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La propriété sociale : émergence, transformations et remise en cause

août/sept. 2008

#Divers

La propriété sociale, une invention élaborée à la fin du xixe siècle, consiste à mettre à la disposition de tout citoyen un type de ressources particulier : non pas la possession directe d’un patrimoine privé mais un droit d’accès à des biens et à des services collectifs qui ont une finalité sociale. Cet outil de protection des individus est désormais affaibli et illustre la remise en cause du régime des protections.

Un texte de l’époque révolutionnaire permet de caractériser exactement l’aporie de la propriété privée à partir de laquelle va se déployer la problématique de la propriété sociale. Le conventionnel Harmand, lors du débat qui précède le vote de la Constitution de 1793, déclare :

Les hommes qui voudront être vrais avoueront avec moi qu’après avoir obtenu l’égalité de droit, le désir le plus actuel, le plus actif, est celui de l’égalité de fait. Je dis plus, je dis que sans le désir ou l’espoir de cette égalité de fait, l’égalité de droit ne serait qu’une illusion cruelle qui, au lieu des jouissances qu’elle a promises, ne ferait éprouver que le supplice de Tantale à la portion la plus utile et la plus nombreuse des citoyens.

Et Harmand poursuit avec cette question décisive :

[Comment] les institutions sociales peuvent-elles procurer à l’homme cette égalité de fait que la nature lui a refusée, sans atteinte aux propriétés terriennes et industrielles ? Comment y parvenir sans la loi agraire et le partage des fortunes1 ?

Au moment où Harmand pose cette question, à la fin du xviiie siècle, elle ne peut pas recevoir de réponse. Mais elle dessine en creux l’espace d’une solution qui sera trouvée un siècle plus tard. À la fin du xviiie siècle la question de l’égalité, ou en tout cas celle d’une réduction substantielle des disparités entre les citoyens, ne peut être pensée que dans le cadre de l’hégémonie ou de la suppression de la propriété privée. Elle supposerait le partage de la propriété ou sa collectivisation. À la fin du xixe siècle une solution nouvelle devient pensable et va commencer à se mettre en place, qui respecte la propriété privée tout en promouvant un certain mode d’égalité entre les hommes, en construisant un type tout à fait nouveau de propriété, une propriété pour la sécurité, que l’on peut nommer la propriété sociale.

Pour bien marquer l’originalité de cette émergence, il faut revenir sur cette aporie de la propriété privée telle qu’elle s’éprouve au seuil de la modernité, à partir du xviiie siècle ou même peut-être de la fin du xviie siècle, à partir du constat que, dans la nouvelle formation sociale qui se met en place, la propriété privée paraît indispensable pour fonder l’indépendance de l’individu et en faire un être responsable. Sans elle l’homme est condamné à la pauvreté, à l’insécurité sociale permanente et à la dépendance à l’égard d’autrui. Mais en même temps elle n’est pas universalisable, sauf à subvertir complètement la structure sociale par le communisme ou le collectivisme, qui sont effectivement les options alternatives auxquelles les contemporains d’Harmand peuvent penser, mais dont presque personne ne veut, comme l’illustre le destin réservé à Grachus Babeuf et à sa « Conspiration des Égaux » : Babeuf et ses compagnons « communistes » sont guillotinés sans que leur exécution suscite apparemment beaucoup d’émotion ; comme l’illustre aussi la portée très limitée des mesures d’extension de la propriété par la vente des Biens nationaux : elle profitera surtout à ceux qui étaient déjà propriétaires. Quant aux projets du Comité pour l’extinction de la mendicité d’attribuer aux indigents les communaux, on ne trouve pas de traces d’un début de réalisation effective2. La valorisation de la propriété privée risque ainsi d’entretenir un clivage, ou plutôt un antagonisme fondamental, entre propriétaires et non-propriétaires, qui serait encore plus grave qu’une lutte des classes, car elle marquerait l’opposition entre l’existence et la non-existence sociale, entre le fait de pouvoir exister positivement comme un citoyen et le fait d’être renvoyé à une totale insignifiance.

La constitution de la « propriété sociale » est la réponse à cette aporie. Elle s’esquisse à la fin du xixe siècle puis elle s’affermit au xxe siècle. C’est la construction d’un analogon de la propriété privée, c’est-à-dire la mise à la disposition des non-propriétaires d’un type de ressources qui n’est pas la possession directe d’un patrimoine privé, mais un droit d’accès à des biens et à des services collectifs qui ont une finalité sociale : assurer la sécurité – la sécurité sociale – des membres d’une société moderne et renforcer leur interdépendance de telle sorte qu’ils continuent à « faire société ». On soulignera en premier lieu l’originalité et l’immense portée de cette forme nouvelle de propriété. Puis on suivra les péripéties de sa mise en œuvre pour en venir à son ébranlement actuel à travers la remise en cause de la conception ambitieuse de l’État social qui en est le fondement. Un État qui se veut – ou se voulait – fondamentalement réducteur d’insécurité, garant de régulations politico-juridiques fortes, et pourvoyeur de services collectifs pour maintenir la cohésion sociale. Cette conception de l’État social comme maître d’œuvre d’une solidarité étendue a tendance, comme on le sait, à être actuellement battue en brèche. On pourra alors s’interroger sur les conséquences de ce recul de l’État social sur la propriété sociale. Assistons-nous à la revanche de la propriété privée sur la propriété sociale ?

La « classe non propriétaire »

Revenons donc tout d’abord sur ce que j’ai appelé l’aporie de la propriété privée, détour indispensable pour aider à comprendre la spécificité de la propriété sociale.

La tradition marxiste classique associe la promotion de la propriété privée à l’installation d’une « classe bourgeoise », commerciale puis industrielle, qui impose son leadership à partir de la fin de l’Ancien Régime. Mais cette interprétation doit être relativisée car la valorisation de la propriété privée s’inscrit dans un contexte plus global, celui de l’association qui s’impose au seuil de la modernité, entre le fait de pouvoir exister positivement comme individu et le fait d’être propriétaire. Il faudrait ici remonter à John Locke qui est sans doute le premier à expliciter clairement la nécessité de cette association. « L’homme est maître de lui-même et propriétaire de sa propre personne et des actions ou du travail de cette même personne » dit explicitement Locke3.

Que l’homme soit « propriétaire de sa propre personne » signifie qu’il cesse d’être « l’homme » de quelqu’un comme on le disait dans l’ancien droit féodal, ou plus généralement qu’il cesse d’être pris dans des réseaux d’interdépendances, à la fois de sujétions et de protections, à partir desquelles il tire sa place et son identité du statut qu’il occupe dans une société « holiste » comme dirait Louis Dumont4. C’est ce que suggère aussi Tocqueville lorsqu’il oppose les « siècles aristocratiques » aux « siècles démocratiques » :

Les institutions aristocratiques ont, de plus, pour effet de lier étroitement chaque homme à plusieurs de ses citoyens […] Tous les citoyens sont placés à un poste fixe, les uns au-dessus des autres, il en résulte que chacun d’entre eux aperçoit toujours plus haut un homme dont la protection lui est nécessaire […] Les hommes qui vivent dans les siècles aristocratiques sont donc presque toujours liés d’une manière étroite à quelque chose qui est placé en dehors d’eux5.

