
Pourquoi les films comptent-ils ? Discussion entre Stanley Cavell et Arnaud Desplechin
Dans cette conversation, le philosophe américain et le cinéaste français font part de leur passion pour les films et un style d’analyse qui ne cherche pas dans les films l’illustration d’une pensée. Au contraire, le cinéma nous apprend sur nous-mêmes quelque chose que ni la philosophie ni les autres arts ne peuvent nous faire comprendre : comment croire au monde ?
Sandra Laugier – L’œuvre de Stanley Cavell témoigne de l’importance du cinéma comme œuvre de pensée et comme américaine : Cavell s’interroge sur la possibilité d’une voix philosophique proprement américaine telle qu’Emerson, par exemple, l’a revendiquée. Au-delà de cette revendication, l’originalité et la signification de sa pensée sont liées à une réflexion sur le scepticisme qui domine son œuvre, de son ouvrage sur Shakespeare (le Déni de savoir) à ses travaux sur Emerson et Thoreau, sur Wittgenstein ou sur le cinéma de Hollywood, sur la comédie du remariage (À la recherche du bonheur), et sur le mélodrame (Contesting Tears1). Une étape importante dans l’introduction de sa pensée en France a été la traduction de son ouvrage majeur, les Voix de la raison, consacré à Wittgenstein. Mais c’est À la recherche du bonheur qui avait déjà permis au public français, dès 1993, de mesurer l’originalité d’une œuvre d’emblée centrée sur la pensée du cinéma, où le cinéma n’apparaît pas comme un thème supplémentaire, un ajout à son œuvre, mais comme son objet premier – ce que confirment deux ouvrages de Cavell traduits ultérieurement : la Projection du monde et le recueil d’articles Le cinéma nous rend-il meilleurs ? Ce livre, À la recherche du bonheur, a-t-il compté pour vous, et comment ?
Arnaud Desplechin – Comme beaucoup de lecteurs français, j’ai d’abord découvert Stanley Cavell par son livre sur les comédies du remariage. Cet ouvrage a été un outil de travail décisif pour moi pendant le tournage de Comment je me suis disputé. J’ai ensuite lu ses autres ouvrages, en particulier la Projection du monde, où est traitée une question qui m’importe beaucoup : comment la signification arrive-t-elle au film ? Que le film signifie, c’est ce qui m’avait frappé étant jeune. Or, je n’avais pas trouvé chez les critiques ou théoriciens français de description aussi précises de la manière dont la signification vient au film. Ce qui me plaisait infiniment dans les comédies du remariage, c’est qu’elles soient traitées de « films populaires ». Que le cinéma soit un art commun, fait de mots communs, cela m’attirait car finalement cela me semblait lié à sa manière de signifier.
À l’époque, nous étions lecteurs des Cahiers du cinéma, arrière-petits-enfants de Bazin pour qui le cinéma est un art du réel, un art impur. Que Bazin soit catholique n’était pas indifférent à l’affaire et à sa description de ce qu’est un film. Dans les Cahiers du cinéma circulait cette idée – toujours présente chez les baziniens (Godard, Rohmer) – d’une croyance. Beaucoup de textes de Bazin font référence au saint suaire. Le cinéma serait un art du réel qui devient sacré. Or, j’ai retrouvé chez Stanley Cavell cette définition du cinéma comme art du réel, développée à travers la double référence à Panofsky et Bazin. Dans toute son œuvre, Cavell pose cette question : qu’arrive-t-il à la réalité quand elle est projetée sur un écran ? C’est une manière de poursuivre l’ontologie de Bazin. Mais l’enquête que mène Cavell suppose de se détourner de la question de l’auteur et de repartir du spectateur, de là où il perçoit une signification qui apparaît sur l’écran. Cela implique de renoncer à la séparation entre art savant et art populaire.
