospectif prend en considération les films (d’où des déceptions discrètement avouées, certains Truffaut par exemple, et des remarques d’une grande justesse comme le commentaire original des films solitaires de Laurel qui, n’étant ni Keaton, ni Chaplin, ne trouvera son rythme comique que dans son duo avec Hardy, ou bien l’analyse de la longue séquence d’ouverture du Solitaire de Michael Mann). Mais il juge aussi de la qualité des bonus puisque le marché des Dvd oscille entre le pire et le meilleur, entre le commentaire plat et la reprise orale des images dont Scorsese ou Palma sont des orfèvres. Avec plus de distance, Jean Douchet souligne dans un entretien initial que le cinéma contemporain est un cinéma de rupture avec les genres classiques comme le Western (un cinéma qui ne fonctionne plus, selon lui, auprès du public jeune) : « Si la continuité demeure à l’intérieur de l’œuvre de chaque artiste, les ruptures y sont beaucoup plus fréquentes que par le passé. C’est pourquoi la politique des auteurs était plus facile à l’époque classique […] Où sont les classiques ? Kitano ? Kiarostami ? Hou Hsiao-Hsien ? Tous les cinéastes détruisent par colère et dans l’espoir de voir venir ou de susciter quelque chose d’autre ? Il n’y a pas de film heureux, pour la simple raison que la société elle-même vit une phase destructrice. » Serge Daney avait inventé la critique des films qui repassaient sur le petit écran (que reste-t-il d’un classique sur le petit écran ? se demandait-il), Jean Douchet initie à l’art de penser et de construire un Dvd, i.e. d’accompagner un film grâce à une approche décalée qui n’est plus celle de la parole « d’après-film » du ciné-club.
O. M.
François Bœspflug, CARICATURER DIEU ? POUVOIRS ET DANGERS DE L’IMAGE, Paris, Bayard, 2006, 224 p., 13 €. Sylvia Naef, Y A-T-IL UNE « QUESTION DE L’IMAGE » EN ISLAM ?, Paris, Éditions Téraèdre, coll. « L’islam en débats », 2004, 132 p., 14, 10 €
Pour Sylvia Naef, qui a publié ce petit livre pédagogique bien avant la récente affaire des caricatures, il n’y a pas vraiment de question de l’image en islam. Si l’on trouve, dans les textes, des prises de position théologique marquant une méfiance envers les images, il ne faut pas tout ramener à ces dernières. « On pourrait dire que s’il y a eu une “multiplication ” accélérée des images depuis deux siècles, liée principalement aux nouvelles technologies, la place de l’image dans la société n’a pas fondamentalement changé : exclue de l’usage religieux elle est admise dans le domaine profane. Plutôt que de parler d’une question de l’image, ne faudrait-il pas considérer que l’image a, en islam, des fonctions spécifiques, différentes de celles qu’elle a connues et connaît toujours dans le christianisme. » Auteur d’un remarquable Dieu dans l’art, François Bœspflug prend justement le parti d’une approche strictement comparatiste qui le conduit à consacrer des chapitres, d’une belle clarté, au statut de l’image en islam, dans le judaïsme et dans le christianisme. Si la question de l’image en islam se rapproche fortement de l’attitude du judaïsme, elle ne prend sa mesure qu’en comparaison avec le caractère iconophile du christianisme. « Au total, écrit l’auteur, on ne connaît d’image ni de Yahvé ni d’Allah et la prononciation de leurs noms respectifs reste aujourd’hui encore sous surveillance, tandis que les images de Dieu pullulent en christianisme, et que l’usage du nom de Dieu, dans les sociétés occidentales, s’est banalisé à l’extrême, jusqu’à désigner les choses de la religion en général ou, en France, les occupants du palais de l’Élysée. » Cherchant ainsi à réinscrire les querelles des images dans le long cours d’une histoire comparative des religions, François Bœspflug n’en attend pas moins des partisans effrénés de la liberté d’expression d’éviter de « s’affirmer pour s’affirmer ».
O. M.
Georges Baguet, DE HARLEM À TÉHÉRAN. 1953-2004. Cinquante ans de journalisme, Paris, L’Harmattan, 2006, 376 p., 27 €
Les lecteurs d’Esprit se souviennent des reportages de Georges Baguet qui suscitaient à l’occasion des discussions au sein de la rédaction, la plupart du temps à propos du recours à la violence. S’il rappelle en exergue de cet ouvrage qui rassemble la plupart de ses textes d’enquête et de reportage le merveilleux texte d’Albert Londres (« J’étais sur le quai de la gare, à Dakar. – Combien de caisses ? Dix ? Vingt ? Trente ? Quarante ? Je dois le savoir pour le nombre des fourgons. – Moi, dis-je, j’ai une valise. – Une valise ? Où allez-vous ?