La possibilité d’être un individu pour son propre compte, de développer des capacités d’indépendance et d’autonomie, suppose une égalisation des statuts, ou tout au moins un desserrement de ces encastrements hiérarchiques et collectifs6. Mais il s’agit d’une condition nécessaire, ce n’est pas une condition suffisante pour être positivement un individu. Dans les « siècles aristocratiques », il y a eu des individus qui n’étaient « l’homme » de personne, complètement détachés des réseaux traditionnels de dépendance. C’est le cas du vagabond, « libre » de toute sujétion sociale et de toute inscription territoriale. Mais c’est une liberté totalement négative qui équivaut à une quasi-inexistence sociale. Le destin de ces individus sans attache est littéralement invivable dans une société « holiste », et toutes les politiques à l’égard du vagabondage ont été en fait des tentatives d’éradication des vagabonds.

Autrement dit, pour être positivement un individu, il faut un socle, une assise, des supports, et lorsque les supports traditionnels disparaissent, ou du moins desserrent leur emprise de dépendances-protections, le nouveau support nécessaire à l’individu moderne, c’est la propriété privée. Locke le voit bien : il associe toujours propriété de la personne, c’est-à-dire la possibilité de l’indépendance ou de l’autonomie (la propriété de soi), et propriété des biens, possession d’un patrimoine (la propriété privée). « Par propriété, dit-il encore, il faut entendre ici comme ailleurs, cette propriété que les hommes ont sur leur personne autant que celle qu’ils ont sur leurs biens7. » Locke apparaît ainsi comme le porte-parole lucide de la problématique de l’individu qui émerge avec la modernité. À savoir que l’homme moderne a désormais la possibilité d’être libre, ou indépendant, ou « propriétaire de sa personne », mais pour qu’il puisse être effectivement ainsi, il faut des conditions. En termes familiers on pourrait dire que l’individu ne tient pas debout tout seul et, dans le contexte de l’émergence de la modernité, la condition essentielle d’existence, le support privilégié de l’individu, c’est la propriété privée.

Cette interprétation est corroborée par l’observation du statut qui est donné à la propriété pendant la période révolutionnaire. La défense de la propriété privée n’est pas, ou pas seulement, une position conservatrice, c’est aussi une position progressiste. Soit quelques indices de cette valorisation quasi unanime de la propriété privée même dans les périodes de plus grande effervescence révolutionnaire :

le droit de propriété est inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 à l’article 1 et qualifié de « droit inaliénable et sacré » à l’article 17 ;

le 18 mars 1793, la Convention montagnarde vote, à l’unanimité, la peine de mort à l’égard de « quiconque proposera ou tentera d’établir des lois agraires ou autres lois ou mesures subversives des propriétés territoriales, commerciales ou industrielles » ;

Robespierre pensait que la propriété est trop inégalement répartie et voulait en réguler l’usage par la loi, mais non la supprimer, et Saint-Just déclare : « Les propriétés de patriotes sont sacrées » et rêvait d’une République de petits propriétaires, paysans de préférence, capables de défendre la Patrie – qui serait aussi leur bien – le fusil à la main.

On pourrait multiplier les témoignages, y compris en y incluant les revendications sociales des sans-culottes parisiens, qui demandent aussi un accès à la propriété sous la forme de l’acquisition d’une part suffisante – un petit atelier pour l’artisan, un lopin de terre et une charrue pour le paysan – pour pouvoir travailler d’une manière autonome et assurer ainsi leur indépendance8.

Cette valorisation de la propriété n’est donc nullement réductible à la promotion d’une conception « bourgeoise » ou « capitaliste » de la propriété qui émerge sans aucun doute et s’affirmera de plus en plus, mais qui n’est pas encore clairement identifiée comme telle, ou en tout cas qui n’est nullement dominante à la fin du xviie et au xviiie siècle. Elle est plutôt la traduction d’un constat social ou sociologique de fond. Elle repose sur l’observation de la situation réelle des non-propriétaires, et particulièrement de cette part considérable des travailleurs qui n’ont que leur travail pour « gagner leur vie » comme le dit si bien le bon sens populaire. À savoir que s’ils n’ont rien ils ne sont rien. Ils sont condamnés à une sorte d’inexistence sociale. Ils sont non seulement misérables, mais indignes. Ce sont eux qu’un esprit aussi progressiste que Voltaire qualifie de « vile populace », ou encore que l’abbé Sieyès, quelques années avant la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qu’il a largement inspirée, qualifie « d’instruments bipèdes ne possédant que des mains peu gagnantes et une âme absorbée, sans liberté sans moralité ». Et Sieyès pose cette question assez terrible : « Est-ce là ce que vous appelez des hommes9 ? » À vrai dire ce ne sont pas vraiment des hommes, ou plutôt ils ne sont pas reconnus comme tels. En s’exprimant ainsi l’abbé Sieyès ne trahit pas seulement ce que l’on appellerait aujourd’hui un mépris de classe. Il fait un constat : ces « instruments bipèdes ne possédant que des mains peu gagnantes » sont des non-valeurs sociales. Ces prolétaires avant la lettre – parce que le prolétariat industriel n’existe pas encore au moment où Sieyès écrit – c’est la masse des petits salariés qui ne sont pas pris dans les régulations du régime des corporations, une nébuleuse de petits métiers, de journaliers des villes et des campagnes, « gens de peine et de bras » qui luttent pour leur survie. Socialement parlant, ils ne sont rien parce qu’ils n’ont rien.

On a souvent souligné que la période moderne avait été marquée par la découverte de la centralité de la valeur travail, source réelle avec le commerce de la « richesse des nations » comme le dit Adam Smith, et l’on pourrait ici aussi remonter, en amont de Smith et de ses pages célèbres sur la division du travail, à Locke au moins qui lui aussi valorise à la fois le travail et la propriété. Mais cette promotion du travail comme source de la richesse sociale n’a nullement entraîné une promotion des travailleurs eux-mêmes, une reconnaissance de leur dignité sociale en tant qu’individus. En tout cas pour les travailleurs qui ne sont que des travailleurs, les purs travailleurs pourrait-on dire, « ne possédant que des mains peu gagnantes ». Littéralement, il s’agit de tous ceux dont le travail est la seule propriété. Ils forment ceux qu’un pamphlétaire de l’époque révolutionnaire, Dufourny de Villiers, propose en 1789 d’appeler le « Quatrième ordre », cette part du tiers état qui n’a pas d’état et qui regroupe la foule des travailleurs qui ne sont pas inscrits dans le système des corporations10.

C’est là le noyau de la question sociale moderne qui commence à se poser au xviiie siècle. Sans doute n’est-elle pas clairement explicitée comme telle, sauf par quelques auteurs marginaux comme Dufourny de Villiers ou un certain Lambert qui, à la fin de 1789, interpelle l’Assemblée nationale sur la nécessité

d’appliquer d’une manière spéciale à la protection et à la conservation de la classe non propriétaire les grands principes de justice décrétés dans la Déclaration des droits de l’homme et dans la Constitution11.

