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Grotte de Sabart, Tarascon-sur-Ariège, France | Photo : Tim Oun
Grotte de Sabart, Tarascon-sur-Ariège, France | Photo : Tim Oun
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Pour une philosophie critique de la préhistoire

décembre 2020

Pourquoi les philosophes ne s’intéressent-ils pas davantage à la préhistoire ? L’art pariétal permet pourtant d’observer le passage d’une participation à une présence au monde, et de poser les premiers jalons d’une anthropologie philosophique.

En 1864, quelques années après qu’avaient été lancées les premières études de préhistoire et qu’avait été reconnue, à la suite des travaux de Jacques Boucher de Perthes, ce qu’on nommait alors la « haute antiquité de l’homme », Gabriel de Mortillet dotait cette discipline préhistorique naissante d’une revue scientifique qu’il nommait, de façon exigeante, Matériaux pour l’histoire positive et philosophique de l’homme. Plus de quarante ans après, une fois l’existence d’un art pariétal soustrait à toute polémique d’authentification, Émile Cartailhac et l’abbé Henri Breuil notaient ceci : « Notre page d’archéologie préhistorique et locale s’est transformée en une vue mondiale. L’intérêt du sujet s’impose à tous les ethnographes. Il n’échappera ni aux philosophes, ni aux artistes, car des profondeurs de nos cavernes ornées sort vraiment un chapitre de l’histoire de l’esprit humain1. » Or si, conformément à leur prévision, l’intérêt du sujet s’est aujourd’hui effectivement imposé à ces « ethnographes » que sont les ethnologues, archéologues et même paléontologues, ainsi d’ailleurs qu’à l’imaginaire des artistes (ce qu’a confirmé l’exposition Préhistoire, une énigme moderne en 2019 au centre Georges-Pompidou, à Paris), il semble bien que les philosophes, quant à eux, ne se soient toujours pas sérieusement approprié ce « chapitre de l’histoire de l’esprit humain ». Pourquoi si peu d’intérêt de leur part pour ce qu’on nomme encore le plus souvent préhistoire, alors même que depuis longtemps ils font, à juste titre, grand cas de l’histoire, au point que nombre d’entre eux en ont conçu une philosophie ?

Une philosophie requise, mais absente

Certes, il existe bien quelques études de philosophes consacrées à la préhistoire. Mais outre que celles-ci sont fort peu nombreuses, la plupart d’entre elles prennent la forme d’études de seconde main, comme si la seule chose que le philosophe pouvait encore parvenir à faire, c’était aider le préhistorien à élaborer une étude historique et critique de sa propre discipline. Or il existe aujourd’hui nombre de travaux de grande qualité, rédigés par des préhistoriens eux-mêmes, dont l’objet porte sur l’histoire – et sur une histoire critique – de la préhistoire. Aussi, s’il devait ne se ressaisir de l’objet préhistorique que de cette façon, l’apport du philosophe resterait non seulement assez modeste (au point de pouvoir faire douter de sa nécessité), mais plus encore fort éloigné d’une « philosophie de la préhistoire », du moins si son ambition est d’avoir accès à « un chapitre de l’histoire de l’esprit humain ».

Certes, il faut bien que le philosophe fasse son métier de philosophe : qu’il développe une approche critique et qu’il puisse encore et toujours déconstruire le sens des concepts dont usent les préhistoriens afin d’en faire voir les présupposés et les apories. En cela, d’ailleurs, plutôt que d’entrer dans la grande danse des interprétations de l’art pariétal – problème qui divise la communauté des préhistoriens depuis sa reconnaissance officielle en 1902 –, il serait préférable que le philosophe les aidât, s’il le peut, à en sortir. En effet, si tout le monde est aujourd’hui d’accord pour dire que l’art pariétal (celui qui est également le plus spectaculaire dans l’art préhistorique) est un art symbolique, toute la difficulté consiste à savoir de quoi le symbole est le symbole. Car de fait, il semble qu’il ne nous suffise jamais de remarquer la puissance culturelle de cet art, ni de postuler à partir de là la forte capacité intégrative de sa fonction sociale. Lorsque nous nous engageons dans une telle voie, nous désirons bien plus : nous désirons accéder à de la signification. Mais dès qu’une telle exigence est formulée, naissent alors d’inévitables divergences et dissensions. Cet art est-il un art totémique, chamanique, héraldique ? Relève-t-il d’une cosmologie structurée sur un mode binaire et sexué ? Ne pouvant être résolues par les critères nécessairement positifs de l’épistémologie scientifique, de telles questions restent sans réponses décisives, ne donnant souvent lieu qu’à des constructions intellectuelles assez scabreuses, lesquelles divisent lorsqu’elles ne se contentent pas de dogmatiser.

