Au Liban, la paix passe par la construction de l'État (entretien)
L’inquiétude s’installe à nouveau au Liban, où la stratégie de reconstruction de l’État, née dans les suites de l’attentat contre Rafic Hariri, bute sur les inerties de la vie politique libanaise. Le pays sera-t-il à nouveau le jeu des influences extérieures et du choix de la violence ? Le point avec l’un des initiateurs de l’appel du 14 mars et de la « révolution des Cèdres ».
À deux pas du palais Joumblat et du lieu de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, il faut passer la fouille d’un policier avant de prendre l’ascenseur. Je suis accueillie par un garde du corps jusqu’à ce que Samir Frangié fasse son entrée dans le petit salon. À l’ombre des persiennes, à mesure que la conversation avance, on oublie la proximité des assassinats et les murs criblés de balles. La ville, à nos pieds, continue paisiblement à redresser ses édifices à coups de marteaux et de klaxons.
Nous voilà très vite pris dans les dédales de la politique libanaise, exposée aux vents des ingérences étrangères, affaiblie par l’héritage de son système communautaire, instauré lors des réformes d’un Empire ottoman agonisant… Mais aussi par la création de l’État hébreu, fruit des colonies et mandats franco-britanniques se partageant les dépouilles ottomanes, l’exode des Palestiniens, la convoitise de la Syrie, ce cousin avide, coincé entre le totalitarisme et l’intégrisme, ne se remettant toujours pas de la création du Liban contemporain, appartenant jadis à ce qu’on appelait « la grande Syrie » avant 1920.
R. B.
Esprit – Comment définir la situation au Liban, cinq ans après l’assassinat de l’ancien Premier ministre, Rafic Hariri, et le déclenchement de la « révolution des Cèdres » ? Quelle est la nature du conflit qui s’y déroule ? Est-il strictement d’ordre politique ?
Samir Frangié – Jamais dans l’histoire moderne du Liban, le pays n’a été aussi radicalement divisé qu’il ne l’est aujourd’hui. Et cette division n’est pas de nature communautaire car dans les deux camps qui s’affrontent se trouvent des chrétiens et des musulmans, des sunnites, des chiites et des druzes. Elle n’est pas non plus politique au sens strict du terme, car elle ne porte pas sur la gestion de l’État, mais sur sa nature et son rôle.
Cette division est d’un tout autre ordre. Elle relève de la culture et met face à face deux approches du monde opposées : la première, nettement définie, est fondée sur une culture de la violence et de l’exclusion qui considère que l’affirmation de soi ne peut se faire que dans le rejet de l’autre ; la seconde, en revanche, n’est pas clairement établie. Elle se définit par opposition à la première. Elle sait ce qu’elle ne veut plus, mais ne sait pas, d’une manière précise, ce qu’elle veut.
Les Libanais qui ont été, pendant plus de trente ans, prisonniers de cette culture de la violence, forcés à chaque instant de s’aligner inconditionnellement, au nom des grands principes ou par fidélité à leurs appartenances communautaires, sur les plus extrémistes parmi eux ont compris que cette culture était porteuse de mort.
Un mouvement qui dépasse les communautés
Vous parlez d’une culture de la violence dominante au Liban et dans l’ensemble du Moyen-Orient. Mais où voyez-vous se dessiner une autre culture ? La « révolution des Cèdres » dont vous avez été l’un des initiateurs est-elle réellement porteuse d’une autre culture ?
Je pense qu’elle est porteuse d’une culture de paix et de lien dont elle n’a pas encore accouché. Ce qui est certain, c’est que les Libanais ont rejeté, le 14 mars 2005, la culture de la violence qui était jusque-là dominante, quand ils ont surmonté leur passé de guerres, de souffrances, d’humiliations et de désespoir pour reprendre en main leur destin national. La force de ce mouvement et son extraordinaire pouvoir d’attraction tant sur ceux qui y ont directement participé que sur ceux qui, ici et ailleurs, l’ont suivi, résident dans le fait qu’il a révélé, d’une manière soudaine et inattendue, la volonté et le désir des Libanais de « revivre ensemble », dans le cadre d’un périmètre national clairement délimité, à l’intérieur duquel ils seraient seuls maîtres de leurs décisions.