Si cette question qui va devenir centrale au xixe siècle est restée quasi occultée dans un premier temps, c’est sans doute que cette « classe non propriétaire » occupe encore une position marginale dans la structure sociale. On pourrait dire qu’elle grouillait à la périphérie de la société, faite de groupes hétérogènes et mal différenciés allant des mendiants et vagabonds à ceux que nous appellerions aujourd’hui des travailleurs précaires ou des working poor, c’est-à-dire tous ceux dont le travail assure mal la subsistance, en passant par les travailleurs saisonniers et les manœuvriers se louant « au jour la journée ». En fait, les différentes composantes d’un salariat pré-industriel auquel la société ne reconnaît aucun statut.

Ce qui va renouveler profondément cette problématique c’est le fait que cette « classe » de travailleurs non propriétaires – qui n’est pas alors une classe mais une juxtaposition de groupes hétérogènes – va progressivement prendre de la consistance et se déplacer vers le cœur de la société. Le travailleur industriel devient le fer de lance du processus productif. C’est le prolétaire, cette fois au sens que lui donne Marx, simultanément produit et agent du processus moderne de l’industrialisation. Et l’on voit le problème que pose le développement d’un prolétariat moderne. Laisser les choses en l’état, c’est courir le risque que s’installe et se développe au centre de la structure sociale une masse « d’instruments bipèdes », des individus, avec leurs familles, non seulement misérables, mais amoraux et asociaux, violents et dangereux. C’est encourager la prolifération de « nouveaux barbares » au cœur des usines et des cités. Le problème a été nommé dans la première moitié du xixe siècle la question du paupérisme, et il a suscité une immense littérature qui traduit le désarroi des classes dirigeantes et des observateurs sociaux devant cette découverte qui les effraye : que le développement de l’industrialisation, et donc la promotion de la modernité, puisse se payer de l’installation au cœur de la société de ces masses misérables, asociales et menaçantes : classes laborieuses, classes dangereuses risquent de devenir quasi-synonymes12.

Tandis que le xixe siècle avance, ce problème s’amplifie. Les peintures du paupérisme peuvent se faire moins systématiquement dramatiques qu’aux débuts de l’industrialisation. Mais alors que le paupérisme était circonscrit pour l’essentiel à la frange encore relativement peu nombreuse du premier prolétariat industriel, cette condition menace désormais l’ensemble des travailleurs. Parallèlement, la prise de conscience s’impose que le salariat est un état irréversible et dont l’expansion est organiquement liée aux transformations de la société moderne. Ce qui n’était pas une évidence : on a pu longtemps penser que pour beaucoup de travailleurs, en tout cas pour les plus méritants d’entre eux, le salariat était un état transitoire dont on pouvait sortir en achetant deux outils et une échoppe pour devenir un minuscule propriétaire digne de considération et rallié à l’ordre bourgeois. Mais avec le développement de l’industrialisation et de l’urbanisation, l’idée s’impose – et elle devient généralement partagée en France vers les années 1880 – qu’en règle générale lorsque l’on est salarié on est salarié à vie, et aussi qu’il y aura de plus en plus de salariés dans la société moderne. L’état du salariat affecte ainsi profondément l’état de la société industrielle. Laisser proliférer la « classe non propriétaire » dans l’état de déréliction qui est le plus souvent le sien, c’est entériner la présence d’une zone de vulnérabilité de plus en plus massive et potentiellement explosive, condamnée à l’insécurité permanente et qui, telle une « gangrène », ronge le corps social tout entier13.

La propriété de transfert

L’invention de la propriété sociale est la réponse à ce dilemme. Il faut certes user avec mesure de ce terme « d’invention », mais en l’occurrence on assiste bien à une innovation inédite qui va surmonter les impasses de la propriété privée. Innovation qui trouve ses conditions de possibilité seulement à partir de la fin du xixe siècle avec la généralisation du salariat et son incrustation définitive dans les structures de la société moderne. Dès lors, si l’on refuse l’option révolutionnaire portée par différentes variantes du socialisme, la suppression comme la généralisation de la propriété privée sont impossibles car le salariat ne sera pas aboli et tous les salariés ne pourront pas devenir propriétaires. On serait alors condamné à prolonger les bricolages de la philanthropie de la première moitié du siècle et à déléguer au paternalisme patronal le soin de gérer les turbulences ouvrières. Mais si ces recettes ne sont pas toujours sans efficacité, elles ne sont pas à la mesure du développement d’une vulnérabilité de masse qui paraît inscrit au cœur des sociétés industrielles. De plus le prolétariat qui s’organise autour de ses propres mots d’ordre revendicatifs devient de plus en plus allergique à la tutelle des notables. S’en tenir à l’optique philanthropique selon laquelle seuls l’Église et « les gens de bien » doivent avoir en charge les malheurs du peuple, c’est courir le risque d’une explosion sociale.

La solution qui s’esquisse à la fin du xixe siècle opère un retournement du paradigme du social. Au lieu de tenter d’assister les victimes des situations les plus dégradées, il va s’agir d’attacher de la sécurité au travail lui-même ; imposer un dispositif nouveau par lequel le travailleur ne travaille pas seulement pour acquérir un salaire qui lui permet de vivre ou plutôt de survivre, mais grâce auquel il œuvre aussi pour se construire un droit à la sécurité. Une part socialisée de son salaire, capitalisée sous la forme de droits sociaux, promeut un déplacement du fondement de la sécurité. Avant ce type de « produit », on l’a vu, c’est la propriété qui donne la sécurité. Être propriétaire, c’est être assuré face aux aléas de l’existence et aux principaux risques sociaux que sont l’accident, la maladie, la vieillesse sans ressources… « En ce qui concerne la classe possédante, dit lucidement Charles Gide, la propriété est une institution qui rend les autres à peu près superflues14. » Mais pour la « classe non propriétaire », la propriété sociale va constituer une institution nouvelle, homologue à cette propriété privée dont elle manque, afin de fonder sa sécurité sur son travail.

Le terme de propriété sociale devient d’un usage fréquent à la fin du xixe siècle au sein de cette famille de penseurs liés à la IIIe République qui veulent trouver une voie médiane entre le laisser-faire des libéraux, porteurs à leurs yeux d’un risque dramatique de fracture sociale, et le collectivisme préconisé par les différents courants du socialisme révolutionnaire, qu’ils jugent évidemment inacceptable. En particulier Alfred Fouillée écrit en 1884 la Propriété sociale et la démocratie qui contient la définition sans doute la plus explicite pour l’époque de la propriété sociale, ou du moins de son noyau central.

L’État peut, sans violer la justice et au nom de la justice même, exiger des travailleurs un minimum de prévoyance et de garanties pour l’avenir, car ces garanties du capital humain qui sont eux-mêmes un minimum de propriété essentiel à tout citoyen vraiment libre et égal aux autres, sont de plus en plus nécessaires pour éviter la formation d’une classe de prolétaires fatalement vouée soit à la servitude, soit à la rébellion15.