Or à suivre cette voie, les philosophes ne participeront qu’à la cacophonie ambiante. C’est pourquoi, tant qu’ils n’envisageront leur contribution aux études préhistoriques que sous la forme soit d’une analyse historico-critique des concepts utilisés par les préhistoriens, soit d’une interprétation portant sur le sens des œuvres, leur apport à cette discipline restera faible, pour ne pas dire médiocre. Non seulement ils manqueront le fait que l’expressivité d’une forme peinte, dessinée, gravée, voire modelée ou sculptée, est riche de nombreux enseignements en ce qui concerne le mode d’être de l’homme au monde – en sorte que cette forme ne doit surtout pas être reconduite à un signe et par là à une quelconque sémiotique dont la prétention serait de nous faire accéder à la clé de lecture d’un monde à jamais enfoui – ; mais plus encore, ils ne parviendront jamais à prendre au sérieux cette période2. Jamais, de la sorte, ils n’élaboreront une philosophie de la préhistoire, comme il y a, depuis longtemps déjà, et au moins depuis Hegel, une philosophie de l’histoire.

Si l’on ne peut, sans absurdité, reprocher à ce philosophe de ne pas avoir su porter attention à des périodes de l’histoire humaine antérieures à l’Antiquité – car le concept même de « préhistoire » ou de temporalité préhistorique n’était pas connu dans les années 1820 –, on peut en revanche s’étonner du fait que, malgré les connaissances acquises depuis l’émergence de cette discipline, les philosophes qui, depuis les années 1860, ont élaboré des philosophies de l’histoire (et ils sont nombreux) n’y aient pas intégré l’étude de la préhistoire. Pourquoi un tel silence ? Pourquoi une telle absence ? Un préhistorien contemporain a remarqué à ce sujet qu’une telle occultation de l’ensemble de ce qu’on nomme « la préhistoire », périodes paléolithiques et néolithiques comprises, dans l’étude de ce que nous sommes, revenait à transformer « plus de 99, 5 % de l’histoire humaine [en] une histoire essentiellement naturelle3  ».

Aussi, vouloir sortir de ces apories et s’engager dans une philosophie de la préhistoire suppose de considérer le problème autrement que cela n’a été fait jusqu’à présent. Le problème n’est pas de savoir ce que la philosophie peut éventuellement apporter à la préhistoire (laquelle n’attend pas ni n’a jamais attendu après elle pour se constituer et se développer) mais, à l’inverse, de savoir ce que la prise en compte de l’objet même de la préhistoire est susceptible d’apporter à la philosophie, comment et jusqu’à quel point la première est susceptible de renouveler le regard et l’attention que la seconde porte à nombre des objets qu’elle étudie, et cela d’autant plus si l’horizon ultime de sa pensée reste, comme le pensait Kant en son temps, la question : « Qu’est-ce que l’homme ? » – ou mieux, peut-être, celle de savoir qui il est.

Renouveler la philosophie à partir des sciences préhistoriques

Cette nouvelle perspective, qui nous semble bien plus engageante, requiert tout d’abord du philosophe qu’il augmente ses compétences, qu’il apprenne du préhistorien en étant à même de porter son attention sur les différentes civilisations qui se sont développées antérieurement aux époques qu’ordinairement nous nommons « historiques ». C’est seulement à partir de cette prise en compte qu’il lui devient possible, au sein de cette immense temporalité qui est celle du paléolithique puis du néolithique, d’étudier les modes de rapports que nous, humains, ne cessons d’entretenir au monde, environnement et animaux compris. Et c’est par là seulement que peut devenir envisageable la constitution d’une véritable anthropologie philosophique.

