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Oscar Pistorius, Coca-light plus et les nouveaux dopages

février 2008

#Divers

Oscar Pistorius n’aura donc pas le droit de concourir avec les valides aux jeux Olympiques de Pékin. L’athlète sud-africain, amputé des deux jambes à l’âge de 11 mois en raison d’une malformation congénitale, avait formulé cette demande inédite, suite à des performances accomplies sur 400 m, proches des minima olympiques, grâce à des prothèses spécialement conçues. En entamant une réflexion sur les possibles « avantages » dont pourrait bénéficier Pistorius avec ses prothèses et en rendant une telle décision, la fédération internationale d’athlétisme (Iaaf) a – enfin – élargi la question du dopage au rapport entre la nature et l’artifice ou entre la nature et la culture dans les activités humaines. Car la crispation de l’actuelle lutte antidopage sur les deux seuls arguments de la santé et de la règle – le dopage tue et il est une tricherie – ne permettait pas, jusqu’à présent, d’entrevoir que d’autres formes de dopage sont envisageables – dopage génétique, prothèses, usage des nanotechnologies par le biais de puces électroniques – et avec elles d’autres questions et, sans doute, d’autres législations.

Revenons sur les arguments actuels. Le dopage tue ou nuit à la santé, sans aucun doute, mais, sans aucun doute également, les conditions extrêmes du sport de haut niveau – entraînement intensif, précocité accrue, rythme des compétitions – attentent à la santé des athlètes et, parfois, à leur espérance de vie. Le dopage est une tricherie, mais il est une tricherie à l’intérieur d’un jeu, le sport, dont l’histoire atteste de la mouvance des règles et des frontières ténues entre le permis et le défendu. Bien des expérimentations techniques ont été tentées, pour certaines interdites et classées comme tricheries, pour d’autres autorisées et dès lors considérées comme des progrès. Non pas que le dopage soit exactement à situer dans le registre des améliorations techniques, puisqu’à la différence d’une selle de vélo, par exemple, censée accroître confort et performance, il nuit à la santé de l’athlète. Néanmoins, de même que la selle de vélo, le casque profilé ou toute autre innovation technique, ou encore biomécanique, physiologique, diététique ou même psychologique, le dopage s’inscrit dans la recherche de performance, de dépassement de soi et prolonge la longue liste des inventions humaines à fin de perfectibilité.

Question de convention, alors, de règle du jeu, la liste des produits dopants ? Pas seulement et pas pour l’instant, c’est-à-dire tant que le dopage est pour l’essentiel chimique et pharmacologique, produit les dégâts que l’on connaît et reste, si l’on s’en donne les moyens, relativement décelable. Soulignons, néanmoins, que la liste des médicaments autorisés sur ordonnance et figurant parmi les produits interdits ne cesse de s’allonger chez des athlètes en compétition. Et imaginons – est-ce de la fiction, serace pour les jeux de Pékin ? – un dopage qui ne nuirait plus ou nuirait moins à la santé, ou encore un dopage indécelable ou un dopage sollicitant l’artifice technique au risque de confondre matériel sportif et exosquelette. Avant Oscar Pistorius, Marlon Shirley aux jeux de Sydney avait déjà couru un 100 m en 11" et sauté 2 m en hauteur, laissant entrevoir que la question devait se poser de la limite du corps humain « naturel » et de l’avantage « artificiel » procuré par les prothèses. Cette question de l’artifice est complexe, car, en réalité, « tout » dans le sport est « artificiel » : le stade, la piscine, les chaussures, les skis, les vélos, les raquettes et les matériaux dont ils sont faits, tout autant que les savoirs médicaux ou sportifs qui permettent d’améliorer la performance. Le « sport naturel » n’existe pas et, en tranchant sur l’avantage supposé de Pistorius grâce à ses prothèses, l’Iaaf a, à la fois, ouvert un débat nécessaire et créé un vertigineux précédent.

