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Fernand Dumont, photographié alors qu’il était lauréat du Grand prix de 1969 pour Le lieu de l’homme. Photo : Archives Ville de Montréal CUM006-3-2_06P003
Fernand Dumont, photographié alors qu'il était lauréat du Grand prix de 1969 pour Le lieu de l’homme. Photo : Archives Ville de Montréal CUM006-3-2_06P003
Dans le même numéro

La mémoire en péril

L’inquiétude de Fernand Dumont

avril 2021

Nos sociétés contemporaines, prises dans une course au développement et à l’innovation, conçoivent spontanément leur devenir historique selon l’idée de progrès, au détriment d’un sens de la tradition pourtant indispensable à leur équilibre. Le philosophe Fernand Dumont a interrogé cet a priori collectif, en rappelant l’importance de la mémoire et d’un certain rapport au passé pour l’avenir de toute culture.

« Se préoccuper de l’avenir de la mémoire n’est pas un divertissement d’esthète ou d’intellectuel nostalgique, mais la volonté de garantir l’avenir de la liberté1. »

Figure éminente de la pensée québécoise, sociologue, philosophe, théologien et poète, Fernand Dumont (1927-1997) fut par-dessus tout un penseur universel, dont l’œuvre, malgré toutes les distinctions qu’elle a méritées, est loin d’avoir obtenu l’attention que commandaient sa profondeur et son originalité. En France, Fernand Dumont demeure très largement méconnu, malgré les quatre livres qu’il y a publiés, parmi la vingtaine qui jalonnent son parcours, dont Le Lieu de l’homme, paru en 1968, où il posait les assises de son audacieuse et pénétrante théorie de la culture comme « distance et mémoire »2. Avec l’article qui suit, je forme le souhait que le lecteur, qu’il soit théologien, philosophe, sociologue, historien ou simplement chercheur de sens, y trouve matière à mieux connaître l’œuvre d’un penseur qui, inspiré par la mémoire de ses humbles origines populaires, n’eut de cesse d’interroger en profondeur la culture et la condition humaine de notre temps3.

L’idéologie du développement culturel

Dans Le Lieu de l’homme, Fernand Dumont postulait l’existence de « deux âges bien distincts dans l’évolution parallèle des modes de structuration du temps et du sentiment de la durée » : un âge traditionnel et un âge historique4. Pour distinctes qu’elles soient, ces deux conceptions de la temporalité n’en suivraient pas moins une évolution parallèle, de sorte que le passage de l’âge traditionnel à l’âge historique n’impliquerait pas l’élimination pure et simple de la tradition : «  Si de larges secteurs de l’action se sont constitués à l’écart des durées traditionnelles, celles-ci ont survécu dans bien des domaines de la vie5. » Fort de ce constat sociologique, Dumont soulevait une question fondamentale : « Il ne s’agit pas de savoir quelles coutumes du passé doivent être gardées ou disqualifiées mais si le mode d’appréhension de la temporalité que représente la tradition est essentiel à la nature de la culture6. »

À cette question, sa réponse ne faisait guère de doute : le sort de la culture et de l’homme lui-même est étroitement lié au maintien de la temporalité traditionnelle, c’est-à-dire, dans le contexte de la société moderne, au travail de la mémoire. Telle est la thèse centrale du Lieu de l’homme et que Dumont s’emploiera à approfondir et à éclairer jusqu’à sa mort. Or cette thèse implique la mise en question de l’idéologie dominante de notre époque, celle du développement.

La société dans laquelle nous vivons est si profondément marquée, si obnubilée par le développement, qu’il y a lieu de penser qu’il deviendra de plus en plus difficile aux hommes et aux femmes qui y évoluent d’en prendre conscience, de réfléchir sur le développement et, plus encore, d’en problématiser l’idée. Dans Le Sort de la culture, Dumont évoque une enquête menée auprès d’étudiants en sociologie, pour qui « le changement est toujours vu spontanément comme bon en soi » et « le contraire du changement [comme] un retour en arrière unanimement défini de façon péjorative7  ».