Un regard critique américain sur le cinéma
Cavell suspend la question de l’auteur, venue de France avec la « politique des auteurs » aux États-Unis dans les années 1950 (où elle devient the author theory). Bien sûr, ce n’est pas la même chose de dire qu’il faut défendre le cinéma au nom de la « politique des auteurs » et de penser que le film est l’œuvre d’un auteur. Qu’il y ait un auteur ou qu’il n’y en ait pas, qu’il s’agisse d’un film populaire ou d’un film savant, d’un film produit par un studio ou pas, que je sois fasciné par l’acteur ou par le chef opérateur, par la musique ou par le texte, il faut s’arrêter à ce fait premier : une signification apparaît sur l’écran. Ce miracle, Cavell le décrit d’une manière plus parlante que Bazin. Car le phénomène crucial ici n’est pas tant la croyance sur laquelle insiste Bazin que ce que Cavell appelle praise : un éloge de la réalité. Le cinéma suppose un éloge du monde. Vu sous l’angle du plan séquence et de l’ontologie bazinienne, le cinéma requiert une prière davantage qu’un éloge. Je me sens en définitive plus proche de la vision cavellienne. Tout cela permet d’ouvrir une boîte extraordinaire : la multiplicité des significations qu’abrite un film.
Plus tard, une autre idée développée par Cavell m’a frappé : les films comptent. Il reprend une phrase de Tolstoï, qui répond à la question « qu’est-ce que l’art ? » en commençant par se moquer des grands chefs-d’œuvre de l’art et en demandant ensuite quelle est l’importance de l’art. Comment un grand écrivain comme Tolstoï peut-il se poser une telle question ? Est-il devenu fou ? S’il ne l’est pas, quelle est la nature de l’importance de l’art ? La musique classique ne compte pas, ou presque. La peinture compte très peu – un peu plus que la musique. La littérature ne compte pas. Voilà qui est très choquant ! Et pourtant, la plupart des gens vivent très bien sans se tenir au courant des nouveautés dans ces domaines. Au contraire, dès qu’un film sort, que nous soyons savants ou ouvriers, nous avons tous un avis. Le film est versé à la conversation publique. Tout le monde discute des scènes, de leur signification, de la psychologie des personnages… Tout le monde a envie de dire son mot sur un film. Parmi les œuvres d’art, seuls les films, en tant qu’objets ordinaires, suscitent une telle conversation entre nous. Cela mérite notre réflexion. Quelqu’un qui surprendrait ces discussions d’après-film sans savoir de quoi on parle serait probablement surpris qu’on y mette tant de passion.
Je me sens proche également de l’idée qu’au cinéma il n’y a pas de séparation entre ce qui est noble et ce qui n’est pas digne d’attention, entre ce qui est populaire et ce qui est savant. Dans À la recherche du bonheur, par exemple, Cavell note que de nombreuses comédies américaines ne portent pas sur l’amour. Toutes commencent avec la situation d’un couple qui a divorcé et l’intrigue pose la question suivante : « Comment la conversation entre l’homme et la femme pourra-t-elle reprendre, se remettre d’un accroc ? » Le cinéma est un art populaire, quotidien, qui ramène les mots à la maison et attire notre attention sur ce qui est admirable dans le quotidien. Ces comédies ne racontent pas une histoire d’amour, ou très peu. Les histoires d’amour, d’ailleurs, sont plutôt faites pour le théâtre que pour le cinéma. Dans It Happened One Night de Frank Capra (1935), par exemple, les héros, interprétés par Clark Gable et Claudette Colbert, font un voyage ensemble à travers les États-Unis mais ne sortent pas ensemble, et Cavell explique pourquoi. Ils font des blagues, des mots d’esprit. Les dialogues vont très vite. C’est une comédie américaine ! Mais il faut souffler la trompette pour que le mur de Jéricho tombe et qu’enfin il puisse y avoir une union ou une réunion sexuelle.
Cavell parvient à faire une chose étonnante, que je n’ai vue nulle part ailleurs que dans ses livres – j’espère qu’il influencera les écrivains français sur le cinéma : il écrit à l’intérieur même de la fiction. Au lieu de regarder un objet artistique comme on regarde une œuvre savante, il écrit comme s’il était à l’intérieur des personnages. Il écoute leurs dialogues avec la même acuité que s’il était en eux, comme nous le faisons tous au cinéma. Qui de Claudette Colbert ou de Clarke Gable fera tomber le mur ? Qui des deux empêche qu’il y ait une union sexuelle ? Qui fera le premier pas ? Comment le film installe-t-il ce type de suspens et comment rend-il compte des tournants décisifs souvent imperceptibles dans la vie d’un couple ?