On voit que sont clairement articulés :

une justification de l’intervention de la puissance publique dans la question sociale : contre les interdits du libéralisme et des tenants du conservatisme religieux, l’État peut et doit intervenir au nom de la justice sociale ;

le mode privilégié d’intervention de cet État social : il doit instituer l’obligation que les travailleurs s’assurent afin de maîtriser leur avenir, prévenir les risques sociaux et stabiliser la condition ouvrière ;

le résultat de cette intervention qui produit « comme un minimum de propriété », dispensant les ressources nécessaires pour que chacun puisse accéder à la citoyenneté et que le travailleur misérable devienne un individu économiquement et socialement indépendant et d’une certaine manière égal aux autres citoyens ;

la finalité politique de l’opération est enfin clairement affichée : conjurer le risque de subversion que porte un prolétariat ou une classe ouvrière non stabilisée, tout en évitant sa mise en tutelle par des pratiques assistantielles humiliantes.

Tel est le programme de ce qui va constituer un axe majeur des lois sociales de la IIIe République, et au-delà de la IIIe République, caractérise le mieux un rôle central de l’État social conçu fondamentalement comme un réducteur d’insécurité. Cette maîtrise des risques passe par la construction d’un type inédit de ressources qui, du point de vue de la sécurité, remplit des fonctions homologues à celle de la propriété privée. Au cœur du dispositif il y a cette forme de propriété qui diffère de la propriété privée tout en jouant un de ses rôles essentiels, promouvoir l’indépendance économique et sociale des travailleurs. Ce n’est certes pas un patrimoine privé dont on dispose librement à tout instant. Elle résulte de l’inscription dans un système juridique d’obligations qui, en retour, produit des droits et des ressources. Elle est de l’ordre de ce que les juristes appellent un droit-fonction, c’est-à-dire que le « tireur » ne peut en bénéficier que pour accomplir la finalité sociale pour laquelle le droit a été constitué, à savoir ici la sécurité du cotisant. C’est pourquoi la créance ne peut être endossée par un tiers. On ne peut pas vendre par exemple son droit à la retraite car c’est la propriété d’un ayant droit qui deviendra effective seulement à un certain moment, sous certaines conditions et dans un cadre juridique strictement défini.

Ainsi cette forme de propriété n’est pas constituée et ne circule pas dans le cadre des échanges marchands. Elle est produite directement par le travail. On pourrait dire que c’est une propriété de transfert16 à partir du travail. En d’autres termes, le travailleur se construit des supports à partir de son travail, il est supporté par son travail. Certes le salarié travaille pour autrui dans un rapport juridique de subordination, et on peut ainsi dire qu’il est aliéné, dépossédé, ou même exploité. Mais désormais il travaille aussi au moins pour une part pour lui-même et pour ses proches (sa femme, ses enfants) qui sont aussi des ayants droit. Une part du salaire échappe ainsi au marché et n’est plus seulement le paiement direct d’un acte de travail. Le salaire paye aussi la sécurité du travailleur et de sa famille. Ce que l’on appelle le salaire indirect, c’est cette part socialisée du salaire qui finance à partir du travail la protection sociale, et même la cohésion sociale dans la mesure où l’insécurité sociale des travailleurs était le principal facteur de déstabilisation de la société industrielle.

À partir du socle de cette propriété sociale, les travailleurs peuvent maintenant continuer à « faire société » avec leurs semblables, c’est-à-dire que peuvent être maintenues ou restaurées ces relations d’interdépendance grâce auxquelles une société peut former un tout solidaire. Considérée sous l’angle de l’individu, la propriété sociale procure les ressources minimales grâce auxquelles le non-propriétaire peut aussi exister positivement comme individu. Même dépourvu de patrimoine privé, il dispose de garanties fortes qui l’assurent contre les principaux risques sociaux. Il a la certitude de ne pas tomber dans la déchéance. Mais il y a plus. Sur la base de ces assurances, l’individu va être capable d’échapper à la dépendance du besoin, il va progressivement pouvoir maîtriser le présent, anticiper l’avenir au lieu de « vivre au jour la journée », et développer des stratégies personnelles. Sans doute la « société des individus », au sens où l’entend Norbert Elias17, n’aurait-elle pu exister sans la généralisation de ce type de supports qui ont arraché une majorité de travailleurs à la précarité et à l’insécurité permanentes.

On voit ainsi que la propriété sociale fournit si ce n’est la seule réponse, du moins une réponse consistante à la question radicale que posait Harmand à partir de l’aporie d’une propriété privée qui ne pouvait se généraliser sans être abolie dans le collectivisme. Et l’on voit aussi que cette réponse est une réponse par déplacement. « L’égalité de fait » n’est pas réalisée par la propriété sociale. Une société, même démocratique, n’est pas nécessairement une société d’égaux. Mais elle peut être une société de semblables, pour reprendre une expression de Léon Bourgeois18, si tous ses membres participent à des biens communs faits de protections minimales qui les empêchent de basculer dans la dépendance et ainsi de se maintenir dans un commun régime d’échanges réciproques nécessaires pour former une société. C’est ce que dit aussi Alfred Fouillée dans le texte précédemment cité. Cette propriété sociale dispense « comme un minimum de propriété nécessaire à tout citoyen vraiment libre et vraiment égal aux autres19 ». Sans doute faudrait-il nuancer l’expression « vraiment égal » : la condition de l’assuré ne réalise pas une égalité de fait avec la condition du propriétaire. Parce que la stratification sociale n’est pas touchée, il demeure des inégalités dans les positions sociales et elles peuvent même être très grandes. Mais cette réserve permet justement de préciser la spécificité de la propriété sociale. Elle opère le déplacement d’une problématique de la propriété privée à une problématique de la sécurité collective. La sécurité n’est pas la propriété, mais elle en tient lieu pour les non-propriétaires en garantissant leur protection. Ainsi les non-propriétaires peuvent-ils être, eux aussi, assurés, ce qui veut dire qu’ils peuvent désormais disposer d’un minimum de supports pour commencer à maîtriser leur destin. Et comme la majorité des non-propriétaires, « la portion la plus utile et la plus nombreuse de la société », pour citer une dernière fois Harmand, était formée par les travailleurs, on conçoit que la solution par déplacement qui a été trouvée ait été construite à partir du travail. C’est pourquoi aussi elle n’était pas pensable à l’époque d’Harmand, car la possibilité d’attacher des protections au travail lui-même supposait une structuration et une collectivisation de l’organisation du travail, qui a exigé plus d’un siècle d’histoire sociale avant de commencer à devenir dominante.

Généralisation et diversification de la propriété sociale

Si l’on admet l’importance et l’originalité de cette innovation que fût la propriété sociale, trois questions au moins se posent : celle de l’extension de la notion dans le cadre de la société salariale, celle de sa cohérence interne, et celle de son statut aujourd’hui.