Pareil jugement de valeur n’a au fond rien de bien surprenant de la part d’hommes et de femmes qui sont nés et ont grandi dans un monde soumis à un constant processus de changement, dans une société où le développement est pour ainsi dire naturel. Comment en effet pourraient-ils s’étonner que le monde change, qu’il se développe ? Et où les générations à venir trouveront-elles la possibilité même de prendre conscience du phénomène du développement culturel, assez en tout cas pour le mettre à distance et l’interroger, sinon le contester ? Une telle mise à distance du développement culturel ne suppose-t-elle pas d’avoir déjà vécu dans une société ou à une époque où règne une certaine stabilité culturelle, où ce sont non pas le changement et l’avenir qui sont privilégiés, mais la fidélité au passé et à la tradition ?

Du point de vue de cette autre société ou de cette autre époque, notre société de changement a toutes les chances d’apparaître sous un jour différent, voire de devenir cet objet d’étonnement qu’était la Perse pour le Français de Montesquieu, qui, au début, se demandait : « Comment peut-on être Persan8 ? » La question en cachait une autre : comment peut-on être Français ? En effet, le recours à l’exotisme de la Perse permettait à l’auteur des Lettres persanes et de L’Esprit des lois, non seulement de formuler une satire de la France de son époque, mais d’adopter vis-à-vis de son propre pays ce point de vue comparatiste et critique qui fait de Montesquieu le premier sociologue9, s’il est vrai que, comme la philosophie, la sociologie commence par l’étonnement.

Dumont partage avec Montesquieu une semblable position de recul par rapport à sa société et à son époque. Un peu comme si, né dans le Québec traditionnel, il en était sorti pour se poser la question : comment peut-on vivre dans une société où le changement fait loi ? Il n’est évidemment pas le seul ni le premier à se poser pareille question. Ainsi, Marcel Gauchet affirme que « l’essence primitive du fait religieux est toute dans cette disposition contre l’histoire10  ». De même, pour Claude Lévi-Strauss, les sociétés primitives « ont tendance à se maintenir indéfiniment dans leur état initial11  ». Quel que soit le facteur décisif – l’invention de l’écriture pour Lévi-Strauss ou l’avènement de l’État pour Marcel Gauchet –, l’entrée dans l’âge historique se serait produite au iiie millénaire avant notre ère.

En effet, entrer dans l’âge historique, ce n’est pas passer brusquement de l’immobilité au mouvement, de la fidélité à l’origine au changement, c’est plutôt modifier le rapport au changement et, par conséquent, le rythme réel du changement, en valorisant de plus en plus celui-ci. Il s’agit, en somme, d’une nouvelle disposition par rapport au temps, qui consiste à valoriser le changement, à l’intérioriser pour en faire un véritable moteur. Même une fois entrées dans l’âge historique, les sociétés occidentales vont elles-mêmes résister à l’historicité, en demeurant pendant des millénaires dans une économie religieuse de la dette de sens envers le passé, dans l’intangibilité des choses établies, dans une disposition théorique contre l’histoire. À cet égard, les sociétés chrétiennes représenteraient pour ainsi dire des formations de compromis entre la « religion pure », au sens de Marcel Gauchet, et l’âge proprement historique, puisqu’elles ne valorisent l’histoire qu’en tant qu’histoire du salut, dont la direction est donnée a priori dans une création divine12.

Dans cette perspective, la modernité consisterait dans la pleine assomption du mouvement de l’histoire qui s’accomplissait souterrainement depuis des millénaires, mais sans qu’il soit reconnu. À partir du xvie siècle, l’humanité occidentale entrerait de plain-pied dans l’âge historique, dans l’âge du progrès et du développement. Est-ce irréversible ? Sommes-nous irrémédiablement voués au développement sans fin ?

L’ombre qui permet de faire la lumière

À cette idée de développement culturel, Dumont confère un statut et un rôle éminents : elle serait « l’univers métasocial de notre époque13  ». Ce qui s’affirme, dès la Renaissance, c’est l’idée, ou le « choix », du développement culturel et son corrélat, l’idée de production, selon laquelle tout est à faire dans et par l’histoire ; c’est « l’idée que la culture est moins reçue que fabriquée14  ». Elle nous tiendrait lieu de philosophie de l’histoire.

