
L’or et la boue. La littérature au défi de la modernité
La définition baudelairienne de la modernité, où l’artiste extrait l’éternel à partir du présent, a servi de matrice à une littérature européenne et occidentale caractérisée par sa réflexivité et son ambition formelle. La dynamique des avant-gardes s’est épuisée, mais la modernité a légué à la littérature une question qui vaut encore pour toute œuvre : qu’est-ce qui mérite, dans le présent, d’être entendu et nommé ?
Dans un numéro spécial de la NRF consacré en 1967 à André Breton, le poète, critique et traducteur Philippe Jaccottet écrivait : « Même s’il paraît plus nécessaire aujourd’hui de dessiner de nouvelles limites que de s’épuiser à en rompre sans cesse d’autres, [Breton] a été de ceux dont la démesure est féconde, et sans doute nécessaire1. » Ce soupçon d’épuisement de la dynamique de rupture permanente qui caractérise l’avant-garde – ici, le surréalisme, qui aurait « ouvert les portes de la poésie à des hordes piteuses de faux barbares » –, Jaccottet le formule donc très tôt, à un moment où le surréalisme brille de ses derniers feux, mais où d’autres avant-gardes ont pris le relais et renouvellent un principe de rupture encore hégémonique. Huit ans auparavant, en 1959, était paru aux États-Unis The Tradition of the New, rassemblant une série d’articles du critique d’art Harold Rosenberg, pour qui « la fameuse rupture de l’art moderne avec la tradition a duré assez longtemps pour créer sa propre tradition2 ». Au même moment, sur la scène littéraire française, s’épanouissaient le Nouveau Roman et le groupe Tel Quel.
C’est dans les années 1980 que la distance avec le culte du nouveau s’affirme, et que la position qu’exprimait Jaccottet en 1967 se diffuse dans des cercles plus larges. L’exigence de disparition du sujet, de l’histoire, parfois de toute réalité extérieure au langage, qui avait caractérisé les explorations formalistes et textualistes des décennies précédentes, reflue. Une œuvre comme celle de Roland Barthes en témoigne au premier plan, qui passe du Degré zéro de l’écriture (1953), S/Z (1970) et la critique littéraire structuraliste, aux Fragments du discours amoureux en 1977, et à La Chambre claire en 1980. En 1984 paraît Critique de la critique, où Tzvetan Todorov affirme : « Il est temps d’en venir (d’en revenir) aux évidences qu’on n’aurait pas dû oublier : la littérature a trait à l’existence humaine, c’est un discours, tant pis pour ceux qui ont peur des grands mots, orienté vers la vérité et la morale3. »
Ce retour du sujet et du monde dans la littérature a fait débat, certains auteurs encore aujourd’hui n’hésitant pas à parler de « restauration » pour qualifier ce qui n’aurait été que régression vers des formes et des pratiques littéraires définitivement dépassées4. Mais si ce qui s’est joué dans les années 1980 et 1990 importe, c’est que l’alternative entre restauration ou avant-garde qui semble alors se figer n’est satisfaisante ni pour les uns ni pour les autres. D’une part, ceux qui revendiquent d’explorer des pratiques narratives ou des thèmes qui avaient été délaissés par les avant-gardes récusent l’idée selon laquelle ils participeraient d’un mouvement de retour ou de réaction. Au contraire, ils revendiquent de poursuivre le chemin, parfois par-delà ce qui a pu constituer une impasse, en ayant tiré des enseignements de ce passage à travers le tamis de l’avant-garde et de ses exigences. D’autre part, ceux qui veulent rester fidèles au principe de rupture ou, à tout le moins, d’innovation formelle refusent d’être assignés à un quelconque programme moderniste, à tout dogmatisme qui fut souvent le lot des cercles d’avant-garde : « Ni restauration, ni avant-garde : telle était bien, loin des estrades et du “juste milieu”, l’autre voie cherchée dès l’initial vers ce qu’on pouvait alors imaginer comme un nouveau départ, un recommencement de nos aventures poétiques5 », écrit le poète Yves di Manno à propos de ces années-là. Non sans écho avec ce qui se passait au même moment en politique avec le reflux des idéaux révolutionnaires, il semble qu’en littérature, les promesses de la rupture émancipatrice avec la tradition avaient besoin d’un second souffle.