La prothèse et le produit

Laboratoire du dépassement de soi humain, le sport d’élite est l’emblème d’une recherche d’amélioration de la performance qui est celle de l’humanité et s’est accélérée dans notre société technique. S’il est condamnable, le dopage n’en est pas moins « logique », inscrit dans cette course au progrès qui est l’essence même du sport de haut niveau. Il est alors illusoire de croire qu’on puisse l’éradiquer, d’autant plus s’il revêtait à l’avenir ces caractéristiques d’indécelabilité et de nocivité moindre. Le cas d’Oscar Pistorius est tout à fait significatif du nouveau débat qui s’ouvre : né handicapé, il risque de ne pouvoir, ni concourir avec les valides, ni plus avec les handicapés en raison de son « avantage ». Le dopage se présente sous un jour nouveau, non plus – ou plus seulement – celui d’athlètes drogués, mais celui d’athlètes appareillés dont l’exosquelette serait mis hors jeu, tandis que se préparent des corps esoplastiques aux gènes modifiés. Laisser courir Pistorius, c’est ouvrir la boîte de Pandore aux candidats Robocop du sport. Lui interdire de courir, c’est nier l’essence du sport de haut niveau dans son artificialité intrinsèque. Il est à craindre que les notions d’« avantage » ou de tricherie ne suffisent pas longtemps au débat.

Si le sport était une activité « comme une autre », entendons le monde du travail, le show business, la littérature ou l’armée, on se moquerait de savoir si Pistorius réalise sa performance avec ou sans prothèse. D’ailleurs, les progrès en matière d’appareillage du corps ne cessent d’offrir de nouvelles images ou fonctionnalités du corps. Dopés notoires, Sartre ou Johnny Hallyday sont admirés pour leur œuvre que l’on se garde bien d’invalider pour consommation de drogues. Mais l’histoire du sport est attachée au mythe de la pureté. Santé, égalité des chances, transparence des règles, cette histoire s’est construite, depuis Thomas Arnold et les collèges anglais, depuis Coubertin et sa pédagogie, depuis la tradition hygiéniste qui perdure encore aujourd’hui, sur une équivalence sport/santé et une projection démocratique, mises à mal par le dopage. Le sport est censé réussir là où la société échoue. En clarifiant sa méritocratie, en promouvant des champions légitimes, en proclamant la valeur ontologique de la règle, le sport est sans doute le seul domaine social qui exige une traçabilité de la performance. C’est ce qui fait qu’il n’est pas – ou pas encore – exclusivement un spectacle, sinon le catch ou le cirque seraient du sport. C’est ce qui fait qu’on lui attribue des fonctions pédagogiques, même si celles du sport de haut niveau sont de plus en plus contestables. C’est ce qui fait, enfin, qu’Oscar Pistorius est la « victime » – provisoire ? – d’un débat qui le dépasse et l’évincera, peut-être, de toute compétition sportive.

Le sport de haut niveau – qui n’est pas tout le sport, rappelons-le – est la partie émergée d’un iceberg social où prospère l’« attitude dopante ». Au-delà de la liste des substances interdites, mais pas toujours avec une dangerosité moindre, notre société s’accoutume à la consommation systématique de médicaments, dont les psychotropes, de compléments alimentaires (Dhea, créatine) et de vitamines ou autres additifs dont les aliments sont « enrichis ». Ceci n’est pas du dopage au sens strict. Néanmoins, la dépendance à l’idée qu’on ne peut aller travailler, ou parler en public ou accomplir une performance, quelle qu’elle soit, y compris sportive, sans la « consommation d’un produit » – l’expression est éloquente – relève d’une « attitude dopante ». Après les céréales ou les yaourts, mais aussi les cosmétiques, le dernier avatar de cette incitation est la mise en vente du Coca-light plus, enrichi en vitamines. Ce lancement est symptomatique d’une société rivée sur la performance, où le corps est désormais « produit », c’est-à-dire programmé et sculpté, en fonction des moyens techniques à disposition, et qui confond « bien-être » et « mieux-être », « santé » et « performance ».

Aussi, quand le législateur refuse à Pistorius la compétition sportive, pour cause d’artifice et d’« avantage », à l’autre bout du spectre, le dopage commun prolifère.