Mais d’où vient cet a priori ? Il « ne vient pas d’autre part que de la société où nous sommes, que de la société que nous prétendons expliquer. Mais, à l’encontre de tout ce que la société nous donne à concevoir, à diviser en groupes, en classes, en instances, en paliers, elle est la possibilité de penser tout cela. L’ombre qui permet de faire la lumière15  ». L’ombre de l’histoire, la métahistoire, est indispensable à l’histoire elle-même. Sans elle, sans le dédoublement que l’ombre opère, notre histoire empirique, dans laquelle nous vivons, serait impensable ; c’est elle qui rend possible l’interprétation de l’histoire et de la culture. Or, aujourd’hui, en Occident, l’ombre n’est plus qu’une ombre, la transcendance qu’une « transcendance sans nom », la métahistoire qu’une utopie, un « report au futur », lequel nous est cependant indispensable. D’où la réhabilitation par Dumont des philosophies modernes de l’histoire. Car celles-ci, malgré les errements, sinon les horreurs qu’elles ont pu justifier au xxe siècle – en situant l’ombre non plus dans la transcendance mais dans l’immanence, non plus au-dessus mais à la fin de l’histoire –, n’en constituent pas moins la seule référence que nous fournisse la culture de notre temps pour penser notre condition historique. Ce qui ne veut pas dire que l’on ne puisse mettre cette référence en question : « Nous ne sommes pas asservis à l’idéologie de la production au point de penser grâce à elle sans possibilités de retour. […] Avouer un postulat, c’est prendre quelque liberté envers lui16. »

En somme, l’a priori du développement et de la production, aussi prégnant soit-il, ne nous enchaîne pas à lui ; on peut le contester. Non seulement nous le pouvons, mais il importe que nous le fassions selon Dumont, au nom de la culture elle-même, menacée de déréalisation par la méta-idéologie du développement culturel.

La déréalisation de la culture

Pour Dumont, la « déréalisation » de la culture désigne « le sort que nos sociétés ont fait à la culture » en l’isolant, en la considérant « comme entité ou instance spécifique17  », ou encore comme « valeur  », mot qui « appartient à un vocabulaire qui n’est sans doute pas sans relation avec l’érosion moderne des cultures concrètes18  », une érosion que Hannah Arendt a elle aussi mise en évidence19. En perdant le monde comme cosmos, un cosmos où il avait sa place fixée à l’avance de toute éternité, l’homme a dû refaire son lieu, il a été forcé de transformer et de remplacer, avec la révolution scientifique du xviie siècle, « les structures mêmes de sa pensée20  ». À quelle puissance l’homme moderne a-t-il confié la tâche de refaire son lieu ? Aux sciences nouvelles, celles de la nature d’abord, puis celles de la culture.

Ces tentatives de réponse ou de remède se feront sous le signe du progrès, à l’enseigne de l’idéologie du développement culturel, laquelle implique la déréalisation de la culture comme monde vécu, ainsi qu’en témoigne exemplairement la philosophie cartésienne, qui jette le doute sur toute la culture reçue et vécue. Ce qui se trouve ainsi déréalisé, c’est ce que Hannah Arendt appelle « le statut objectif du monde culturel21  », autrement dit, la réalité de l’apparaître du monde comme « lieu de l’homme » et, partant, la participation à cet apparaître du monde. Dès lors, « la place est faite pour le développement culturel. Par défaut, justement, de la culture22  ». En d’autres termes, la place est faite pour « l’organisation », la production et la programmation de la culture authentique de l’avenir. Mais, pour paraphraser Althusser, « l’avenir dure longtemps » ; il est même interminable. Car s’il est vrai qu’« il n’y a pas d’essence de l’homme », comme on le proclame depuis la Renaissance, si l’homme ne se définit que par ses œuvres, s’il est essentiellement perfectible comme le dira Rousseau, si l’existence précède l’essence comme le proclamera Jean-Paul Sartre, alors l’homme n’est-il pas condamné à se projeter sans fin, à produire indéfiniment son histoire et sa culture ?

Mais n’être rien en soi ou n’être que pour soi, pur projet, liberté, contingence, n’est-ce pas forcément absurde, comme l’avait bien pressenti Camus, avant que cela ne devienne pleinement manifeste après la fin des grands récits, des grandes utopies modernes, la communiste d’abord, qui n’était au fond qu’une religion séculière, une tentative désespérée d’échapper au mouvement de l’histoire en lui assignant une fin ?