– Partout ! »), Georges Baguet y a privilégié au fil des voyages les États-Unis, l’Allemagne, l’Irlande, le Liban, pays auxquels il est particulièrement attaché et auxquels il a pu consacrer des essais ou des romans. Mais ce beau livre d’une vie qui nous conduit du Québec et des États-Unis (où le passionne la question noire) aux « tiers-mondes » (Algérie, Irak, Liban, Iran, Afrique noire, Égypte, Pondichéry) et à l’Irlande offre aussi des textes inattendus sur la France. Dans son pays l’auteur vagabonde aussi entre, ce qui est bien sa manière, Ménilmontant, les gâteaux de l’Aïd et Vaux-le-Vicomte (« là où le temps du théâtre s’empare du temps vécu »). Baguet, un vagabond heureux et actif, voire activiste… Baguet, l’un de ces journalistes dont le terrain fut l’école.
O. M.
Jean Rousset, L’AVENTURE BAROQUE, Éditions ZOE, 2006, 144 p., 17 €
Faisant partie de l’École de Genève, qui devait regrouper des « littéraires », d’Albert Béguin, ancien directeur d’Esprit, à Jean Starobinski en passant par Marcel Raymond, Jean Rousset n’a cessé de traquer les secrets d’un style baroque qu’il n’a jamais voulu définir caricaturalement par des contenus. Ce grand critique qui devait s’intéresser à la Nouvelle Critique et au Nouveau Roman, à Roland Barthes, Claude Simon et Michel Butor, ne met pas en relation par hasard sa compréhension historico-littéraire du baroque et l’idée d’œuvre comme « espèce d’espace », selon l’expression de Georges Perec. Alors que Georges Poulet voulait voir dans la subjectivité le dénominateur commun de l’École de Genève, force est de constater, avec Jean Starobinski dans l’un des textes introductifs de cet ouvrage, que les « indices objectifs » et les « faits de style » ont été pris en compte par les Genevois. En témoignent ces extraits de l’ouverture de Forme et signification : « Principe actif et imprévu de révélation et d’apparition, (la forme) déborde les règles et les artifices, elle ne saurait se réduire à un plan ou à un schéma, ni à un corps de procédés ou de moyens. Toute œuvre est forme dans la mesure où elle est œuvre […] Mais il n’y a de forme saisissable que là où se dessine un accord ou un rapport, une ligne de forces, une figure obsédante, une trame de présences ou d’échos, un réseau de convergences ; j’appellerai “structures ” ces constantes formelles, ces liaisons qui trahissent un univers mental et que chaque artiste réinvente selon ses besoins […] Il n’y a de lecture complète que celle qui transforme le livre en un réseau simultané de relations réciproques. » Cet ouvrage intitulé l’Aventure baroque, dont l’ambition avouée est de donner une image de l’Allemagne autre que celle de la guerre récente conduite par les nazis, propose une flânerie romaine, un texte intitulé « Mon baroque » et deux séquences consacrées à Andréas Gryphius et Angelus Silesius.
O. M.
Guillaume le Blanc, L’ESPRIT DES SCIENCES HUMAINES, Paris, Vrin, 2005, 288 p., 28 €
Quelle est l’unité des sciences humaines ? Comme Foucault, l’auteur ne pense pas qu’une réponse à cette question puisse être apportée autrement que par l’étude de l’histoire des sciences humaines et, comme Foucault, il pose que cette histoire n’est pas autonome mais dépend de décisions philosophiques fondamentales. Les sciences humaines n’ont pas d’autre unité que celle d’un « discours mixte » qui associe l’étude de nouvelles positivités à la constitution d’un nouvel a priori. À la différence, néanmoins, de la thèse défendue dans les Mots et les choses, ce livre montre que le concept de « norme », ou plutôt de « normalité » est à l’origine de l’émergence d’un type de savoir qui prend l’homme pour objet. Historiquement, cela se vérifie par l’importance de la sociologie d’Auguste Comte auquel l’auteur consacre une analyse patiente qui lui rend toute sa place dans la généalogie des sciences humaines. Le « pli anthropologique » en lequel ces sciences trouvent leur source est une opération philosophique qui privilégie l’« homme normal », l’« homme moyen » à partir duquel la recherche des pathologies peut s’engager. L’unité, précaire et sujette à caution, des sciences humaines proviendrait donc d’une construction de la normalité, ce qui implique que soit reconnue une importance centrale à l’activité mentale des sujets. Ce livre montre de manière très convaincante l’importance du « retour du refoulé psychologique » dans le développement de toutes les sciences humaines, même celles qui (comme la sociologie) ont parfois prétendu s’en libérer. L’« esprit » doit donc s’entendre non seulement comme l’épistémè des sciences humaines, mais comme leur objet de prédilection. L’auteur consacre en définitive la revanche de Freud et Canguilhem sur Comte puisque c’est du côté d’une articulation entre le vital, le mental et le social (et non dans l’occultation des deux premières instances au profit de la troisième) qu’il faut rechercher le socle des discours sur l’homme.