La mode et l’éternité
C’est là que le terme de modernité, dont l’usage courant a fait le substantif correspondant à l’adjectif « moderne », mérite que l’on s’y attarde. Le mot apparaît en français pour la première fois chez Balzac. Mais c’est en 1859, sous la plume de Baudelaire, qu’il acquiert une signification nouvelle, pour désigner ce que cherche « le peintre de la vie moderne » que Baudelaire appelle de ses vœux en tant que critique d’art et qu’il reconnaît dans le peintre et dessinateur Constantin Guys : « Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire. […] La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable6. »
La modernité baudelairienne est donc un néologisme à la croisée de la mode et de l’éternité, d’où elle tirerait son nom. Mais elle est surtout un processus actif dans lequel l’artiste extrait l’éternel du fugitif, selon un principe de transformation alchimique – « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or », écrit-il dans l’appendice des Fleurs du mal en s’adressant à la ville de Paris. Cet éternel moderne n’est donc plus de même nature que celui qui informait l’art jusque-là. En effet, il n’est plus extérieur à l’œuvre ; il n’est transmis ni par la tradition ni par une nature dont il s’agirait d’imiter la perfection selon la perspective classique. Il est obtenu à partir du présent, saisi dans sa relativité historique. Et c’est cette contingence même qui fait le prix de la beauté que l’artiste en extrait.
Mais la modernité baudelairienne n’est pas seulement le reflet de l’époque dans l’œuvre, car alors toute œuvre pourrait prétendre être moderne. Elle est, dans l’œuvre, la manifestation du présent dans son actualité, qui néanmoins durera et restera éternellement recevable. En cela, la modernité n’est pas le modernisme, au sens du refus de ce qui a précédé et de la valorisation par principe de l’actuel. Baudelaire n’oppose pas modernité et tradition, et un artiste ancien peut prétendre à la qualité de moderne. La querelle des Anciens et des Modernes à la fin du xviie siècle avait été un moment d’affirmation de la relativité du beau et des conventions artistiques, qui n’avait pas empêché le xixe siècle de reconnaître Racine comme le grand moderne de son siècle – bien qu’il appartînt au camp des « Anciens » –, pour avoir réussi à incarner les aspirations d’une nouvelle génération qui s’éloignait de l’idéal féodal encore célébré par Corneille.
La modernité comme matrice
La formulation par Baudelaire, et d’autres au même moment, des exigences de la modernité artistique fait à n’en pas douter figure de rupture avec tout ce qui précède, bien qu’elle s’inscrive dans une histoire longue de questionnements sur les conventions artistiques. L’ampleur du bouleversement qui en découle, sur la conception même de l’art et de l’artiste, en fait une matrice, davantage qu’une rupture, d’où sortiront quelques traits durables de la littérature française, européenne et occidentale. C’est tout le propos du théoricien allemand de la littérature Hugo Friedrich que de montrer cet effet de « structure » qui procède de la conception baudelairienne de la modernité7, dans laquelle s’inscriront, tout en l’actualisant, Rimbaud puis Mallarmé, et qui prendra ensuite une dimension européenne, à travers les œuvres de T. S. Eliot, Federico García Lorca, Giuseppe Ungaretti ou Jorge Guillén.
Le premier trait caractéristique de cette modernité est la dépersonnalisation de l’œuvre, qui – et c’est là une différence essentielle par rapport au romantisme – ne se veut plus biographique. Si Les Fleurs du mal sont bien le fruit d’une expérience, celle-ci n’est pas réductible à une vie et ses états d’âme. L’absence de datation des poèmes, qui était auparavant la norme, en est une manifestation. Baudelaire a maintes fois exprimé sa méfiance à l’endroit des sentiments, auquel il oppose la sensation comme creuset de la poésie.
