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Claude Lefort, Copyright : © EHESS / 1996
Claude Lefort, Copyright : © EHESS / 1996
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À l’épreuve du politique (dialogue)

Claude Lefort (1924-2010) a consacré sa vie à étudier la démocratie, des racines démocratiques des grandes villes modernes à la reconstruction de la démocratie dans la lutte antitotalitaire. Un an après sa mort, cet entretien avec Pierre Rosanvallon nous fait partager une pensée lucide et claire, au cœur des questions politiques de ce début de xxie siècle.

Pierre Rosanvallon – Présenter Claude Lefort, c’est présenter une pensée et un rapport à la société marqués par un certain nombre de singularités et de particularités. Tout d’abord, le travail de Claude Lefort doit être considéré comme celui d’un philosophe impliqué. Il n’a jamais pensé que la philosophie se réduise, pour dire les choses vulgairement, à un travail en chambre. Il a toujours pensé que le travail du philosophe, au contraire, était un travail conceptuel qui devait être tissé avec l’interprétation, la confrontation à l’événement. Que le philosophe politique devait aussi être attentif à lire tous ceux dont l’œuvre est inséparable de l’analyse du présent. Car si Claude Lefort s’est tourné vers Machiavel, vers un certain nombre de penseurs de la révolution américaine ou de la Révolution française, vers un grand auteur de la période des guerres de religion comme La Boétie, et plus récemment vers de grands auteurs libéraux du xixe siècle, c’est parce que ces auteurs ont nourri leur philosophie de l’interprétation des problèmes politiques, des problèmes sociaux et des problèmes religieux auxquels ils étaient confrontés. Claude Lefort, c’est d’abord une pensée indissociablement impliquée et liée à l’événement.

Cette pensée s’inscrit par ailleurs dans une appréhension élargie de la question de l’émancipation. Pour beaucoup de philosophes de sa génération, la critique du capitalisme était le seul horizon qui organisait la vision du monde. Bien que se reconnaissant dans la critique marxiste, Claude Lefort a toujours pensé que l’émancipation ne devait pas simplement se limiter à la critique du capitalisme, à la critique de l’exploitation, et qu’il y avait une réflexion sur l’institution des individus, sur la constitution de leur dignité, sur les figures d’établissement du collectif qui devaient être aussi pensées de façon autonome. C’était ainsi inscrire la question de l’émancipation dans une perspective anthropologique de l’autonomie autant que dans une perspective politique de l’invention démocratique.

Une troisième caractéristique de la pensée de Claude Lefort est d’avoir été forgée, si je puis dire, à l’épreuve des gouffres et à l’épreuve des lâchetés. À l’épreuve des gouffres, car une grande partie de son œuvre a été consacrée à penser la question de la démocratie à partir de son envers, à partir de sa négation absolue : les différentes figures du totalitarisme. Mais il s’est également nourri d’une critique impitoyable des lâchetés, des faiblesses de la pensée. Tout en reconnaissant son appartenance à la gauche dans notre pays, il n’a cessé d’être le critique impitoyable des simplifications, des perversions et des renoncements qui ont accompagné son histoire.

Le travail de Claude Lefort se caractérise encore par le type de position qu’il représente, celle d’une pensée qui ne devient jamais désenchantée, d’une pensée radicalement lucide qui n’est jamais liée non plus à une forme d’engagement aveugle. Chez lui, le fil de l’exigence a toujours noué, d’une certaine façon, ces deux impératifs : résister à la facilité mais en même temps toujours donner une place à l’imagination d’autres possibles. Son travail est enfin indissociable d’une écriture, d’un style et d’une méthode. Un des livres que Claude Lefort a publiés dans les années 1990 est un recueil de textes, Écrire à l’épreuve du politique. Dans la préface qui ouvre ce livre, il a insisté sur la proximité entre le travail de l’écrivain et le travail du philosophe qui, à ses yeux, se retrouvent dans le fait que l’écriture ne doit pas se laisser engloutir dans l’océan des opinions, ni aveugler par le choc des événements. L’attention à l’écriture est donc inséparable de la compréhension d’un rapport à la réalité qui pourrait se dégrader dans l’énonciation d’idées simplificatrices, dans une forme d’idéologie. Elle traduit le souci de rester toujours ouvert à ce qui est de l’ordre d’une interrogation, d’une indétermination, d’un inaccomplissement.

Le philosophe politique, écrit Claude Lefort,

ne veut pas fournir des arguments à des hommes qu’il tient pour des adversaires, des imbéciles ou des dévots d’une doctrine, ni en séduire d’autres, empressés à se saisir de telle ou telle de ses formules et, sans l’entendre à se faire ses partisans, à l’élire comme le héros d’une cause. Écrire, c’est donc pour lui, tout particulièrement, l’épreuve d’un risque ; et celle-ci lui donne la ressource d’une parole singulière, mobilisée par l’exigence de déjouer les pièges de la croyance ou de se soustraire aux prises de l’idéologie, de se porter toujours au-delà du lieu où on l’attend par des mouvements contraires qui déçoivent tour à tour les diverses fractions de son public1.

Je crois que dans cette différence, dans cette prudence par rapport à ses lecteurs, critiques ou enthousiastes, il y a un exercice vrai de la pensée.