M. F.
Jean-Paul Dollé, LE TERRITOIRE DU RIEN. La contre-révolution patrimonialiste, Paris, Lignes, 2005, 174 p., 17 €
Comment aborder l’urbanisation généralisée qui règne aujourd’hui souverainement sur le paysage de nos villes et qui, selon l’auteur, n’ouvre plus aucun accès à l’« urbanité », c’est-à-dire à la possibilité même de la rencontre et de l’expérience collective ? Pour répondre à cette question, ce livre tente de donner un aperçu de « l’espace-temps moderne », une manière réactive et finalement « nihiliste » de se rapporter au monde et à l’histoire. L’émergence en Europe de la ville-musée s’explique par le « culte patrimonial » qui caractérise les politiques urbanistiques contemporaines, oublieuses du fait que « la ville n’existe que sur fond de ce qui ne se donne pas à voir : le temps, la mémoire, l’histoire ». Ce livre s’en prend avec fougue au triomphe du style clean, à la relégation sociale hors des centres et au culte du spectaculaire : autant de phénomènes qui participent d’une reterrorialisation (Gilles Deleuze aurait dit une « capture ») de la ville. Or la ville est ce qui, en un sens, doit échapper à l’espace pour retrouver sa fonction politique de subversion ou d’invention du quotidien. Réempruntant les itinéraires parisiens de Walter Benjamin et les voies ouvertes par cette « révolution urbaine » qu’a été Mai 68, l’auteur nous invite à retrouver un « désir de ville ».
M. F.
En écho
ENTRE URBAIN GÉNÉRALISÉ ET VILLE-MONDE… – La revue Politique africaine consacre un dossier très éclairant à « l’urbain généralisé » dans le monde africain (Cosmopolis, de la ville, de l’Afrique et du monde, no 100, décembre 2005-janvier 2006, Éditions Karthala). En proposant des textes sur des villes comme Douala, Johannesburg, Kinshasa, le parti pris de Dominique Malaquais, qui a conçu et coordonné ce dossier, est de montrer que ces populations en déplacement dans des villes « sans territoire stabilisé » sont des expérimentateurs de la globalisation beaucoup plus rusés que les urbains protégés du premier monde, le nôtre. Refusant de considérer que les villes africaines sont des espaces marginaux dont les habitants sont moins des acteurs que des témoins passifs de la globalisation, Politique africaine défend ici une autre perspective : « Lagos, Douala, Kinshasa sont à nos yeux des hauts lieux de la globalisation, qui se muent et se transmuent à une cadence étonnante et dont les habitants ont souvent une connaissance aussi, voire plus, sophistiquée du monde au-delà de leurs frontières que leurs pendants d’Europe ou d’Amérique du Nord. Le mouvement y est pour beaucoup – le fait que l’Afrique est, de tous les continents, sans doute celui où (et d’où) l’on se déplace le plus. À cela, il faut ajouter des approches novatrices des médias, des nouvelles technologies de l’information ou encore de l’art d’imaginer “l’autre ” qui sont, à bien des égards, plus versatiles que celles rencontrées à New York, Londres ou Tokyo. » La revue Socio-Anthropologie (no 16, 1er semestre 2005, Erash, BP 598, 71234 Chalonsur-Saône cedex, infos@difpop.com) que dirigent Pierre Bouvier et Jean-Yves Boursier, consacre un dossier substantiel coordonné par Alain Bertho à la ville-monde qui comprend des textes sur l’urbanité postapartheid à Windhoek (Namibie), et sur les villes de Barcelone, Johannesburg, Belo Horizonte… Dans Perspectives chinoises (no 93, janvier-février 2006), on peut lire un article original sur les villas yosemite à Pékin (Yosemite : ce nom renvoie au Parc national de Yosemite dont le symbole est le séquoia géant) qui sont, selon Guillaume Giroir, le miroir du capitalisme émergent, i.e. une gated community américaine à Pékin. La revue Diversité (Ville, école, intégration), no 144, mars 2006, Scéren (Cndpcrdp), consacre un ensemble aux zones d’éducation prioritaire qui comprend un entretien avec Olivier Mongin sur l’imaginaire urbain et la capacité de composer des récits de ville, de quartier, de rue ou d’îlot. Les éditions des Cahiers du cinéma viennent de publier un ouvrage sur la Ville au cinéma (sous la dir. de Thierry Jousse et Thierry Paquot, 2005, 898 p., 60 €) qui se présente sous la forme d’une encyclopédie se déclinant en plusieurs parties : « Montrer/Représenter », « Genres/Écoles », « Villes », « Cinéastes ». Voilà un instrument de travail (et de vision) indispensable qui invite à s’interroger sur ce que devient le cinéma de la ville dans un monde qualifié de posturbain.