Le second trait identifié par Friedrich est celui de la prééminence de la volonté formelle sur toute autre considération, et notamment l’expression d’un contenu, qui devient secondaire. Il y a là encore un écart avec le romantisme, dont les œuvres ne feraient que « répéter l’ordre arbitraire et fortuit imposé par l’inspiration8 ». Mais cette importance de la forme, rempart contre l’épanchement, ne se confond plus avec le respect des règles de versification. Si Baudelaire s’est encore inscrit, à la différence de ses successeurs, dans les formes traditionnelles du vers français, il estimait néanmoins que ces dernières avaient valeur de nécessité intrinsèque à l’œuvre, et non d’arbitraire imposé de l’extérieur. Friedrich cite à ce propos un passage du Salon de 1859 : « Il est tout à fait évident que les lois de la métrique ne sont pas des lois tyranniques inventées arbitrairement. Ce sont les règles qu’exige la structure même de l’esprit. Elles n’ont jamais interdit à l’esprit original de s’exprimer. Le contraire est sans doute plus vrai : elles ont toujours aidé l’esprit original à parvenir à l’originalité9. » En faisant de la contrainte formelle un principe interne à l’œuvre, c’est l’autonomie de l’œuvre qui est affirmée, qui n’a de compte à rendre à aucune instance extérieure.
Ce primat de la forme sur le contenu de l’expression est aussi ce qui a autorisé un élargissement des thématiques et des expériences susceptibles d’entrer en littérature. La grande ville, ses lumières et ses bruits, l’industrialisation naissante, les petits métiers, les prostituées, toutes ces réalités deviennent éligibles à la considération de l’artiste, qui n’est pas un ethnographe avant l’heure, mais dont l’imagination – considérée comme la faculté reine –, par sa puissance de transformation, en fait le foyer d’une émotion poétique élargie à toutes les dimensions du réel, quitte à inclure la dissonance, le négatif, voire la laideur : « C’est l’un des prodigieux privilèges de l’Art que l’horrible, artistement exprimé, puisse devenir beauté et que la douleur rythmée et cadencée remplisse l’esprit d’une joie calme10. »
Le sentiment crépusculaire et la conscience de la perte habitent également cette modernité. Le sentiment malheureux du progrès scientifique, technique et industriel traverse de part en part l’œuvre de Baudelaire, qui était par ailleurs plus que circonspect à l’égard de l’idée démocratique. L’écho de la coupure historique que représenta la Révolution française a donné aux artistes du milieu du xixe siècle une conscience de l’irréductibilité de leur époque à celles qui l’ont précédée. Et, comme l’explique Antoine Compagnon, cette conscience fut, pour un certain nombre d’entre eux, douloureuse et critique : « Le modernisme a toujours été antimoderne, c’est-à-dire ambivalent, conscient de soi, et a vécu la modernité comme un arrachement11. » C’est d’ailleurs là que se loge une différence essentielle entre la modernité baudelairienne et l’avant-garde. Alors que la première se méfie du progrès, bien qu’elle le reçoive et le traverse, la seconde y croit, au moins en matière d’art, où elle revendique un sens de l’histoire, une perspective téléologique dans laquelle il importe de se situer à l’avant, orienté vers l’avenir. Baudelaire, au contraire, vilipendait « Les poètes de combat. Les littérateurs d’avant-garde. Ces habitudes de métaphores militaires dénotent des esprits non pas militants, mais faits pour la discipline, c’est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques12. » C’est ainsi qu’Antoine Compagnon voit dans les antimodernes « des Modernes en liberté13 », les représentants d’une « tradition hétérodoxe au cœur de la modernité », contre toute doxa donc, y compris lorsque celle-ci se réclame de la modernité, comme ce fut le cas des avant-gardes.