Toute une partie du travail de Claude Lefort a été consacrée à penser la nature de la démocratie, mais cette réflexion a été indissociable chez lui d’un travail sur l’histoire de la démocratie, sur les origines, on pourrait dire sur les expériences fondatrices de la démocratie. Il y a trois types d’expériences, positives et négatives, qui ont particulièrement retenu son attention. Un premier type, qu’il a exploré plutôt récemment, notamment dans un article qui a été publié dans la revue Esprit en 20042, consiste à réfléchir sur ce qu’a été l’invention ou l’avènement de la ville moderne. Ce n’est pas par hasard qu’une grande partie de son travail porte sur Machiavel, car l’œuvre de Machiavel est indissociable des problèmes de l’organisation de la cité à Florence, de la même façon que l’œuvre de Rousseau est indissociable d’une réflexion sur Genève ou celle de Spinoza d’un travail sur la vérité d’Amsterdam. Un autre type d’expérience qui a été fondamental pour Claude Lefort se rapporte aux travaux sur les expériences de la Révolution française et de la révolution américaine. Enfin, dans un troisième temps, et c’est peut-être ce qui a été le plus connu dans son œuvre, la prise en compte des expériences négatives, des expériences destructrices, celles-ci ayant pour nom les formes du totalitarisme.

Nous pourrions commencer par examiner avec vous, dans l’ordre chronologique, le premier point, avec cette façon dont vous comprenez l’expérience des premières cités européennes et italiennes comme étant des expériences constitutives de l’être-ensemble et donc des formes que je dirais préparatoires à la formation de la notion même de communauté politique démocratique.

La ville, laboratoire de la démocratie

Claude Lefort – C’est un fait que, depuis peu, je me suis interrogé sur les origines de la démocratie et nous savons que, pour Tocqueville, la démocratie a pour origine l’égalité des conditions. Nous savons tous que le suffrage universel, la souveraineté du peuple, la séparation des pouvoirs sont des principes constitutifs de la démocratie, mais une question depuis un certain temps m’habitait : d’où sort cette égalité des conditions ? Comment est-elle née ? En somme, Tocqueville fait preuve d’un sens sociologique en ne s’arrêtant pas à la définition de la démocratie comme un régime, puisqu’il va d’emblée à une notion sociale de l’égalité des conditions. Mais, en fait, je pense que cette égalité n’a pu se produire que dans un milieu qu’il fallait définir. La démocratie, ce n’est pas seulement un régime politique, c’est une forme de société. Comment l’égalité des conditions trouve-t-elle son origine dans un certain type de société ?

J’aurais pu y penser beaucoup plus tôt parce qu’après tout, je suis né à Paris et j’ai passé ma vie entière à Paris, je suis donc un enfant de la ville. Je crois que se sont dessinés, dans la ville européenne, de nouveaux rapports qui tranchaient absolument tant, bien sûr, avec la république romaine ou athénienne qu’avec, d’abord, ce système de hiérarchie, cette distinction des grands et du peuple qui était celle de la société féodale. Or, je trouve chez Marc Bloch, dans son grand livre sur la société féodale3, cette idée que la ville représente une rupture radicale avec le système hiérarchique de l’époque. La ville, ira-t-il jusqu’à dire, « c’est l’endroit qui rend libre ». En fait, il analyse le développement des communes, l’instauration d’un gouvernement des communes et, déjà, il met en évidence ce qui en est caractéristique – ainsi, le serment des communes, c’est le serment de l’égalité. Il montre ce qui distingue déjà radicalement cet être-ensemble qu’est la ville. Anvers, Amsterdam, Florence, Genève : ces lieux deviendront, à des époques différentes, des métropoles mondiales qui seront en particulier des lieux d’immigration considérable, des capitales du commerce. Ce sont des lieux où, précisément, ne règne pas du tout l’égalité, mais où chacun est au contact de chacun. Jacques Le Goff a une expression amusante dans l’un de ses livres : la ville, « c’est là où le curé croise la prostituée4 ». C’est ce mélange, cette « intrication » comme le dit Tocqueville, des conditions qui est caractéristique de la ville moderne et qui connaît un essor à différentes périodes. Ces villes ont vraiment une sorte de vocation internationale, telle l’Amsterdam qu’a connue Spinoza, et ce n’est pas pour rien que Spinoza est l’un des premiers penseurs de la démocratie. Et puis, c’est Florence, à laquelle j’ai eu l’occasion de m’intéresser fort longuement, par la découverte, il y a longtemps de cela, d’une œuvre qui, au début, me déconcertait, me paraissait étrange, contradictoire : l’œuvre de Machiavel. Machiavel est, il faut le dire au passage, quelqu’un qui a été un acteur éminent à Florence sans jamais avoir de titre autre que celui de secrétaire de la Chancellerie, alors qu’il a été un véritable ambassadeur, qu’il est allé plusieurs fois en France, que d’autre part, il a pris des décisions, il a conseillé le gonfalonier sur des points essentiels au moment de graves tensions. Or Machiavel, c’est le penseur de la division sociale. Celui qui, avec le plus de clarté, a, le premier, eu l’idée du peuple comme identité nationale, mais aussi l’idée de la distinction entre le peuple et les grands, et l’idée que la grande politique, celle aussi du prince, était fondamentalement dépendante de l’activité du peuple. La ville est ce lieu où le peuple est libre, c’est là que le peuple est vivant et qu’il fait pression sur le pouvoir. Quand le pouvoir ne dépend pas du peuple, nous sommes dans la tyrannie. Les deux livres de Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Livre et le Prince, sont tenus par le même ressort. Si le prince veut s’affirmer et veut préserver l’État, il faut qu’il s’appuie sur le peuple et non sur les grands ; quant à la république, elle est essentiellement ce régime qui accepte la division sociale.