Cette description du cinéma n’est pas si lointaine de celle de Bazin, que le catholicisme rendait sensible aux phénomènes de croyance et de prière. Pour un Américain, ce qui se passe au cinéma relève davantage de l’éloge. Quand la réalité est filmée puis projetée, elle signifie. Et, qu’on le veuille ou non, elle signifie de partout. Et c’est une excellente nouvelle !
La question fondamentale du scepticisme intervient ici, et la réponse américaine au scepticisme. Tous ceux qui travaillent sur le cinéma ont lu ou doivent lire l’ouvrage de Cavell sur Shakespeare – à mon sens l’un des plus beaux livres sur le cinéma. Le scepticisme, à partir de Descartes, implique qu’on peut douter que le monde existe, que j’existe moi-même. Je peux douter que je sois face à vous, que je vous connaisse. N’ai-je pas devant moi juste une image, qui n’est pas encore une connaissance de vous ? Comment s’assurer du monde ? Cette crise sceptique, qui met en faillite la connaissance, qu’on peut tous éprouver à un moment ou à un autre est l’objet des Méditations métaphysiques. Or, le cinéma est d’une part un outil de combat contre le scepticisme, et d’autre part le récit de ce combat avec le scepticisme.
Chacun des personnages – ou chacun d’entre nous quand le monde nous semble fade – a besoin de croire au monde, c’est-à-dire parfois de voir un film pour, en sortant de la salle, croire au monde. Je suis un spectateur ordinaire. Je vais au cinéma voir n’importe quoi et, en sortant, je me sens appartenir au monde. Je ne saurais expliquer pourquoi. Tout se passe comme s’il y avait une sorte de contrat ou de promesse dans la projection du monde au cinéma. La machine cinéma met en échec nos doutes, notre scepticisme. D’autre part, elle met en scène des personnages qui sont eux-mêmes en proie au scepticisme. Ils y parviennent par des voies différentes ; rarement par la voie philosophique, celle qui affirme : « je ne crois pas que le monde existe ». Leur doute peut se présenter d’une multitude de manières, qui font l’objet d’autant de récits : je sais que j’ai une épouse, mais que sais-je d’elle ? Peut-être rien. Je me trompe peut-être sur la personne que je crois aimer. Le scepticisme peut ainsi donner lieu à des scénarios très variés.
Vous avez mentionné le travail de Cavell sur les comédies du remariage et sur le mélodrame. Quelle importance ces films ont-ils eu pour vous, en tant que spectateur et auteur ? Ces genres ont-ils des héritiers aujourd’hui ? Quel rapport un cinéaste français peut-il entretenir avec ces deux genres ?
Arnaud Desplechin – Pour la construction des personnages d’Esther Kahn et de Comment je me suis disputé, les deux genres m’ont été extrêmement utiles. Comme les personnages d’Esther Kahn sont catholiques du xixe siècle, leur divorce est impossible. Je me souviens avoir demandé à Stanley Cavell, le jour où il dédicaçait Conditions nobles et ignobles à Paris : « Comment fait-on des comédies du remariage quand il n’y a pas de remariage possible ? » Il m’a répondu en substance : « Même pour un catholique, il doit y avoir des moyens de divorcer et se remarier. » Cela m’avait été d’une grande aide.
Pour Esther Kahn, c’est le mélodrame de la femme inconnue qui m’a inspiré. Il me semble que le genre est une condition qui permet au film de dire le vrai. Le film n’a pas besoin d’être un chef-d’œuvre. S’il respecte les conditions d’un genre, il peut exprimer une vérité. Bien sûr, tous les genres ne sont pas aussi carrés que « le western ». C’est presque à nous de les décrire (et les créer), lorsqu’on voit (ou fabrique) des films. Je m’arrête sur deux exemples.
