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Photo : Rob Walsh
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Dans le même numéro

La force du baratin

Tocqueville a montré que la démocratie moderne présentait un risque de conformisme, de relativisme et de crédulité. Aujourd’hui, on peut distinguer une post-vérité déprimée, celle des jeunes qui peinent à comprendre le monde et se tournent vers les théories du complot, et une post-vérité arrogante, celle du poutinisme, qui associe le dépérissement du droit, la guerre de propagande et le baratin – et dont l’Europe n’est pas exempte.

Le concept de post-vérité est à la fois suggestif et vague. Son grand frère «  postmodernité  » l’est tout autant, malgré une ancienneté beaucoup plus grande et un bagage philosophique et esthétique bien plus riche[1]. Il est probable que tous ces concepts avec le préfixe «  post  » sont condamnés à être des symptômes plus que des désignations précises des phénomènes qu’ils visent, à savoir un passage qui ne passe pas, entre nouveauté véritable et une simple usure de l’état antérieur. Peut-être la postmodernité n’est-elle rien d’autre que la modernité fatiguée et la post-vérité l’état contemporain du rapport des modernes à la vérité.

Le mot «  post-vérité  » est entré récemment dans plusieurs dictionnaires. Voici la définition de l’Oxford English Dictionnary : « qui fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles[2]. »

C’est une définition très large qui peut être resserrée dans plusieurs directions. La post-vérité désigne aussi la banalisation du relativisme, ou plutôt sa radicalisation, à savoir le fait de considérer comme vrai ce que nous ressentons comme vrai, à ne plus faire de différence entre le sentiment de la vérité et la vérité elle-même. En anglais, « feeling right » et « being right » seraient équivalents. Plus encore, « feeling right » serait en quelque façon supérieur à « thinking right », car plus authentique. Passer par l’anglais permet de mettre en évidence la dimension morale et pas seulement cognitive de cette tendance, car right veut dire à la fois l’exactitude et la justice dans toutes les constructions, ce qui n’est pas toujours le cas du français «  avoir raison  ». En un sens plus fort encore, la post-vérité serait un changement d’attitude par rapport à la vérité ou aux faits objectifs (de quelque façon qu’on les définisse) en vertu de laquelle on peut affirmer un mensonge avéré comme une opinion sans en être gêné.

L’humoriste américain Stephen Colbert a inventé en 2006 le mot « truthiness », intraduisible savoureux (« véracitude » peut-être ?), qu’il définit ainsi : « Autrefois, tout le monde avait le droit d’avoir sa propre opinion, mais pas d’avoir ses propres faits. Ce n’est plus le cas. Les faits ne comptent plus. […] La truthiness, c’est “ce que je dis est vrai, et rien d’autre, rien de ce que quiconque pourrait déclarer vrai” […], il ne s’agit pas seulement de dire “je sens que c’est vrai”, mais de dire “je sens que c’est vrai”. La truthiness n’est pas seulement une propriété émotionnelle, c’est une propriété égocentrique. »

Un changement de monde ?

Considérons les fake news, l’influence de théories complotistes, le niveau élevé de la défiance à l’égard des gouvernants et des médias dans tous les pays démocratiques, l’invocation de « faits alternatifs » par ­l’entourage proche de Donald Trump et, bien sûr, les moyens inédits de désinformation dont la Russie a fait une arme de guerre. Serions-nous face à une transformation majeure de la démocratie, voire à un changement «  anthropologique  », qu’il soit interne ou provoqué par des causes extérieures ? C’est ce que suggère l’idée d’une ère de la post-vérité. Les analyses qui suivent vont accréditer en partie cette thèse, mais je pense que nous ne devons pas l’adopter sans y résister pour des raisons à la fois philosophique et politique.

Le mensonge, la propagande ont toujours existé ; le mensonge totalitaire fait partie de la modernité, de ce que Louis Dumont appelait « les malheurs de la démocratie ». De même, le relativisme, le scepticisme et ce que Hegel appelait « la crainte de la vérité » accompagnent la modernité. Ce scepticisme est sans doute très répandu aujourd’hui, nous y reviendrons, mais il n’a rien de récent. C’est ce que j’aimerais appeler le scepticisme démocratique. Tocqueville a montré que l’esprit d’examen des Lumières joint à l’égalité produisait un mélange d’indépendance intellectuelle et de soumission à l’opinion majoritaire, et aussi de relativisme et de crédulité : « Non seulement l’opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples démocratiques; mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre. […] Et j’aperçois comment, sous l’empire de certaines lois, la démocratie éteindrait la liberté intellectuelle que l’état social démocratique favorise, de telle sorte qu’après avoir brisé toutes les entraves que lui imposaient jadis des classes ou des hommes, l’esprit humain s’enchaînerait étroitement aux volontés générales du grand nombre[3]. »