À quoi renvoie ce que nous nommons, moins abstraitement d’ailleurs qu’en convoquant le terme de « préhistoire », le « paléolithique » et le « néolithique » ? Que désignent-ils ? Qu’engagent-ils ?

Le paléolithique recouvre une période si immense qu’il est depuis longtemps divisé en paléolithique inférieur (d’environ 3, 3 millions d’années à 400 000 ans), moyen (d’environ 400 000 à 40 000 ans) et supérieur (de 40 000 à 10 000 ans). Or lorsque les études préhistoriques se sont constituées, c’est en ayant affaire à ce qu’aujourd’hui nous nommons le paléolithique supérieur. Durant cette période d’environ 30 000 ans, plusieurs grandes cultures d’Homo sapiens sapiens se sont succédées. Si cet homme génétiquement moderne est arrivé en Europe vers 40 000 ans BP4 sur des territoires où vivaient des Néandertaliens et avec lesquels, jusqu’à leur disparition ou assimilation, peut-être autour de 35 000 ans BP, il a pu échanger, rappelons que, selon les découvertes réalisées en 2017 par l’équipe du paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin, il est bien plus ancien, puisque des restes fossiles d’Homo sapiens archaïque ont pu être datés d’environ 315 000 ans. Si nous ne savons toutefois rien des cultures humaines d’époques si lointaines, en revanche, celles du paléolithique supérieur européen sont depuis longtemps étudiées. Quatre grandes périodes sont principalement distinguées : la culture aurignacienne (de 40 000 à 30 000 ans BP), gravettienne (de 29 000 à 23 000 ans BP), solutréenne (de 22 000 à 19 000 ans BP) et magdalénienne (de 18 000 à 13 000 ans BP). Or s’il est possible de distinguer ces cultures de celles qui les ont précédées comme de celles qui les ont suivies, ce n’est pas seulement en fonction des homininés qui les ont produites, mais c’est également en fonction du type d’art qu’elles ont généré.

À définir l’art comme une activité symbolique, il est pertinent d’en faire remonter la naissance aux premières tailles de pierre, soit environ à 2, 7 millions d’années5. En ce sens, il est indéniable que les Néandertaliens, au sein de leur riche culture essentiellement moustérienne, disposaient d’une pratique artistique. Mais en l’état actuel des connaissances, rien ne dit avec certitude qu’ils aient produit un art figuratif, en sorte que celui-ci apparaît comme le fait des Homo sapiens sapiens, au sein des premières cultures aurignaciennes. Parviendrait-on d’ailleurs un jour à infirmer cette proposition, il n’en resterait pas moins que c’est bien à partir de l’arrivée d’Homo sapiens sapiens, aussi bien en Indonésie qu’en Europe (particulièrement dans l’espace franco-cantabrique), et non avant, que l’art figuratif a connu sa prodigieuse expansion. Or, du début de l’aurignacien à la fin du magdalénien, cet art est essentiellement un art animalier de type naturaliste. Malgré des codes culturels qui le font varier à la marge, celui-ci est dominé par deux grandes tendances : d’une part, les animaux sont toujours reproduits privés de tout environnement manifeste ; d’autre part, l’humain n’y apparaît que très rarement, partiellement et, le cas échéant, fort schématiquement. Si l’on trouve certes quelques statues féminines à l’époque gravettienne, celles-ci, presque toujours, sont privées de visage et dotées de formes généreuses les transformant en symboles de maternité. Quant aux figurations, elles se ramènent soit à des représentations anthropomorphiques privées du réalisme dont sont dotées les figures animales, soit à des éléments dispersés de corps humain, tels le sexe, le plus souvent féminin, ou des mains, le plus souvent négatives6.