Tous les films d’action que j’ai adorés dans les années 1990 (à l’époque des transformations des trucages dans l’histoire du cinéma) traitent de catastrophes naturelles. Tous ces films racontent la même intrigue. Un couple a divorcé. Une catastrophe naturelle survient. Les gens courent dans tous les sens. Des centaines de millions de gens vont mourir. Mais, à la fin, les héros se réconcilient. Je viens de vous décrire Abyss (de James Cameron, 1989), Twister (de Jan De Bont, 1996), Alertes (de Wolfgang Petersen, 1995) et Volcano (de Mick Jackson, 1997). À la fin, le héros dit à sa femme : « Quand même, c’était stupide qu’on divorce. On se remet ensemble ? » Ce genre touche quelque chose d’absolument vrai. Il décrit nos vies, et un certain état de l’amour. Ce genre très curieux pourrait s’appeler la catastrophe du remariage. Pour que la conversation reprenne ou renaisse entre un homme et une femme, il faut au moins une catastrophe naturelle. C’est admirable.
Je pense à un autre film, dans lequel je n’ai pu entrer que de manière cavellienne : Million Dollar Baby de Clint Eastwood (2004). Le film a provoqué une polémique non seulement parmi les spectateurs (beaucoup ne l’ont pas aimé mais reconnaissent que c’est quelque chose d’important) mais en chaque spectateur. Au premier abord, on pense qu’il s’agit d’un film sur l’euthanasie. Le personnage principal (Clint Eastwood) est catholique et n’a pas le droit de recourir à ce geste d’euthanasie. Cela met les spectateurs mal à l’aise, comme souvent devant un personnage de croyant. Mais on peut faire une autre lecture dans laquelle le film ne traite pas d’un cas moral mais relève en fait d’un genre nouveau, qu’on pourrait appeler des « films de superhéros post-11 septembre ». Une thématique complexe et passionnante est en effet en train de se constituer, qu’il est encore difficile de décrire, dont les sommets sont Incassable (de M. Night Shyamalan, 2000) et Kill Bill (de Quentin Tarantino, vol. 1, 2003 ; vol. 2, 2004). Million Dollar Baby ne parle que de cela. Avec cette clef, tous les objets du film prennent sens. Or cet accès à la profusion des significations, c’est la pensée de Cavell qui me l’a donné.
Lire, déplier, commenter un film
Stanley Cavell – La réflexion d’André Bazin a été ma première lecture fondamentale sur le cinéma. Son importance a été décisive pour moi car il se confrontait directement à tout ce que le cinéma remettait en cause. Le cinéma, par le seul fait qu’il existe, a changé beaucoup de choses. Je pense à ce qu’Arnaud a rappelé du clivage entre le noble et le populaire. L’arrivée du cinéma impliquait de réinventer non seulement la philosophie mais aussi notre idée du monde, des arts et des croyances. Face au cinéma, nous devons nous confronter à ce qui nous brise le cœur et l’esprit : qu’est-ce qu’un film ? Pourquoi les films comptent-ils ? Bazin montre à quel point le cinéma appelle un discours philosophique. Or il était important pour moi d’arriver à mettre en œuvre une écriture véritablement philosophique. Un pas que Bazin ne faisait pas dans ses textes (pour autant que je les connaisse), c’est de répondre au cinéma en tant que tel tout en produisant une critique des films. Son talent d’interprète s’exprimait dans des textes courts qui sont pleins d’idées brillantes, mais qui ne prennent pas le temps de la lecture patiente, d’une lecture qui déploie les événements du film dans toute sa longueur. Une expression d’Arnaud Desplechin indique clairement ce que j’attends de la critique : montrer comment la signification advient au cinéma. Mettre au jour cette signification requiert d’être ouvert au film, à la signification qui s’impose à vous, et de tenter d’articuler ce qui advient. La tâche est infinie, comme celle de la philosophie elle-même à mes