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Notes de lecture

Dans le même numéro

L'Éthique du survivant. Lévinas, une philosophie de la débâcle, de François-David Sebbah

Le dernier livre de François-David Sebbah, qui paraît dans la collection dirigée par Jean-Michel Salanskis et Albert Piette, n’est pas un livre destiné à rassurer ou à apaiser. Composé de trois chapitres, qui reprennent des articles déjà écrits (l’un déjà paru, l’autre inédit en français, le dernier à paraître) et qui se trouvent enrichis ici par des «  Envois  » et un «  Épilogue  » en guise d’introduction et de conclusion, L’Éthique du survivant s’oppose à toute interprétation trop bienveillante de la pensée lévinassienne pour la mener vers ce que l’auteur nomme une « éthique impitoyable ». Par là, l’ouvrage trace une transversale dans l’ensemble de l’œuvre d’Emmanuel Levinas, des descriptions romanesques écrites durant la guerre à l’éthique sacrificielle qui se fait jour à partir d’Autrement qu’être (1974) et se prolonge jusqu’à des textes comme «  Mourir pour…  » (1987).

Pour y parvenir, François-David Sebbah fait résonner la description de la débâcle de 1940 avec l’éthique sombre et exigeante de la fin de l’œuvre lévinassienne. Il montre comment la description de l’exode dans les Carnets de captivité – ce que Levinas nomme sa « scène d’Alençon » – est à l’origine d’une réduction phénoménologique tout à fait originale, qui a peu de choses à voir avec ce qu’elle signifiait chez Husserl. En effet, alors que chez ce dernier, la réduction vise à retrouver le sens et l’intentionnalité qui en est la source, chez Levinas, elle dévoile précisément le non-sens du monde. Dans la débâcle, les foules errent sans but sur les routes, chacun emporte son bagage alors même qu’il sait bien, au fond, que ses petites préoccupations matérielles sont devenues illusoires : « cirque dérisoire, insensé ou absurde, englué en lui-même, empêtré de lui-même ». Se fait jour la situation d’un « être au bord du gouffre », dont on aurait tort de croire qu’elle pourrait disparaître avec le retour de la civilisation. La mèche a été vendue et ce qu’a révélé la débâcle, pour toujours, c’est l’absence de sens de nos institutions et de notre quotidienneté : non pas qu’elles soient condamnées au mal et qu’il faille les délaisser, mais ce qui en elles relève du sens vient d’un ailleurs, surgit d’autre part que de notre vie quotidienne dans l’être. Seule l’éthique pourra venir rompre l’histoire et faire advenir le sens dans un monde qui en est privé, à la manière du coiffeur qui rase gratis en pleine catastrophe et qui incarne un « moment messianique », proprement éthique.

Encore faut-il préciser ce don de soi, ce désintéressement radical propre à l’éthique lévinassienne. C’est ce que vise François-David Sebbah lorsque, en contrepoint du constat tragique de la loi du monde permis par la débâcle, il dresse une autre colonne tout aussi imposante et impressionnante : l’éthique du survivant du dernier Levinas, qu’il cherche à penser comme l’aboutissement ultime de l’éthique du captif. Cette ultime formulation de l’éthique repose tout entière sur la culpabilité du survivant, non pas seulement au sens psychologique selon lequel les survivants se sentent ­coupables vis-à-vis des morts qui n’ont pu échapper à l’extermination, mais plus fondamentalement au sens où je suis toujours coupable de ne pouvoir sauver autrui de sa propre mort. Ce que François-David Sebbah expose de manière exemplaire, c’est que l’éthique lévinassienne ne repose pas tant sur la spontanéité bienveillante et pleine d’humanité face au visage d’autrui, que sur la « culpabilité originaire irrémissible » due au fait que nul ne peut retirer à autrui sa propre mort. Au fond, Heidegger a raison : nous mourrons toujours seuls ; ce qu’il n’a pas vu, c’est que cette solitude était en même temps ce qui nouait le rapport éthique à autrui.

Dans cette perspective, l’éthique ne peut que nous apparaître comme « insupportable », pour la simple et bonne raison qu’elle est « trop difficile », peut-être même impossible. Le portrait que François-David Sebbah propose de l’existence humaine la place entre deux abîmes : d’un côté, la catastrophe et la débâcle, l’absurde pur et simple ; de l’autre, la sainteté inaccessible de l’éthique du mourir-pour-autrui. L’éthique se trouve vouée à pactiser avec l’être, à viser l’impossible pour ne pas sombrer dans le chaos d’un monde qui, quoi qu’on en dise, n’est pas garanti ; elle est contrainte aux « petites bontés » qui rallument constamment la flamme du sens. Sans doute cette solution apparaîtra comme insuffisante pour certains, mais elle a l’indéniable mérite de prendre à revers les principaux courants de la philosophie contemporaine : l’ontologie qui nous enferme dans l’être et dans ses certitudes, le care qui se contente d’une morale insuffisante, le devoir de mémoire qui manque le véritable sens éthique du survivant et qui ne voit pas la violence que le seul récit historique fait aux morts. Qu’en plus de cela, le dernier livre de François-David Sebbah allie la beauté de l’écriture à la rigueur d’un texte dense et exigeant, ne le rend que plus précieux pour la réflexion philosophique actuelle.

Presses universitaires de Paris Nanterre, 2018
86 p. 10 €

Jean-Baptiste Vuillerod

Agrégé et docteur en philosophie, Jean-Baptiste Vuillerod a rédigé une thèse sur L’anti-hégélianisme de la philosophie française des années 1960 à l’Université Paris-Nanterre. Son travail porte sur la philosophie de Hegel, la philosophie française contemporaine et le féminisme.

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L’imaginaire des inégalités

Alors que l’efficacité des aides sociales est aujourd’hui contestée, ce dossier coordonné par Anne Dujin s’interroge sur le recul de nos idéaux de justice sociale, réduite à l’égalité des chances, et esquisse des voies de refondation de la solidarité, en prêtant une attention particulière aux représentations des inégalités au cinéma et dans la littérature.