Première question : comment cette forme de propriété qui émerge timidement au tournant du xxe siècle en est-elle venue à constituer la matrice de base de ce que François Ewald a appelé « une société assurantielle20 » ? Comment, par exemple, est-on passé en France de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes, péniblement votée en 1910 après plus de vingt ans de débats acharnés et qui ne concernait que les tout petits salariés au-dessous d’un très faible seuil de ressources, pour déboucher, après la Seconde Guerre mondiale, sur une Sécurité sociale généralisée qui « couvre » la quasi-totalité de la population contre les principaux risques sociaux ?

Pour répondre à cette question, il faudrait mobiliser l’histoire sociale d’au moins un siècle. Il s’agit en fait du passage de la société industrielle à la société salariale. Ces maîtres à penser de la IIIe République que sont Alfred Fouillée, Émile Durkheim, Léon Bourgeois, Léon Duguit, etc., ont pour préoccupation principale l’intégration d’un salariat qui est encore massivement un salariat ouvrier. La différenciation et la généralisation du salariat conduiront à étendre à l’ensemble du salariat, et même à pratiquement la totalité des membres de la « société salariale », un type de protections construit d’abord à partir du salariat ouvrier. Il est évidemment impossible de restituer ici ce long processus conflictuel qui s’est déployé au long du xxe siècle en France, mais aussi dans les principaux pays d’Europe occidentale. Cette restitution, si elle n’est pas aisée, ne pose pas de problèmes insolubles et j’ai d’ailleurs tenté, en prenant appui sur les principales données de l’histoire sociales, de reconstituer cette « chronique du salariat21 » qui constitue le socle sociologique de cet affermissement progressif de la propriété sociale.

La deuxième question est plus délicate. La propriété sociale a été ici présentée à partir de ce que je crois être son noyau, ou du moins sa réalisation la plus caractéristique : le transfert direct du salaire à la sécurité par l’intermédiaire de l’assurance obligatoire. Le droit à la retraite en est la manifestation la plus claire. La retraite représente un patrimoine attribuable à un individu (le retraité « touche sa pension »), qui cependant n’est pas privé dans son mode de construction. Il est produit par un système de régulations collectives garanti par le droit social, sous l’égide de l’État. Mais la propriété sociale ne se réduit pas à ce type de prestations sociales qui assurent la protection des travailleurs directement à partir de leur travail. Elle consiste également à assurer la participation des individus non propriétaires à des services collectifs, eux aussi dispensés par l’État ou placés sous la responsabilité de l’État. « La société commence, dit Léon Bourgeois, à ouvrir à tous ses membres des biens sociaux qui sont communicables à tous22 », autrement dit à mettre à la disposition de tous des opportunités et des ressources n’entrant pas dans le système d’échanges marchands qui caractérise la propriété privée.

C’est, au premier chef, le développement des services publics que le juriste Léon Duguit, parfaitement en phase avec cette politique républicaine, définit de la façon suivante :

Toute activité dont l’accomplissement doit être assuré, réglé par les gouvernants, parce que l’accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale, et qu’elle est de telle nature qu’elle ne peut être réalisée complètement que par l’intervention de la force gouvernementale23.

On aura reconnu l’idée durkhémienne, et plus généralement républicaine, de « l’interdépendance sociale », c’est-à-dire de la nécessité de maintenir une solidarité « organique » entre tous les membres de la société. Et c’est « la force gouvernementale », l’État, qui construit les moyens de cette interdépendance en mettant à la disposition de tous des services communs. Comme le dit aussi le chef de file des socialistes réformistes ou « possibilistes », Paul Brousse, « l’État est l’ensemble des services publics déjà constitués24 » (l’opposition entre « réformistes » et « révolutionnaires » au sein du socialisme et du mouvement ouvrier s’est d’ailleurs constituée autour de l’acceptation ou du refus de la propriété sociale).

Un rôle essentiel de l’État moderne est de se faire l’agent d’une distribution concertée de services au nom de l’intérêt général. Ce faisant, il décroche de ses fonctions purement régaliennes, renforce la cohésion sociale par l’intermédiaire de la mise à disposition d’institutions ouvertes à tous. Les services publics sont une forme de propriété qui échappe à l’appropriation privée en raison de leur utilité collective. Cette conception du service public débouchera, après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre d’une économie dirigée d’inspiration keynésienne sur les nationalisations d’entreprises : les pouvoirs publics doivent administrer certaines entreprises parce que les biens qu’elles produisent présentent un intérêt collectif dont la gestion ne peut être laissée à l’initiative privée.

On voit bien qu’il existe des différences considérables entre cette appropriation sociale de services et de biens collectifs et l’appropriation personnelle de protections garanties par la législation sociale sur la base du travail. Ce n’est pas du tout la même chose par exemple de bénéficier d’un service postal efficace et peu onéreux que de toucher sa pension de retraite. Je suggérerais que ces deux modalités constituent les deux pôles principaux de la propriété sociale. Ils traduisent en effet un même dépassement de la propriété privée, comme mode d’accès à la richesse sociale d’une part, et comme fondement de la sécurité personnelle d’autre part. D’un côté, généralisation de l’usage de biens indivis qui ne sont pas appropriables individuellement ni commercialisables au prix du marché et qui sont mis au service de tous. De l’autre côté, généralisation de protections personnelles constituées à partir du travail et non plus d’un patrimoine privé. Ces deux formes de propriétés sociales ont des effets complémentaires en ce qu’elles promeuvent la réhabilitation sociale des non-propriétaires. Même dépourvus de patrimoine privé, ceux-ci participent largement à la fois à la richesse sociale sous la forme de la consommation de biens et de services collectifs mis à disposition par la puissance publique, et à la sécurité sociale sous la forme d’assurances, également garanties par l’État, contre les principaux risques de basculer dans la déchéance sociale. On pourrait dire que par la propriété sociale l’individu moderne est doté d’une citoyenneté sociale à travers sa participation à des prestations, à des services collectifs et à des droits dont l’État social est le garant, et qui sont des analogons de la propriété privée pour les non-propriétaires.

Il n’est pas certain que ces différentes configurations de la propriété sociale forment un ensemble complètement homogène. Il faudrait en tout cas poursuivre des analyses plus poussées pour marquer leur articulation25. Toutefois, il n’est pas douteux que leur mise en place et leur développement s’inscrivent dans une même logique, qui est celle de l’intervention croissante de l’État social dans ce rôle que j’ai qualifié de réducteur d’insécurité. Qu’il s’agisse d’assurer les individus sur la base de leur travail, ou de ménager leur participation à des services collectifs, c’est toujours le souci de mettre à la disposition du plus grand nombre des ressources socialement construites (et non constituées selon la pure logique du marché) qui est à l’œuvre.

L’effritement contemporain

Ce qui confirme la solidarité des formes de la propriété sociale au-delà de leur diversité, c’est la commune contestation dont elles sont aujourd’hui l’objet. On peut lire l’actuelle remise en cause des interventions de l’État social dans différents registres en les interprétant comme autant de tentatives pour réduire, et à la limite pour supprimer, la sphère de juridiction de la propriété sociale. Faute de pouvoir ici analyser en détail les différents fronts sur lesquels la propriété sociale est attaquée par l’idéologie et la pratique néolibérales, on se contentera de nommer les principaux d’entre eux.