yeux. Empiriquement, bien sûr, elle trouve une fin parce que nos talents ont des limites. Je sais que je suis parvenu au terme d’un article lorsque j’échoue sur une question à laquelle je ne peux pas répondre. En ce sens, la fin de l’écriture est un moment de déception. Tout ce que j’ai écrit sur le cinéma a consisté à décrire les films, ce qui s’y passe. Je n’entends pas les expliquer ni les interpréter, mais réfléchir au détail de leur déroulement. Ce rapport au cinéma était parfaitement exprimé par Arnaud lorsqu’il demandait : « Que veut dire le remariage s’il n’est plus envisageable de divorcer ? Faut-il une catastrophe naturelle pour qu’aujourd’hui un homme et une femme puissent renouer leur relation ? »
Deux exemples me semblent pouvoir éclairer cette question. Le premier est tiré d’un texte tardif de Shakespeare qui présente une structure de remariage : le Conte d’hiver. Ce n’est ni vraiment une comédie, ni une tragédie. En anglais on dispose d’un mot : romance. C’est l’histoire d’une femme qui finit par mourir de la violence que l’homme exerce sur ses propres enfants. Dans la dernière scène, cette femme revit sous nos yeux. Donc le couple est réuni. La question est : comment décrire ce qui se passe à la fin du conte ? Cette question reste ouverte dans les études littéraires aujourd’hui. Est-ce qu’ils se remarient ? Ont-ils jamais divorcé ? À la fin, la femme apparaît sous la forme d’une statue. Qu’est-ce qui la ramène à la vie ? Est-elle vivante ou morte ? Dans mon chapitre sur le Conte d’hiver dans Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, je faisais remarquer que l’homme doit prendre conscience qu’il est responsable de ce qui lui advient, de la ramener ou non à la vie. Il s’agit en somme d’une catastrophe finalement surmontée. Le second exemple est Les noces de Figaro. Là aussi, le mari doit comprendre qu’il a provoqué une catastrophe. Il se demande ce qu’il doit faire face à cette catastrophe ; comment s’en sortir ? On a besoin de Mozart, c’est-à-dire de tout l’art du monde, pour parvenir à réparer cette catastrophe.
Quelles sont les caractéristiques des comédies du remariage ? Toutes ne sont pas présentes dans chaque film, comme un schéma commun à tous les films du genre. Elles constituent plutôt un menu au sens où l’on choisit de les intégrer ou non dans un film. Chaque film modifie le genre auquel il participe. Chaque film propose une nouvelle configuration d’éléments plus ou moins identifiables. C’est pourquoi la notion d’héritage est très importante. Les cinéastes héritent des films du passé. En ce sens, chaque film est aussi un méta-film, portant sur les précédents. C’est le cas de films récents qui font écho aux comédies du remariage, en proposant des commentaires des films des années 1930-1940 qui furent à l’origine du genre.
Cette sacrée vérité de Leo McCarey (1937) se situe tôt dans l’histoire du genre. Il vient après New York Miami (de Frank Capra, 1934). Le film débute à New York, dans la grande ville, et s’achève à la campagne, dans ce que Shakespeare appelle the green world. La manière dont nous allons vers the green world fait partie des choses importantes dans le film. Le début du film montre la vie conjugale du couple. On voit tout de suite que quelque chose cloche, mais on ne sait pas quoi. Puis les choses se précipitent. Elle décroche le téléphone et appelle son avocat pour demander le divorce, comme on appelle un livreur. Ce qui motive sa demande de divorce est tout aussi mystérieux que ce qui motivera à la fin son retour, le début du remariage. Cette interrogation est centrale dans le film. On peut le lire comme une réflexion sur le lien conjugal, le nœud des passions qui s’est dénoué et que les protagonistes tentent de renouer. Cette interrogation est au cœur du genre du remariage.