PIERRE-YVES PÉTILLON ET TERRENCE MALICK – Les interventions de l’américaniste Pierre-Yves Pétillon, auteur chez Fayard d’une histoire de la littérature américaine au xxe siècle qui fait référence, ne sont pas si fréquentes (voir le dossier qu’Esprit lui a consacré en novembre 1986). Pourquoi donc s’interdire alors le plaisir de lire ses remarques sur le dernier film de Terrence Malick, Le Nouveau monde, qui raconte l’histoire légendaire des débuts de l’Amérique (1607) à travers les personnages du capitaine John Smith et de l’Indienne Pocahontas ? Voir son entretien dans la nouvelle revue de cinéma, Panic, que dirigent J.-B. Thoret et Stéphane Bou (no 3, mars-avril 2006, 65, rue de Dunkerque, 75009, Paris, Tél : 01 53 20 22 59, panic-cinema@wanadoo.fr). Actes de la recherche en sciences sociales (no 161-162, mars 2006, Le Seuil) publie parallèlement un dossier sur les relations entre cinéma et production intellectuelle (voir, entre autres, le texte de Philippe Mary sur Jacques Tati et la politique des auteurs et celui de Julien Duval sur le champ du cinéma français au début des années 2000).
LE COMMUNISME, ENTRE CUBA ET MEXIQUE – La revue Communisme publie deux dossiers qui remettent les pendules idéologiques à l’heure. Le premier porte sur les formes communisme mexicain (articles de Gilles Bataillon, entretiens avec Robert Bartra sur son expérience au sein du Parti communiste mexicain et Alfonso Toledo Mendez sur son adhésion à l’Ezln, deux textes sur l’expérience zapatiste ; no 83-84, L’Âge d’homme). Quant au second, il lève toutes les illusions sur les velléités réformistes au sein de l’univers totalitaire cubain (articles de Vincent Bloch, Claude Bataillon, Rafael Rojas, un texte de Liliane Hasson sur l’écrivain Reinaldo Arenas ; no 85-86, L’Âge d’homme, 2006).
MERLEAU-PONTY – Sous un titre très merleau-pontien « Philosophie et non-philosophie », Archives de philosophie (tome 69, printemps 2006, Beauchesne) consacre plusieurs textes au philosophe sur la promiscuité, sur le renouvellement du concept de nature, sur le sens pratique, sur ses liens avec Bergson mais aussi avec Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss.
SÉCULARISATION – La revue québécoise Argument (printemps-été 2006, Presses de l’universté Laval, www.revueargument.ca ) se demande si l’on peut parler d’un retour des « dieux aux portes de la Cité ? ». Comme illustration de l’interrogation générale sur la place de la religion dans les sociétés laïques comme le Canada et les États-Unis, le dossier propose notamment une réflexion sur les tribunaux islamiques au Québec. Un deuxième dossier s’interroge sur l’opportunité de légaliser la prostitution.
AUTORITÉ – Les rencontres internationales de Genève qui portaient en 2005 sur « le futur de l’autorité » (religion, politique, éducation, histoire et mémoire) publient les textes des conférences et des débats (L’Âge d’homme, Lausanne), avec notamment les interventions de George Steiner, Myriam Revault d’Allonnes, Antoine Garapon, Alain Ehrenberg et Shirin Ebadi.