Je reviens à la ville : Florence, dont j’ai étudié l’histoire, en partant de Machiavel, est une ville extraordinaire qui, au départ, ne s’est pas enfermée, comme Venise, dans une espèce d’oligarchie, puisque les grands y sont devenus, si vous voulez, de grandes familles qui se sont partagé le conseil une fois pour toutes. Florence, à l’inverse, a été le milieu où s’est développé un conflit et où, en outre, il y a eu une immigration considérable de ces hommes qu’on appelait novi cives, les « nouveaux citoyens » qui, par leur condition, par leur ouverture, créaient un nouveau style de rapport, à l’intérieur de la société florentine. On tient là un des grands foyers, il est important de le rappeler, de l’importance du capitalisme florentin, de l’essor extraordinaire du commerce, d’une ville qui a un rayonnement européen. C’est là que se voit au mieux non pas une démocratie – Machiavel ne peut pas être qualifié de démocrate, nous ne pouvons pas davantage dire que Florence est une première cité démocratique – mais une cité où la hiérarchie n’existe pas. C’est une société où il y a un mélange des conditions et qui devient, par là, féconde sur tous les plans, intellectuel, social…

Pierre Rosanvallon – Pour parler le langage d’aujourd’hui, on pourrait dire que c’est une société multiculturelle et capitaliste.

Claude Lefort – Oui, en effet. Et, encore une fois, c’est un foyer d’attraction, un lieu très fort d’immigration. Un lieu où vivent ces nouveaux citoyens et des patriciens très riches. Et, en dépit de cette différence, s’y joue une expérience sociale d’un type nouveau. C’est pour cela que la ville m’intéresse. Mais on pourrait en dire autant, je ne vais pas m’étendre, d’Amsterdam où a vécu pendant vingt ans Descartes. Amsterdam a été pour lui la ville de Spinoza, le premier penseur démocratique. Amsterdam, peut-être plus que Florence à une époque, a été le grand foyer du commerce mondial. Donc l’univers de la ville nous permet de nous détacher de cette interrogation classiquement liée au moment de la naissance de la souveraineté du peuple.

Pierre Rosanvallon – Ainsi, pour vous, l’origine de la démocratie n’est pas simplement à trouver dans la formation d’un type de régime inédit, opposé aux monarchies ou aux autocraties anciennes. La naissance de la démocratie, c’est d’abord l’émergence d’un certain type de société.

Cette thèse s’applique parfaitement aux exemples que vous prenez, ces exemples des villes commerçantes, disons multiculturelles, pour employer l’expression d’aujourd’hui, de l’Italie du xve siècle jusqu’à l’Europe du Nord au xviie siècle. Mais, au fond, les démocraties modernes ne sont pas nées de ces cités qui ont été le ferment de l’humanisme civique. Les révolutions fondatrices des démocraties modernes ont plutôt été les révolutions française ou américaine. Donc ces cités ont été à la fois un moment très fort d’apprentissage de liberté et de composition de sociétés nouvelles, mais en même temps, ces expériences n’ont pas accouché des régimes démocratiques modernes. La question que je me pose est la suivante : dans la révolution américaine comme dans la Révolution française, l’idéal civique est très coupé de l’idée multiculturelle, très coupé aussi de la vision commerçante. Au contraire, dans le xviiie siècle français, la vertu républicaine critique toujours le luxe, c’est-à-dire qu’elle critique l’économie politique. Les anti-fédéralistes américains, eux aussi, voient une démocratie fondée sur un monde de petits artisans et de paysans, pas du tout sur un monde moderne. Cela veut-il dire qu’il existe deux voies vers la modernité démocratique ? Cette voie de l’humanisme civique, qui est incontestable et sur laquelle vous nous instruisez, et puis, de l’autre côté, on va y venir tout à l’heure, c’est aussi l’un de vos thèmes, cette voie des révolutions plus directement politiques ?

Claude Lefort – Il est en effet très difficile de répondre à cette question. Je suis incapable de trancher. Simplement, j’attire votre attention sur le fait que beaucoup de temps s’est écoulé avant que soit proclamée la démocratie américaine, qui est un modèle complexe demandant réflexion. Il n’est pas exact de dire que ce sont simplement de petits propriétaires terriens qui se sont juxtaposés. Dans les Origines idéologiques de la révolution américaine5, l’historien Bernard Baylin a réuni un nombre considérable de pamphlets – par pamphlet, il faut entendre à la fois des écrits de polémique politique, mais aussi plus généralement des lettres et toutes sortes de publications sur des questions politiques – qui attestent d’une vie urbaine. Ce qui ressort de la lecture de Baylin c’est, avant que ne s’affirme la démocratie, une nouvelle circulation, des idées, des individus. Les propriétaires terriens viennent se rassembler dans des town meetings et ils s’affrontent. Il y a une composante que Tocqueville nous fait oublier. La démocratie, l’égalité des conditions ne sortent pas de rien. Là aussi, on peut parler de milieux. Il n’y a pas un milieu qui est la ville, il y a ici et là des milieux qui entrent en communication les uns avec les autres, il y a des assemblées qui en sortent.