Deux moments me semblent cruciaux. Le rôle de la femme, interprété par Irene Dunne (une grande star des comédies musicales dans les années 1930), m’apparaît central. Vers la fin du film, elle chante. Son récital soigné, un peu guindé, est interrompu par le futur ex-mari (Cary Grant) qui se donne en spectacle de manière assez ridicule. Alors que nous croyons le divorce prononcé, un autre homme manifeste son intérêt pour elle – ce n’est jamais la femme qui s’intéresse à un homme en train de divorcer, mais toujours l’inverse ! Elle joue le jeu et se laisse entraîner, en faisant semblant d’être intéressée. Le fait que l’actrice chante réellement dans le film a des conséquences importantes lorsque le soupirant un peu minable (mais qu’elle encourage) lui propose de jouer et chanter ensemble au piano Home on The Range, un standard populaire aux États-Unis qui a une connotation western un peu plouc. Évidemment, il chante comme un pied. Elle fait de son mieux pour corriger tout ça. Après avoir chanté, il exprime son admiration d’une manière particulièrement rustre et absurde : « Ah, c’est pas mal ! Vous avez pris des leçons ? » Cette remarque est grotesque ici, car c’est Irene Dunne qui chante. Et tout le monde reconnaît sa voix ! L’incapacité de cet idiot à reconnaître la qualité de sa voix le place hors jeu. Il ne pourra pas exister pour elle. L’argument de comédie, ensuite, consiste à trouver un moyen de l’évacuer du film et de faire revenir Cary Grant dans l’histoire.
À la fin du film, ils vont ensemble dans le Connecticut. Ils arrivent dans la maison, habillés de manière inappropriée, puisque c’est un voyage improvisé. Leurs tenues sont un peu enfantines. C’est l’un de ces moments, dans les comédies du remariage, où l’on retrouve les jeux de l’enfance, le plaisir de jouer ensemble, une joie de vivre et une insouciance que toute la vie adulte est censée nous faire oublier ou faire disparaître. Le divorce qui a été prononcé sera effectif à minuit. Donc, jusqu’à cette heure-là, il leur faut cohabiter pour que le divorce soit annulé. Pour que leur couple se reforme, il faut que quelque chose se passe avant minuit. McCarey met en place tout un jeu avec les portes de la maison. Elles n’arrêtent pas de s’ouvrir et de se fermer. Des forces naturelles interviennent pour les ouvrir (le vent), les fermer (un chat). Tout ça est très drôle et admirablement fait. Mais l’essentiel est de montrer toutes les complications, les circonvolutions requises pour faire une chose aussi naturelle que traverser une porte et se mettre au lit ensemble ; tous les mystères, toutes les difficultés, toutes les raisons qu’on peut avoir de faire une chose aussi naturelle.
Plus récemment, le film des frères Coen, O’Brother Where Art Thou, présente une structure très claire de remariage. Pendant tout le film, le héros tente de retrouver sa femme alors qu’il est séparé d’elle depuis plusieurs années. La difficulté que McCarey traite durant les dix dernières minutes de Cette sacrée vérité occupe ici l’ensemble de l’histoire. Le film pose aussi la question de la liberté au sein du mariage : comment être libre quand on a choisi (librement) de s’engager dans une union, de s’attacher ? La liberté peut-elle être augmentée, étendue, par ce choix de se lier pour la vie ou pour une durée indéterminée ? Cette thématique est explicite dès l’ouverture du film. Des prisonniers d’une sorte de bagne caricatural parviennent à s’échapper. Ils apparaissent en costume rayé, avec des boulets et des chaînes aux pieds. Comment le héros (George Clooney) va-t-il retrouver sa femme ?
Le film est parcouru de références à l’Odyssée d’Homère, avec ce fameux gag dans le générique où Homère apparaît comme coscénariste à côté des frères Coen. Le film comporte une série de références explicites : les cyclopes, les sirènes, un personnage qui s’appelle Ulysse. S’il y a une structure de remariage à l’œuvre dans O’Brother, est-ce à dire que cette structure était déjà à l’œuvre dans l’Odyssée d’Homère ? Effectivement, Ulysse veut rejoindre Pénélope. Pourquoi est-ce aussi compliqué ? Pourquoi leurs retrouvailles prennent-elles tant de temps ? Quand il arrive à Ithaque, Ulysse est déguisé en vieillard mendiant et n’est pas tout de suite reconnu. Dans le film des frères Coen, il se passe quelque chose de comparable sur un mode burlesque. Le personnage de George Clooney s’affuble d’une fausse barbe et chante une chanson. Un autre épisode important est la rencontre avec le gangster qui se met à tirer sur les vaches en expliquant qu’il déteste les vaches, qu’à ses yeux les vaches sont pires que des flics. Ce passage renvoie au massacre des bœufs du dieu Soleil dans l’Odyssée. Pourquoi cette référence ? Elle fait écho à la prophétie d’un devin aveugle, au début du film, qui prédit aux prisonniers qu’ils assisteront à des prodiges et verront une vache sur le toit d’une maison – ce qui se produit un peu plus tard dans le film, en référence au Bœuf sur le toit de Cocteau. La référence semblera incongrue mais les scénaristes hollywoodiens sont imprévisibles. On ne sait jamais à l’avance quelles références littéraires peuvent surgir dans leurs histoires.