Or, passé le magdalénien, la culture suivante de l’azilien, entre 12 000 et 9 000 ans BP, ne produira étrangement plus d’art figuratif. Pour ce qui nous est parvenu, elle semble s’en être tenue, sur ce point, à la production de quelques galets sur lesquels sont peints des motifs géométriques. Cette culture est celle de la fin du paléolithique supérieur et du début du mésolithique, laquelle période, entre 10 000 et 7 000 ans BP, connaîtra des changements environnementaux et climatologiques majeurs. On estime aujourd’hui que lors du mésolithique, il se produisit en moyenne une hausse des températures d’environ 12 °C, entraînant inévitablement toute une série de conséquences : une fonte des glaciers, une montée du niveau de la mer d’environ 120 mètres, un recul des terres d’environ 70 kilomètres, une modification totale et relativement rapide à l’échelle géologique (2 000 à 3 000 ans) des paysages, passant de steppes (toundra ou taïga) à des forêts, ainsi bien évidemment qu’un renouvellement de la faune7. De telles modifications ne pouvaient pas rester sans effet sur les cultures humaines. Si celles-ci, lors du mésolithique, étaient encore attachées à une économie de chasseurs-cueilleurs semi-nomades, elles furent définitivement et irréversiblement transformées par l’arrivée, à partir de 7 000 ou 6 000 ans BP en Europe, de populations venues du Proche et du Moyen-Orient, important quant à elles une culture de type néolithique. C’est alors que les derniers chasseurs-cueilleurs semi-nomades disparurent au profit d’agriculteurs et d’éleveurs devenus sédentaires. Or cela se marque également dans l’art puisque si, à cette période, réapparaît un art figuratif, celui-ci n’a plus rien de paléolithique. Non seulement l’humain se laisse alors aisément reconnaître, mais plus encore il devient le centre d’une représentation en lequel l’animal lui est désormais soumis. Toutes les œuvres d’époques néolithiques en témoignent clairement, à l’instar d’une admirable gravure, datée du cinquième millénaire avant notre ère8. Retrouvée dans le Messak libyen, elle représente une scène de traite. Ici l’animal n’est évidemment pas un auroch, mais une vache. Il n’est plus sauvage ni objet seul de la figuration ; il est domestiqué et c’est essentiellement l’activité humaine qui, par lui, est désormais mise en valeur.

Représentation de l’animal et présence de l’homme

De ces remarques, deux conséquences essentielles peuvent être déduites, qui conduisent au cœur de ce que doit pouvoir être une véritable philosophie de la préhistoire. La première consiste à souligner que l’animal n’est pas, au sein de la figuration artistique, un objet parmi d’autres possibles. C’est le premier, le plus ancien et le plus constant qui ait jamais existé, au point d’avoir été un objet quasi unique de représentation sur plus de 25 000 ans ! Comment ne pas y être attentif ? Et toutefois, pour l’être, il convient de s’extraire de ce qu’ordinairement nous nommons l’histoire de l’art, au sein de laquelle, noyé parmi d’autres, un tel constat reste inapparent. Seul en effet celui qui prend en compte l’art du paléolithique supérieur, faisant ainsi reculer l’histoire de plusieurs millénaires, peut le formuler. Pour tous ceux qui n’ouvrent le livre de l’histoire qu’à partir du chapitre de l’Antiquité, la diversité animale ne peut apparaître que comme un objet de figuration parmi d’autres (parmi l’humain, le végétal, le paysage, les cieux, les choses et objets jusqu’aux limites de la non-figuration) ; et cela quand bien même cette figuration de l’animal a connu, lors de certaines époques historiques, une importance plus grande qu’à d’autres.

En outre, si l’on rapporte cette massive prédominance de la représentation animale lors du paléolithique supérieur à la très lente, difficile et tardive apparition de la figure humaine lors la fin du magdalénien, puis à l’inverse à sa suprématie à partir du néolithique, il faut bien souligner qu’apparaît une mutation profonde du mode d’être au monde de l’humain entre ces deux grandes époques de l’âge de la pierre. Or, pour penser ce constat, il faut comprendre que la rupture profonde de la néolithisation peut se concevoir comme le passage d’un mode d’être participatif à un mode d’être présentiel au monde9.

La rupture profonde de la néolithisation peut se concevoir comme le passage d’un mode d’être participatif à un mode d’être présentiel au monde.

