Relectures de Paul Ricœur
Repère
Relectures de Paul Ricœur
À propos de…
François Dosse et Catherine Goldenstein (sous la dir. de), Paul Ricœur : penser la mémoire, Paris, Le Seuil, 2013, 292 p., 25 €.
Jean Grondin, Paul Ricœur, Paris, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2013, 127 p., 9 €.
Claire Marin et Nathalie Zaccaï-Reyners (sous la dir. de), Souffrance et douleur. Autour de Paul Ricœur, Paris, Puf, coll. « Questions de soin », 2013, 97 p., 9, 50 €.
Johann Michel, Ricœur et ses contemporains, Paris, Puf, 2013, 179 p., 19 €.
Le tournant herméneutique
Parmi les publications à l’occasion du centenaire de la naissance de Paul Ricœur, le livre de Jean Grondin représente un véritable pari. Difficile de proposer, en une centaine de pages, une introduction à une œuvre aussi volumineuse et diversifiée que celle de Paul Ricœur. L’ouvrage prend pour fil conducteur la question de l’herméneutique, suivant l’hypothèse que ce choix serait celui « qui rend le mieux justice au parcours total de l’œuvre, à sa méthode de lecture et à la lumière [à l’aide de laquelle] Ricœur s’est lui-même compris » (p. 20). Prendre l’herméneutique pour fil conducteur ne signifie cependant pas oublier tout ce qui précède le tournant herméneutique emprunté par Ricœur, dans la mesure où l’objectif poursuivi est de mettre en lumière la genèse et les fondements de cette philosophie herméneutique. C’est pourquoi Grondin va porter une attention particulière aux deux tomes de la Philosophie de la volonté, dans lesquels s’opère le tournant.
Qu’est-ce qui motive Ricœur, entre 1950 et 1960, à passer d’une phénoménologie du volontaire et de l’involontaire à une herméneutique des symboles ? Ricœur s’était lui-même expliqué sur cette question dans des textes plus rétrospectifs, en invoquant la difficulté spécifique que posait le problème du mal. Cela correspond tout à fait à ce qu’on trouve dans l’ouvrage de 1960, ainsi que chez la plupart des commentateurs. L’intérêt du commentaire de Grondin, qui s’efforce de retrouver le « sens parfois oublié de la première entrée de Ricœur en herméneutique » (p. 57), est de montrer qu’en réalité des raisons plus profondes motivaient le philosophe à cette époque. En effet, la nécessité d’une herméneutique découlait d’une certaine conception de la modernité comme une époque où l’homme se perd lui-même en se coupant du lien essentiel qui le rattache au sacré. C’était face à cette double perte de l’homme et du sacré que Ricœur définissait son projet d’une herméneutique philosophique dont l’objectif principal était de retrouver, dans une « seconde naïveté », la place de l’homme dans le sacré à partir d’un exercice critique d’interprétation des symboles religieux. L’herméneutique, souligne Grondin, se présentait alors comme la « condition du croire à l’époque moderne » (p. 69), c’est-à-dire comme la possibilité d’une foi qui a traversé l’épreuve de la critique.
L’auteur de la Symbolique du mal nourrissait donc un projet herméneutique extrêmement ambitieux. Comme l’expose Grondin, c’est ce - pendant une conception que Ricœur abandonnera très vite, pour développer une intelligence bien différente de ce que peut être une herméneutique philosophique. Dès son grand-livre sur Freud, qui est aussi un traité de l’interprétation, il s’intéressera davantage à la possibilité d’articuler une herméneutique du soupçon et une herméneutique de la récollection du sens pour mieux saisir le sens de notre désir d’être et de notre effort pour exister. Ce qui apparaît à cette époque, c’est aussi une plus grande attention pour le langage en lui-même, qui deviendra une caractéristique centrale de son herméneutique. La suite de l’ouvrage de Grondin montre comment les différentes formes de discours deviennent l’objet central de l’herméneutique avec le Conflit des interprétations (1969), la Métaphore vive (1975) et Du texte à l’action (1986). L’important, dans ces différents livres où Ricœur s’explique avec le structuralisme, la philosophie anglo-saxonne ou la théorie littéraire, est que le langage ne se présente jamais comme une fin en soi, mais comme une flèche de sens s’orientant vers l’être. Dans son dernier chapitre, Grondin retrace brièvement les principales « percées conceptuelles » de l’herméneutique ricœurienne du soi déployée dans les grands livres de la maturité, qu’il présente comme une exploration des possibilités débouchant sur une anthropologie de l’homme capable.
Ricœur et le poststructuralisme : dialogues imaginaires
Ricœur et ses contemporains de Johann Michel n’est pas, contrairement à ce que pourrait laisser entendre son titre, un ouvrage sur les rapports effectifs de Ricœur à des penseurs dont il a été proche comme Marcel, Nabert ou Levinas, mais plutôt une mise en dialogue de la philosophie de Ricœur avec des penseurs contemporains associés au poststructuralisme (Bourdieu, Derrida, Deleuze, Foucault et Castoriadis) qu’il a lui-même peu, voire jamais, commentés (exception faite de Derrida). Celle-ci s’opère essentiellement autour de la question du statut anthropologique du sujet, avec une attention particulière pour la dimension éthique et politique. Il s’agit à chaque fois d’établir des proximités et des écarts, des accords et des désaccords entre les œuvres.
Dans son premier chapitre, Michel organise une rencontre entre Ricœur et Bourdieu autour d’un questionnement sur l’identité, confrontant les notions d’habitus et d’illusion biographique de Bourdieu à la conception ricœurienne de l’identité qui articule le caractère, le récit de soi et la promesse. Le chapitre suivant s’intéresse à la façon bien différente dont Ricœur et Derrida répondent au défi posé par la pensée de Hegel à la philosophie du xxe siècle. L’auteur distingue les positions de Ricœur et de Derrida comme défendant respectivement un « hégélianisme brisé » et un « hégélianisme inversé ». Le troisième chapitre du livre montre comment Ricœur et Deleuze (et Guattari) se rejoignent dans leur effort commun pour sortir de la clôture du système des signes, mais en proposant des conceptions totalement opposées de la psychanalyse.
L’étude sur Ricœur et Foucault met au jour un « fonds commun » entre l’herméneutique du soi et l’archéologie du sujet dans l’affirmation que « le sujet n’est pas le maître du sens » (p. 117). Michel trace, par ailleurs, les grandes lignes de ce que pourrait être une lecture foucaldienne de l’anthropologie philosophique de Ricœur mobilisant les concepts de « technologie de soi » et de « spiritualité » utilisés par Foucault. La dernière étude de l’ouvrage confronte Ricœur et Castoriadis (dont l’auteur souligne qu’il ne s’inscrit pas à proprement parler dans le poststructuralisme) sur leurs conceptions de l’imaginaire, des institutions, de l’idéologie et de l’utopie. Bien que les deux penseurs accordent une grande importance aux médiations symboliques constitutives de l’imaginaire social, ils défendent des visions bien distinctes des institutions et de l’autonomie.