Le titre du film des frères Coen est tiré d’un film de Preston Sturges, Les voyages de Sullivan (1942), dans lequel le héros, Sullivan, rêve de réaliser un film qui s’intitulerait O’Brother Where Art Thou. Ce film, bien sûr, fait lui-même écho aux Voyages de Gulliver de Swift qui évoque la naissance de la science moderne et sa philosophie. Cette modernité est représentée, dans le film des frères Coen, par l’électricité : « L’électricité pour tous », le slogan du New Deal de Roosevelt qui a marqué les années 1930 aux États-Unis. La construction de barrages et les travaux titanesques devaient donner du travail aux chômeurs et moderniser le pays. Mais cette entreprise a aussi provoqué beaucoup de souffrances et de problèmes, parce que, pour construire des barrages, il faut inonder des vallées, noyer des parties entières du pays, d’où la crue qui fait que cette vache se retrouve sur un toit, au milieu du film. On voit donc l’aspect positif et l’aspect négatif du progrès. L’électricité permet d’éclairer, de chauffer, mais elle peut aussi tuer des gens : le gangster du film finit d’ailleurs sur la chaise électrique ! La problématique du retournement entre les bons et les mauvais dans le film renvoie à la nécessité de la conversion, représentée par l’immersion et le baptême.
Ce film, enfin, rend hommage à la musique country qui s’est développée dans les années 1930 et 1940, devenue un phénomène d’ampleur nationale grâce à la radio. Elle se faisait l’écho de la souffrance des populations pauvres du Tennessee pendant la Dépression. C’était une musique de pauvres, de contestation, à l’origine. Mais dans l’histoire politique des États-Unis elle a été exploitée par une droite populiste très puissante dans le Sud. Or les réalisateurs ont prêté une grande attention à l’interprétation des chansons. Il serait difficile de parler de comédie musicale, mais c’est certainement un film musical réalisé avec un très grand soin.
Arnaud Desplechin – Voilà un bel exemple de ce que Stanley Cavell appelle non pas l’interprétation d’un film mais le dépliement d’un film. Nous qui lisons Cavell depuis des années, pensons toujours avec émotion aux films dont il a parlé, au point de se demander : sommes-nous ridicules d’être émus à la lecture de ses livres ? Le regard que Cavell porte sur les films, loin d’être un regard savant ou expert, part d’une phénoménologie ; ce qui le rattache à la tradition de Husserl et de Merleau-Ponty. Il part d’une question assez ténue : comment ces films nous affectent-ils ? Jusque dans ses livres autobiographiques, Cavell fait usage de lui-même. Ses analyses partent de la manière dont le film l’a affecté : quel effet ce film a-t-il produit sur mon intimité ? C’est ainsi qu’il construit sa description. Par contagion ou par porosité, la lecture de ses textes invite à laisser nos intimités être interrogées par les films, en suivant un homme qui lui-même nous parle de son intimité. En effet, ce film parle de ce que Cavell appelle « l’homme commun ». Cet éloge du commun est très précieux pour moi. Dans la tradition française, nous disons : « le cinéma est un art impur ». Le cinéma est un art populaire, un art du commun. Il utilise des mots communs et s’adresse à des gens communs. C’est un point crucial. Qu’est-ce donc que cet art si précieux, qui entretient un idéal de noblesse tout en n’étant guère que du mouvement, tout en traitant de choses communes ? Il décrit la part extraordinaire de nos intimités qui nous rend comparables à des rois ou à des milliardaires – je pense au roi Lear. À la toute première lecture, ses analyses de films m’ont rappelé les Quatre lectures talmudiques d’Emmanuel Levinas. Celui-ci nous a en effet appris à ne pas nous préoccuper d’abord de l’esprit mais de coller à la lettre, de partir des détails. La porte va-t-elle s’ouvrir ? La nature va-t-elle aider le couple à se retrouver ou les en empêcher ? Quand on s’en tient à la lettre du film, la difficulté n’est pas d’expliquer le film (comme s’il avait un sens caché) mais de se rendre attentif, tout simplement, au sens qu’il exprime par un procédé qui n’appartient qu’au cinéma. C’est le bonheur du cinéma de montrer comment l’homme du commun habite des questions qui traversent toute la philosophie. La fonction de l’auteur se trouve suspendue pour rendre la pensée à l’homme commun, c’est-à-dire aux gens à qui appartiennent ces films, ces gens qui ne peuvent pas faire d’études ou qui ne peuvent pas lire de livres. Refaire de la philosophie un bien commun. On touche du doigt ici une dimension politique du cinéma.