Que reste-t-il donc aujourd’hui ? Il reste le libéralisme, qui résiste à tout parce qu’il est consubstantiel à la société moderne et à la déréalisation de la culture, à ce que Max Weber, le premier, a appelé le désenchantement du monde et qu’il définissait comme le destin d’une époque qui « a conduit les humains à bannir les valeurs suprêmes les plus sublimes de la vie publique23  ». Écartées de la vie publique, ces dernières deviennent précisément des « valeurs », au sens privatif que Dumont et Arendt donnent à ce mot, renvoyées au « trou noir » de « la vie privée, cette aire de plus en plus réduite des sentiments intimes et des relations personnelles24  ». Absorbée par un « processus d’institutionnalisation généralisée », transformée en marchandise par l’industrie culturelle, traitée comme un simple rouage du processus vital de la société, comme si elle n’existait que pour satisfaire un besoin comme les autres, la culture devient « la société du spectacle25  », du spectacle comme production…

Telle la Méduse antique pétrifiant le mortel qui la regarde, le spectacle de l’histoire stupéfie le spectateur et le prive de sa liberté d’acteur. Que manque-t-il au spectateur pour qu’il devienne à son tour un acteur, quitte à n’y jouer qu’un rôle mineur ? Peut-être une mémoire.

Signification et enjeu de la mémoire

Dans L’Avenir de la mémoire, Dumont se mesure une dernière fois à la grande question qu’il avait soulevée vingt-cinq années plus tôt : « Un degré zéro de la tradition est-il concevable sans que la culture et l’homme disparaissent26 ?  »

En 1968, dans l’atmosphère marxisante de l’époque, le sérieux d’une telle inquiétude passait presque inaperçu, même si elle faisait écho à la fameuse formule de Tocqueville : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres27. » Comme Dumont le fait lui-même observer, sa question a quelque chose de paradoxal dans la mesure où, loin d’avoir perdu la mémoire, les sociétés d’aujourd’hui conservent, incomparablement plus que celles d’hier, les traces du passé. Toutefois, il ne faut pas se méprendre sur le sens de cette conservation : celle-ci ne s’accomplit pas au bénéfice de la mémoire collective.

Dumont n’est évidemment pas le premier à se soucier de la rupture entre mémoire et histoire. À propos de l’ars memoriæ, cette mémoire artificielle, cette mémoire de papier à laquelle correspond notre moderne historiographie, Platon prédisait que « cet art produira l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire » au profit de l’écrit, cet acte de remémoration qui est un faux remède aux déficiences de la mémoire28. Nietzsche ne l’ignorait sans doute pas, lui qui craignait que les inconvénients de l’histoire ne l’emportent sur son utilité, et que l’homme, atteint de «  la maladie historique  », « ne [sache] plus utiliser le passé comme une nourriture substantielle29  ». Plus récemment, Paul Ricœur évoquait « l’inquiétante étrangeté » des « lieux de mémoire » étudiés par Pierre Nora, lesquels, au dire de Nora lui-même, n’existeraient que parce qu’« il n’y a plus de milieux de mémoire30  ».

Pas plus que Ricœur, Dumont ne tient les historiens responsables de cette métamorphose historique de la mémoire. La science historique moderne illustre plutôt le sort de la mémoire dans le plus vaste contexte des transformations de la société et de la culture contemporaines. Dumont insiste en effet sur le lien étroit entre l’expansion du savoir historique au xixe siècle et la défection des coutumes et des traditions sous l’effet des bouleversements provoqués par l’urbanisation et l’industrialisation, lesquelles ont transformé nos milieux de vie et rendu notre monde de plus en plus changeant et relatif31.