Par mode d’être participatif au monde, nous espérons décrire un mode d’être ayant caractérisé le rapport de l’humain, et des homininés en général, à leur environnement et aux animaux lors du paléolithique. Les cultures artistiques figuratives du paléolithique supérieur ne ressentent pas le besoin de figurer l’humain distinctivement, comme s’il n’était jamais qu’un vivant participant à l’ensemble du vivant. Or, avec les cultures du néolithique, l’humain devient l’objet d’une préoccupation centrale qui non seulement le fait se représenter, mais plus encore, au sein de cette représentation, le figure comme soumettant (chassant, domestiquant) le vivant animal, puis, ultérieurement encore le vivant environnemental. Cette forte affirmation de présence, nous la nommons un mode d’être présentiel au monde. L’une des questions centrales est de comprendre comment et pourquoi l’on passe de l’un à l’autre de ces modes, et si ce passage est seulement dû à l’évolution des conditions environnementales (effectives lors de la mésolithisation) ou s’il est repérable dès la fin du magdalénien supérieur (par exemple dans l’individuation encore sporadique des représentations humaines). Si tel devait être le cas, cela nous renverrait à la nécessité de le penser moins dans des termes naturalistes (une conséquence de l’évolution climatique) qu’à partir d’une véritable anthropologie philosophique.

Quant à la seconde conséquence, elle naît de la reconnaissance de la distinction entre le paléolithique supérieur et le néolithique. Prendre ces concepts au sérieux, ce n’est pas seulement rappeler ce que factuellement cela a produit (la fin des chasseurs-cueilleurs au profit des agriculteurs-éleveurs, la sédentarité plutôt que le semi-nomadisme, le regroupement des populations, à terme la naissance de l’écriture, des États et les types conflictuels de rapports sociaux qu’ils induisent, probablement l’apparition du monothéisme, etc.). C’est également comprendre qu’en les pensant comme des modes d’être au monde radicalement différents (participatif vs présentiel), ils deviennent bien plus essentiels pour saisir qui nous sommes que la distinction devenue classique, trop classique, entre les concepts usuels de préhistoire et d’histoire. Plus radicalement encore, cela nous contraint à adopter une attitude suspicieuse à l’égard du concept même de « préhistoire », voire à y renoncer.

Ne nous trompons toutefois pas de cible. Le problème ne vient en effet pas de ce que, par définition supposée, ce concept de « préhistoire » désignerait une période soustraite à l’historicité des temps. Gabriel de Mortillet était très clair : préhistorique ne signifie pas antéhistorique. Il ne s’agit pas donc de penser qu’avec cette dénomination, nous nous opposerions à l’histoire, comme s’il nous était, bien étrangement d’ailleurs, possible d’en sortir. Il s’agit d’une tout autre façon de concevoir un temps, une culture qui s’est développée « avant l’histoire ou les documents historiques », c’est-à-dire en fait « avant les documents écrits10  ». Aussi les limites épistémologiques de ce terme ne viennent-elles pas de ce qu’il s’opposerait à l’histoire conçue comme temporalité historique. Et pourtant, il faut bien convenir que la question de l’écriture joue malgré tout ici un rôle perturbateur, au point peut-être de constituer l’un de ces « obstacles épistémologiques » dont parlait naguère Gaston Bachelard. Car dès lors qu’on en fait un critère essentiel de distinction, son adoption nous conduit aussi inévitablement que naïvement à occulter les véritables moments de discontinuités entre ces civilisations disparues et les nôtres. Un attachement exclusif à la seule question de l’écriture a en effet pour conséquence de déplacer le curseur de la distinction entre le paléo- et le néolithique à celle entre la fin des âges de la pierre et le début des périodes protohistoriques.

C’est afin d’attirer l’attention sur l’ensemble de ces questions que Boris Valentin, il y a quelques années, disait vouloir remplacer le concept de préhistoire par celui de paléohistoire, lequel a l’avantage de permettre de penser des discontinuités culturelles sur fond de continuité historique. Et c’est encore pour les mêmes raisons qu’avec Jean-Michel Geneste, ces deux préhistoriens disent désormais, non sans paradoxe, vouloir « en finir avec la préhistoire11  ».