Tocqueville a dégagé une dialectique inhérente au monde démo­cratique. Il a mis au jour deux possibilités inquiétantes : le retournement de l’esprit d’examen en conformisme intellectuel et la combinaison entre la méfiance à l’égard des autorités intellectuelles et la crédulité, cette « démocratie des crédules », à savoir la concomitance entre le progrès de la liberté d’expression et de l’accès à une information pluraliste et le progrès de la crédulité[4]. Ce fait paraît paradoxal puisqu’il suggère que le progrès des Lumières produit un déclin de l’esprit critique qu’il est censé promouvoir. Il faut garder à l’esprit cette structure dialectique propre à la modernité démocratique si nous voulons mesurer avec exactitude la «  nouveauté  » de la post-vérité.

Une des premières manifestations spectaculaires qui a conduit à parler de «  post-vérité  » fut la floraison après les attentats du 11 septembre de mises en doute de l’information diffusée dans les médias au profit ­d’interprétations complotistes, accusant le Mossad, la Cia ou les deux d’être les véritables auteurs des attentats. Voici quelques résultats d’une enquête réalisée en décembre dernier sur le conspirationnisme dans l’opinion publique française[5]. Tout d’abord, 28 % des personnes interrogées sont tout à fait ou plutôt d’accord avec l’opinion suivante : « La révolution française de 1789 et la révolution russe de 1917 n’auraient jamais eu lieu sans l’action décisive de sociétés secrètes tirant les ficelles dans l’ombre. » L’adhésion à cette théorie atteint 37 % chez les 18-24 ans. Ensuite, 35 % des sondés croient à la compromission du gouvernement américain dans l’organisation des attentats du 11 septembre (ils sont 47 % chez les 18-34 ans, et 44 % chez les chômeurs et chez les jeunes en cours d’études). De plus, à propos des attentats islamistes de janvier 2015 à Paris (dix-sept morts, journalistes de Charlie Hebdo, policiers, clients d’une épicerie casher), 19 % des sondés sont d’accord avec la phrase suivante : « Des zones d’ombre subsistent et ce n’est pas vraiment certain que ces attentats ont été planifiés et réalisés uniquement par des terroristes islamistes », et 3 % sont persuadés qu’il « s’agit d’une manipulation dans laquelle des services secrets ont joué un rôle déterminant ». Ce total de 22 % sur l’ensemble des personnes interrogées monte à 34 % chez les 18-24 ans. Enfin, 55 % des Français pensent que « le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins ».

La formule de Nietzsche, « il n’y a pas de faits, rien que des interprétations », est devenue un lieu commun, une évidence à la portée de tous, alors qu’elle soulève une aporie : d’un côté, les modernes sont irrésistiblement attirés par la suppression de la distinction entre l’opinion et le fait en vertu de leur «  perspectivisme  » ; d’un autre côté, cette distinction est logiquement primitive, condition nécessaire de l’existence du langage. En effet, celui qui déclare « il n’y a pas de faits, rien que des interprétations » prétend énoncer un fait. Par exemple, l’explication du déclenchement de la Première Guerre mondiale est notoirement compliquée et elle est encore débattue. Elle l’était encore plus au lendemain de la Grande Guerre. Hannah Arendt rapporte cette anecdote : « On demanda à Clémenceau: “À votre avis, qu’est-ce que les historiens futurs penseront de ce problème embarrassant et controversé?” Il répondit: “Ça, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne.” [6] » Serions-nous sortis du monde de Clémenceau ?