Voici la définition que Dumont donne de la fonction anthropologique de la mémoire : « Dans les collectivités et chez les individus, la mémoire n’est pas un éclairage externe porté sur le cours de l’histoire ; elle est l’assomption d’une histoire énigmatique au niveau d’une histoire significative où l’interprétation devient vraisemblable et la participation envisageable32. » L’assomption à laquelle Dumont se réfère ici n’a pas d’abord une signification religieuse ; il s’agit plutôt de ce qu’il appelle dans d’autres textes la « transcendance sans nom », qui correspond à la faculté de prendre conscience de soi en opérant une distance, en supposant un « ailleurs ». Cette faculté tend à se confondre avec le mouvement même de la culture. En effet, la distance qui lui est constitutive demeure encore et toujours un défi pour l’humanité, parce que la distance nécessite, aujourd’hui comme hier, d’être surmontée par la mémoire afin que l’homme puisse justifier son existence dans un monde où il se sait mortel. En d’autres termes, toute culture digne de ce nom implique des médiations entre la culture comme milieu et la culture comme horizon. Et tel fut, pendant des millénaires, le rôle de la tradition : servir de médiation fondamentale en rapportant le sens de l’existence humaine dans le monde à un temps des origines en mesure de rendre compte de la signification du présent et de l’avenir. Voilà ce que la dé-traditionalisation moderne rend éminemment problématique : la distance et la mémoire, dont la dialectique garantit la « profondeur » de l’existence humaine.

Le rôle de la tradition : servir de médiation fondamentale en rapportant le sens de l’existence humaine dans le monde à un temps des origines.

D’aucuns objecteront que le diagnostic que porte Dumont sur la modernité est empreint de nostalgie, sinon de passéisme. Fidèle à son milieu d’origine, dont il s’est arraché pour devenir un intellectuel, Dumont ne tend-il pas à magnifier la tradition, comme pour se racheter d’avoir trahi les siens ? Le bonheur de l’homme ne serait-il pas de vivre sans le fardeau de la tradition ? Mais de quel bonheur s’agirait-il alors ? N’est-ce pas celui que Tocqueville craint de voir assurer par un pouvoir anonyme et doucement despotique en ôtant aux hommes « le trouble de penser et la peine de vivre33  » ?

Il fut beaucoup question, au cours des dernières décennies, du devoir de mémoire. En revanche, on a beaucoup moins parlé du droit à la mémoire34. Pourtant, la mémoire n’est-elle pas le bien le plus précieux de l’homme, comme l’illustrent a contrario et cruellement les victimes de la maladie d’Alzheimer ? Ce droit à la mémoire est celui de chacun d’imaginer avec d’autres son histoire plutôt que d’en être prisonnier. Sauf qu’aujourd’hui, plus que jamais sans doute, l’héritage de la mémoire n’est précédé d’aucun testament, pour paraphraser Hannah Arendt citant elle-même le poète René Char. Ce qui signifie que, la tradition n’étant plus reçue comme une donnée, elle doit devenir, selon Dumont, « l’objet d’une constante reviviscence ». Et c’est pourquoi ce dernier en appelait à une « nouvelle tradition », qui « n’est largement qu’un espoir35  ».

Aujourd’hui que le dédoublement de l’histoire et de la culture n’est plus assuré par la tradition dont s’était nourrie l’humanité pendant des millénaires, comment, par quelles médiations, ce dédoublement pourrait-il bien s’accomplir ? Comment les hommes, privés du sens que la tradition conférait a priori à leur « histoire énigmatique » en la dépassant, « en la réfractant sur un autre monde », interpréteront-ils leur histoire et trouveront-ils les « raisons communes » de s’y engager ?

En réponse à cette question capitale, Dumont ne peut que formuler un espoir : que l’école et la démocratie « assurent des assises pour l’interprétation de l’histoire et la participation politique36  » et remplissent ainsi, sous un mode critique, le rôle qu’assurait autrefois la tradition. Mais comme la culture elle-même, dont elles constituent les institutions modernes exemplaires, l’école et la démocratie ne représentent-elles pas elles aussi « un projet sans cesse compromis » ? C’est ce projet que Fernand Dumont nous exhorte à défendre, pour l’avenir de la mémoire et de l’homme lui-même.