Pierre Rosanvallon – Reprenons cette idée fondamentale que vous développez des conditions sociales de la démocratie préexistantes à sa naissance proprement politique, c’est-à-dire aux formes de la souveraineté du peuple. À Florence, le peuple existe comme une force qu’il faut se concilier. Le prince apprend que, s’il veut être puissant, il doit aussi être conciliant, voire obéissant, vis-à-vis du peuple et donc les deux puissances doivent trouver une façon de s’apprivoiser. Il y a une interprétation cynique et une interprétation démocratique de cela. La façon cynique, c’est qu’apprivoiser le peuple, c’est savoir le manipuler, et l’interprétation démocratique consiste à dire que c’est une façon d’obliger à ce que la pression du peuple soit contraignante pour le pouvoir. Toute l’histoire de l’interprétation de Machiavel oscille entre ces deux perspectives. Dans le rapport du peuple au pouvoir, est-ce le pouvoir qui manipule le peuple ou le peuple qui contraint le pouvoir ? Aujourd’hui, on peut dire de ceux qui nous gouvernent qu’ils ont besoin, dans la campagne électorale, de se concilier le peuple et, en même temps, sinon après, de trouver les moyens de le manipuler, ou au moins de le cajoler, de le séduire et, par des mesures ciblées, de s’attirer ses faveurs.

Claude Lefort – Quand Machiavel écrit le Prince, il est censé s’adresser à un prince. Le régime a changé puisqu’il est devenu monarchique. Mais il s’adresse aussi à un public de jeunes gens républicains. Machiavel écrit que si le prince s’appuie sur ceux qui l’ont amené au pouvoir, sur les grands, il échouera. Il n’aura jamais la liberté d’action qu’il souhaite dans ses initiatives bellicistes et ce n’est que s’il s’appuie sur le peuple, que les grands seront tenus en respect. Vous parliez de ruse, d’une certaine manière, c’est une espèce de ruse qu’il prête au prince. Un prince populaire est un prince qui ne se contente pas de tirer son pouvoir de l’aristocratie, ce qui serait absurde, mais un prince assez habile pour avoir une grande marge d’initiative parce qu’il s’appuie sur le peuple et, dans ce cas, les grands s’aplatissent, pour parler vulgairement. D’autre part, il y a la république, c’est autre chose : pour Machiavel, le peuple n’est pas seulement, par sa résistance, un facteur positif, un facteur fécond du régime, comme dans le Prince. Ce n’est pas le peuple qui a le pouvoir, mais le peuple devient quand même, en revendiquant, en s’affirmant, en accueillant, en s’augmentant à la faveur de l’immigration, l’élément décisif dans la détermination de la politique intérieure et extérieure de la république.

Pierre Rosanvallon – Le peuple est de la sorte une puissance indirecte, une force de résistance.

Claude Lefort – Absolument. Machiavel le dit d’une œuvre à l’autre, le désir du peuple est de ne pas être opprimé, alors que le désir des grands, c’est d’opprimer. C’est aussi radical et simple que ça : le peuple ne veut pas être opprimé et il faut qu’il ait ce ressort de lutter contre l’oppression.

C’est une vision d’émancipation complètement affranchie de l’image d’un peuple souverain. Donc, chez Machiavel, la démocratie ne peut être définie par la souveraineté du peuple ; pour lui, il y a le conflit au départ, et la force du progrès, c’est le peuple, qui le fait naître par sa pression.

La souveraineté du peuple

Pierre Rosanvallon – La deuxième expérience de la démocratie, ce sont les révolutions fondatrices, les révolutions américaine et française. Là, il ne s’agit pas simplement du pouvoir contre-démocratique du peuple, mais de l’idée de souveraineté positive du peuple. Et cette idée de souveraineté positive du peuple va trouver son institution centrale, le suffrage universel. Comment analysez-vous ce passage du peuple contre-démocratique au peuple souverain, au peuple positif ?

Claude Lefort – La question que vous me posez m’intéresse au plus haut point. On pourrait croire que la souveraineté du peuple, l’institution du principe de la souveraineté du peuple, implique l’idée ou l’image du peuple un : le peuple. Ce n’est plus la partie basse de la société, au-dessous des grands, le peuple englobe toutes les conditions. Mais, en fait, ce peuple un est, par le suffrage universel, périodiquement interrogé, pour que surgisse l’expression de sa mobilité. Cela veut dire que le peuple est un, mais qu’il faut chaque fois revenir à lui pour savoir ce que c’est que cet un. Or quelle est la fonction du suffrage universel ? Il a pour fonction, je ne dis pas pour principe, de mobiliser la société. C’est un grand moment où chacun est appelé à trouver un débouché à son opinion. C’est une société dans laquelle se trouvent précipitées, par ce facteur même, l’association, l’organisation en partis, qui vont être autant de foyers de décision. Alors, ce peuple un, ce peuple souverain, nous renvoie à un peuple dont on ne sait pas au départ exactement ce qu’il est. En outre, en raison du suffrage périodique, le pouvoir d’aujourd’hui n’est pas le pouvoir de demain, comme le peuple d’aujourd’hui n’est pas forcément le peuple de demain.

