Des premiers travaux d’Emmanuel Mounier à la publication en février 2019 du numéro Un nouvel autoritarisme en Pologne, Esprit n’a cessé de considérer la Pologne et ses intellectuels comme des interlocuteurs privilégiés sur l’Europe, le christianisme ou les libertés : c’est cet échange nourri et stimulant sur les questions de l'engagement et de l'émancipation que ce dossier propose de retracer.
Rappelons pour commencer l'influence d'Emmanuel Mounier puis de Jean-Marie Domenach sur la formation de structures comme PAX (mouvement duquel ils se sont ensuite distanciés) ou comme Wiez, une revue qui s’est largement inspirée du Manifeste au service du personnalisme de 1936. La proposition d’une troisième voie, échappant à la fois au catholicisme rigide et au nationalisme fermé, a enthousiasmé certains Polonais, favorisant ainsi l’émergence d’une pensée chrétienne de gauche.
L'intérêt d'Esprit pour la Pologne n'a pas empêché ses auteurs, parfois, de se tromper lourdement. Après son voyage en Pologne en 1946, Mounier écarte résolument l’hypothèse d’une annexion de la Pologne par la République soviétique. Un an après, Staline marchait sur Varsovie.
Dans un article de 1976, Jean-Marie Domenach, relatant son voyage en Pologne, met au jour les manquements et les errances de l’État, avant de décrire l’Église comme un « poumon » pour la société civile, et d’en faire une véritable « arche de Noé ».
Souhaitant redonner à la Pologne sa « qualité de sujet historique », Esprit fit continument paraître, du rapport Khrouchtchev aux deux révoltes de Gdansk en 1970 et 1980, des articles d’auteurs polonais permettant d'éclairer l'aspiration de leur société à desserer l'étau du communisme. Tadeusz Mazowiecki décrit ainsi, dans un article de 1979, l'espoir qui accompagne l’accès au Saint-Siège de l’archevêque de Cracovie, Karol Wojtyla. Deux ans plus tard, Aleksander Smolar montre comment la détérioration des relations entre le Parti-État et la société polonaise a conduit au soulèvement populaire, encadré par Solidarnosc. En 1993, il interroge le même Tadeusz Mazowiecki, devenu premier chef d'un gouvernement non communiste dans un pays signataire du Pacte de Varsovie.
La relation entre Esprit et la Pologne est particulièrement intense dans les années 1980, au moment où, avec Solidarnosc, a lieu une expérience politique inédite. Tout en luttant contre le totalitarisme, Solidarité entend ré-unir les masses populaires et l’Église. Interdit en Pologne, le syndicat trouvera chez Esprit le soutien nécessaire à l’exportation de sa cause. Deux dossiers se succèdent, aux titres évocateurs : en janvier 1981, Pologne, un défi, un espoir; et en 1982, alors que la répression s'abat, La Pologne emmurée, Alors que Paul Thibaud analyse l’incapacité de Solidarnosc à entamer une négociation constructive avec le pouvoir en place, malgré l’adhésion massive d’une frange du peuple aux critiques dirigées à l’encontre du régime (« Mesure d’une défaite »), Krzysztof considère que la bataille politique doit se poursuivre, et que l'Église est l'une des seules institutions capable d'instaurer un dialogue avec le pouvoir ( « Pologne: la guerre continue »).
Enfin, en mai 2000, Pierre Hassner, Marc Lazar et Aleksander Smolar confrontenet leurs lectures des faillites du communisme, du passage à la démocratie et des responsabilités historiques des intellectuels dans le maintien ou le renversement de ces régimes (« D’Ouest en Est, les intellectuels après la chute du Mur »). Deux décennies plus tard, cette discussion se prolonge dans le bel entretien accordé à la revue par Karol Modzelewski, peu de temps avant sa disparition.