La grande question qui parcourt le livre de Johann Michel est de savoir si Ricœur ne devrait pas lui-même être considéré comme un penseur s’inscrivant dans la constellation poststructuraliste. Comme le relève Michel, c’est une caractérisation de la pensée de Ricœur que l’on trouve parfois dans la littérature anglophone, mais cela ne va certainement pas de soi dans le monde francophone. Cela tient sans doute au fait que Ricœur ne provenait pas de l’école structurale, mais a simplement cherché à s’approprier la part de vérité du structuralisme dans un cadre de pensée formé plutôt par la philosophie réflexive française, la phénoménologie et l’herméneutique. Tout en reconnaissant la légitimité de certaines hésitations à classer ainsi la pensée de Ricœur, la conclusion de Michel est que l’œuvre de Ricœur mérite bel et bien d’être lue comme une « variante singulière » du poststructuralisme, si on accepte de définir ce courant par le « projet d’intégrer des prérequis du structuralisme assorti d’une ambition de dépassement » (p. 163).
Textes inédits, nouvelles perspectives
Souffrance et douleur. Autour de Paul Ricœur, sous la direction de Claire Marin et Nathalie Zaccaï-Reyners, s’organise autour d’une conférence de Ricœur, « La souffrance n’est pas la douleur » (1992), dans laquelle le philosophe explore la rencontre de l’expérience clinique et de la phénoménologie dans le déchiffrement des signes de la souffrance humaine. Si le champ de la douleur se limite au domaine des affects corporels localisés, la souffrance comporte au contraire, souligne Ricœur, une dimension réflexive, langagière et relationnelle, ouverte sur la question du sens. Le texte de Ricœur est suivi d’un ensemble de très courtes contributions de trois philosophes (L. Benaroyo, C. Marin et F. Worms), une sociologue (N. Rigaux) et un médecin chercheur (J.-C. Mino), qui revisitent les réflexions de Ricœur en les confrontant à des perspectives nouvelles.
Enfin, François Dosse et Catherine Goldenstein assurent la direction du collectif Paul Ricœur : penser la mémoire. Conformément au titre de la dernière grande somme philosophique de Ricœur, les contributions rassemblées dans cet ouvrage s’intéressent aux rapports entre mémoire, histoire et oubli. L’ouvrage s’ouvre sur un texte de Ricœur, encore inédit en français, intitulé « Histoire et herméneutique » (1976). Ce texte, remarquable à plusieurs égards, est antérieur aux grands travaux de Ricœur sur l’histoire, mais préparait déjà le terrain pour une rencontre plus approfondie entre la philosophie herméneutique et la méthodologie historique. Les dix-sept contributions à ce volume, signées par des philosophes, historiens et sociologues, se distribuent selon trois axes. Un premier axe est consacré à l’examen de la réception des grandes thèses de la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli chez les philosophes et les historiens. Un deuxième groupe de textes s’intéresse aux thèmes ricœuriens de la vie et du deuil, ainsi que du témoignage et de la narration. Un dernier axe rassemble des contributions s’interrogeant sur les questions épistémologiques et ontologiques soulevées par l’approche et les analyses de Ricœur.
Marc-Antoine Vallée
Librairie
Jean Starobinski, Accuser et séduire. Essais sur Jean-Jacques Rousseau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2012, 328 p., 19, 50 €, Diderot, un diable de ramage, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2012, 420 p., 19, 50 €
Ces deux essais reprennent des versions remaniées de « textes parus précédemment en divers lieux ». Le plaisir et l’émotion sont grands de les parcourir de nouveau, peut-être parce qu’il est devenu rare aujourd’hui où la théorie est plus « grise » que jamais de se voir offrir une somme critique qui, conformément au vœu de son auteur, « accepte de se faire œuvre à son tour et de courir les risques de l’œuvre ».
Les titres choisis conduisent d’emblée au cœur de l’économie poétique et conceptuelle de ces deux « monuments » de la littérature des Lumières : d’un côté, l’« éloquence du refus », la « situation oratoire » du juge Rousseau qui incrimine un siècle dénaturé ; un écrivain que l’hostilité de ses détracteurs ne laissera plus en repos, mais qui aura aussi ses « dévots », comme l’indiquent les lettres passionnées de lecteurs véritablement séduits par cette posture de « prophète ». Rousseau incarne avec éclat cette « autorité du sentiment » dont Madame de Staël fera le signe fort d’une nouvelle critique « participative », attentive à faire se conjuguer deux subjectivités : celle de l’écrivain et celle du lecteur. De l’autre, « Diderot, un diable de ramage », ramage « dans toute la diversité de ses emplois possibles », avertit Starobinski, « ramage saugrenu, moitié des gens du monde et des lettres, moitié des gens de la halle », se vantera le neveu ; un ramage dont « l’espace sonore » n’aura de cesse de nourrir l’imagination « hybride » du philosophe. Qu’il s’agisse de son « pandidactisme » ou de la verve chaleureuse et lyrique qui anime les récits ou le dialogue de l’écrivain avec la peinture, ce sont des « dispositifs de paroles » dont Starobinski, dans chacun de ses quinze essais, suit l’agencement ; il le fait avec l’allégresse d’un lecteur pris de tournis devant « tant de liberté joyeuse » et d’audace critique ; le dialogue diderotien est défini comme un « processus d’extériorisation » qui cherche l’autre, qui a besoin de la médiation de l’autre pour mieux se dire.
La même vigilante empathie accompagne le trajet de Rousseau sur les « routes oubliées et perdues, qui de l’état naturel ont dû mener l’homme à l’état civil » ; elle interroge « l’ample batterie conceptuelle » déployée dans le Contrat social ou l’Essai sur l’origine des langues, « en vue d’occuper le terrain historique » ; s’attarde sur « le grand critère » qui, depuis l’illumination de Vincennes (moment lors duquel Rousseau dit avoir eu l’intuition de son système philosophique tout entier), anime en profondeur ces enquêtes, cette « exigence d’amplitude affective » qui veut aller « du cœur au cœur ».
Grand historien des idées, Jean Starobinski puise avec une sûreté tranquille dans les branches du savoir moderne qu’il maîtrise depuis toujours ; mais il excelle aussi dans ce que Jean-Pierre Richard appelait les « microlectures ». Des études textuelles ponctuelles, modèles tout à la fois de compréhension et de distance, traquent ce que l’énergie figurale du texte révèle d’une subjectivité souvent déchirée. Rousseau, qui a choisi comme devise le Vitam impendere vero (« consacrer sa vie à la vérité »), est soucieux de ne pas prêter le flanc à la moindre intention maligne : au terme de la magistrale analyse de la séquence des Confessions, dite du « ruban volé », le lecteur peut ne pas être dupe d’une stratégie qui permet à l’accusé de « s’inculper et de s’exculper successivement » ; et pour finir, conclut avec humour le critique, « Rousseau qui tient la plume acquitte l’adolescent de son monstrueux forfait », manière de « prendre le monde à témoin sans pour autant être justiciable du jugement des hommes ». « Le dîner chez Bertin », un des magnifiques essais consacrés au Neveu de Rameau, est l’occasion de montrer, dans le détail d’un commentaire attentif à tous les jeux et à toutes les figures du théâtre de l’énonciation que construit le dialogue, comment le philosophe qui veut garder les mains propres délègue à son double littéraire le soin de la satire « la plus chargée d’énergie négatrice » : c’est un « Rameau manœuvré par Diderot qui dévoile toutes les turpitudes de Palissot ».
