Philosophe du langage ordinaire, Stanley Cavell s’est éteint le 19 juin 2018 à 91 ans. Son œuvre - traduite en français dans les années 1990 consacre une véritable philosophie à l’américaine. Pour en prendre la mesure, nous présentons un bouquet d’articles.
Quelle forme d’écriture correspond le mieux à la pensée philosophique ? C’est la question qui a motivé ses recherches tout au long de sa carrière et sur laquelle Elise Domenach et Guillaume le Blanc reviennent dans leurs articles. Avec la philosophie analytique, l’écriture logique était devenue le seul moyen d’expression légitime. Stanley Cavell a cherché à réhabiliter une écriture plus littéraire, accusée, à tort selon lui, de verbiage ou d’exercice de style. « C’est un paradoxe en Amérique de dire que vous voulez écrire et philosopher », confiait-il ainsi dans un entretien pour Esprit en juin 1998[1]. Or, pour le philosophe, il existe une philosophie américaine capable d’assumer un style moins académique : celle de Ralph Waldo Emerson (1803-1882) ou Henry David Thoreau (1817-1862). Or, c’est elle, philosophie de l’ordinaire, et non la philosophie analytique qui fait la spécificité de la philosophie américaine. C’est une philosophie qui revêt, fondamentalement, un caractère « autobiographique » en tant qu’elle interrogele quotidien. En atteste la publication, en 1994, de son autobiographie (Un ton pour la philosophie. Moments d’une autobiographie, traduit de l’anglais par Sandra Laugier et Elise Domenach, Bayard, 2003).
Son intérêt pour la culture populaire est rendu manifeste dans ses travaux sur le cinéma. Un second volet du bouquet (parmi lequel figurent des textes d’Arnaud Desplechin, Sandra Laugier et Stanley Cavell lui-même) traite plus précisément de cette question. Stanley Cavell croyait le cinéma capable d’extraire la philosophie de l’opposition entre savant et populaire[2]. Alors, demandait-il, pourquoi ne pas lire ensemble Kant et Capra ? Il s’est intéressé notamment aux « comédies de remariage » - c’est ainsi qu’il désigne les films dans lesquels un couple se donne une seconde chance. Ils représentent à ses yeux un visage du scepticisme en philosophie. Le sceptique doute de tout y compris de lui-même. Le remarié est un sceptique qui ne cède pas au nihilisme et apprend à vivre avec l’incertitude. Les films, sous sa plume, ne se contentent pas de décrire ou de constater. Ils posent, eux aussi, des questions et constituent une « éducation des adultes » - donc, pour Cavell, une philosophie - par eux-mêmes indispensable au libre exercice démocratie.
Ce dossier réunit articles, entretiens et recensions. Il offre un panorama d’une œuvre plurielle et riche, qui ose aborder ensemble Thoreau, Rohmer, Shakespeare et Capra. Avec lui, nous découvrons une autre philosophie, quotidienne et concernée, mais aussi un autre cinéma, qui sert la pensée, un cinéma « qui compte »[3]. Avec Irène Théry, nous prenons la mesure de son influence. Le travail de Cavell sur le corpus cinématographique, non content de livrer une nouvelle façon de faire de la philosophie, a nourri par ailleurs ses recherches en sociologie sur les transformations des schémas familiaux et conjugaux à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines.
[1]Elise Domenach, « Stanley Cavell : Shakespeare, Hollywood et la philosophie américaine. », Esprit, juin 1998
[2]A ce propos, voir : Pursuits of Happiness: The Hollywood Comedy of Remarriage (1981) Harvard University Press. Traduction française de Sandra Laugier et Christian Fournier : À la recherche du bonheur - Hollywood et la comédie du remariage, Paris, Les Cahiers du cinéma, 1993
[3]Arnaud Despleschin, "Pourquoi les films comptent-ils ? (Discussion)", Esprit, août 2008