  • 1.Fernand Dumont, L’Avenir de la mémoire, Québec, Nuit blanche, 1995, p. 92 (Œuvres complètes, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, t. II, p. 618).
  • 2.Les œuvres complètes de Fernand Dumont ont paru, en cinq tomes, aux Presses de l’Université Laval (Québec) en 2008. Voir aussi Fernand Harvey, Noël Hugo-Séguin et Marie-Josée Verreault, Bibliographie générale de Fernand Dumont. Œuvres, études et réception, Québec, Les Éditions de l’IQRC, 2007 et Serge Cantin, La Distance et la mémoire. Essai d’interprétation de l’œuvre de Fernand Dumont, Québec, Presses de l’Université Laval, 2019.
  • 3.Voir les mémoires posthumes de F. Dumont, Récit d’une émigration, Montréal, Boréal, 1997, et les entretiens réunis dans S. Cantin, Fernand Dumont. Un témoin de l’homme, Montréal, L’Hexagone, 2000.
  • 4.F. Dumont, Le Lieu de l’homme. La culture comme distance et mémoire [1968], Montréal, Bibliothèque québécoise, 1994, p. 239 (Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 135).
  • 5.Ibid., p. 246 (Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 139).
  • 6.Ibid., p. 250 (Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 142).
  • 7.F. Dumont, Le Sort de la culture, Montréal, L’Hexagone, 1987, p. 35-36 (Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 361).
  • 8.Montesquieu, Lettres persanes [1721], Paris, Flammarion, 2019, lettre XXX.
  • 9.Comme l’a bien vu Raymond Aron dans Les Étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, p. 25-76.
  • 10.Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985, p. 15.
  • 11.Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Paris, Union générale d’éditions, 1961, p. 44.
  • 12.« En christianisme, un fait à la fois historique et transcendant avait déjà inscrit dans le devenir un sens fondamental : la première venue du Christ devait être relayée par un second avènement, terme et accomplissement de l’histoire. Une histoire sainte assumait une histoire profane, lui donnait un effet de profondeur » (F. Dumont, L’Anthropologie en l’absence de l’homme, Paris, Presses universitaires de France, 1981, p. 40 [Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 34]).
  • 13.F. Dumont, Le Sort de la culture, op. cit., p. 36 (Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 361).
  • 14.Ibid., p. 35. (Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 361).
  • 15.Ibid., p. 22 (Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 351).
  • 16.Ibid., p. 42 (Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 366).
  • 17.Ibid., p. 37 (Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 362).
  • 18.F. Dumont, Le Lieu de l’homme, op. cit., p. 26.
  • 19.Hannah Arendt, La Crise de la culture [1954], édition de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, 1972.
  • 20.Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini [1957], Paris, Gallimard, 1973.
  • 21.H. Arendt, La Crise de la culture, op. cit., p. 259.
  • 22.F. Dumont, Le Sort de la culture, op. cit., p. 35 (Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 360).
  • 23.Max Weber, Le Savant et le politique [1919], trad. par Julien Freund, Paris, Plon, 1959, p. 120.
  • 24.F. Dumont, Le Sort de la culture, op. cit., p. 48 (Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 370).
  • 25.Guy Debord, La Société du spectacle [1967], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996.
  • 26.F. Dumont, Le Lieu de l’homme, op. cit., p. 250 (Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 142).
  • 27.Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique [1835-1840], édition de François Furet, Paris, Flammarion, 1981, t. IV, 4e partie, chap. 8.
  • 28.Platon, Phèdre, trad. par Luc Brisson, Paris, Flammarion, 1997, 275a.
  • 29.Friedrich Nietzsche, Seconde Considération inactuelle. De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie [1874], trad. par Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 1990, p. 165.
  • 30.Voir Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 522-527.
  • 31.Voir F. Dumont, L’Anthropologie en l’absence de l’homme, op. cit., p. 323 (Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 290).
  • 32.F. Dumont, L’Avenir de la mémoire, op. cit., p. 90 (Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 618)
  • 33.Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit., t. II, 4e partie, chap. 6.
  • 34.Voir la postface de Gérard Namer à Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire [1925], Paris, Albin Michel, 1994.
  • 35.F. Dumont, L’Avenir de la mémoire, op. cit., p. 89 (Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 617).
  • 36.Ibid., p. 92 (Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 618).

Serge Cantin

Professeur de philosophie à l’université du Québec, il est notamment l’auteur de La Distance et la mémoire (Presses de l’Université Laval, 2019).

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