Au pôle de la remise en cause des biens et des services collectifs, c’est d’abord les entreprises nationalisées qui ont été démantelées par des vagues successives de privatisation. On peut comprendre les raisons de cette priorité : les nationalisations étaient une tentative pour étendre le contrôle public à la production ou à la gestion de biens marchands dans le cadre d’une économie dirigée de type keynésien. S’agissant de produits commercialisables on pourrait dire que, comme avec l’abolition des protections douanières, le marché reprend ici ses prérogatives « naturelles », qui sont celles de la concurrence et de la recherche de la rentabilité maximale, et qui s’appliquent donc directement aux biens commercialisables. De fait, il n’est pas évident que la gestion d’une compagnie aérienne ou la construction d’automobiles par exemple représentent des activités qui doivent absolument être nationalisées.

Ce qui se passe au niveau des services publics proprement dits est plus complexe. On constate, d’une part, une tendance à aligner leur gestion sur les modes de fonctionnement des services privés en insistant sur la nécessité qu’ils soient efficaces, rentables, traitent leurs usagers comme des clients, etc., ce qui n’est pas nécessairement incompatible avec le fait que ces services continuent d’assurer comme le dirait Léon Duguit « l’interdépendance sociale ». Mais on observe, d’autre part, la propension à transférer au secteur privé des services qui avaient d’abord été mis en place par le secteur public au nom de cette nécessité de maintenir et de renforcer l’interrelation sociale. L’exemple des télécommunications est éclairant. Le téléphone a été financé et mis en place en France comme un service public, parce que seul l’État était capable de ce type d’investissement et que, n’étant pas rentable, il n’intéressait pas encore les entreprises. Mais on vient de privatiser au moins partiellement France-Télécom en réorientant le développement des télécommunications selon une logique du profit et de la concurrence. Ce transfert des services du public vers le privé est aujourd’hui une tendance générale qui prend souvent ailleurs qu’en France des orientations plus agressives, témoin la politique menée par Margaret Thatcher en Grande-Bretagne ou par le président Menem en Argentine, pays dans lequel il n’y avait littéralement plus de biens publics vendables qui n’aient été vendus, et où l’on a commencé à vendre des parties du territoire national, des morceaux de Patagonie à Soros ou à Benetton, en somme à privatiser, au-delà de la propriété sociale, la propriété nationale elle-même.

Même si nous n’en sommes pas là en France, cette orientation pose toutefois une question de fond : y a-t-il des biens qui ne sont pas commercialisables, c’est-à-dire que l’on juge illégitime de remettre au marché, même si on espère tirer profit de cette opération ? Ou pour poser la même question à l’envers : même si un bien peut être privatisé avec profit, peut-on le remarchandiser en étant assuré qu’il continuera ainsi à assumer la fonction qui lui était dévolue au nom de « l’interdépendance sociale » ? Ces questions concernent en particulier ces deux biens essentiels que sont la santé et l’éducation qui ont constitué sans doute les deux piliers principaux, et les plus indispensables du service public. Or dans ces domaines aussi on observe la montée d’un esprit gestionnaire qui tend à faire du coût d’un service un critère déterminant de choix. Le souci d’alléger le poids des dépenses publiques n’est certes pas condamnable en soi, et la réduction de la dette publique est même une nécessité. Néanmoins, la question est de savoir si le coût d’un service peut être réduit à son prix sur le marché. La tension est ainsi forte entre l’impératif de réduction des coûts qui s’accomplirait à travers la mise en concurrence des services et la vocation du service public de maximiser la recherche de l’intérêt général. Il semble évident que seule la puissance publique peut être le garant de ce souci de l’intérêt collectif, car celui-ci ne relève pas d’une logique purement comptable. Mais la progression de la logique de la marchandisation ne peut se faire qu’en réduisant la prééminence de la juridiction publique, dans la mesure où celle-ci se soumet à d’autres critères que la recherche du profit. Sans céder au catastrophisme, on peut dire qu’aujourd’hui le rapport de force entre ces deux pôles, celui de la recherche de la rentabilité et celui de la défense de la propriété sociale au service de l’intérêt collectif, n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire, en faveur de cette dernière.

La même tension est à l’œuvre à travers la recomposition actuelle de la protection sociale. On a souligné le fait que c’était à travers l’institution de l’obligation d’assurance débouchant sur une Sécurité sociale généralisée que la propriété sociale s’était affirmée de la manière la plus éclatante. Ici aussi on parle aujourd’hui d’une « crise » de ce système de protection, qui se donne d’abord comme une crise de son financement. Il est vrai que si l’essentiel de la protection est financé à partir du travail à travers les cotisations des salariés et des employeurs, le fait que le travail se fasse plus rare et plus précaire risque de bloquer le mécanisme. Si l’on ajoute l’argument démographique du vieillissement de la population, ce serait bientôt une minorité d’actifs qui devrait cotiser pour une majorité d’inactifs. D’où des réformes qui commencent à se mettre en place (voir la contribution sociale généralisée, c’est-à-dire le financement partiel de la protection par l’impôt) ou sont envisagées (voir les discussions en cours sur une réforme du régime des retraites ou de l’assurance santé).

Mais, au-delà de ces questions de financement, c’est toute la logique du système qui est actuellement remise en question. Il faut rappeler que l’esprit de cette propriété sociale était de couvrir des ensembles de populations par des mesures générales. L’assurance s’oppose ainsi à l’assistance parce qu’elle a une vocation universaliste, tandis que l’assistance cible des groupes particuliers placés en dehors du régime commun. Et de fait la sécurité sociale, fidèle en cela à l’esprit de ses promoteurs, paraissait s’affirmer, jusqu’au début des années 1970, sur un mode de plus en plus universaliste, ou du moins « couvrant » des catégories de plus en plus nombreuses de bénéficiaires.