En soulignant et en éclairant l’attention que les deux philosophes des Lumières portent à la question du langage, Jean Starobinski invite le lecteur à prendre la mesure, au-delà des différences et des antagonismes, d’un même souci : celui de ne pas verser dans ce que Rousseau appelle les « langues faites pour le bourdonnement des Divans », le « petit jargon de Paris » dont Diderot rejette pareillement les accents « faux et maniérés », versus ces verae voces, ces accents qui témoignent de l’idiome du cœur, d’une langue non altérée. C’est ce même souci qui anime le langage du grand critique, attentif « à déchiffrer les mots pour accéder à l’intuition de leur pleine signification1 », mais aussi à ne pas laisser le fantasme surdéterminer l’interprétation : modèle d’érudition contrôlée que sa féconde rêverie sur les étymologies latines du mot plagiat, à propos de ce que telle séquence de Jacques le fataliste et son maître doit au Tristram Shandy de Sterne. L’exégète et les auteurs qu’il pratique partagent une même admiration pour « Les grandes voix vives de l’Antiquité » : soulignons avec Jean Starobinski que les œuvres de Rousseau sont volontiers précédées d’une épigraphe latine, dont celle empruntée aux Tristes d’Ovide inspire l’essai Un poète en exil. Et l’on sait ce que les deux satires de Diderot ainsi que leurs épigraphes doivent au sermo horatien. Des épigraphes qui chez les deux auteurs, loin de constituer une intertextualité de façade, nous introduisent pleinement dans ce que Starobinski appelle « le royaume du sens ».
Les épilogues de ces deux sommes autorisent une ultime mise en perspective : le dernier essai consacré à Diderot, « Le moulin dans le torrent », montre comment « l’activité centrifuge » du philosophe fait progressivement dériver une rêverie en forme d’idylle sur la nature en une rêverie technologique sur cette même nature : « il étale en un tableau sensible tout l’avenir que sillonne le rêve conquérant » ; dernière échappée sur un écrivain dont « le matérialisme enchanté » (Élisabeth de Fontenay) ne manque pas d’interroger un xxie siècle avide d’aller toujours plus loin dans l’exploitation d’une nature instrumentalisée. Quant à l’émouvant « Un bouquet pour Jean-Jacques Rousseau », tout en rappelant combien l’innocente activité de botaniste aura été pour le promeneur solitaire un magnifique objet de substitution à son « obsessionnel tourment », il pose, dans une dernière synthèse des formidables enjeux brassés par l’auteur du Contrat social, la question essentielle : saurons-nous être à la hauteur des inquiétudes qui ont déchiré Rousseau ?
Cécilia Suzzoni
Mark Hunyadi, L’Homme en contexte. Essai de philosophie morale, Paris, Le Cerf, coll. « Humanités », 2012, 242 p., 22 €
Professeur de philosophie sociale et politique à l’Université catholique de Louvain, Mark Hunyadi traite ici de la manière dont nous pouvons conduire la réflexion morale sur les pratiques sociales ou sur les technologies et apprécier l’évolution des mœurs en évitant deux écueils.
Le premier est « le conservatisme du fait établi » de l’éthique minimale, qui s’en tient au principe selon lequel il n’est légitime d’interdire que les actions créant un dommage à autrui. Cette éthique, qui ne permet pas de légiférer sur des sujets dont les enjeux dépassent la coexistence pacifique entre les libertés, tend à accepter tout ce qui est techniquement possible. L’idéal de neutralité axiologique de l’État, cher à un certain libéralisme, conduit au « défaitisme moral ». En établissant « un grand partage » entre la sphère privée, téléologique, et la sphère publique, déontologique, on ne se donne pas les moyens de contester les pratiques existantes qui peuvent être conformes aux principes de la justice, mais sont pourtant indésirables. En effet, l’objectif de l’auteur, dont le dernier chapitre propose une reconfiguration de la notion d’identité morale, est de savoir comment déterminer ce qui est désirable et ce qui ne l’est pas sans tomber dans l’autre impasse.
Celle-ci renvoie à toute perspective fondationnaliste s’appuyant sur une vision surplombante du bien venue de la religion, mais aussi de la manière dont les philosophes, à la faveur d’une sorte de métonymie morale, reconstruisent le réel à partir d’un seul principe considéré comme l’expression de la vie morale. Dans les deux cas, le point de vue des acteurs, le point de vue de la première personne, est gommé au profit de celui de la troisième personne. Au lieu de décrire la manière dont les acteurs se comprennent et de les inviter à évaluer les évolutions de la société à la lumière de ce qu’ils veulent être, ces théories, qui ont en commun d’oublier le contexte, les exproprient. De même, l’expérience morale est réduite au devoir ou à la reconnaissance, bref à un aspect des choses qui ne saurait décrire la richesse du réel.
Pour redonner au réel son épaisseur, Mark Hunyadi parle de contextualité. Il s’agit de revenir au monde de l’expérience qui est, comme le monde de la vie chez Husserl, un monde vécu, et non un objet ou une totalité nous faisant face. Le contexte est le monde dans lequel nous sommes. Il est constitué de l’ensemble des étants et des unités de sens que nous partageons, qui nous façonnent et sont remplis d’injonctions nous permettant de nous ajuster à ce monde sur lequel nous agissons en retour. Mais cette adhésion au monde n’empêche pas la critique.
En effet, « on trouve plus de choses dans le monde que de la simple factualité ». Les acteurs peuvent puiser, dans « la palette de contrefactualité » qui leur est offerte, les ressources nécessaires à une attitude réflexive et critique sur le monde. Celle-ci est la définition de la vie morale, c’est-à-dire du changement de régime que la vigilance opère dans notre manière d’habiter le monde, d’en accueillir certaines évolutions et d’en refuser d’autres.
C’est un peu à la manière du bricolage, en transformant les matériaux reçus et en les utilisant à d’autres fins, que les acteurs, dont l’imagination mobilise des ressources contrefactuelles, passent de la simple adhésion au monde à l’éthique. Autrement dit, le contexte objectif, chez les hommes, est aussi un contexte moral objectif. L’histoire n’est pas écrite à l’avance. Si l’identité, qui est liée à ce que nous voulons être et rappelle la notion d’attestation de Ricœur, « est bien le référent ultime de la morale », c’est-à-dire ce qui justifie nos choix, notamment en bioéthique, « elle n’est pas un roc inamovible ».