Post-vérité déprimée et post-vérité arrogante

Dans une pratique d’enseignement en premier cycle à l’université, je suis surpris chaque année par l’inculture fréquente des étudiants en science politique, en histoire, en histoire des idées, en sociologie, pour ne rien dire de la littérature et du cinéma. J’essaie par tous les moyens d’inciter les étudiants à lire, en leur donnant des lectures obligatoires, en m’efforçant de partager mon admiration pour les grands textes, ceux qui nous apprennent à penser. J’ai parfois l’impression d’être comme Don Quichotte face à ses moulins à vent. Les étudiants travaillent sur Internet (Wikipedia principalement) et ne lisent que très peu et de plus en plus difficilement les documents imprimés, surtout dès qu’ils dépassent quelques pages. Le livre est sorti de leur vie. Littéralement, ils n’arrivent plus à lire. Tout leur paraît trop difficile, même des textes relativement simples, parce qu’ils ne croient plus que les livres de savoir s’adressent à eux. Même ceux qui ont une perspective critique sur le monde ne cherchent pas à approfondir leur critique sociale auprès des maîtres du genre. Et si on les pousse dans leurs retranchements, beaucoup avouent qu’ils trouvent cela trop difficile pour eux. Ce ne sont pas seulement les textes qui sont trop difficiles, mais le monde social lui-même : trop d’informations, trop de théories. Ils utilisent des sources glanées ici ou là, le plus souvent anonymes, sans s’interroger sur l’origine, la fiabilité de telle ou telle source, sur les possibilités de vérifier une donnée ou une citation. Cela va au-delà de l’insouciance, du manque de méthode ou de l’emprise sur certains de préjugés militants : « Le monde est trop compliqué pour moi, et il ne m’attend pas. » Le spectre du chômage et les difficultés extrêmes de l’entrée dans la vie active jouent ici un rôle clé : si ce monde est indéchiffrable et s’il m’exclut, c’est parce qu’il est contrôlé par des puissances cachées. Indépendamment de toute idéologie ou d’un engagement particulier, beaucoup de jeunes passent insensiblement de l’indignation contre l’injustice et les connivences supposées entre les élites politiques, économiques et médiatiques à une sorte de complotisme diffus, sans idéologie, mais qui est prêt à basculer dans quelque théorie du complot mondial. Ce dernier nous écrase, mais il nous sauve car, grâce à lui, nous comprenons le monde. La perte du sens de l’autorité intellectuelle et de la vérification des sources et la vulnérabilité au complotisme sont les deux côtés de la même médaille. C’est ce que j’aimerais appeler la post-vérité déprimée : à quoi bon la vérité puisqu’elle est inaccessible ?

La post-vérité déprimée n’est pas de même nature que la post-vérité arrogante, mais elle nous éclaire sur la force inquiétante de celle-ci. Il y a du vrai, si je puis dire, dans l’attitude que j’appelle post-vérité déprimée dans la mesure où, dans le monde de la révolution numérique et du big data, un très grand nombre de faits, en particulier ceux qui intéressent le débat politique, sont des faits abstraits, «  construits  » comme on dit. Ils sont souvent contre-intuitifs ou du moins éloignés de l’expérience vécue : taux de chômage, réchauffement climatique, importance de la population immigrée et jusqu’à nos propres envies de consommation qui sont calculées à notre place par les algorithmes de la publicité ciblée sur Internet. Les sciences sociales et l’expertise ont accrédité l’idée que les faits, les vrais, n’ont rien à voir avec le monde vécu.

En mars 2014, un journaliste de radio qui suit les événements d’Europe de l’Est est en contact avec une jeune consœur résidant à Kiev, qui l’a notamment informé sur la révolution du Maidan. Un soir tard, elle ­l’informe que les troupes américaines débarquent à Kiev. Elle les voit de sa fenêtre, elle entend le bruit des véhicules blindés. C’est la guerre. Sceptique, notre journaliste passe cependant une partie de la nuit à chercher la confirmation des événements de Kiev. Au petit matin, toujours rien : se peut-il que l’opération soit furtive au point que seuls des témoins directs en seraient informés, ou bien est-ce tout bonnement une tentative de désinformation ? Il n’y a pas eu bien entendu d’intervention militaire américaine. Quand notre journaliste mécontent demande des explications à sa correspondante, elle ne s’excuse pas ni ne cherche à justifier son erreur (par exemple, qu’elle aurait mal interprété le bruit de camions qui passent). Au contraire, elle assume son mensonge et déclare sèchement qu’on n’a pas à le lui reprocher car « chacun a sa vérité ».

Comprendre le poutinisme

David Satter rappelle que l’accès au pouvoir de Poutine est passé par une série d’épisodes meurtriers : le coup d’État d’Eltsine contre la Douma en octobre 1993, présenté dans les médias occidentaux comme une « crise constitutionnelle », fut en réalité une petite guerre civile – officiellement, cent vingt-trois personnes tuées en deux jours d’affrontement à Moscou, probablement beaucoup plus en réalité[7]. Eltsine étouffa l’enquête sur sa responsabilité dans les massacres en accordant une amnistie aux dirigeants de la Douma. D. Satter rappelle aussi que 1993 fut une année faste du point de vue de la criminalisation de l’économie en marche depuis la perestroïka : trente-cinq banquiers furent assassinés cette seule année !