Ce n’est plus l’orientation qui prévaut. On assiste au contraire à la multiplication des minima sociaux, c’est-à-dire de prestations attribuées sous condition de ressources à des groupes qui éprouvent des difficultés particulières. On compte actuellement en France sept minima sociaux, le dernier en date étant le revenu minimum d’insertion26. Il ne s’agit pas de condamner ce type de dispositions en tout état de cause préférables à l’abandon pur et simple des personnes en difficulté. Elles sont des manières de conserver des protections, ou d’essayer d’en créer de nouvelles dans une conjoncture devenue plus difficile. Mais on doit se demander si on n’assiste pas en même temps à une transformation du régime des protections lui-même. Au lieu des régimes généraux de protection de la société salariale, on aurait un régime à deux vitesses : des assurances générales et robustes pour ceux qui continuent à être fortement intégrés aux structures de la société salariale, et des prestations particulières pour ceux qui ont décroché des régulations générales et auxquels on accorderait des compensations27. Ces prestations de type assistantiel seraient (sont) non seulement inférieures, mais elles risqueraient d’avoir (et elles ont déjà) un caractère stigmatisant dans la mesure où elles sont attribuées sur la base de la reconnaissance d’une déficience, ou du moins du constat que l’individu ne peut s’inscrire dans le régime commun. La « discrimination positive » se changerait ainsi en discrimination négative (se change déjà, comme on peut le constater sur le cas du Rmi, l’étiquette de « Rmiste » ayant été chargée en peu de temps d’une connotation péjorative). C’est en contradiction profonde avec la logique de la propriété sociale, qui non seulement ne discriminait pas, mais qui dignifiait, si j’ose dire, son bénéficiaire, le maintenait ou le réincorporait dans le régime commun en le dotant de nouveaux attributs positifs. Avec l’érosion du socle des sécurités collectives, on assiste à la multiplication d’individus sans supports et que l’on pourrait qualifier d’individus par défaut. Toujours en dehors de la propriété privée, ce qui les rend incapables de s’assurer eux-mêmes, mais ne bénéficiant plus des ressources collectives de la propriété sociale, ils risquent de se retrouver individualisés négativement comme l’était « la classe non propriétaire » avant l’imposition des régimes de régulations constitués autour du statut de l’emploi.

On pourrait craindre que l’on assiste ainsi à une sorte de revanche de la propriété privée sur la propriété sociale. La propriété sociale n’a jamais supprimé la propriété privée, elle est toute différente de l’option collectiviste qui a été tentée ailleurs, ainsi à travers la révolution bolchevique de 1917. Mais elle en avait limité l’hégémonie, essentiellement en assurant la sécurité des non-propriétaires et en leur ménageant l’accès à des services qui n’obéissent pas à la logique du marché. Aujourd’hui, c’est la figure du propriétaire qui revient au premier plan, sous des formes d’ailleurs très nouvelles. Ce n’est plus le propriétaire terrien qui prévalait avant l’industrialisation. Ce n’est pas non plus le rentier balzacien que la possession d’une rente dispensait de travailler tout en lui donnant la respectabilité sociale. Mais ce n’est même plus non plus le capitaliste de la période de l’industrialisation, le chef d’entreprise indépendant accumulant les richesses pour son propre compte, quitte à se faire paternaliste avec ses employés. La figure dominante de la propriété tend à devenir celle d’un capital financier qui n’est plus attaché à une personne ni à un territoire, celle des flux financiers circulant à l’échelle de la planète à la recherche de placements qui maximisent le profit pour le profit. Si cette propriété-là l’emportait absolument, il n’y aurait plus de place pour le couple propriété sociale-État social et pour leurs fonctions de régulation du marché dans le cadre de la société salariale. Car on voit bien qu’en même temps que la propriété sociale c’est le rôle de l’État social qui s’effrite. Il faudrait y insister longuement : la propriété sociale a été construite dans le cadre des États-nations, avec des variantes nationales en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, etc., et sa crise est aussi celle de ces États-nations avec l’européanisation et la mondialisation.

Cette érosion de la propriété sociale est donc bien une tendance forte et qui risque de devenir hégémonique dans la conjoncture contemporaine, sous-tendue par des dynamiques profondes d’ordre économique, technologique et géopolitique. Conclure à son effacement inéluctable apparaît toutefois aujourd’hui au moins prématuré. D’une part parce que nous sommes encore entourés et traversés de protections, et même la précarité nouvelle est toute différente de la précarité d’avant les protections, d’avant l’invention de la propriété sociale. Il y a encore des retraites, des assurances-maladie, et aussi des services publics. D’autre part, il n’est pas exclu d’envisager la mise en place d’autres modalités de la propriété sociale adaptées à la nouvelle donne économique et technologique. Significativement, en envisageant une nouvelle « métamorphose de la société salariale », Michel Aglietta fait explicitement référence à la propriété sociale dans le cadre du nouveau capitalisme, qu’il appelle « partimonial ». Il s’agirait d’une forme d’actionnariat salarial géré de telle sorte qu’il contribue à réguler les flux financiers en garantissant aux salariés une sécurité minimale28. Forme nouvelle de couplage travail-protections dont on a vu qu’il était inscrit au cœur du processus de constitution de la propriété sociale. Ce n’est pas ici le lieu de discuter de la crédibilité de cette proposition. Je l’évoque pourtant parmi d’autres possibles29 parce qu’elle est dans la continuité de ce propos. La propriété sociale est une construction historique qui s’est transformée et enrichie à travers près d’un siècle d’histoire sociale. Elle a paru trouver sa configuration la plus solide dans ce que l’on a appelé le « compromis social » qui a culminé au début des années 1970 au moment de l’apogée du capitalisme industriel. Depuis, la situation s’est profondément transformée, qu’il s’agisse des formes d’organisation du travail, du poids relatif des différents « partenaires sociaux » en présence, de la marge de manœuvre de l’État social qui est aussi un État national. Il est donc exclu de pouvoir conserver la forme spécifique qu’a prise alors ce compromis. Il n’est pas exclu par contre qu’un redéploiement de la propriété sociale soit possible qui réaliserait un nouveau compromis entre les exigences économiques et technologiques nouvelles et l’exigence maintenue de ménager des ressources sociales et des droits assurant la sécurité et la protection de ceux et de celles qui produisent les richesses.

L’invention de la propriété sociale a représenté comme une grande révolution silencieuse (silencieuse parce qu’elle s’est déployée sur près d’un siècle à travers bien des conflits mais en économisant les soubresauts d’une révolution violente) qui a bouleversé en profondeur la condition salariale et en avait fait le socle de la citoyenneté sociale pour le plus grand nombre. Doit-on penser qu’elle n’aurait été qu’une parenthèse par rapport à l’hégémonie de la propriété privée ? Si tel était le cas, ce ne serait pas seulement à une péripétie particulière dans l’histoire des protections à laquelle on assisterait à travers la remise en question de la propriété sociale. Il s’agirait de quelque chose comme une défondation de la protection sociale elle-même entendue comme un système de droits sociaux à vocation universaliste qui s’étaient inscrits dans la définition de la citoyenneté moderne par la médiation de la propriété sociale.

  • *.

    Texte inédit en français. Publié en anglais dans Constellations, an International Journal of Critical and Democratic Theory, vol. 8, n° 3, septembre 2002 (Oxford, The Alden Press).

  • 1.

    Archives parlementaires, tome LXII, p. 271, cité dans Marcel Gauchet, la Révolution des droits de l’homme, Paris, Gallimard, 1989, p. 214.

  • 2.