Peut-on voir dans ce cri du peuple qu’a été le 14 mars 2005 la perspective pour le Liban, prisonnier du communautarisme depuis le déclin de l’Empire ottoman et de l’émancipation des minorités, d’un début d’appropriation de la notion d’État-nation ?
La « révolution des Cèdres » introduit une véritable rupture dans l’histoire du Liban. Jusque-là, les dates fondatrices de l’histoire libanaise avaient toutes été le fait de communautés religieuses. L’idée du Liban a été, à l’origine, une idée druze conçue par l’émir Fakhreddine II (1572-1635), qui est parvenu à réaliser l’union du Mont-Liban et ouvrir son pays à l’Occident.
L’État du Grand Liban (1920), dans ses frontières actuelles, après l’annexion au Mont-Liban du littoral, de Tripoli à Tyr, et de la plaine de la Beqaa, a été une réalisation maronite liée à la visite historique du Patriarche, Elias Hoyek, en France. L’indépendance du Liban (1943) a été le fait, principalement, des deux communautés chrétienne et sunnite, incarnées par deux personnalités emblématiques, Béchara Khoury et Riad Solh. La libération du Liban de l’occupation israélienne (2000) a été principalement le fait de la communauté chiite qui, de 1968 à 2000, a payé chèrement le prix de sa résistance à Israël.
À chaque étape historique, la communauté dominante a créé un ordre culturel, social et politique auquel les autres communautés étaient invitées à adhérer, et qui délimitait les contours de l’identité nationale, fixant le cadre général du « vivre ensemble » des Libanais. Ce « vivre ensemble » était, de ce fait même, constamment remis en question par les changements qui intervenaient dans les rapports de force entre les communautés tant sur le plan démographique que politique.
Précaire de par sa nature, le « vivre ensemble » communautaire maintenait en permanence une situation instable qui débouchait régulièrement sur des guerres civiles (1860, 1958, 1975).
La « révolution des Cèdres », elle, n’est liée à aucune communauté particulière. La seconde indépendance du Liban, qui fait suite à la plus longue des guerres civiles, n’a pu être accaparée par aucun groupe communautaire. Personne, en effet, n’a pu revendiquer la paternité du mouvement, car celui-ci, de par son ampleur même – plus du tiers des Libanais résidant dans le pays sont descendus dans la rue –, n’est réductible à aucune de ses composantes, politiques ou communautaires. Il a, dès le début, acquis une forme d’autonomie par rapport à elles, une identité propre.
La force de ce mouvement est due au fait que la majorité de ceux qui y ont participé l’a fait sur la base d’une décision individuelle. Ils ne sont pas venus entériner un choix que d’autres avaient pris, mais ont considéré être partie prenante, chacun à sa manière, dans la bataille en cours. Les partis politiques étaient certes présents, mais leur participation à cette manifestation était minoritaire. Si, en 1943, la lutte pour l’indépendance avait été menée par une élite, les « pères de l’indépendance », celle d’aujourd’hui est le fait de chaque Libanais. Toute la différence est là.
La « révolution des Cèdres » a donc vu, pour la première fois dans l’histoire du Liban, l’émergence d’une identité nationale libanaise dont le contenu n’est plus déterminé par une communauté particulière, une identité qui transcende les identités communautaires sans se substituer à elles, une identité qui fonde le « vivre ensemble » aux conditions de l’État auquel appartiennent tous les Libanais et non plus aux conditions de la communauté dominante.
L’émergence de cette nouvelle identité nationale s’est traduite par l’apparition d’une opinion publique citoyenne. Et cela est extrêmement important pour l’avenir du pays, car il introduit une dimension nouvelle dans la vie politique jusqu’alors limitée au jeu des alliances, des rivalités et des conflits entre chefs communautaires et notables locaux.
Cette opinion publique n’est pas communautaire, car elle n’est réductible à aucune communauté particulière ; elle n’est pas non plus « laïque », en ce sens qu’elle ne place pas l’identité nationale en opposition avec les identités communautaires. Elle est citoyenne et donc plus moderne et plus ouverte que la classe politique qui tente de la représenter et qui continue, dans une large mesure, à donner la priorité aux « droits » communautaires.