Corine Pelluchon
Henry Bauchau, Pierre et Blanche. Souvenirs sur Pierre Jean Jouve et Blanche Reverchon, Textes rassemblés et présentés par Anouck Cape Arles, Actes Sud, 2012, 208 p., 21, 80 €, Henry Bauchau. Inédits, correspondances, hommages, Revue Approches, décembre 2012, no 152
La disparition d’Henry Bauchau, psychanalyste, poète, dramaturge et romancier, en septembre 2012, a suscité nombre de communications et de publications, parmi lesquelles ces deux ouvrages, qui ont en commun la multiplicité des textes présentés : centré autour du rapport d’Henry Bauchau et des Jouve, Pierre et Blanche présente le premier article, dans son état original, de Bauchau sur Pierre Jean Jouve et Blanche Reverchon, sa femme, précédé d’un entretien entre l’écrivain et Anouck Cape, et suivi d’extraits de la correspondance entre Blanche et Henry. La revue Approches regroupe différents témoignages sur l’écrivain, qui en disent long sur le rayonnement de l’homme, sa générosité à l’égard des jeunes écrivains, et les fidélités qu’il a su faire naître. L’article de Colette Nys-Mazure éclaire un aspect émouvant de la vie d’écrivain en proie à l’usure physique de la vieillesse : la volonté sans faille de « persévérer dans son être d’écrivain ». La vue, la main font défaut : ce sera alors le recours aux assistantes (« Écrire sous la dictée »), à leur compétente et discrète collaboration. Anouck Cape, qui fut l’une d’elles, précise l’étendue de cette volonté :
Il ne s’agissait pas de consigner la récitation d’un texte déjà élaboré, mais bien de laisser advenir dans la parole ce qui se joue d’ordinaire au niveau de la main, dans le silence.
Il s’agit de « réinventer sa pratique de l’écriture ». Tel son Œdipe sur la route, H. Bauchau a rencontré la littérature en chemin, et ne l’a plus jamais quittée.
C’est la psychanalyse qui a fait naître Henry Bauchau à l’écriture (« né deux fois »), comme elle a nourri les romans de Pierre Jean Jouve – par l’intermédiaire inspiré de Blanche Reverchon, la « Sibylle » dans l’un de ses romans : il y a quelque chose du « hasard objectif » cher à André Breton dans la rencontre de Blanche ; Bauchau s’est senti attiré, d’ailleurs, par le surréalisme. C’est avec Blanche que l’existence de Jouve connaît une vita nuova, elle qui donne à Jouve, d’après les confidences faites à H. Bauchau, le thème du roman qui le fit connaître à un large public, Paulina 1880 ; c’est en étant son patient qu’Henry Bauchau va « renaître », et, lentement, passer à l’écriture, produire une œuvre, comme, à la demande de Blanche, il avait « produit des rêves » ; œuvre où la psychanalyse joue un rôle majeur, et devient un motif poétique (« Écriture et psychanalyse mêlent leur espérance et leur nécessité2 », dit-il) ; c’est par l’intermédiaire de Blanche qu’il va entrer dans la vie des Jouve, et partager souvent leur été en Engadine, séjours que son article évoque dans Pierre et Blanche.
Pierre et Blanche répond à un très ancien désir d’Henry Bauchau : rendre hommage à cette femme, « immense amour de transfert » et figure mythique à ses yeux :
J’ai écrit pour elle, toute mon œuvre tourne intérieurement autour d’elle et pourtant je ne l’ai pas écrite.
Dans ce désir, la gratitude de l’ancien patient se mêle étrangement à l’insatisfaction éprouvée face à l’effacement total de Blanche devant Pierre, sa volonté farouche de « rester dans l’ombre », et ses nombreux sacrifices en faveur de son œuvre, qui seule semblait compter pour elle : « sacrifiée à l’écriture de Pierre », dit-il. D’où l’étonnante ambiguïté du Journal à ce propos, qui peut heurter les admirateurs de Jouve ; et la reproduction d’un tableau d’Henry Bauchau sur Jouve, le représentant momifié dans un sarcophage, en dit long sur la dimension ambiguë, « fantasmatique », de ce rapport, dont témoigne aussi le souci de rappeler une confidence de Blanche :
À une partie de l’œuvre de Pierre, j’ai participé comme artiste.
Conscient de sa propre distance à « Pierre », Bauchau sait aussi rendre à chacun son dû, à « leurs génies respectifs […] Lui avait celui de la parole, elle celui de l’écoute ». L’artiste en lui sait aussi nous rappeler « le Verbe tendu et prophétique de Pierre », nous faire sentir la magie créatrice de l’auteur ; les textes sur l’Engadine nous font entrer dans la source vive de la création d’un personnage, dans le rôle joué par les lieux et les maisons, par l’atmosphère unique d’un lieu, à laquelle, « d’un mouvement naturel », dit-il, s’articule l’œuvre de Jouve. H. Bauchau, rappelons-le, a été aussi un traducteur passionné, ce qui en fait un grand lecteur : ainsi est-il un guide passionnant vers l’art des autres, comme le psychanalyste qu’il était a su à son tour mener des patients vers l’écriture : « Heureux les déliants, ils seront déliés », vers cité dans Pierre et Blanche.
C’est cette écriture forte et « juste », rigoureuse, c’est sa vision de l’art, et surtout de sa source, qui sont au cœur de la revue Approches. Écrire ne s’est jamais séparé pour Bauchau de ce travail incessant d’écoute de ce qui remonte du plus obscur de soi, pour prendre forme souvent dans des figures mythiques – Œdipe, Orion (nom de « l’enfant bleu »), Antigone – ou historiques et légendaires (Gengis Khan). Se fondent ainsi dans son œuvre et en lui, de manière singulière, les apports antiques, l’enthousiasme mystique, la foi chrétienne, celle en la psychanalyse, et un vif intérêt pour les philosophies orientales. Ce qui le garde de toute recherche facile d’originalité : « L’original est en réalité l’originel, l’inconscient », dit-il. Difficile approche, menée tout au long de sa vie, une vie qui est restée hantée par les deux guerres du début du siècle, par l’horreur. Son Journal note cette proximité avec le « fonds redoutable de sauvagerie » ; mais la violence, c’est aussi, chez Bauchau, ce qui entend résister et témoigner contre l’accablement des faibles :
Que je demeure en violence m’apparaît comme la devise de l’énigmatique blason de ma vie (Journal).
L’attentive écoute des plus faibles, c’est par exemple, dans sa vie, l’aide du psychanalyste au jeune autiste Lionel, qui deviendra l’Orion de l’Enfant bleu, et dont un très beau témoignage sur Bauchau se trouve dans la revue. Violence maîtrisée toutefois, grâce aux mythes qui l’incarnent, car Bauchau se méfie des seules forces dionysiaques : si l’inspiration est toujours « délirante, dionysiaque », elle « a besoin de la conscience ordonnée, musicale, apollinienne ». La conscience de cette difficile union donne à son écriture ce ton inimitable, fait d’humilité et d’une retenue qui rappelle ici le lien étroit entre écriture et éthique. Dominique Pohier-Stein, dans Approches, évoque « ce chef-d’œuvre qu’est le recueil la Pierre sans chagrin. Poèmes du Thoronet3 » :
Ne connaissant que la vie, n’ayant jamais vécu le mot résurrection Je voudrais m’éveiller les bras ouverts, un peu
« Un peu » : la retenue rend, mieux que l’excès, l’émerveillement devant le mystère ; ainsi Henry Bauchau disait-il de lui-même qu’il était « chrétien sur le seuil ».