Pierre Rosanvallon – Dans l’iconographie de la Révolution française ou de la révolution américaine, il est frappant qu’on se soit posé la question de la représentation du peuple. Les peintres et les graveurs n’arrivaient pas à représenter le peuple. Finalement, il y a eu une forme d’accord : près du pont situé au bout de l’île de la Cité, on avait construit un énorme colosse en plâtre sur lequel on avait mis l’étiquette « peuple », pour montrer que le peuple était quelque chose de massif, que c’était lui qui dominait la société, on a voulu donner l’image de sa grandeur. C’est une question fondamentale, dans l’histoire des démocraties, que de figurer ce peuple.

Claude Lefort – Bien sûr, car il est infigurable. C’est là que, si vous voulez, j’unis, je rassemble deux thèmes : le premier, que j’ai développé depuis très longtemps, à savoir que la démocratie était cette société dans laquelle le pouvoir n’est pas incorporé au social. C’est facile à comprendre : dans le cas du monarque ou de l’aristocratie, il y a comme un enracinement dans la « nature ».

En revanche, le peuple est au-dessous, une couche sociale. Et puis, soudain, ce peuple un, il faut l’explorer pour qu’il se dévoile souverainement et l’explorer, c’est aussi le mobiliser. Les partis politiques, encore une fois, existent parce qu’il y a le suffrage universel. Les institutions, le pouvoir lui-même doivent se remettre en jeu périodiquement. Cela veut dire que le pouvoir n’appartient à personne – c’est un thème que je développe depuis longtemps.

Le pouvoir est un lieu vide. Parce que dans toute société où le pouvoir existe, il y a un lieu de pouvoir – s’il n’est pas entre les mains des hommes, il est entre les mains de Dieu. Donc le pouvoir ne peut être incarné, il ne fait pas corps avec la société. En revanche, il y a l’exercice du pouvoir.

Ce que je veux mettre en relation, c’est que, à une extrémité, on a le peuple un qui est hétéroclite, multiple, conflictuel et, d’un autre côté, on a le pouvoir, qui n’est le pouvoir de personne. Ces deux choses sont importantes à comprendre simultanément pour saisir ce qu’est la démocratie.

Pierre Rosanvallon – Toute une tradition a cheminé vers cette analyse. Ainsi, pendant la Révolution française, Condorcet n’est pas loin de cette idée selon laquelle il n’y a personne qui puisse vraiment incarner le pouvoir social et que c’est seulement en démultipliant ses manifestations partielles et immédiates qu’on peut en donner une image approchée. Pour Condorcet, le peuple ne se représente pas mais, à la façon de ces images que l’on anime, il est possible d’en former une expression vivante en superposant un certain nombre d’images instantanées. Chez certains libéraux du xixe siècle, on approchait aussi de cette idée. Mais on y voyait plus un moyen de disqualifier l’idée de souveraineté qu’un moyen de construire la démocratie. C’est là que se trouve le problème.

Claude Lefort – Ce que je dirais volontiers, mais ces termes, évidemment, appelleraient définition, c’est qu’il faut introduire une distinction entre ce qui est de l’ordre du symbolique et de l’ordre du réel. Le pouvoir réel passe de l’un à l’autre. Mais le pouvoir symbolique, quelle que soit l’opinion majoritaire, qu’elle mette au pouvoir tel gouvernement ou tel individu, est un pouvoir de fait. On ne peut donc pas réaliser ce pouvoir, c’est pour cette raison que je parle, plus simplement, du pouvoir de personne.

Pierre Rosanvallon – Dans le suffrage universel, il y a vraiment une double dimension. La première est une consécration de l’égalité, c’est-à-dire que toutes les voix, tous les arguments se valent et que le sage comme le futile, celui qui a longuement réfléchi et celui qui vote sur un coup de tête ou simplement avec ses passions se valent, parce que personne ne peut se faire le juge de ce que seraient les bons arguments du choix. Il y a donc cette dimension constructrice de l’égalité dans le suffrage universel, et d’une égalité très radicale de ce point de vue. En même temps, le suffrage universel existe comme résultat, c’est-à-dire comme décompte des voix. Autant cette dimension de l’égalité construit une forme sociale – parce que dire que ce principe de l’égalité est constitutif, c’est dire qu’il y a une équivalence radicale ; autant, dans le décompte des urnes, à chaque fois qu’est formulé un résultat, apparaît, je dirais, la cacophonie du peuple, sa division ou son caractère problématique.