Cette opinion qui est, de par sa nature, « autonome » en ce sens qu’aucun parti ne peut prétendre avoir son soutien « définitif », n’obéit pas à la logique des rapports de force qui réglementent les relations entre les forces politiques. Son arme est la non-violence. Le 8 mars 2008, le Hezbollah tente de la réduire au silence en organisant une grande manifestation de type identitaire. La réaction est immédiate : une manifestation beaucoup plus imposante a lieu six jours plus tard. En mai 2008, les dirigeants du 14 mars, qui n’ont pas pris véritablement conscience de l’importance de l’opinion publique, n’ont pas su utiliser l’arme de la non-violence pour faire face au coup de force du Hezbollah.
Les dirigeants du 14 mars ne portent-ils pas de responsabilité dans le fait que le mouvement qu’ils ont enclenché en mars 2005 n’a pas pu, jusqu’à présent, mener à bien ses objectifs ?
Nous avons, au sein du 14 mars, été dépassés aussi bien par l’ampleur du mouvement que par la brutalité de la réaction. Nous n’avons pas pris conscience du séisme que nous avions provoqué. Nous avons cru pouvoir convaincre le Hezbollah de se « libaniser » et d’abandonner le rôle qui lui était dévolu, celui de fer de lance de la révolution islamique iranienne dans le monde arabe, allant même jusqu’à conclure avec lui, en 2005, des alliances électorales, et en lui donnant dans le premier gouvernement formé après le retrait syrien le monopole de la représentation chiite avec son allié, le mouvement « Amal ». Nous avons cru également que le dialogue proposé par l’opposition en mars 2006 avait réellement pour but de parvenir à un compromis, sans comprendre que ce dialogue n’avait pour objectif que de gagner le temps nécessaire pour préparer la « contre-révolution » qui a commencé effectivement avec la guerre de juillet 2006 et se poursuit jusqu’à aujourd’hui.
Les erreurs du 14 mars n’ont-elles pas porté un coup fatal à l’émergence de cette culture de la paix et du lien dont vous parlez ? Est-il encore possible aujourd’hui de modifier le paysage politique et de convaincre les Libanais de poursuivre la bataille qu’ils ont commencée en mars 2005 ?
Je pense que oui, car cette culture de la violence, les Libanais dans leur écrasante majorité ne peuvent ni ne veulent vivre avec. Ils ne veulent plus vivre dans la peur, la peur de revivre, une fois encore, le cauchemar de guerres qu’ils n’ont pas voulues, mais qui leur ont été imposées.
Ils ne veulent plus vivre également dans l’humiliation : celle d’être traité comme un peuple de second rang qui n’a pas le droit à la parole dans son propre pays et dont le sort doit être décidé à Damas, à Téhéran ou ailleurs, ou celle, par exemple, de devoir accepter la mort de 1 400 civils innocents durant la guerre de 2006 pour obtenir la libération, en 2008, d’un seul prisonnier détenu en Israël et devoir considérer cette libération comme une « victoire divine ».
Briser ce cycle de mort nécessite la prise de conscience de l’impossibilité de mettre un terme à cette « culture de la violence » tant que nous ne lui opposerons pas une « culture de la paix ». Cette « culture de la paix » repose sur une décision, celle de « vivre ensemble égaux dans nos droits et nos devoirs, et différents dans nos multiples appartenances », et solidaires dans notre recherche commune d’un avenir meilleur pour nous tous, chrétiens et musulmans.
Cette décision exige du courage : le courage, tout d’abord, de reconnaître notre responsabilité commune dans la guerre qui a ravagé notre pays ; le courage, ensuite, de « vivre ensemble » en dominant les « peurs » communautaires héritées du passé et en ne recherchant plus la « sécurité » que procure l’enfermement dans une « tribu » qu’elle soit communautaire ou partisane ; le courage, enfin, de « vivre ensemble » sans être remis en question par l’« autre », et sans chercher en permanence à « hiérarchiser » les différences qui existent avec cet « autre » pour le dominer ou l’exclure, en sachant que l’avenir commun ne peut jamais être tracé une fois pour toutes, mais doit être négocié en permanence.
