Claude Lefort
(1924-2010)
Tout le monde perçoit le renversement qui s’est opéré dans le paysage intellectuel français : à la domination de la pensée marxiste a succédé, dans les années 1980, la réévaluation de la démocratie et des droits de l’homme. Claude Lefort est l’artisan de ce renversement. Artisan de longue date, artisan de l’ombre, et même artisan ombrageux.
Penser la démocratie
Dans la perspective de Lefort, la démocratie s’institue autour d’un vide central. Ce n’est pas une représentation classique. Selon la définition traditionnelle, la démocratie est le régime où le pouvoir appartient au peuple. Mais une telle représentation s’avère insuffisante et susceptible de perversion : ne fut-elle pas reprise à leur compte par les démocraties prétendument populaires ?
Lefort abandonne ce terrain et délaisse ces arguties : le principe de la démocratie, ce n’est pas que le pouvoir appartienne effectivement à tous, mais bien plutôt qu’il ne puisse appartenir à personne. Le fait décisif, c’est que personne ne peut incarner le pouvoir. Il y a là une différence avec la monarchie, où le corps du monarque est bien le foyer du pouvoir, même s’il reste distinct d’autres ordres, comme celui de la connaissance ou celui de la loi. Il n’y a pas simplement différence, mais bien opposition complète avec le régime totalitaire qui opère une confusion de principe entre ces trois pôles, et par là se ferme à toute forme d’indétermination historique : sous couvert d’une marche inéluctable vers le progrès, dont le parti connaît les lois et les voies, l’idéologie totalitaire exclut l’émergence du nouveau. La société démocratique apparaît au contraire vouée à l’ébranlement permanent des autorités et des valeurs établies, au questionnement indéfini sur la validité des connaissances acquises, sur la légitimité des normes juridiques, esthétiques et morales.
Réfléchir par le commentaire
Ces perspectives sur le communisme et sur la société démocratique, Lefort les a ouvertes le plus souvent en commentant un événement – l’insurrection hongroise de 1956, la situation en Pologne début 1957 –, ou en analysant patiemment un texte – un discours de Robespierre, L’archipel du Goulag, 1984 de George Orwell. C’est donc en général dans le cours d’un commentaire qu’elles se découvrent : mobilisées sur un détail du texte, appelées par une anecdote, puis redéployées dans une autre contexte, elles surgissent à l’occasion.
Ainsi se dessine, d’une étude à l’autre, le rythme même d’une pensée qui se reprend pour mieux se rééprouver. Quelles que soient l’ampleur et la fermeté de la conceptualisation, les idées ne rompent jamais avec ce qui les a suscitées, avec l’occasion, avec l’instant même de la compréhension – elles ne s’en laissent pas abstraire.
Il n’est pas de mouvement authentique de la pensée, il n’est pas de liberté de jugement, si l’activité intellectuelle est mise en coupe par l’impératif narcissique : si elle doit renvoyer à celui qui s’y livre le reflet de sa bonté, de sa loyauté et de son amour des hommes. La pensée politique de Lefort est de tournure interprétative – c’est-à-dire d’emblée tournée vers un autre penseur, prête à se déporter vers les questions que pose ce dernier. C’est dans le rapport à l’autre qu’elle prend sa ressource, dans ce pressentiment d’inégalité que toute tyrannie menace. Or ce fut le propre du totalitarisme moderne de s’attaquer à ce rapport comme nulle tyrannie ne l’avait fait auparavant, brisant les formes élémentaires de la socialité, minant jusqu’aux mouvements infimes et spontanés de l’affinité humaine. C’est pourquoi, sans hésitation, dans le mouvement même de sa pensée, Lefort s’en fit l’adversaire, en un temps où l’anti-totalitarisme ne représentait pas un brevet de bonne conscience. Il s’en fit l’adversaire, précisément parce que sa pensée n’avait pas besoin de ce genre de brevet ; libertaire de nature, interprétative de tournure, elle se passait de tels miroirs.
Extraits de « Présentation », Claude Habib, Claude Mouchard, Pierre Pachet, La démocratie à l’œuvre ; autour de Claude Lefort, Paris, Editions Esprit, 1993, pp.5-15.
Bibliographie
Maurice Merleau-Ponty, Oeuvres, Edition et préface de Claude Lefort, Paris, Gallimard, 2010
Le temps présent ; Ecrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007
Les formes de l’histoire ; essais d’anthropologie politique (1978), Paris, Gallimard, 2000
La complication ; retour sur le communisme, Paris, Fayard, 1999
Ecrire ; à l’épreuve du politique, Paris, Calmann Lévy, 1994
Essais sur le politique (XIXè-XXè siècles), Paris, Seuil, 1986
L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981