Claude Lefort – Le suffrage, en effet, c’est le nombre, mais cela ne veut pas dire pour autant, comme on pourrait le faire dans la perspective de Tocqueville, qu’on compte les individus. Non, c’est plus compliqué que cela : il y a le nombre, mais, en même temps, c’est soudain un révélateur de la pluralité du social. Les gens votent en effet parce que le cœur les porte d’un côté, parce qu’ils pensent que c’est à droite ou à gauche, ou parce qu’ils pensent que ce petit bonhomme, si laid soit-il, est vraiment sympathique. Mais il y a autre chose ; les opinions, ce sont des foyers, des syndicats, des partis, des associations, du voisinage. Donc c’est tout ça qui, à un moment donné, arrive à émerger.

Le combat antitotalitaire

Pierre Rosanvallon – Repartons, pour avancer, de l’idée fondamentale du lieu vide. Ne peut-on pas penser le fait totalitaire à partir de ce rapport au lieu vide ? Le totalitarisme apparaissant d’une certaine façon comme une tentative forcée, voire forcenée, pour remplir, voire saturer ce lieu vide. Pourriez-vous résumer le cheminement de cette idée chez vous ?

Claude Lefort – Je peux répondre aisément, parce que, dans ma prime jeunesse, j’ai été marxiste. J’ai découvert Marx quand j’avais 18 ans. La lutte des classes, le prolétariat, j’étais ébloui, ça a duré un certain temps. Mais je me suis engagé dans un parti d’extrême gauche, c’est-à-dire trotskiste. C’est à partir de là que, radicalement anticommuniste, je me suis interrogé avec passion sur la nature de ce nouveau régime qu’était le totalitarisme. J’ai écrit un livre en 1981 qui s’appelle l’Invention démocratique. Comme par hasard, dans ce livre qui est un recueil d’essais, il n’y en a qu’un sur la démocratie, les autres portant sur le totalitarisme. Parce que, pour moi, jeune marxiste se détachant du PC, le totalitarisme, c’était l’énigme. J’ai compris que ce régime n’était pas, comme le croyaient les trotskistes, un État ouvrier dégénéré. Je n’étais pas complètement abruti et je trouvais que l’activité des trotskistes était, en somme, assez marxiste. C’était aussi la défense inconditionnelle de l’Union soviétique – inconditionnelle parce que, pour les trotskistes, il fallait distinguer les bonnes structures (l’abolition du capitalisme, l’abolition de la propriété) et une mauvaise superstructure (Staline et le parti communiste). J’ai quand même été assez vif pour comprendre assez rapidement que c’était absurde. Ensuite, j’ai rencontré Castoriadis qui, comme moi, était absolument critique vis-à-vis de l’Union soviétique et qui avait admis l’idée que l’Union soviétique, c’était le capitalisme d’État. Nous étions en somme toujours dans l’analyse marxiste – le capitalisme était l’ennemi, mais les moyens de production avaient été accaparés par l’État. J’ai mis quelque temps, mais pas longtemps, à trouver que c’était absurde, qu’on ne pouvait pas réduire le système de pouvoir en Urss au capitalisme d’État. En fait, la grande nouveauté, c’était la capacité du pouvoir, à travers un parti unique, à être omniprésent. Je dis parti unique, mais c’était beaucoup plus qu’un parti unique, c’était un parti qui avait des tentacules dans tout le corps social. On sait à quel point Staline en tant qu’individu a été important. Mais ce pouvoir, en même temps, était issu de tous les canaux de la société.

En 1948, Kravtchenko publie J’ai choisi la liberté, qui aussitôt excite l’indignation de la grande majorité de la gauche, y compris la gauche intellectuelle, y compris des gens qui me sont très proches. Merleau-Ponty me permet d’écrire dans Les Temps modernes en 1948 un article dans lequel je dis que le livre de Kravtchenko est un extraordinaire révélateur, mais il le fait suivre d’une note disant que c’est l’avis personnel de Claude Lefort. Je conseille de le lire encore maintenant parce que ce n’est pas du tout une critique théorique du régime soviétique, c’est son histoire – l’histoire d’un fils d’ouvrier doué qui, montant dans la hiérarchie sociale, devient ingénieur et vit dans un monde de délation. Le parti est partout, l’espionnage est partout donc, sans parler de ce qu’on connaissait ou de ce que vous pouvez connaître encore maintenant des grandes purges de 1930, où la paysannerie, par centaines de milliers d’hommes, a été exterminée. La terreur rouge a été une chose peu commune ; il existe aujourd’hui une littérature abondante sur le sujet. Ce que je veux expliquer, c’est que ce parti n’est pas seulement un parti qui, d’en haut, donne des ordres d’exécution – des millions de personnes ont été exécutées. Mais c’est aussi une société pourrie où, parce qu’un tel vous déteste, un tel vous jalouse, vous risquez soudain d’être considéré comme un anticommuniste, comme un ennemi du peuple. Vous savez que les camps de concentration, en Union soviétique, ont été peuplés par des millions d’hommes ; pour beaucoup, ils n’avaient rien fait d’autre que dire des mots qu’il ne fallait pas dire. Il faut penser que ces gens, dans leur immense majorité, étaient des innocents purs et simples.

Pierre Rosanvallon – En même temps, cette analyse sur le totalitarisme insiste sur le fait que ce pouvoir oppressant, ce pouvoir destructeur, est un pouvoir-société, qui s’impose à la société, mais qui se nourrit aussi, pour une part, d’une sorte de consentement de certains. C’est à la fois un pouvoir intérieur et extérieur, il prend et il tient en tenaille.