Enfin, une caractéristique essentielle de cette modernité fut sa réflexivité. La littérature acquiert la conviction qu’elle est avant tout une aventure de l’esprit « qui se contemple en train d’agir et renforce même la puissance de la poésie par une méditation sur ses moyens d’action14 ». C’est peut-être là que l’articulation entre la modernité artistique et littéraire du xixe siècle et le projet philosophique des Lumières est la plus nette. L’artiste moderne n’est plus dans l’évidence collective des règles de l’art, il doit auto-instituer ses pratiques dans une poétique propre. De fait, les manifestes, mouvements et théories artistiques proliféreront dans la seconde moitié du xixe siècle et au xxe siècle. Emil Cioran n’aura pas de mots assez durs, au milieu des années 1950, pour cette figure de « l’artiste intelligent » : « Non pas que ceux d’autrefois fussent incapables d’abstraction ou de subtilité ; mais installés d’emblée au milieu de leur œuvre, ils la faisaient sans trop y réfléchir, et sans s’entourer de doctrines et de considérations de méthode. […] Quelque réduits que soient ses moyens intellectuels, l’artiste est avant tout un esthéticien15. » Ce que ce jugement de valeur fustige, c’est l’art « anémié par la philosophie » qui, à force de questionnement critique sur le statut idéologique de la forme, laisse le discours sur la littérature l’emporter sur sa pratique et son mouvement. Cette vision est caricaturale, tant création et réflexion critique sur les moyens de la littérature se sont nourries et ont cohabité, bien avant la rupture moderne. Mais elle dit quelque chose des conséquences de la disparition de la tradition comme réservoir de formes, qui met l’artiste au défi d’une réinvention permanente de soi et de son art. Ce dernier ne trouve plus son fondement qu’en lui-même, au risque de l’essoufflement.
Constat d’épuisement
Il n’est pas exagéré de dire que, dans son immense diversité, toute la littérature occidentale du xxe siècle a été marquée par la perspective de la modernité et a eu à se situer à l’égard de ce qui fut à la fois un héritage et un défi. Quoique renvoyant à des réalités différentes, les notions d’avant-garde et de modernité sont évidemment liées16, et on peut dire que les avant-gardes ont été le visage de la modernité littéraire revendiquée comme telle au xixe siècle. Or cela fait déjà un moment que les avant-gardes, définies par l’ambition d’être, non pas « de son temps », mais « contre son temps17 » selon la formule de Ionesco, ont été déclarées en souffrance, voire qu’on en a tout bonnement proclamé la fin. Ce diagnostic mériterait d’être débattu, mais le fait que les artistes et les écrivains ne revendiquent plus depuis longtemps la qualification d’avant-gardistes suffit à témoigner du malaise qui a saisi l’idée même d’avant-garde.
Une première impasse dans laquelle celle-ci paraît s’être engagée est celle de la négativité. En se définissant avant tout comme une puissance de refus de ce qui a précédé, le geste avant-gardiste se serait alors condamné au non-langage, et pour finir au silence. L’œuvre de Maurice Blanchot et sa quête du neutre est souvent citée, par Julien Gracq notamment, comme archétypale de ce risque18. Mais bien avant déjà, le silence de Rimbaud, qui cessa d’écrire à 19 ans après avoir écrit ce qui reste sans doute la charge la plus puissante jamais portée contre la langue et le monde, peut s’interpréter comme un renoncement face à une négativité qui a, en définitive, avalé la possibilité même de l’écriture. À cela s’ajoute une seconde impasse, comme en miroir de la première, qui fut celle de l’abolition de l’art comme institution, et la revendication de la dissolution de l’art dans la vie. La Grande Guerre et le constat qui en découla de « faillite de l’art, qui n’est plus bon qu’à proposer le meilleur camouflage, de la littérature, simple appendice au communiqué militaire19 », furent au cœur du mouvement dada puis du surréalisme, et de leur inlassable proclamation de la fin d’une littérature définitivement compromise. Mais l’art se retrouve alors pris dans une alternative problématique, entre affirmation de son pouvoir d’ébranlement (et dissolution de ce qui se revendique comme un « anti-art » dans la vie quotidienne) et, à partir des années 1960, la culture de masse20. On retrouve cette tension dans le statut même de l’artiste. Alors que les avant-gardes ont volontiers cultivé le schéma de l’artiste coupé du peuple et assumant de déplaire par la radicalité de son œuvre, Henri Michaux affirmait dans le même temps que « n’importe qui » aurait pu écrire ses œuvres, fidèle en cela à la dénonciation du « grand-art » et de sa posture aristocratique21. Aujourd’hui, il est encore plus évident que l’extension de la modernité démocratique et son corollaire, la revendication d’égalité, ont transformé le régime de l’art, chacun pouvant légitimement s’exprimer, créer, écrire : l’écrivain contemporain est plus que jamais un parmi d’autres.