Chantal Labre
Álvaro Pombo, Apparition de l’éternel féminin, Trad. Nelly Lhermillier Paris, Christian Bourgois, 2013, 240 p., 18 €
Traduit tardivement, ce roman, publié en 1993 en Espagne, séduit par l’alchimie délicate qui se noue entre la simplicité des événements relatés et la virtuosité des sentiments exprimés. En un long monologue, entrecoupé d’allusions sibyllines à la situation politique sous Franco, enrichi de détails mordants sur la vie quotidienne d’une famille atypique, le jeune héros Jorge, dit le Ballot, égrène ses souvenirs, depuis sa tendre complicité avec son cousin José Luis, dit le Chinois, jusqu’aux bouleversements liés à l’arrivée d’Elke, une jeune réfugiée allemande orpheline. En filigrane se joue un renoncement, à la fois pudique et réjoui, au monde de l’enfance.
Álvaro Pombo, né en 1939 dans une famille aisée de Santander, après des études de lettres et de philosophie à Madrid et à Londres, s’impose d’abord comme poète avant de devenir en 1983, dès son premier roman le Héros des mansardes de Mansart4, une des figures majeures de la littérature hispanique de l’après-franquisme, aux côtés notamment de Javier Tomeo ou Enrique Vila-Matas.
Dans Apparition de l’éternel féminin, Álvaro Pombo s’amuse des paramètres qui définissent son univers en les convoquant dans une logorrhée joyeuse qui échappe à toute logique. Les thèmes récurrents de la famille, de la religion, de la culpabilité, du sentiment amoureux, de l’incursion du politique dans le quotidien habitent le récit et circulent légèrement à travers images et mots. Álvaro Pombo semble prendre au sérieux les êtres et les situations pour aussitôt basculer dans l’humour et la fantaisie, faisant de ce revirement incessant l’instrument d’une prose audacieuse par sa syntaxe inventive, parfois réaliste, souvent alambiquée, mais toujours magique.
Comme l’indique le titre complet, Apparition de l’éternel féminin, racontée par sa Majesté le Roi, c’est le Ballot qui évoque au jour le jour les épisodes, anecdotiques ou déterminants, qui ponctuent sa vie de jeune garçon d’une douzaine d’années, multipliant les registres et faisant résonner avec justesse la voix de tous ceux qui le croisent.
Sous forme de petits tableaux, dès les premières pages, le décor est posé ; la maison familiale, repliée sur elle-même, est composée essentiellement de femmes : la grand-mère, sensible et brutale à la fois, sa seule amie, la commère dona Blanca, la tante effacée Lola, l’employée de maison Belinda, gentille et maligne. Autour d’elles grandissent dans une grande liberté, proche du chaos, les deux complices, cousins du côté de la mère, le Ballot et le Chinois, avec pour seuls repères l’école vaguement mentionnée, les cours de boxe et les combats annuels, organisés par l’entraîneur ami don Rodolfo et surtout les exploits imaginaires ou réels sur la terrasse, leur lieu d’évasion privilégié.
Le sentiment d’un huis clos mystérieux est intensifié par les conversations entre deux portes, les palabres agitées que les garçons s’efforcent de surprendre, les sous-entendus équivoques. Les paroles fusent, comme se nourrissant de leur propre écho, à la recherche d’un rempart contre l’incursion du monde extérieur. Tout se passe comme si la famille et la maison faisaient corps pour contenir l’idée même du changement et que l’oralité exacerbée ne visait qu’à préserver en le racontant inlassablement un quotidien fragilisé.
Les événements politiques sont tenus à l’écart, même si la reprise des chants monarchistes par la grand-mère ou nationalistes par don Rodolfo et les enfants, les quelques allusions à Hitler, la mention des noms du Caudillo, de Rommel ou de Hirohito, la géographie détaillée des espaces, les références religieuses permettent de situer le récit peu après la guerre civile, autour des années 1940, dans un paysage qui n’est pas sans rappeler celui de la jeunesse d’Álvaro Pombo.
L’arrivée d’Elke, adoptée par la tante Lola, sans la moindre consultation de la famille, suite simplement aux suggestions des autorités espagnoles, bouleverse cet équilibre précaire. La présence de cet éternel féminin à l’étage inférieur de la maison, avec son espagnol limité et son fort accent allemand qui la rend parfois incompréhensible, redessine les contours de ce microcosme figé dans un immobilisme collectif, et favorise le cheminement de chacun des membres de la tribu.
Sa Majesté le Roi ressent, sans pouvoir l’expliciter précisément, que le monde qui l’entoure ne peut perdurer et qu’il va lui falloir dire adieu à son enfance. Chacune de ses anecdotes commence par l’expression d’un sentiment fort – la solitude quand il découvre un martinet mort sur la terrasse, le désespoir quand son cousin disparaît pendant quelques jours, le désarroi quand il surprend les pleurs de Belinda – et donne lieu à des digressions sur les contradictions inscrites au cœur des mots et la puissance du langage : comment comprendre l’acte de penser et le relier à ce que l’on croit voir ou entendre ? Quel lien établir entre l’incompréhension et le mensonge ?
Ces incertitudes, d’abord balayées à peine exprimées pour laisser place nette au plaisir de la parole et à la fantaisie, s’affirment plus puissamment quand elles accompagnent la découverte du sentiment amoureux et suscitent une rivalité entre les deux cousins qui partagent désormais leurs jeux sur la terrasse avec Elke. La réalité se fait soudain plus pressante : la menace d’un redoublement scolaire, le départ du Chinois en Scandinavie auprès de ses parents, la présence plus affirmée d’Elke, le dénouement de l’histoire de la servante Belinda et du boxeur don Rodolfo précipitent les changements.
L’introspection se fait plus grave au fur et à mesure que le Ballot ose s’affranchir de l’enfance. Sur la formidable allégresse des confidences se greffe alors une pointe de noirceur, comme si Álvaro Pombo craignait que l’on ne puisse échapper à un destin inscrit dans les contraintes d’une histoire familiale.
Le toast final porté par le narrateur aux oiseaux qui reviendraient chaque année « comme s’il était impossible de finir et que le final ne soit la fin de rien pour aucun de nous huit… » (p. 237) laisse l’ambiguïté entière.
