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À Buchenwald

juillet 2007

C’était en 1947 ou en 1948, je ne suis plus certain de la date exacte. J’étais élève au collège technique de Brest où je préparais le certificat d’aptitude professionnelle (Cap) d’ajusteur mécanicien. Nous avions un professeur de mathématiques que nous appelions Buchenwald. C’était un homme très grand, très maigre, très triste et très sévère. Il était rescapé du camp de Buchenwald, sans doute un résistant communiste qui avait été déporté là-bas, mais nous avions 13-14 ans et nous ne comprenions pas exactement ce que cela voulait dire, ni par qui et pourquoi il avait été baptisé ainsi. Nous nous moquions de lui derrière son dos mais nous en avions très peur, et il n’y avait pas le moindre chuchotement dans la classe.

J’étais nul en mathématiques et pourtant, très fréquemment, Buchenwald m’appelait au tableau pour faire un exercice, et à chaque fois je me ridiculisais devant les autres élèves. Je pensais que ce maître était un sadique ou qu’il m’avait pris en grippe. Avant d’entrer en cours de mathématiques, deux fois par semaine, j’étais saisi de peur et je tremblais lorsque venait le moment d’appeler les élèves au tableau. Pourtant, à la fin de la dernière classe de l’année, Buchenwald m’a fait venir dans son bureau. J’étais encore plus terrorisé que d’habitude. Il m’a dit à peu près ceci, je ne peux pas garantir la littéralité du propos près de soixante ans après : « Castel, tu peux faire autre chose, ne reste pas ici où tu vas te planter. Dans la vie, il faut aimer la liberté et prendre des risques. Va au lycée et si tu as de la chance et du courage, je pense que tu n’es pas idiot et que tu seras capable de te débrouiller ».

J’ai pris le risque d’aller au lycée sur la parole de Buchenwald que je n’ai jamais revu, que je n’ai pas remercié, et dont je ne connais même pas le vrai nom. J’ai seulement entendu dire qu’il était mort quelques années après. Dans la foulée du lycée j’ai fait de la philosophie, et ensuite de la sociologie, et au mois de mai de cette année j’ai été invité à Iéna par l’université Friedrich-Schiller pour donner deux conférences. Iéna est à trente kilomètres de Weimar et les organisateurs m’ont proposé d’aller visiter cette ville. En sortant de la maison où Goethe a vécu longtemps et où revivent les traces de son œuvre, mon accompagnatrice allemande m’a dit que le camp de Buchenwald se trouvait à quelques kilomètres, ce dont je ne me souvenais pas.

Nous avons pris un taxi qui empreinte ce que l’on appelle « la route du sang » construite par les détenus et que longeait autrefois la ligne de chemin de fer aujourd’hui disparue. Je suis entré dans le camp par la grande porte toujours surmontée de l’inscription « À chacun son dû ». Il faisait très beau. Des emplacements des blocks dessinés sur le sol suinte encore la souffrance de centaines de milliers d’existences dévastées. J’essayais d’imaginer où avait été enfermé mon Buchenwald à moi. Faisait-il des mathématiques, le ventre tordu par la faim et par la peur ? Je suis aussi allé au crématoire reconstruit où l’on voit une sorte de placard tout petit mais où un grand nombre de détenus ont été assassinés d’une balle dans la nuque, puis la grande table de marbre blanc où l’on arrachait les dents en or et la peau de certains cadavres que l’on tannait pour en faire des bibelots, et enfin les fours où l’on brûlait les corps. J’ai également visité au sous-sol l’entrepôt où l’on entassait les cadavres avant la crémation, mais où l’on voit aussi fixés aux murs les crochets auxquels ont été suspendues et étranglées environ 1 100 personnes. Mais le Buchenwald que j’ai connu ne devait pas être passé par là, car il était quand même revenu à Brest pour essayer d’enseigner les mathématiques à de jeunes crétins qui se moquaient de lui.

Cette matinée de mai au cœur de l’Allemagne était étrangement belle et paisible. Revenus à Weimar nous avons mangé une saucisse de Thuringe qui est, dit-on, la meilleure saucisse d’Allemagne en buvant de la bière, qui est très bonne aussi. L’effrayant mystère de l’Allemagne est là avec la ville où vécurent Goethe et Schiller, qu’aimèrent les plus grands philosophes et les plus grands musiciens et, à huit kilomètres exactement, le camp de Buchenwald au milieu de la beauté du monde. À Iéna, j’ai remercié mes hôtes allemands pour la gentillesse de leur accueil sans commenter mon excursion à Buchenwald car je ne voulais pas qu’ils pensent que je puisse les juger. J’ai seulement un peu modifié la conclusion de ma deuxième conférence qui avait lieu le lendemain pour souligner que nous avons à construire ensemble une vraie Europe qui n’effacera pas le cauchemar, mais fera qu’il ne pourra plus se reproduire, en Europe ni non plus ailleurs, si nous sommes vigilants.