Claude Lefort – Vous avez tout à fait raison, il ne faut pas omettre cette espèce d’acquiescement, de complicité, qui se trouve dans la population. C’est terrible de dire cela, même si c’est vrai, parce que cela veut dire que cette population est pourrie pour une bonne part. Elle n’est pas seulement faite de délateurs, elle est faite aussi de gens passifs et de respect pour le pouvoir.

Pierre Rosanvallon – C’est une société qui n’a pas connu les conditions d’égalité, une société radicalement antidémocratique. Pour avancer dans la discussion, revenons sur vos analyses du totalitarisme, que vous avez développées à partir de la fin des années 1940. Elles ont connu un moment de visibilité, dans les années 1970, avec la publication par Soljenitsyne de son Archipel du Goulag et d’un de vos livres marquants, Un homme en trop, qui est un commentaire philosophique de l’Archipel du Goulag. Nous étions alors un certain nombre à lire votre travail, à nous en nourrir, si bien qu’il est devenu l’œuvre philosophique de référence pour alimenter ce qu’on a appelé la « gauche antitotalitaire ». Comment avez-vous, dans cette période, compris cette extraordinaire réticence qu’a eue la gauche, pas simplement communiste, à accepter le fait totalitaire, à définir si je puis dire un socialisme démocratique antitotalitaire ? Ce combat a été très difficile, cette réticence à accepter ces analyses du totalitarisme a été très puissante. On a même vu un moment des personnalités qu’on aurait pu penser d’un socialisme modéré (voir Jean Daniel) s’emporter contre Soljenitsyne. Comment avez-vous vécu cela et comment l’avez-vous interprété ?

Claude Lefort – La lecture de Soljenitsyne m’a passionné et je n’ai pas eu le moindre doute sur la véracité de son récit. Là encore, c’est très différent de Kravtchenko, puisque Kravtchenko était un fonctionnaire soviétique, ce qui n’était pas du tout le cas de Soljenitsyne : Soljenitsyne avait été en camp de concentration. Son témoignage était indiscutable. Or, même à cette époque-là, on est en 1973, une bonne partie de la gauche considère Soljenitsyne comme un homme religieux, conservateur et qui plus est idéaliste. La résistance à Soljenitsyne à cette époque-là est très étrange.

C’est le moment où le parti socialiste fait alliance avec le parti communiste. Les socialistes n’ont jamais rien compris aux communistes. Ils ont été antisoviétiques, mais ils ont été trahis par les communistes en 1936, alors qu’il y avait eu un immense élan d’égalitarisme dans la population. Ils n’ont rien appris du Front populaire et de la suite. Mitterrand a encore trouvé le moyen de s’allier avec les communistes, il ne comprenait pas ce que c’était que l’Urss.

Pierre Rosanvallon – Oui, au moment où vous publiez Un homme en trop, Mitterrand visitait la Hongrie en s’émerveillant des succès du régime. Vous avez écrit un article célèbre sur cette question-là. Pour ma génération, votre apport a été double. D’abord, bien sûr, l’analyse du totalitarisme. Mais cette analyse n’avait pas pour seul but de critiquer un régime, elle voulait repenser à neuf la démocratie. La force de votre analyse est d’avoir montré que la compréhension du totalitarisme était la condition de l’approfondissement démocratique et que la démocratie ne pouvait se développer que si l’on comprenait ce qu’avaient été les ressorts de ses pires négations ou de ses pathologies.

Redécouvrir la démocratie

Claude Lefort – Oui, très certainement. Redécouvrir la démocratie, pour moi, cela ne veut pas dire un instant minimiser les inégalités, idéaliser la démocratie. C’est prendre conscience que nous sommes dans une société où nous connaissons des possibilités de développement dans lesquelles il y a une mobilité sociale, qui continue d’ailleurs en dépit du chômage. Il faut voir la démocratie comme ce milieu de conflits, un milieu dans lequel il faut savoir contester. Mais, quelles que soient les critiques, nous ne pouvons nous détacher de ce régime pour en faire un régime parmi d’autres. Ou bien on arrivera à transformer la démocratie de l’intérieur avec le pouvoir de la mobilisation spontanée, ou bien elle dépérira. Le fait est que l’on peut craindre, depuis un certain temps, qu’il n’y ait plus de grands conflits sociaux ; or la polarisation de la société était importante pour sa vitalité. Maintenant, la société industrielle s’est transformée, le capitalisme existe toujours, mais il n’y a plus, pour ainsi dire, ce qu’on pourrait circonscrire comme les agents maléfiques de l’inégalité, les choses sont bien plus compliquées que cela.