De ce constat d’épuisement, faut-il conclure que le programme de la modernité a été réalisé, achevé dans les avant-gardes, que l’art et la littérature sont en attente d’un nouveau cycle, qui a peut-être démarré sans être encore nommé ? Cette perspective peine à convaincre, car ce qui est en crise dans le principe de l’avant-garde, c’est précisément l’idée de progrès, de mouvement de l’histoire qui ouvrirait l’avenir à partir de certitudes présentes. Dans ces conditions, appeler de ses vœux une nouvelle étape, un nouvel âge de la littérature, aurait quelque chose de paradoxal.
Dans le présent
C’est là peut-être que le rapport au temps caractéristique de la modernité baudelairienne mérite d’être repris. En effet, il conjugue l’exigence d’un art inscrit dans son époque, qui parvient à en « extraire la beauté mystérieuse que la vie humaine met involontairement dans le présent22 », et qui sera éternellement recevable. Il ne s’agit pas de dessiner les contours de l’avenir, mais de cristalliser la compréhension de notre condition présente, de la rendre lisible et partageable. Nul besoin de jeter le bébé de la modernité avec l’eau du bain des avant-gardes : ce défi lancé à la littérature par la modernité reste éminemment actuel.
C’est peut-être dans la capacité d’une œuvre à nous faire reconnaître la réalité sous une forme neuve, que se loge la version contemporaine de l’éternel baudelairien.
L’originalité de la modernité, telle que la définit Baudelaire, a secrété ses propres limites : en tirant son éternité d’elle-même et non plus de la tradition, elle a institué la toute-puissance du moi créateur, au risque de sa réduction à un geste individuel, non communicable. Or c’est peut-être dans l’exigence de communicabilité, c’est-à-dire la capacité d’une œuvre à nous faire reconnaître la réalité sous une forme neuve, que se loge la version contemporaine de l’éternel baudelairien ; ce qui dans une œuvre à la fois saisit et dépasse l’expérience singulière, qui devient entendable par tous, par-delà les époques. Cette modernité est au cœur de l’œuvre proustienne qui, entre les sensations infimes, transitoires et fugitives (la madeleine, la sonate de Vinteuil, les pavés inégaux de la cour de l’hôtel de Guermantes), tisse un réseau d’analogies qui replace ces fragments du « temps perdu » dans un espace devenu éternel, celui de l’œuvre. C’est aussi celle qui traverse l’œuvre d’Annie Ernaux, récemment récompensée par le prix Nobel de littérature ; une modernité qui ne tient pas au fait que l’œuvre évoque des circonstances de vie contemporaines, mais au fait qu’en les arrachant à un présent dans lequel elles ne signifiaient rien, elle a donné une forme, une unité et une profondeur existentielle à des expériences à la fois communes et éclatées qui étaient jusque-là, pour reprendre la formule de Boris Pasternak, « dépourvues de nom ».