Cette décision exige aussi et surtout de l’intelligence : l’intelligence de comprendre que le rapport à l’« autre » n’est pas seulement une nécessité qu’impose la vie dans une société diversifiée, mais est source de richesse pour chacun et pour tous ; l’intelligence, aussi, de comprendre que, dans une société pluraliste et fortement différenciée, le recours à la violence ne peut déboucher que sur le chaos et la barbarie, et que seul le respect de la loi permet de résoudre les problèmes et les conflits qui peuvent surgir à tout moment ; l’intelligence, enfin, de comprendre que la richesse de notre société et son « style de vie » ne proviennent pas de la simple cohabitation en son sein de communautés différentes, mais du « vivre ensemble » qui lie ces communautés entre elles, et qui fait de la société libanaise une niche écologique exceptionnelle à un moment où la question du « vivre ensemble » est devenue, en raison même des changements induits par la mondialisation, un défi majeur pour l’ensemble de l’humanité.
Appartenance, légitimité, sécurité : repenser l’État
Comment cette culture de la paix peut-elle se traduire au niveau politique ? L’État libanais peut-il continuer à être un État communautaire ? Ne faut-il pas réfléchir à une forme de laïcité ? L’accord de Taëf (1989), qui a mis fin à la guerre libanaise (1990), peut-il servir de cadre institutionnel au vivre ensemble ?
Les Libanais qui ont choisi de « revivre ensemble » sont aujourd’hui à la recherche d’un État qui leur ressemble. La question qui se pose, d’une manière concrète, est la suivante : quelle est la nature du contrat social sur lequel fonder la légitimité de l’État ?
Longtemps les Libanais ont cru que ce contrat était le produit d’un accord conclu entre leurs différentes communautés qui aurait accessoirement engendré un « vivre ensemble » dont personne, à l’époque, n’avait pris réellement conscience. L’État, issu de ce contrat social communautaire, ne pouvait être que de nature communautaire et être donc fondé sur une répartition des pouvoirs entre les communautés.
Cette conception de l’État a eu pour conséquence d’en faire un champ ouvert aux luttes communautaires et d’entraver le développement de la société, en maintenant le pays dans un climat permanent de « guerre froide », préparant ainsi le terrain à la guerre « chaude » de 1975.
Cette vision d’un contrat social fondé sur un accord entre les communautés est une idée erronée. Cet accord n’a jamais existé. C’est un mythe historique qui a la vie dure et dont les conséquences se sont révélées catastrophiques.
Le contrat social entre les Libanais est fondé sur un « vivre ensemble » qui n’est pas le produit d’un accord conclu entre leurs différentes communautés, mais la conséquence de l’impossibilité de ces communautés à se maintenir dans leur « être communautaire » propre à chacune d’elles dans le cadre libanais créé en 1920. Et c’est cette impossibilité même qui a fondé le « vivre ensemble » dont les Libanais n’ont commencé à prendre conscience qu’après avoir tenté, durant leur longue guerre, l’expérience dramatique du « non-vivre ensemble ».
Le Liban ne s’identifie donc à aucune de ses composantes communautaires. Chacune d’entre elles a ses attributs propres, mais il n’est, pour sa part, réductible à aucun de ces attributs, et il n’en constitue pas non plus la somme arithmétique. Il est le mode d’existence de communautés religieuses qui ont perdu, avec la création du Liban, leur mode d’existence propre. Et c’est ce nouveau mode d’existence fondé sur l’impossibilité des communautés à se maintenir dans leur être propre qu’exprime le « vivre ensemble ». Celui-ci est donc au fondement même du Liban. Il est son mode d’être, l’essence même de sa présence au monde, ce par quoi se justifie son existence singulière dans une région où le nationalisme est au fondement des États.
Ce « vivre ensemble » a jeté les bases d’un « style de vie » qui n’est propre à aucune des communautés, mais le résultat de la nature complexe de l’identité libanaise. C’est lui qui a permis au Liban avant la guerre d’apporter une contribution originale à la civilisation universelle dans sa recherche d’un meilleur environnement humain, car il a donné à la notion de compromis, qui sert de base à toute société humaine, une dimension rarement atteinte jusque-là et a ainsi développé une qualité de vie qu’il n’était pas facile de retrouver ailleurs.
La notion d’un contrat social fondé sur le « vivre ensemble » des Libanais a été explicitée pour la première fois d’une manière claire par l’accord de Taëf (1989).