Pierre Rosanvallon – Ils ne sont pas personnalisables de la même façon. On a beaucoup parlé ces derniers temps de tous les mécanismes de développement de l’économie financière. Ce n’est pas simplement un groupe social, c’est un mécanisme d’abstraction qui produit les inégalités dramatiques que l’on sait. Le mode de production des inégalités a changé de nature, et le sentiment de l’oppression ou le sentiment de l’exploitation a également changé de nature, parce qu’il s’exprime aujourd’hui de plus en plus, d’après ce qu’on voit en France à beaucoup d’endroits, dans des communautés d’épreuve, dans des moments forts particuliers. Il s’éprouve, aussi, dans le partage des trajectoires beaucoup plus que dans une appartenance générale, routinière, quotidienne à ce qui s’appellerait la classe ouvrière. Il s’incarne dans des moments, dans des expériences, dans des parcours, dans des similarités d’histoires, dans des solidarités. Il prend donc des visages et des formes très différents.

Claude Lefort – C’est, en un sens, très positif. Mais, en un autre sens, on peut craindre une certaine démobilisation sociale qui est peut-être, pour une part, due à un effritement des oppositions. On peut craindre un pouvoir qui endort la société, un pouvoir qui ne consulte pas et qui réforme dans différents milieux, que ce soit l’éducation, la magistrature…, sans qu’il y ait mobilisation des intéressés. On peut craindre une société qui se laisse modeler par une autorité, ce qui, auparavant, était impensable.

Pierre Rosanvallon – Mais n’avons-nous pas, nous producteurs d’idées, nous intellectuels, une responsabilité ? Il nous faut rendre plus visibles, plus sensibles ces problèmes et ces mécanismes, car les phénomènes de passivité s’expliquent pour une part par le sentiment de ne plus avoir de prise sur la réalité, un sentiment d’opacité, un sentiment de ne plus comprendre, un sentiment de déprise sur le monde.

Je voudrais terminer par une dernière question. Pour ma génération, vous avez été le philosophe de l’antitotalitarisme, mais vous avez été aussi un philosophe très actif, très lié au mouvement de Mai 68. Dans cette période se développe une certaine idée utopique, au sens positif du terme, l’idée que l’on peut penser autrement, l’idée que d’autres possibles peuvent être ouverts – l’utopie des ouvertures du possible. Souvent, il m’a semblé que vous regrettiez qu’une critique du marxisme et du communisme ait conduit certains à se contenter d’un libéralisme prudentiel et à oublier cette dimension utopique.

Claude Lefort – 1968 a été une année extraordinaire, parce qu’elle a vu une mobilisation dont l’origine est, vous le savez, les étudiants, une mobilisation collective dont on n’avait pas d’exemple. Je suis surpris, chaque fois, qu’on présente Mai 68 sous un jour ridicule, qu’on le décrive comme un moment de faiblesse. J’étais professeur à l’université de Caen. J’ai eu l’occasion de le raconter, Caen a démarré, notamment mes étudiants, la veille du soir où Nanterre a démarré. De voir, soudain, cette libération de la parole devenue reine, c’était, en soi, un événement extraordinaire. C’était un nouveau mode de socialisation, une socialisation sauvage, qui ne pouvait pas durer. Je n’ai jamais conçu l’espoir d’une révolution en 1968 ; des imbéciles m’ont prêté cette idée. En revanche, à cette époque, je me suis, non pas brouillé, mais opposé à Raymond Aron qui considérait qu’il y avait une sorte d’atteinte à l’intégrité de l’Université, aux adultes, aux Pères…, tout était remis en question. Dans cette démocratie sauvage, il y avait une espèce de liberté qui, pour moi, je le confesse, a été extrêmement précieuse. On caricature aujourd’hui Mai 68, soit en disant que les communistes en étaient à l’initiative, alors que les communistes n’ont joué aucun rôle et qu’ils ont essayé de rattraper le mouvement des jeunesses communistes, soit que c’était un mouvement anarchiste alors qu’il n’y avait pas de doctrine et que c’était un curieux mouvement qui, d’un seul coup, faisait craquer les rapports traditionnels d’autorité, de hiérarchie. Mai 68 n’est pas la caricature qu’on en fait, ce n’est pas simplement le désordre.

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    Cet entretien a été enregistré en mai 2009 au forum « Réinventer la démocratie » organisé par la République des idées à Grenoble. Sa publication, un an après la mort de Claude Lefort, est l’occasion de lui rendre hommage.

  • 1.

    Claude Lefort, Écrire à l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1994.

  • 2.

    C. Lefort, « L’Europe : civilisation urbaine », Esprit, mars-avril 2004, p. 225-245.

  • 3.

    Marc Bloch, la Société féodale, 2 vol., 1939-1940 (dernière rééd. chez Albin Michel, en un seul volume, en 1998).

  • 4.

    Jacques Le Goff, la Civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Flammarion, 2008.

  • 5.

    Bernard Baylin, les Origines idéologiques de la révolution américaine, Paris, Belin, 2010 (1967).

Claude Lefort

(1924-2010)   Tout le monde perçoit le renversement qui s’est opéré dans le paysage intellectuel français : à la domination de la pensée marxiste a succédé, dans les années 1980, la réévaluation de la démocratie et des droits de l’homme. Claude Lefort est l’artisan de ce renversement. Artisan de longue date, artisan de l’ombre, et même artisan ombrageux.   Penser la démocratie Dans la…

Pierre Rosanvallon

Professeur d'histoire moderne et contemporaine du politique au Collège de France, il vient de publier Notre histoire intellectuelle et politique. 1968-2018 (Seuil, 2018).

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