En 1999, juste après la nomination de Poutine comme chef du gouvernement, six attentats à la bombe dans des immeubles d’habitation se produisent dans plusieurs villes. Ils sont attribués à des terroristes tchétchènes et sont le prétexte au déclenchement de la deuxième guerre de Tchétchénie. Il a été prouvé depuis qu’au moins l’un d’entre eux, à Riazan, a été organisé par le Service fédéral de sécurité (Fsb).

Enfin, en octobre 2002, une prise d’otages dans un théâtre de Moscou se solde par la mort de tous les terroristes et de trois cents otages (sur huit cents), tués par le gaz utilisé par le Fsb au cours de l’assaut. L’identité des instigateurs et des auteurs de cette prise d’otages reste mystérieuse et de nombreux indices pointent vers des liens étroits entre les terroristes et le Fsb. D. Satter résume ainsi cette séquence : « De tous les dangers qui pèsent sur la Russie, aucun n’est plus menaçant que l’incapacité à demander des réponses sur le mystère de l’accès de Poutine au pouvoir […]. La criminalité de la période Eltsine a engendré une soif d’ordre qui, en l’absence de contenu moral, a conduit au banditisme en guise d’État [8]. »

Peter Pomerantsev décrit la Russie comme « une société de simulateurs[9] ». La Russie et le Kremlin ne sont qu’un « vaste reality show ». Le gouvernement autoritaire et la terreur sélective font bon ménage avec le principe selon lequel « toute chose est autre chose que ce qu’elle est ». Je parodie ici la maxime célèbre attribuée à l’évêque anglais Joseph Butler : everything is what it is and not another thing. La maxime inverse, everything is not what it is but another thing, pourrait être celle d’un Vladislav Surkov, l’un des principaux stratèges du Kremlin et « conseiller en communication de toutes les Russie » : « Au lieu d’attaquer l’opposition comme autrefois, il entre dans le moule de chaque mouvement ou idéologie et les travaille de l’intérieur jusqu’au point où ils deviennent absurdes […]. Sous sa tutelle, Moscou peut ressembler à une oligarchie le matin, à une démocratie dans l’après-midi, à une monarchie au dîner et à un État totalitaire à l’heure de se coucher[10]. »

La principale illusion de ce monde d’illusion est la propriété privée : la propriété privée n’existe pas en Russie puisque n’importe quelle entreprise peut être retirée à son propriétaire par la mafia, les oligarques, des agents des impôts corrompus, ou une alliance des trois. Les propriétaires légitimes ne sont pas protégés par la loi. Les bolchéviques avaient rêvé du « dépérissement du droit » mais s’étaient rapidement repliés sur « l’édification du droit socialiste[11] ». À sa manière postmoderne, la Russie ­d’aujourd’hui a accompli le dépérissement du droit.

La sphère publique en Russie est envahie par le mensonge mais, à la différence du mensonge soviétique, il ne repose pas sur la propagande mais sur la crédulité et le baratin (bullshit)[12]. Les gens sont conditionnés à croire n’importe quoi, mais ce qu’ils croient n’a pas d’importance. L’anecdote concernant le débarquement des Américains à Kiev en 2014 ne pouvait pas être un mensonge stricto sensu, c’était juste du baratin. L’affaire du MH17 est un autre exemple du même phénomène : pour dissimuler sa responsabilité directe, la Russie n’a pas proposé une mais neuf versions alternatives. Il ne s’agissait pas d’imposer un mensonge mais de désorienter l’opinion, de noyer la distinction entre vérité et fausseté dans le baratin.

La dissimulation n’a pas besoin d’être à toute épreuve,
il suffit qu’elle soit bavarde.

La fusion de la guerre de propagande et du baratin est la marque distinctive du poutinisme. Un an après le désastre du théâtre de Dubrovka en 2002, Poutine déclara dans un entretien que le gaz utilisé par le Fsb était « inoffensif », qu’il ne pouvait pas être la cause de la mort d’otages. Or les faits étaient bien connus à ce moment en Russie. La dénégation de Poutine n’était pas un mensonge, c’était du baratin. Il en va de même pour les assassinats politiques (Politovskaia, Litvinenko, Magnitski, Nemtsov,  etc.) : la dissimulation n’a pas besoin d’être à toute épreuve, il suffit qu’elle soit bavarde.