Je suis entré au cinéma à travers une vision catholique portée par Bazin, par un acte de foi. Il faut croire à l’intrigue. En allant au cinéma, on accomplit un acte de piété. On va voir des images stupides – comme des gens qui dansent – avec une certaine piété envers les choses ordinaires. Dans Hannah et ses sœurs (1986), Woody Allen essaie de se suicider, tire un coup de fusil et se rate. Il rentre ensuite dans une salle de cinéma où il voit les Marx Brothers qui gigotent du derrière. Il se dit « Bon sang, mais bien sûr ! ». C’est le monde lui-même qu’il voit en cet instant, dans un acte de piété. Avant d’entrer dans cette salle, il était allé à la synagogue ou à l’église mais n’avait pas réussi à rétablir un contact avec le monde. En voyant les Marx Brothers qui gigotent du derrière, quelque chose lui apparaît de sa condition d’homme. Enfin, il peut respecter ce qui lui est offert, c’est-à-dire la vie commune et la vie exceptionnelle puisque, chez Cavell, c’est tout un : l’extrême noblesse et la condition populaire.
Filmographie d’Arnaud Desplechin
La vie des morts, 1991.
La sentinelle, 1992.
Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle), 1996.
Esther Kahn, 2000.
En jouant « Dans la compagnie des hommes », 2003.
Rois et reine, 2004.
L’aimée, 2007.
Un conte de Noël, 2008.
Livres de Stanley Cavell sur le cinéma
La Projection du monde (1971), trad. fr. de C. Fournier, Paris, Belin, 1999.
Les Voix de la raison. Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie (1979), trad. fr. de S. Laugier et N. Balso, Paris, Le Seuil, 1996.
À la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage (1981), trad. fr. de C. Fournier et S. Laugier, Paris, Éd. de l’Étoile/Cahiers du cinéma, 1993.
Le Déni de savoir (1987), trad. fr. de J.-P. Marquelot, Paris, Le Seuil, 1993.
Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, recueil d’articles inédits édités par É. Domenach, trad. fr. de C. Fournier et É. Domenach, Paris, Bayard, 2003.
Contesting Tears. The Hollywood Melodrama of the Unknown Woman, Chicago, The University of Chicago Press, 1996.
Cities of Words. Pedagogical Letters on a Register of the Moral Life, Cambridge, Harvard University Press, 2004.
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Stanley Cavell est philosophe. Arnaud Desplechin est cinéaste. Leur rencontre s’est tenue dans le cadre de « Citéphilo » à Lille, en novembre 2006. Nous remercions vivement les responsables de Citéphilo de nous avoir permis de publier cet entretien. Traduction d’Élise Domenach et Christian Fournier. Remerciements à Gilbert Glasman et Aurélie Ropa. Voir le précédent entretien avec Stanley Cavell dans Esprit : « Shakespeare, Hollywood et la philosophie américaine », juin 1998, ainsi que les articles d’Élise Domenach « Stanley Cavell, une autre histoire du scepticisme », juin 1998 et de Sandra Laugier, « Scepticisme et comédie. Cavell entre Wittgenstein, Emerson et Thoreau », mai 1999.
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Voir la bibliographie à la fin de l’entretien.