Cet accord est le produit de deux impossibilités : l’impossibilité pour les Libanais de se maintenir dans l’état de « non-vivre ensemble » créé par la guerre et l’impossibilité pour les communautés de sortir du « non-vivre ensemble » de la guerre en revenant au « mode d’être communautaire » propre à chacune d’elles, ce mode d’être n’ayant jamais existé dans l’histoire sous la forme que lui supposent les partisans du « retour en arrière », car il ne s’est jamais incarné dans un État.
L’accord de Taëf, qui se fonde sur ces deux impossibilités pour redonner vie au « vivre ensemble », lie la légitimité de l’État à sa capacité à préserver le « vivre ensemble » des Libanais qui est au fondement de leur contrat social. Cette conception de la légitimité est tout à fait nouvelle, celle-ci n’étant plus liée à une volonté nationale qui s’est exprimée à un moment déterminé par un accord conclu entre les communautés, mais à une situation en développement permanent.
L’accord de Taëf met ainsi un terme à la logique communautaire fondée sur la notion de contrat entre les communautés en décidant d’arrêter le « décompte démographique » des communautés, jusque-là utilisé dans les luttes communautaires, et d’instaurer la parité au niveau de la représentation des communautés au sein du pouvoir. Il ne s’agit pas de « partager » le pouvoir entre les communautés, mais d’assurer, dans un premier temps, leur représentation symbolique au sein du pouvoir pour calmer les appréhensions et les peurs emmagasinées dans les différentes mémoires communautaires, puis de permettre, dans un second temps, de lever l’hypothèque communautaire qui entrave le fonctionnement de l’État et menace le « vivre ensemble » en créant une structure autonome, un sénat, au sein duquel les communautés seraient représentées en tant que telles. Dans cette perspective, le poids démographique des communautés ou les « alliances » qu’elles peuvent nouer avec l’extérieur pour compenser leur « déficit » démographique, deviennent sans objet, car ils ne peuvent plus servir à revendiquer des changements dans les parts respectives de chaque communauté au sein de l’État. Les luttes qu’elles se livrent n’ont plus de raison d’être. Le mode de réalisation des communautés ne se fait plus à travers des projets propres à chacune d’elles, mais à travers le « vivre ensemble » qu’elles contribuent à enrichir et qui, à son tour, leur donne une dimension beaucoup plus large que celle qu’auraient pu leur procurer leurs projets propres.
En arrêtant le décompte démographique, l’accord de Taëf met également un terme au statut minoritaire inhérent à toutes les communautés et permet leur interaction, car elles deviennent, toutes, partie intégrante d’une majorité plurielle constituée d’identités complexes, et cette majorité n’est réductible à aucune de ses composantes. Les Libanais ne forment plus, dans cette perspective, un agglomérat de membres de communautés, mais une entité. Et cette entité ne se constitue pas sur la base d’un rejet de la diversité et d’une intégration forcée, comme cela a été le cas ailleurs, mais, au contraire, sur la base de la diversité elle-même qui est reconnue, acceptée et préservée.
En cassant la logique minoritaire, l’accord de Taëf libère enfin les Libanais de cette « peur de l’autre » qui est au fondement même de toutes les politiques communautaires. L’autre n’est plus, dans cette perspective, un rival qu’il faut constamment affronter parce qu’il représente une menace existentielle permanente, mais, bien au contraire, un complément nécessaire à l’existence même de chacun. La hantise démographique des chrétiens et des druzes, le sentiment de persécution des chiites, la frustration des sunnites, majoritaires partout ailleurs dans le monde arabe, et minoritaires au Liban, ne constituent plus, dans cette perspective, les moteurs de l’histoire libanaise, chaque communauté justifiant ses tentatives de mainmise sur l’État par le fait de s’assurer des « garanties » propres à elle.
C’est en adhérant à ce contrat social fondé sur le « vivre ensemble » que les Libanais passent du statut de membre de communauté à celui de citoyen. Leurs appartenances propres, communautaires, régionales, culturelles ou autres, leur ouverture sur des mondes différents, arabe, musulman ou occidental, leurs références historiques propres, ne sont pas appelées à disparaître, mais, au contraire, elles doivent servir à enrichir d’une manière permanente leur « vivre ensemble ». Elles sont la contribution particulière de chacun d’eux à l’œuvre de tous.