Rappeler les débats qui animent aujourd’hui ce qu’on nomme encore les études « préhistoriques », c’est donc également appeler les philosophes à commencer à s’en saisir. C’est en appeler à une philosophie critique de la préhistoire : une philosophie suffisamment critique pour qu’elle soit, d’une part, à même de mettre en question aussi bien son objet (la préhistoire) que ses propres présupposés méthodologiques, lesquels l’ont si longtemps tenu à l’écart de cette discipline ; d’autre part, pour que, se nourrissant des sciences de la préhistoire, elle ne se contente pas de les répéter, mais qu’en forgeant de nouveaux concepts – tels ceux de participation, de présence ou encore de tous ceux qui restent à concevoir –, elle parvienne ainsi à ouvrir de nouvelles voies, dont l’horizon ne peut alors être dissocié d’un renouvellement de l’anthropologie philosophique.

  • 1.Émile Cartailhac et l’abbé Henri Breuil, La Caverne d’Altamira à Santillane près Santander, Monaco, Imprimerie de Monaco, 1906, p. 243.
  • 2.Voir Philippe Grosos, Signe et forme. Philosophie de l’art et art paléolithique, Paris, Éditions du Cerf, 2017.
  • 3.Boris Valentin, Jalons pour une paléohistoire des derniers chasseurs (xive-vie millénaires avant J.-C.), Paris, Publications de la Sorbonne, 2008, p. 20.
  • 4.L’acronyme anglais BP (before present) nous rapporte à l’année des premières datations au radiocarbone, soit 1950. C’est aujourd’hui la norme adoptée par les préhistoriens pour leurs datations.
  • 5.Voir Michel Lorblanchet, La Naissance de l’art. Genèse de l’art préhistorique, Paris, Errance, 1999.
  • 6.Certes, il y a à cela quelques très rares exceptions. Pour ce qui est des sculptures, il est par exemple permis de songer à la Vénus gravettienne de Brassempouy, datée d’environ 23 000 ans BP. Découverte en 1894 dans la grotte du Pape, dans les Landes, par Édouard Piette, elle constitue aujourd’hui le joyau du Musée d’archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye. Ou encore, et de façon probablement plus troublante, pensons aux plaquettes gravées retrouvées en 1937 par Léon Péricard et Stéphane Lwoff, sur le site de la grotte de la Marche, à Lussac-les-Châteaux, dans la Vienne. D’époque magdalénienne, elles sont datées d’environ 14 300 ans BP. Or, sur les quelque 2 000 plaquettes conservées, 110 figurent l’humain d’une façon qu’on peut dire profondément réaliste. Et réaliste parfois jusqu’à la caricature, sans être nullement schématique. Toutefois, de telles plaquettes, que Léon Pales fut le premier à étudier de façon sérieuse (Les Gravures de la Marche, Gap, Ophrys, 1976), sont si peu représentatives de l’art du paléolithique supérieur que nombre de préhistoriens ont bien souvent semblé quasiment ne jamais en tenir compte, comme s’ils ne savaient qu’en faire.
  • 7.Voir Stéphane Durand, 20 000 ans ou la grande histoire de la nature, Arles, Actes Sud, 2018.
  • 8.Voir Jean-Loïc Le Quellec, Art rupestre et préhistoire du Sahara. Le Messak libyen, Paris, Payot, 1998, p. 285-286 et photo p. 24.
  • 9.Voir P. Grosos, Lucidité de l’art. Animaux et environnement dans l’art depuis le paléolithique supérieur, Paris, Éditions du Cerf, 2020.
  • 10.Gabriel de Mortillet, Le Préhistorique. Antiquité de l’homme, Paris, G. Reinwald, 1885, « Introduction », p. 9 puis p. 16.
  • 11.Jean-Michel Geneste et Boris Valentin, Si loin, si près. Pour en finir avec la préhistoire, Paris, Flammarion, 2019.

Philippe Grosos

Ancien élève de l'Ecole normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, agrégé de philosophie et docteur ès-lettres, Philippe Grosos enseigne la philosophie à l'Université de Poitiers.

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