Henri-Irénée Marrou
(1904-1977)
Fils d’un typographe transplanté des Basses-Alpes à Marseille, Henri-Irénée Marrou est un très brillant sujet. Normalien et agrégé d’histoire, pensionnaire de l’École française de Rome en 1930-1932, il a vécu dans l’Italie fasciste jusqu’en 1937, enseignant et travaillant à une thèse sur saint Augustin qu’il a soutenue à la Sorbonne en 1937 et qui a été saluée comme une œuvre novatrice d’histoire culturelle et religieuse. Catholique fervent, disciple du P. Portal à l’École normale, puis du P. Dieuzayde à Barèges où l’amène son camarade et ami Paul Vignaux, il a collaboré à la revue Politique à la suite de Vignaux dès 1929, le plus souvent sous le pseudonyme de Davenson. Il a connu ensuite Esprit dès 1933, alors qu’il achevait un livre (témoignage de sa génération) sur la crise de civilisation. À partir de 1935, c’est à Esprit que « Davenson » envoie ses notes de musicologue (enthousiaste pour Arthur Lourié, ami de Maritain) et ses réflexions sur la situation italienne ou sur divers thèmes culturels – une trentaine de contributions au total. Il participe aux congrès Esprit, signe les manifestes et écrit à son retour en France (1939) plusieurs articles politiques ; il lie avec le jeune Jean-Marie Soutou une amitié durable. Nommé à Nancy en 1938, il y participe à l’animation des groupes Esprit de la région Est. Replié à Montpellier en 1940-1941, il sera nommé à Lyon l’année suivante. Mounier l’introduit à Jeune France comme spécialiste de la chanson populaire ; c’est là-dessus qu’il intervient dans Esprit ainsi qu’aux journées de Lourmarin en septembre 1941.
Très attaché à Mounier en qui il reconnaît un chef de file, il admire la profondeur spirituelle du chrétien fi dèle et l’audace du militant, « modèle et guide » pour ses amis, qui a su bâtir autour de la revue un instrument capable de « faire tomber les barrières du ghetto » où s’étaient enfermés les catholiques. Sur le plan politique toutefois, son tempérament et ses convictions ne sont pas exactement ceux de Mounier : plus foncièrement attaché que lui à la République et à l’héritage de 89, moins confiant peut-être dans les possibilités de dialogue, il est plus radical dans le refus de tout geste qui pourrait sembler une concession faite aux totalitarismes et à leurs complices ; ce décalage encore mineur avec Mounier l’amènera ensuite à s’opposer, en politique comme dans les affaires de l’Église, à une partie de ses successeurs « progressistes ». En 1940, il est plus réservé que lui devant le régime de Vichy. Il ne blâme pas la décision de relancer la revue dont il est un des premiers informés ; il accepte d’y collaborer, en se limitant à la musique. Il sera totalement engagé à Lyon, avec une grande influence sur les étudiants et sur ses collègues, dans une résistance spirituelle (comme diffuseur, conseiller et collaborateur du Témoignage chrétien) qui débouche sur le combat, auquel il était prêt à se joindre si ses amis ne l’en avaient pas détourné.
Mounier raille quelquefois l’assurance de son ami à qui tout réussit, semble-t-il, et qui manie alternativement, avec une suprême aisance, les armes de la science et celles de l’humour pour exprimer ses désaccords, avec parfois un soupçon de supériorité universitaire. Il n’en est pas moins un conseiller précieux, et les différends interviennent sur un fond de communion fraternelle. Dès sa nomination à la Sorbonne en 1945, Mounier lui propose de s’installer aux Murs blancs à Châtenay, avec lui et Fraisse et leurs familles, rejoints ensuite par Domenach et Baboulène puis Ricœur avec les leurs ; il y vivra jusqu’à la fin. Après la mort de Mounier, il lui rendra un double et chaleureux hommage, sur le plan chrétien et sur le plan politique.