C’est sur la base de cette lecture de l’accord de Taëf qu’il devient possible de parler de « laïcité » au Liban car l’État fondé sur le « vivre ensemble » ne peut être qu’un État civil, c’est-à-dire un État qui, tout en assurant la liberté et la sécurité des communautés, n’accorde de droits qu’aux citoyens sur la base de l’égalité et de la justice sans lesquelles la diversité devient source de conflit.
Les contraintes régionales et internationales
Cependant, comment peut-on parler de l’application de l’accord de Taëf alors que la question clé du désarmement des milices n’a pas été résolue et que le Hezbollah, promu du rang de milice à celui de résistance, a pu garder ses armes ? Comment l’État peut-il être reconstruit alors même qu’il ne détient pas le monopole des armes ?
La question des armes du Hezbollah pèse lourdement sur notre avenir national. Tout d’abord parce qu’elle expose le pays à de nouvelles guerres avec Israël, ensuite parce que ces armes, utilisées contre d’autres Libanais en mai 2008, ont remis en question la réconciliation nationale amorcée avec la mort de Rafik Hariri, le 14 février 2005, enfin parce qu’elles bloquent le fonctionnement des institutions de l’État.
Nous avons espéré que l’État assumerait ses responsabilités et mettrait un terme à la violence des armes. Il ne l’a pas fait, prétextant que sa « neutralité » était le seul moyen de préserver son unité.
Nous avons également espéré que le dialogue initié par le chef de l’État, avec la participation de la Ligue arabe, pourrait déboucher sur une solution. Mais notre attente a été déçue.
Nous avons tenté d’opposer les urnes aux armes. Nous avons mené en juin 2009 des élections et nous les avons gagnées. Mais les perdants n’ont pas cédé, la force primant encore une fois le droit. Que faire ?
Devons-nous, pour éviter une reprise de la guerre civile, accepter le fait accompli de la menace des armes et vivre en permanence dans la crainte les uns des autres, hantés par les peurs du passé que ravivent les conflits d’aujourd’hui ?
Faut-il, pour vivre, renoncer à la qualité de vie qu’engendre l’exceptionnelle diversité qui caractérise notre société, et nous résigner à ne voir dans notre pays qu’un champ de bataille entre milices communautaires au service de puissances régionales, nous-mêmes étant réduits au rang de simples instruments dans la « guerre des autres » sur le sol de notre patrie ?
Faut-il nous résigner à voir notre pays ravagé, pour la cinquième fois consécutive après 1978, 1982, 1996 et 2006, par une nouvelle guerre et rester les bras croisés, incapables d’agir pour empêcher que notre patrie ne soit une nouvelle fois détruite ?
Je pense que nous devons nous mobiliser pour pousser l’État à assumer ses responsabilités et mettre à exécution les résolutions auxquelles il a lui-même souscrit et qui devraient assurer la protection du pays. Pour cela, le recours au dialogue est, certes, nécessaire, mais le chef de l’État devrait, pour le relancer sur des bases sérieuses, placer les protagonistes devant leurs responsabilités : en rappelant tout d’abord que la possession des armes par un parti ou une milice constitue une violation de la Constitution, et contredit les dispositions de la résolution 1701, résolution à laquelle toutes le forces politiques ont souscrit et qui a mis fin à la guerre de 2006, et en rappelant ensuite que la défense du territoire national ne peut pas être prise en charge par un parti ou une communauté particulière, mais relève de la responsabilité exclusive de l’État.
Le changement dont vous parlez peut-il intervenir sans être accompagné d’une modification du paysage régional ?
Briser le cycle de violence dans lequel nous sommes engagés nécessite certainement la transformation de notre environnement régional. Notre sort est étroitement dépendant de celui de la région. Or celle-ci a longtemps été prisonnière d’une logique de violence qui repose sur une division du monde en deux camps antagonistes : le camp du bien et celui du mal. Ce n’est qu’aujourd’hui avec la « révolution des Cèdres » que commence à émerger une autre logique qui tente de bloquer la folie en cours.