Avis
« Pluralisme et désaccords publics ». Les 22 et 23 juin 2006 se tiendra à la Sorbonne (amphi. Lefebvre, université Paris 1) un colloque sur la question du pluralisme qui se pose aujourd’hui dans les sociétés démocratiques, avec une acuité sans précédent, interrogeant les identités culturelles, les croyances et les pratiques religieuses, ainsi que les modes de régulation sociale, économique et politique. Ce colloque a pour vocation d’analyser les enjeux politiques soulevés par le pluralisme des démocraties et par les désaccords qu’il suscite dans la sphère publique entre les individus, les communautés et les différentes institutions : comment prendre en compte la contestation authentique ? Quelle réponse peut-on apporter aux demandes de reconnaissance ? Comment, enfin, définir les principes de la justice sociale et la citoyenneté démocratique ? Avec la participation, notamment, de C. Arnsperger, C. Audard, S. Laugier, G. le Blanc, E. Picavet, H. Pourtois, C. Ramond, J.-F. Spitz.
Alors que l’actualité française semble fuir toujours en avant et ne jamais pouvoir suivre en continuité les questions soulevées par le référendum sur l’Europe ou par les émeutes urbaines, le mois prochain, nous aurons l’occasion de revenir sur l’Europe et sur les politiques d’intégration en France. Michel Marian traitera des débats internes à la communauté arménienne sur la reconnaissance du génocide. Dans le numéro d’été, nous publierons un dossier sur le terrorisme, les relations internationales et les politiques antiterroristes. À la rentrée, nous proposerons un ensemble sur la situation du monde hospitalier en France.
- *.
Pierre Grémion, Modernisation et progressisme. Fin d’une époque 1968-1981, Paris, Éditions Esprit, 2005, 260 p., 25 €
- 1.
Raymond Aron évoquait déjà « la France livrée tour à tour à l’égoïsme sordide des possédants, aux fureurs des révolutionnaires et au despotisme d’un seul », les Étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, p. 18.
- 2.
Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995.
- 3.
Louis Dumont, l’Idéologie allemande, Paris, Gallimard, 1991, p. 286.
- 4.
Voir l’excellente étude : Abbas Milani, Michael McFaul et Larry Diamond, “Playing for the Long Haul in Iran: a dual-track strategy for Arms Control and Democratization ”, The Brown Journal of World Affairs, vol. XII, 2, hiver-printemps 2006.
- 5.
Michael Cunningham, Specimen Days, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2005.
- 6.
Walt Whitman, Specimen Days, Philadelphie, David McKay, 1892.
- 7.
W. Whitman, Feuilles d’herbe, Paris, Grasset/Les Cahiers Rouges, 1989/1994.
- 8.
M. Cunningham, les Heures, Paris, Belfond, 1999.
- 9.
“Pearls ”, Paris Review, 1982.
- 10.
“White Angel ”, New Yorker, 1988.
- 11.
M. Cunningham, Golden States, New York, Crown, 1984.
- 12.
M. Cunningham, la Maison du bout du monde, Paris, Presses de la Renaissance, 1992.
- 13.
Id., De chair et de sang, Paris, Belfond, 1995.
- 14.
Lolly Winston, Good Grief, Warner Books incorporated, 2004.
- 15.
M. Cunningham, Land’s End: A Walk through Provincetown, 2002.
- 16.
M. Cunningham, le Livre des jours, Paris, Belfond, 2006, p. 37, 111, 152 et 223.
- 17.
Ibid., p. 154 et 223.
- 18.
« Gender Studies et études filmiques », Travail, genre et société, no 38, 2005. Disponible sur : http://lmsi.net/article.php3?id_article=461. G. Sellier dirige chez L’Harmattan une collection qui se propose de faire connaître en langue française les grands livres sur le cinéma des Gender anglo-saxonnes, « Champs visuels étrangers ».
- 19.
L’auteur cite Francis Jeanson pour qui « seul le ressort, cet acte de foi me permettront de me “fier à moi-même comme à autrui ” ».
- 20.
Ici J.-C. Guillebaud cite l’entretien entre E. Levinas et R. Kearney, Esprit, juillet 1997.
- 21.
Esprit, novembre 1994.
- 22.
Michel de Certeau, La Faiblesse de croire (1987), Paris, Le Seuil, coll. « Point », 2003, p. 295.
- 23.
Esprit, juillet 2004.