Sylvie Bressler
Brèves
Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales, Paris, Le Seuil, coll. « La Librairie du xxe siècle », 2013, 288 p., 21 €, Martine Segalen, Mythes et rituels contemporains, Paris, Armand Colin, 2012, 128 p., 9, 80 €
Les seize textes regroupés dans le livre de Cl. Lévi-Strauss, tous consacrés à un sujet d’actualité (comme la vache folle), ont été écrits entre 1989 et 2000 à la demande du quotidien italien La Repubblica. Il en ressort une interrogation récurrente chez l’auteur de Tristes Tropiques qui porte sur la pluralité des modes de développement, sur le poids de la démographie, sur le Japon, mais aussi des incursions dans l’univers de la peinture (Poussin) ou de la pensée (Auguste Comte et l’Italie, Montaigne et l’Amérique, Vico). Autant de textes qui traduisent un état d’esprit cherchant à échapper au rationalisme comme au relativisme : « D’un côté la philosophie des Lumières qui soumet toutes les sociétés historiques à sa critique et caresse l’utopie d’une société rationnelle. De l’autre le relativisme qui rejette tout critère absolu dont une culture pourrait s’autoriser pour juger des cultures différentes. Depuis Montaigne et à son exemple, on n’a pas cessé de chercher une issue à cette contradiction. » Parallèlement à ces réflexions de l’ethnologue sur sa société et celle des autres, on peut se reporter au travail de Martine Segalen qui porte sur les rituels contemporains. Des rituels sans cesse réinventés : « Il n’existe pas de rituels “nouveaux”, écrit-elle dans la deuxième édition de cet ouvrage initialement publié en 1998, mais des rituels “contemporains” qui puisent à un stock de références toujours plus globalisées mais réinterprétées localement. »
O. M.
François Jullien, L’écart et l’entre. Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité, Paris, Galilée, 2012, 98 p., 15 €
Comment saisir ce qu’une culture peut apprendre d’une autre ? Parler de « différence » ne suffit pas, car cela suppose acquise une identité, qui n’a rien d’évident. C’est pourquoi François Jullien avance deux autres notions : « l’écart » et « l’entre ». L’écart se distingue de la différence au moins sur trois points : « D’abord, l’écart ne donne pas à poser une identité de principe ni ne répond à un besoin identitaire ; mais il ouvre, en séparant les cultures et les pensées, un espace de réflexivité entre elles où se déploie la pensée. C’est, de ce fait, une figure, non de rangement, mais de dérangement, à vocation exploratoire : l’écart fait paraître les cultures et les pensées comme autant de fécondités. En quoi, enfin, nous dispensant d’avoir à poser – supposer – quelque a priori sur la nature de l’Homme, toujours idéologique, l’écart nous invite, en revanche, à ce que j’appellerai un auto-réfléchissement de l’humain. » C’est par un écart – un pas de côté – qu’une culture, par exemple, se découvre à partir d’une autre. Ici, c’est par l’écart chinois que François Jullien appréhende la pensée des Grecs. Mais l’écart, comme cheminement du connaître, met à nu « l’entre ». Ce dernier n’existe pas en soi, il sert de passage, il est le passage, ce qui est entre et fait entrer. Si son exemple sur le Grand Paris n’est guère convaincant, l’essentiel n’est pas là. Cette réflexion mérite l’expérimentation, elle déplace l’habituelle approche univoque, l’un et l’autre, l’un mesuré par l’autre, l’un pensé par l’autre, etc., et lui substitue une dialectique sans cadence qui construit le soi eu égard à l’autre.
Th. P.
Jean-Christophe Bailly, La Phrase urbaine, Paris, Le Seuil, 2013, 284 p., 21 €. Michael Sheringham, Traversées du quotidien. Des surréalistes aux postmodernes, Paris, puf, 2013, 416 p., 32 €
Après l’invitation au voyage particulièrement réussie à travers les paysages et fleuves de l’Hexagone que Jean-Christophe Bailly nous a récemment offerte, la réédition de la Ville à l’œuvre est une heureuse initiative. Le titre a changé et de nombreux textes inédits composent cette « phrase urbaine », un changement qui indique une inflexion. En effet, la ville européenne classique n’est peut-être plus le sujet : « La ville apparaît aujourd’hui, et à l’échelle du monde, comme un puzzle dont les pièces ne s’ajointent pas forcément et dont il serait vain d’attendre qu’elles puissent toutes ensemble configurer dans une image un tant soit peu stable. » Dans ces conditions, « quelles sont les phrases urbaines qui s’écrivent aujourd’hui ? Quelle est ou quelle devrait être leur syntaxe ? Sommes-nous capables de les lire ? ». Parmi les inédits, le texte consacré à l’enquête de James Agee sur Brooklyn (parue en 1968, treize ans après la mort d’Agee !), où l’écrivain cherche à capter dans cette ville américaine (« la plus proche de l’aimant ») « la cruelle radiation de ce qui est », retient fortement l’attention. L’ouvrage universitaire et pédagogique de Sheringham a pour sa part le mérite de proposer des chapitres substantiels qui portent sur des écrivains et des penseurs du quotidien : après les surréalistes, l’auteur retient H. Lefebvre, R. Barthes, M. de Certeau et G. Perec. Mais pour la suite, pour l’après-Perec, on est moins convaincu : Augé, Maspéro, Ernaux, Réda… pourquoi pas ? Mais une seule note pour J. Rolin et J.-Ch. Bailly absent, c’est un peu léger !
O. M.
Jean-Paul Kauffmann, Remonter la Marne, Paris, Fayard, 2012, 264 p., 19, 50 €
Le charme du récit de voyage, qui est aussi une remontée dans le temps et un vagabondage littéraire (on croise Bossuet à Meaux, La Fontaine à Château-Thierry, Breton à Saint-Dizier, Bachelard tout au long des méandres), ne fait pas oublier que la Marne garde le souvenir historique des champs de bataille (l’accès à la capitale est en jeu !). Pourtant, c’est un autre front que visite le journaliste, à pied, sac au dos, carnet de notes en main, en une fin d’été clémente : le front d’une guerre quotidienne pour surnager économiquement, pour conjurer l’abandon, la déglingue, la souffrance de la crise. Le journaliste parisien va donc à la rencontre de la France de l’intérieur : « Je la sens non pas déprimée, mais hors service. […] Une sorte de désertion où s’entremêlent défiance et insoumission. Un état de neutralité : les gens se sont désengagés comme s’ils avaient décidé de se maintenir en dehors des hostilités actuelles. » À propos des villages désertés, Jean-Paul Kauffmann adopte une métaphore récurrente : les « communes démeublées », pour rendre compte d’un délaissement, d’un sentiment d’abandon, de découragement, et de ces objets qui traînent au bord des chemins : fauteuils abandonnés, cartons en vrac, jouets irréparables, « l’impression d’un déménagement à la cloche de bois ». « Quand tout cela a-t-il craqué ? L’ordre social s’est détricoté, les mailles ont sauté. Tous ces points soigneusement entrelacés depuis des lustres n’ont pas cédé d’un coup, mais il a bien fallu constater un jour que l’assemblage avait cessé d’être. » Une remontée nostalgique et inquiète, qui n’empêche pas de belles rencontres avec des riverains endurants et rétifs aux épanchements : « Ils bossent comme quatre et ne font aucune allusion aux malheurs des temps. »
M.-O. P.