On pourrait croire que cette forme de gouvernement par la terreur sélective, le vol et le baratin est une invention machiavélique de Poutine et de ses associés. Il n’en est rien, elle provient directement de l’Urss de Brejnev et Gorbatchev. L’Urss finissante était déjà un empire klepto­cratique. L’idéologie communiste n’était plus que camouflage et cynisme. Les gens étaient obligés de faire semblant et de mentir tout le temps. « Nous parlions tout le temps plusieurs langages à la fois, déclare un confrère journaliste à Pomerantsev, comme si nous étions simultanément plusieurs personnes[13]. » Ils n’ont fait que conserver cette habitude. Ou plutôt ils l’ont intensifiée jusqu’au délire (le mot «  délire  » vient plusieurs fois sous la plume de Pomerantsev, et c’est aussi le titre d’un livre précédent de David Satter[14]). En refusant tout procès du communisme, les dirigeants russes se sont condamnés à reproduire le modèle soviétique. Qu’ils aient essayé ou non, ils étaient de toutes les façons incapables de faire autre chose, ils ne pouvaient pas se tourner vers l’Occident pour profiter de son aide, même si certains le souhaitaient.

« On ne peut pas discuter avec les Russes, ils mentent tout le temps  », aurait dit une Angela Merkel désemparée au cours des négociations qui ont abouti aux accords de Minsk. Mais la classe dirigeante russe est victime de son propre système : le dépérissement du droit a fait du crime organisé et de la corruption le régulateur central de l’économie et de la vie quotidienne.

Pour conclure, il est essentiel de convaincre les dirigeants occidentaux de la pertinence d’une telle analyse. On entend encore trop souvent le mantra selon lequel « M.Poutine est un pragmatique ». Or on ne peut pas comprendre le caractère systémique de l’attaque de la Russie contre l’ordre international tant qu’on s’évertue à rationaliser la politique russe au cas par cas (ce que cherche à obtenir la Russie en Syrie, en Ukraine,  etc.). Il s’agit bel et bien d’une passion aveugle de revanche. Plus douloureux encore : nous, Européens, ne sommes pas si différents des Russes. La Russie a atteint un stade très avancé de la post-vérité. Nous ne sommes pas aussi malades, nous ne sommes pas délirants, mais nous souffrons des mêmes pathologies. Dans tous les pays démocratiques, les théories conspirationnistes prospèrent sur toutes sortes de sujets. La crédulité va de pair avec la défiance, non seulement envers les politiciens, mais aussi envers les professeurs, la médecine,  etc. Les partis populistes pourraient l’emporter aux élections européennes l’an prochain et aussi en Ukraine. La Russie n’a pas besoin d’être un modèle attractif (comme le fut le communisme) pour suggérer une alternative à la culture démocratique. Il est temps de prendre le baratin au sérieux[15].

 

[1] - Voir Jean-François Lyotard, La Condition post-moderne. Rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979.

 

[2] - “Oxford Dictionaries Word of the Year 2016 is…”, www.oxforddisctionaries.com, 16 novembre 2016.

 

[3] - Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique [1840], vol. 2, livre I, chapitre II, Paris, Gallimard, 1981.

 

[4] - Gérald Bronner, La Démocratie des crédules, Paris, Presses universitaires de France, 2013.

 

[5] - Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch, Enquête sur le complotisme, décembre 2017.

 

[6] - Hannah Arendt, «  Vérité et politique  », dans La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique [1961], traduit de l’anglais sous la dir. de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, 1972, p. 304.

 

[7] - David Satter, The Less You Know the Better You Sleep. Russia’s Road to Terror and Dictatorship under Yeltsin and Putin, New Haven, Yale University Press, 2016.

 

[8] - David Satter, The Less You Know the Better You Sleep, op. cit., p. 39, 79.

 

[9] - Peter Pomerantsev, Rien n’est vrai, tout est possible. Aventures dans la Russie d’aujourd’hui [2014], trad. par Pascale-Marie Deschamps, Paris, Saint-Simon, 2015.

 

[10] - Ibid., p. 65.

 

[11] - Voir Philippe de Lara, «  Prendre le droit soviétique au sérieux  », Revue internationale de droit comparé, vol. 65, n° 4, 2013.

 

[12] - Voir Harry G. Frankfurt, On Bullshit, Princeton, Princeton University Press, 2005.

 

[13] - P. Pomerantsev, Rien n’est vrai, tout est possible, op. cit., p. 156.

 

[14] - D. Satter, Age of Delirium: The Decline and Fall of the Soviet Union, New Haven, Yale University Press, 2001.

 

[15] - Philippe Raynaud, « Taking bullshit seriously », Le Débat, n° 197, novembre-décembre 2017.

 

Philippe de Lara

Philosophe, Philippe de Lara est maitre de conférences en science politique à l'Université Panthéon Assas. Il a notamment dirigé Naissances du totalitarisme (Cerf, 2011).

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