Pour mener cette logique à terme, le mouvement du 14 mars doit impérativement initier un dialogue véritable avec toutes les parties libanaises, y compris celles qui continuent de croire que leur violence diffère de celle que les autres ont connue tout au long de la guerre, initier un dialogue dont le but serait de jeter les bases d’un « Pacte du vivre ensemble », fondé sur les leçons tirées de nos expériences malheureuses, et de tourner définitivement la page de la guerre. Il doit aussi lancer, sur la base du processus de normalisation en cours entre le Liban, la Syrie et l’Olp, un dialogue avec la société civile palestinienne et syrienne dans le but de parvenir à une véritable réconciliation fondée sur la reconnaissance des erreurs commises, et jeter les bases d’un nouveau Machreq (Levant) arabe. Un « Machreq du vivre ensemble » entre les peuples qui le constituent et dont la diversité religieuse et ethnique doit être une source de richesse pour chacun et pour tous, un « Machreq » ouvert sur le monde, capable de renouer avec la tradition historique de la Renaissance arabe et de constituer un pôle de renouvellement pour l’ensemble du monde arabe.
Le mouvement du 14 mars doit en outre œuvrer avec les Libanais établis dans les pays arabes à convaincre les dirigeants et l’opinion publique de ces pays de soutenir le Liban, parce c’est ici même que se joue l’avenir du monde arabe, c’est ici même que commence à se dessiner une nouvelle vision de l’arabité, une « arabité du vivre ensemble », une arabité débarrassée de tout contenu idéologique visant à l’instrumentaliser au service d’un État ou d’un parti, une arabité qui assimile diversité et pluralisme, qui prône une culture de la tolérance, une arabité qui trouve son fondement historique dans l’expérience de l’Andalousie où pendant des siècles juifs, chrétiens et musulmans vécurent ensemble une expérience unique.
La « révolution des Cèdres » doit enfin œuvrer avec les Libanais établis dans les pays d’émigration à convaincre les dirigeants et l’opinion publique de ces pays de la nécessité impérative de donner la priorité à la paix au Moyen-Orient, et à les convaincre également du rôle essentiel que le Liban, de par son expérience historique et le modèle du vivre ensemble qu’il incarne, peut jouer dans la promotion de la paix, et l’établissement d’une « Méditerranée du vivre ensemble ».
La politique américaine au Moyen-Orient permettrait-elle au Liban de faire profiter le monde arabe de son expérience ? Les États-Unis ont détruit l’Irak et l’ont enfoncé dans un cycle de violence qui est loin, hélas, de se terminer et qui ne peut qu’engendrer de graves impacts sur la région. Ils ont donné le feu vert à la Syrie pour envahir le Liban en 1990, lors de la première guerre contre l’Irak. Ils ont demandé à cette même Syrie d’évacuer le Liban en 2005, suite à l’assassinat de Hariri et à la pression de la rue libanaise. Les voilà aujourd’hui tentant de nouveau un retour vers le dialogue avec la Syrie… Et s’ils lâchaient de nouveau le gouvernement libanais ?
Je pense que les États-Unis portent une grande responsabilité dans le désordre qui prévaut aujourd’hui dans l’ensemble de la région, désordre dont le Liban continue de faire les frais, pris en tenailles depuis la guerre d’Irak (2003) entre Israël et l’Iran.
Mais la responsabilité la plus grande porte sur le fait qu’aucune démarche sérieuse n’a été entreprise pour mettre un terme au conflit israélo-arabe.
L’élection de Barak Obama et les remises en question qu’elle a entraînées – remise en question de la croyance dans l’usage systématique de la force, remise en question de la supériorité de l’Occident sur le reste du monde – ont suscité aussi bien au Liban que dans le monde arabe beaucoup d’espoirs. Son discours du Caire (4 juin 2009), dans lequel il récuse la thèse de « la guerre des civilisations » dont se nourrit l’extrémisme islamique, a été bien accueilli, mais depuis rien n’a été fait, et la situation continue de pourrir faisant ainsi le jeu de tous les extrémismes.
Propos recueillis par Rita Bassil El Ramy
10 février 2010
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Ancien député libanais, un des artisans de la « révolution des Cèdres », auteur notamment dans Esprit de : « L’exigence de la société civile », juin 1991 ; « La leçon des guerres libanaises pour la relation Orient/Occident », août-septembre 2004 et « État et guerre religieuse : le Liban, l’action du Hezbollah et la question chiite », mai 2005.