Florence Seyvos, Le Garçon incassable, Paris, Éditions de l’Olivier, 2013, 176 p., 16 €
Pourquoi la narratrice est-elle partie à Los Angeles, la capitale du cinéma ? Pour suivre à la trace Buster Keaton, qui fut l’un des grands burlesques de l’âge d’or du cinéma muet. Mais, au fil de l’enquête, voilà que Buster (Buster veut dire « chute » en américain) devient le double de son frère Henri, un handicapé qui a vécu une enfance difficile et a été soumis à une violence paternelle incessante et insupportable. Ce qui l’a obligé à se cabrer, à se durcir, à ne pas plier devant l’adversité, bref à devenir un incassable. Et l’auteur de pousser le parallèle entre l’histoire difficile du comique burlesque (B. Keaton est un enfant du music-hall que son père Joe traîne comme une serpillière sur la scène) et la vie du frère handicapé. Et de rappeler que Buster a été une vedette tant qu’il a été le maître de ses productions et que ce burlesque muet n’a pas réussi à passer le cap du parlant. Une histoire qui n’est pas sans lien avec les surnoms de Buster, l’un de ces comiques qui a peur de rire : L’homme qui ne rit jamais, Visage de marbre, Tête de buis, Figure de cire, Frigo… La force du livre est de montrer que les grands comiques sont brûlés par une violence subie qui les oblige à se protéger des coups en tous genres. Buster n’arrête pas de fuir en avant alors que Chaplin tente, en perpétuel immigré, de pénétrer les intérieurs. Buster aime les trains (le Mécano de la General en témoigne), comme Henri, c’est un incassable, comme Henri quand il se heurte à son père. Voilà une comparaison intrigante et une manière de se raconter à travers un frère et une star « déchue » de cinéma qui est très originale. James Agee parlait ainsi du visage de Buster : « Il rivalise avec celui d’Abraham Lincoln : hiératique, fier, presque sublime, inoubliable. » À quoi il faut ajouter l’adjectif incassable…
O. M.
Elina Dumont, Longtemps, j’ai habité dehors, Paris, Flammarion, 2013, 248 p., 18 €
Les pièges du témoignage sont nombreux : excès de pathos, difficulté à transmettre une expérience, volonté de choquer… Elina Dumont les évite (presque) tous, et retrace son parcours, de son enfance dans le Perche, à la campagne, dans une famille d’accueil, aux rues de Paris, puis à sa nouvelle vie de comédienne et de « sédentaire », dans un appartement. Elle raconte ce que l’on ne peut qu’imaginer, les abus sexuels, la drogue, l’incompréhension du « système » d’assistance sociale, mais sans chercher à tirer des larmes au lecteur. Sa plume, comme son esprit sans doute, est claire, d’une clarté non exempte de violence, mais qui ne cherche pas à briller plus qu’elle n’en a besoin. Et ce qui est le plus frappant, dans ce texte, dont le titre évoque l’image « classique » (car elle l’est devenue) du SDF, c’est que c’est un récit de la rue où la rue n’apparaît presque pas. Parce que la rue, c’est ce qu’il faut à tout prix éviter, physiquement (on ne flâne pas lorsque l’on n’a pas de toit, on passe ses journées à en chercher un) et psychologiquement (Elina Dumont ne veut pas que les autres sachent qu’elle est à la rue). Même si être « dedans » n’est pas non plus toujours évident ; on ne sait pas, on ne voit pas toujours comment faire. Les passages les plus beaux du livre (outre le chapitre sur les mots comme arme de défense) sont sans doute ceux où Elina Dumont décrit la manière dont elle éprouve le besoin, quand elle entre quelque part, de s’approprier physiquement les objets, de toucher, tout autour d’elle, des choses, pour montrer, pour se démontrer que, même si elle n’a pas de maison, elle peut être un peu « chez elle » quand elle est chez les autres.
A. B.
Jean-Joseph Goux, Le Trésor perdu de la finance folle, Paris, Blusson, 2013, 141 p., 16 €
Dans ce recueil d’articles, le philosophe poursuit sa réflexion sur l’économie contemporaine dominée par la liquidité de l’argent. D’où vient la place prépondérante prise par l’économie financière ? La réponse ne vient pas seulement des techniques de gestion ou de l’appât du gain mais de la transformation de notre rapport à la valeur. Pour le comprendre, il faut repartir des problèmes de représentation posés par la révolution néoclassique de Walras, qui définit la valeur en fonction du besoin du consommateur, ou plus précisément de l’intensité variable de son désir. Moment de basculement des définitions : on ne peut plus référer le prix d’un objet à une grandeur objective, tout entre dans le monde fluctuant des préférences et des désirs. La monnaie elle-même, avec la fin de l’étalon-or, n’est plus ancrée dans un système de référence stable, elle devient elle-même le point de repère, tout en étant variable. Pour comprendre et présenter cette révolution de la frivolité, Jean-Joseph Goux développe trois approches : la comparaison historique entre l’évolution des notions économiques et l’histoire des idées (naissance de la psychanalyse, apparition de la linguistique…), la réflexion sur l’arbitraire du signe et notre croyance dans la monnaie, l’interrogation sur le rapport au réel construit par un jeu exubérant des signes que nous ne maîtrisons plus. Une manière indispensable d’élargir le débat économique au-delà de la corporation des économistes.
M.-O. P.
Jean-Jacques Marie, Staline, 1878-1953. Mensonges et mirages, Paris, Autrement, 2013, 283 p., 21 €
Staline est à la mode. Et même en voie de réhabilitation. Cinquante ans après sa disparition, Vladimir Poutine en dit plutôt du bien, suivi par l’opinion publique russe si l’on en croit un sondage où 49 % des sondés jugent son bilan positif. Il n’est pas jusqu’à certains secteurs de l’Église orthodoxe qui n’emboîtent le pas. Il est vrai que Hitler lui-même a ses admirateurs chez les « hooligans ». Alors Staline… En Occident même, les avis sont plus partagés que naguère. Ces entreprises de réhabilitation ont le don d’irriter Jean-Jacques Marie, spécialiste reconnu de l’histoire soviétique, qui n’a jamais caché son engagement trotskiste. Auteur de plusieurs biographies du dictateur, il vient d’en publier une nouvelle qui tient compte des travaux les plus récents, comme ceux de l’essayiste britannique Simon Sebag Montefiore. Contre toutes ces tentatives négationnistes plus ou moins rampantes, il est salubre de rappeler le bilan humain accablant d’un homme et d’un régime qui compte parmi les plus meurtriers – et malgré cela les plus adulés – de l’histoire universelle. On ne lit pas sans stupéfaction et tristesse ces vers de Paul Éluard : « Et Staline dissipe aujourd’hui le malheur/la confiance est le fruit de son cerveau d’amour. » Et il y a eu bien pire… On regrettera néanmoins que, fidèle à sa ligne politique, l’auteur disculpe Lénine et le « vrai bolchevisme » de leur responsabilité, pourtant aveuglante dans la genèse des crimes staliniens. Le parallèle, classique dans cette perspective, entre le Géorgien et Bonaparte, n’en apparaît que plus discutable.