La modernité a légué à la littérature une question qui vaut encore pour toute œuvre : qu’est-ce qui mérite, dans le présent, d’être entendu et nommé ? La modernité baudelairienne est née d’une confrontation douloureuse au choc du progrès, d’un arrachement de l’homme au monde et à lui-même. C’est cette prise de conscience qu’elle a nommée, à laquelle elle a donné forme. À l’heure où toutes les certitudes dont a procédé la modernité sont ébranlées, la littérature véritablement moderne est sans doute celle qui saura nommer les prises de conscience en cours : celle de la fragilité du monde et celle de notre désorientation. Une littérature qui ne se refermera pas sur l’aporie critique, ni ne se diluera dans la parole quotidienne ou les discours militants. Une littérature qui, par le subtil écart que le langage institue avec le réel et la vie, renouvellera la prouesse de nous y rendre davantage présents.
- 1. Philippe Jaccottet, « Un discours à crête de flamme », La Nouvelle Revue française, no 172, avril 1967, p. 800-806, repris dans P. Jaccottet, L’Entretien des muses. Chroniques de poésie, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2015.
- 2. Harold Rosenberg, La Tradition du nouveau [1959], trad. par Anne Marchand, Paris, Minuit, 1962, « Préface ».
- 3. Tzvetan Todorov, Critique de la critique. Un roman d’apprentissage, Paris, Seuil, 1984.
- 4. La parution, chez Flammarion en 2017, de l’anthologie Un nouveau monde. Poésies en France (1960-2010), sous la direction d’Yves di Manno et Isabelle Garron, fut l’occasion de réactiver ce débat sur le tournant « réactionnaire » qu’aurait pris la poésie française dans les années 1980.
- 5. Entretien avec Yves di Manno et Jean-Paul Auxeméry (par Guillaume Condello), « la nuit les formes », Po&sie, vol. 179-180, no 1-2, 2022, p. 55-64.
- 6. Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne » [1863-1969], Curiosités esthétiques, suivies de L’Art romantique, éd. Henri Lemaître, Paris, Classiques Garnier, 1999, p. 453-502.
- 7. Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne [1956], trad. par Michel-François Demet, Paris, Denoël-Gonthier, coll. « Méditation », 1976.
- 8. Ibid., p. 50.
- 9. Ibid., p. 52.
- 10. C. Baudelaire, L’Art romantique, Paris, Michel Lévy Frères, 1868.
- 11. Antoine Compagnon, Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes [2005], Paris, Gallimard, 2016, p. 15.
- 12. C. Baudelaire, Mon cœur mis à nu [1866], dans Fusées, Mon cœur mis à nu et autres fragments posthumes, éd. André Guyaux, Paris, Gallimard, 1999.
- 13. A. Compagnon, Les Antimodernes, op. cit., p. 19.
- 14. H. Friedrich, Structure de la poésie moderne, op. cit., p. 206.
- 15. Emil M. Cioran, La Tentation d’exister, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1956, p. 141-142.
- 16. Les débats théoriques sur les liens entre avant-garde et modernité sont inépuisables. Certains auteurs y voient des réalités opposées : voir Jean Clair, La Responsabilité de l’artiste. Les avant-gardes entre terreur et raison, Paris, Gallimard, 1997. D’autres, au contraire, définissent l’avant-garde comme la traduction de l’exigence moderne poussée à son paroxysme, la surmodernité ou hypermodernité : voir Patrick Marcolini, « Avant-gardes, progressisme et révolutions : le choc de la modernité », Rue Descartes, no 69, 2010, p. 4-13.
- 17. Eugène Ionesco, « Discours sur l’avant-garde » [1959], Notes et contre-notes, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000.
- 18. Voir A. Compagnon, Les Antimodernes, op. cit., p. 452-491.
- 19. Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme [1944], Paris, Seuil, 1964, p. 9.
- 20. Voir Jean-Pierre Cometti, « Que signifie la “fin des avant-gardes” ? », Rue Descartes, no 69, 2010, p. 96-107.
- 21. Henri Michaux, « Postface », La nuit remue [1935], Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1987.
- 22. C. Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », Curiosités esthétiques, op. cit.