    C. Bloch, A. Tuetey, Procès verbaux et rapports du Comité pour l’extinction de la mendicité, 4e rapport, Paris, 1910. Le duc de la Rochefoucauld-Liancourt « convaincu que la pauvreté s’éteint par la propriété et se soulage par le travail » est l’auteur de deux propositions : « Saisir la circonstance actuelle pour augmenter le nombre de propriétaires en ordonnant que la partie des bien domaniaux et ecclésiastiques dont la Nation projette l’aliénation soit vendue en très petits lots, mais cependant suffisants pour faire vivre une famille et mis ainsi à la portée du plus grand nombre d’acquéreurs » (p. 319), et distribuer les « quinze à vingt millions d’arpents dépendants des biens domaniaux (qui) languissent sans utilité sous l’aridité des landes, sous la fange des marais, ou sous la tyrannie des usages. Ces terres rendues, à la culture par des bras indigents, qui seraient payés d’une partie de leur travail par la session d’une part du terrain qu’ils auraient rendue fertile, les préserveraient à jamais de la misère, assureraient et répandraient l’aisance dans les familles malheureuses, et les lieraient ainsi à leur patrie par leur propre intérêt… » (p. 388).

  • 3.

    John Locke, le Second Traité du gouvernement, trad. fr. Paris, Puf, 1966, § 44.

  • 4.

    Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, Paris, Le Seuil, 1983.

  • 5.

    Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, vol. II, 2e partie, chap. 2, p. 105.

  • 6.

    Pour une analyse de la dynamique de cette égalisation relative des statuts au début de la modernité, voir Gérald Stourzh, « L’État moderne : l’égalité des droits. L’égalisation des statuts et la percée de l’État libéral moderne », dans Janet Coleman (éd.), l’Individu dans la théorie politique et dans la pratique, Paris, Puf, 1996.

  • 7.

    J. Locke, le Second Traité du gouvernement, op. cit., par. 173.

  • 8.

    Sur ces points, voir Maxime Leroy, Histoire des idées sociales en France, Paris, Gallimard, 1964 et M. Bouvier-Ajam, Histoire du travail en France, Paris, Lgdj, 1957.

  • 9.

    Note de 1782 dans E. Sieyès, Textes choisis, Paris, éd. des Archives contemporaines, 1985.

  • 10.

    L. Dufourny de Villiers, Traité du Quatrième ordre, Paris, 1789. Dufourny de Villiers fait explicitement référence aux « pauvres journaliers ». Par contre, l’appartenance à une corporation donne aux « arts mécaniques » un statut qui est le dernier degré de la chaîne hiérarchique rattachée au Trône et dont chacun des anneaux est pourvu d’un « état ». La ligne de partage entre la dignité sociale et l’indignité sociale passe donc au sein du tiers état, et même au sein du travail manuel, entre « métiers réglés » (les guildes et jurandes) et le salariat des journaliers et manœuvriers des villes comme des campagnes.

  • 11.

    Cité dans L.-F. Dreyfus, Un philanthrope d’autrefois. La Rochefoucauld-Liancourt, Paris, 1903, p. 147.

  • 12.

    Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du xixe siècle, 2e éd., Paris, Hachette, 1984.

  • 13.

    « Il faut moraliser la classe ouvrière, c’est la partie gangrenée de la société », abbé Meyssonnier, cité dans Louis Reybaud, Études sur le régime des manufactures. Condition des ouvriers en soie (1859), Paris, 1955, p. 276.

  • 14.

    Charles Gide, Économie sociale, Paris, 1902, p. 6.

  • 15.

    Alfred Fouillée, la Propriété sociale et la démocratie, Paris, 1884, p. 148.

  • 16.

    Abraham de Swaan emploie également cette expression de « propriété de transfert », voir In Care of the State, Cambridge, Polity Press, 1988.

  • 17.

    Norbert Elias, la Société des individus, trad. fr. Paris, Fayard, 1991.

  • 18.

    Léon Bourgeois, Solidarité, Paris, 1896, p. 51.

  • 19.

    A. Fouillée, la Propriété sociale et la démocratie, op. cit., p. 148.

  • 20.

    François Ewald, l’État-providence, Paris, Grasset, 1986.

  • 21.

    Robert Castel, les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, rééd. Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1999. Il faut rendre à Herni Hartzfeld l’hommage d’avoir été le premier à saisir l’importance cruciale de cette notion de propriété sociale. Voir Du paupérisme à la Sécurité sociale, Paris, Plon, 1971, et plus précisément, « La difficile mutation de la sécurité-propriété à la sécurité-droit », Prévenir, n° 5, mars 1982.

  • 22.

    L. Bourgeois, Deux discours de M. Léon Bourgeois, Paris, 1903, p. 22.

  • 23.

    L. Duguit, le Droit social, le droit individuel et la transformation de l’État, Paris, 1908, p. 57.

  • 24.

    Paul Brousse, la Propriété collective et les services publics, Paris, 1883, cité dans la rééd. de 1910, p. 27.

  • 25.

    D’autant que je n’ai pas fait ici un inventaire exhaustif des formes de la propriété sociale. Il faudrait en particulier donner une large place au logement social, qui représente une autre modalité de propriété collective appropriable, sous condition de ressources, pour un usage privé, et qui a également joué un rôle important pour combattre la vulnérabilité attachée à la condition de certaines catégories populaires.

  • 26.

    Il s’agit du minimum vieillesse, du minimum d’invalidité, de l’allocation aux adultes handicapés, de l’allocation parent isolé, de l’allocation assurance veuvage, de l’allocation de solidarité spécifique pour les chômeurs et du Rmi.

  • 27.

    Une version plus dégradée encore de la transformation des structures de la protection peut consister dans la réduction de la couverture inconditionnelle à un nombre limité de risques pour les catégories défavorisées de la population, les catégories « à l’aise » étant invitées à s’assurer elles-mêmes volontairement, finançant leurs assurances selon la logique de la propriété privée et non plus de la propriété sociale. Poussée à la limite, cette logique aboutit au clivage entre de médiocres assurances publiques pour les pauvres incapables de s’assumer eux-mêmes et des systèmes d’assurances privées pour les citoyens responsables et de ce fait respectables.

  • 28.

    Michel Aglietta, le Capitalisme de demain, Paris, Notes de la Fondation Saint Simon, novembre 1998.

  • 29.

    Ainsi les travaux d’Alain Supiot, en particulier Au-delà de l’emploi, Paris, Flammarion, 1999, qui envisagent un redéploiement du droit du travail en fonction des transformations des situations d’emploi dans le sens d’une mobilité accrue et de la flexibilisation et de l’individualisation des tâches. Les « droits de tirage sociaux » attachés à la personne des travailleurs constituent une forme nouvelle de propriété sociale préconisée par Alain Supiot. Les réflexions qui se développent sur les marchés transitionnels du travail et la sécurisation des parcours professionnels ou de l’institution d’une sécurité sociale professionnelle vont dans le même sens. C’est sans doute là le grand chantier qui permettrait, au-delà du compromis élaboré sous le capitalisme industriel, de reconfigurer la propriété sociale en prenant en compte la dynamique du nouveau régime du capitalisme qui s’impose depuis une trentaine d’années.

Robert Castel

Robert Castel est un sociologue français né en 1933 et décédé en 2013. Après s’être spécialisé en sociologie et avoir commencé à travailler avec Pierre Bourdieu dans les années 1960, Robert Castel s’intéresse, dans les années 1970 et au début des années 1980, à la psychanalyse et à la psychiatrie, se rapprochant alors de Michel Foucault, dont il apprécie l’approche généalogique. Il est à l'origine…

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