D. L.
En écho
PENSER GLOBAL – Par les temps qui courent, on salue avec plaisir la naissance d’une nouvelle revue papier. L’initiative en revient à Michel Wieviorka, l’administrateur de la Maison des sciences de l’homme ; cette revue publiera trois numéros par an (Socio, no 01, 2013, socio@msh-paris.fr). Le sociologue met l’accent sur la nécessité de cadrer au mieux des sciences sociales internationalisées et en pleine expansion, de privilégier la pluridisciplinarité et de s’obliger à prendre en considération les problèmes globaux. La présence au sommaire de Michel Agier, Howard Becker et Immanuel Wallerstein témoigne de cette volonté. Bonne chance à Socio.
PIERRE PACHET, LE SOMMEIL ET L’ATTENTION – Homme de revues, Passé présent entre autres, Pierre Pachet publie deux entretiens dans Vacarme (automne 2012, no 61) et Critique (mai 2013, no 792). C’est surtout l’occasion de préciser ses thèses sur le sommeil et sur l’attention, car le sommeil fait partie selon lui d’une conscience « ensommeillée ». Ces réflexions le conduisent à se démarquer de la doctrine freudienne sur l’inconscient et le rêve.
LE DURABLEMENT ÉCOLOGIQUE ET LE LIVRE EN VILLE – Les revues d’architecture ont trop rarement l’esprit critique en raison du poids des concours et des carnets de commandes tenus par la puissance publique et les politiques. La onzième livraison de Criticat, une revue animée par Françoise Fromonot et d’autres, propose un dossier fort bien venu et peu convenu sur le « durablement écologique » qui souligne et insiste sur le glissement progressif et significatif de l’expérimental au labellisé. De son côté, Place publique (mai-juin 2013, no 39, thierryguidet@wanadoo.fr), toujours « fidèle au poste », propose un dossier sur le livre, une manière de rappeler le rôle culturel des villes, et la place des écrivains, des bibliothécaires et des libraires. La revue nantaise revient parallèlement sur la question de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (« Aéroport, les questions qui demeurent »), un projet lancé en 1963 et qui reste marqué par la vision de l’aménagement et de la croissance économique qui prévalait à cette époque. L’attractivité d’un territoire relève aujourd’hui d’autres atouts, que la modernisation des équipements existants peut suffire à valoriser.
DROIT DE VOTE DES ÉTRANGERS – « Droit de vote des étrangers. Où en sommes-nous ? », tel est le titre du dossier (coordonné par Catherine Wihtol de Wenden) de la revue Migrations et sociétés qui fête son 25e anniversaire (mars-avril 2013, vol. 25, no 146, ms@ciemi.org). Si le président Hollande a rapidement botté en touche sur ce point, il n’est pas inutile d’en suivre l’évolution sur le plan constitutionnel. Mais ce sont les comparaisons avec les autres pays européens qui retiennent l’attention, la question étant de savoir si le droit de vote des résidents étrangers n’est pas, dans certains cas, une compensation à une fermeture progressive de la nationalité, comme le souligne Hervé Andrès.
AU NOM DE L’ÉTAT CHINOIS – Comprendre l’évolution possible de la société chinoise et du Parti communiste qui tient les rênes de l’État n’est pas aisé. C’est pourquoi l’analyse des interactions entre des administrateurs locaux dits « inférieurs » et les citoyens est un instrument d’analyse pertinent. Dans son dernier dossier, la revue Perspectives chinoises (no 2013, 1, cefc@cefc.com.hk) s’appuie sur de nombreux exemples (comités de résidents, administration en charge des vendeurs de rue à Pékin, les « délogeurs » dans les projets de rénovation du vieux Shanghai, les responsables de l’accès à l’eau…) pour répondre à cette interrogation : « Qui dit quoi et qui montre quoi ? À qui ? » Si aucun des articles réunis ne propose une réponse figée, tous signalent que l’action de ces administrateurs inférieurs demeure incompréhensible si l’on ne tient pas compte de ce qu’ils doivent donner à voir aux échelons supérieurs, et en conséquence, de ce qu’ils doivent dire, taire ou dissimuler à ceux qu’ils administrent. Bref, ces administrateurs « inférieurs » sont toujours des courroies de transmission des « supérieurs » du Parti.
ENQUÊTE ET ENTRETIEN – C’est la formule défendue par un nouveau magazine, Au fait, qui se présente comme un « média lent ». Dans le premier numéro paru en mai, l’enquête porte sur la famille Wendel et l’entretien substantiel est mené avec l’ancien chancelier et éditorialiste de Die Zeit Helmut Schmidt, qui ne se démarque guère de la ligne Schröder-Merkel dans son analyse de la crise européenne (www.au-fait.fr).
TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN – Le journal change de format et développe une offre quotidienne sur son site internet (www.temoignagechretien.fr), une lettre hebdomadaire et un supplément mensuel au format magazine, sous la direction de Jean-Pierre Mignard et de Bernard Stéphan, en mettant l’accent sur l’engagement, la fraternité et la résistance spirituelle.
Avis
Le 24 juin à 19 heures, en partenariat avec Terra Nova et la mairie du 3e arrondissement de Paris, nous organisons une conférence avec Martin Schulz, le président du Parlement européen. Le lieu n’étant pas encore confirmé, n’hésitez pas à vous rendre sur notre site (www.esprit.presse.fr) pour plus d’informations.
Depuis décembre 2012, Esprit est également disponible en format tablette/liseuse, téléchargeable sur www.epagine.fr ou sur d’autres librairies en ligne. Notre site internet (www.esprit.presse.fr) continue bien sûr à vous proposer l’intégralité de nos archives, ainsi que des offres spéciales tout au long de l’année et différentes formules d’abonnement.
Signalons deux nouvelles publications sur Paul Ricœur, dont on fête cette année le centenaire de la naissance : Marc-Antoine Vallée (dont nous publions un article dans ce numéro) publie Gadamer et Ricœur. La conception herméneutique du langage (Rennes, Pur, 2013), et les Cahiers Jules Lequier (no 4/2013, http://juleslequier.wordpress.com) publient un texte de Ricœur, « Essai de jugement sur Lequier ».
Dans les mois qui viennent, nous analyserons la manière dont ce qu’on appelle l’histoire globale nous invite à penser différemment les équilibres mondiaux, à décentrer notre regard sur l’histoire et sur le contemporain. Si la mondialisation décentre, elle peut aussi déstabiliser, voire décourager, faute de discours politiques qui sachent porter les évolutions qui se dessinent. En août-septembre, nous nous intéresserons donc à la crise des partis et de la représentation politique, qui frappe tous les pays occidentaux, et apparaît presque comme une forme de maladie de nos « démocraties tardives ».
- 1.
Jean Starobinski, la Relation critique, Paris, Gallimard, 1970 (rééd. coll. « Tel », 2000).
- 2.
Henry Bauchau, l’Écriture à l’écoute, essais réunis et présentés par Isabelle Gabolde, Arles, Actes Sud, mai 2000.
- 3.
H. Bauchau, la Pierre sans chagrin, Arles, Actes Sud, 2001.
- 4.
Álvaro Pombo, le Héros des mansardes de Mansart, Paris, Pierre Belfond, 1985.