Je suis revenu directement de Iéna pour voter aux élections présidentielles du 6 mai. La France change très vite en ce moment et le discours dominant proclame que nous devons désormais aller de l’avant, être modernes et efficaces, et pour cela nous affranchir des pesanteurs du passé. On imagine des ouvertures, des refondations, des recommencements. La grande peur aujourd’hui c’est de passer pour ringard. Il y a certainement du vrai dans ces déclarations, mais elles comportent un risque. Auguste Comte disait que l’humanité est faite de davantage de morts que de vivants, et j’ajoute y compris de ces morts qui sont morts ou ont souffert ignominieusement. J’ai senti le besoin d’écrire ce texte pour essayer d’exprimer, enfin mais trop tard, mon respect et ma reconnaissance à ce rescapé de Buchenwald, pour moi inconnu et si proche et dont une phrase a changé le cours de ma vie. Professeur Buchenwald je vous remercie, vous ne m’avez pas appris les mathématiques, mais vous avez su communiquer le goût de la liberté. Mais nous sommes tous en dette à l’égard de ces hommes et de ces femmes qui sont allés à Buchenwald ou ailleurs parce qu’ils combattaient la barbarie et voulaient un avenir meilleur. Que l’avenir soit meilleur, nous le désirons tous, mais pour qu’il le devienne il ne suffit pas de changer pour changer, ni de prendre les postures les plus modernes pour devenir plus responsables de notre destin.

Si un espace mérite le nom de lieu de mémoire, c’est bien Buchenwald. Mais il est dans notre mémoire pour nous rappeler que l’avenir doit se construire aujourd’hui en gardant notre fidélité aux valeurs que les nazis ont tenté d’immoler là, faute de quoi, même s’il s’affiche au nom de l’affranchissement des contraintes et de l’épanouissement de l’individu, cet avenir sera menacé de déboucher sur de nouvelles turpitudes. D’ailleurs, ce n’est sans doute pas le mot valeur qu’il faudrait employer car il a pris, en particulier à travers son usage dans la récente campagne électorale, une connotation parfois un peu obscène. C’est de l’exigence de considérer l’autre – qu’il soit juif, arabe, noir, gitan, communiste, homosexuel … – comme un semblable. Le grand crime commis par les nazis a été de dénier cette commune humanité à tous ces semblables, c’est-à-dire à tous les hommes et à toutes les femmes sans exception.

Il semble exclu que cette histoire se reproduise, tant son horreur nous reste au travers de la gorge : plus jamais de solutions finales. Mais il y a aujourd’hui de nouvelles manières de stigmatiser l’altérité : les chômeurs « volontaires », les assistés qui vivent aux dépens de ceux qui se lèvent tôt, la racaille des banlieues, les immigrés, les sans-papiers, etc. C’est la nouvelle armée des mauvais pauvres qui ne fait pas assez honneur à cette France que l’on exhorte à se ressaisir, ni aux princes qui nous gouvernent. Ces nouveaux objets d’opprobre construits en ce moment à travers la resacralisation du travail et de la patrie ne finiront pas au four crématoire, mais on les marque déjà au fer rouge et ils sont engagés sur une mauvaise pente. Jusqu’où ira-t-elle ?

Lorsque Hitler a pris le pouvoir en 1933, la grande majorité des Allemands n’avaient rien de commun avec les nazis qui ont inventé Buchenwald, et cependant ils ont permis et toléré que le pire advienne. Ils n’étaient pourtant ni plus mauvais ni meilleurs que nous, et nous n’avons pas à les juger. Mais sans doute, au début du processus, n’ont-il pas fait assez attention à ce qui pouvait s’ensuivre (bien que certains l’aient compris, car il faut rappeler que le camp de Buchenwald a d’abord été fondé en 1937 pour y mettre les opposants politiques allemands au nazisme avant d’accueillir de plus en plus d’étrangers). La leçon de Buchenwald retraduite aujourd’hui pourrait être de nous appeler à la vigilance à l’égard des formes actuelles de la discrimination avant qu’il ne soit trop tard pour éradiquer à la racine les dérives qu’elles peuvent porter, même si nous ne connaissons pas encore toutes les configurations qu’elles sont susceptibles de prendre. Buchenwald nous donne à éprouver jusqu’à la nausée les implications finales, c’est le cas de le dire, d’une logique de discrimination poussée à son terme. Il n’est pas besoin de craindre qu’elle se reproduise à l’identique, ni qu’elle aille jusqu’au bout, pour comprendre qu’une telle gestion différentielle des populations stigmatisées porte de lourdes menaces. Si nul ne peut dire de quoi demain sera fait, nous en savons assez pour ne pas jouer les innocents devant le risque que l’on traite pas seulement un Juif ou un Arabe, mais aussi un allocataire du rmi, un immigré ou un sans-papiers, en leur déniant la qualité de semblables. L’histoire ne se répète jamais, mais elle peut au moins nous apprendre qu’il est des engrenages dans lesquels il est dangereux de mettre même le petit doigt.

Je ne fais pas de procès d’intention et je ne relativise ni la monstruosité des nazis, ni l’exceptionnalité des camps de mort. Ce n’est donc pas de mettre sur le même plan toutes les formes de discrimination qu’il s’agit. Mais il y a aussi une banalité du mal et de la manière dont il commence à s’installer qu’Hannah Arendt a eu le courage de dégager. Ainsi, l’avenir risque toujours de nous échapper si nous laissons filer le présent sans faire revivre la mémoire du passé. L’héritage transmis de Buchenwald pour aujourd’hui, c’est sans doute de nous aider à maintenir vivant l’esprit de résistance, quitte à redéfinir, c’est-à-dire à réactualiser, ce à quoi il est nécessaire de résister.

5 juin 2007

Robert Castel

Robert Castel est un sociologue français né en 1933 et décédé en 2013. Après s’être spécialisé en sociologie et avoir commencé à travailler avec Pierre Bourdieu dans les années 1960, Robert Castel s’intéresse, dans les années 1970 et au début des années 1980, à la psychanalyse et à la psychiatrie, se rapprochant alors de Michel Foucault, dont il apprécie l’approche généalogique. Il est à l'origine…

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