Jan Patocka
(1907-1977)
Porte-parole de la Charte 77 des dissidents tchèques, ce qui lui a valu d’être victime de violences policières qui ont fini par le tuer, Jan Patočka doit néanmoins être lu sans être enfermé dans la seule figure du héros de la dissidence qu’il est et restera : homme de l’ombre n’ayant pas connu le destin public d’un Václav Havel par exemple, il nous a aidés à comprendre la Tchécoslovaquie de l’époque.
Critique de l’illusion démocratique
On le sait : la chute du mur et l’émancipation accélérée des régimes totalitaires ont laissé croire, un temps d’illusion lyrique, pour parler comme Malraux dans le premier chapitre de l’Espoir, que le triomphe de la démocratie était en voie d’universalisation. La lecture des nombreux textes, publiés dans la Crise du sens, consacrés à Thomas Masaryk – le philosophe-président, le fondateur de la Tchécoslovaquie – aurait pourtant permis d’éviter cette mésinterprétation. Masaryk avait justifié le passage par la guerre, par la violence guerrière de 14-18 dans la mesure où elle favorisait l’accession à la paix démocratique, c’est-à-dire à un temps sans crise. Marqué par Tocqueville et la démocratie américaine, Masaryk pensait que la guerre, et la violence barbare qu’elle charrie, pouvaient accoucher de la paix, surmonter la crise.
Pour Patočka, il y a là un malentendu profond : pour lui la démocratie est inséparable de l’expérience de la crise, elle n’est pas un état de paix mais une manière de vivre le conflit entre la guerre et la paix.
L’idée d’Europe
Mais un deuxième pan de l’œuvre de Patočka peut et doit préalablement retenir notre attention, celui qui concerne l’Europe. Dans Platon et l’Europe, il montre que notre continent est une figure spirituelle et philosophique qui ne remonte pas seulement à la Renaissance, mais à la Grèce. Pour Patočka, l’Europe est déjà en gestation dans la philosophie hellénique à travers la metanoïa socratique, à travers l’idée que seule une conversion spirituelle permet au travail philosophique de trouver son sens. Aujourd’hui, alors que Patočka fut l’un de ceux qui ont revitalisé l’idée européenne et que l’Europe connaît des difficultés, rappeler ses racines spirituelles et philosophiques n’est pas inutile.
Polemos
A quoi conduit la critique de la paix illusoire ? Une lecture rapide retient de Patočka l’idée que le XXe siècle est celui de la guerre (« Les guerres du XXe siècle et le XXe siècle en tant que guerre », c’est le titre de la dernière séquence des Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire). Pour Patočka, il ne fait guère de doute que le tournant historique est la guerre de 14-18 – et non pas la Deuxième Guerre mondiale, ce qui peut surprendre l’esprit contemporain – parce qu’elle a précédé l’entrée dans la guerre illimitée, dans l’état de guerre. Non pas celle du champ de bataille mais l’état de guerre au quotidien, la guerre que s’inflige l’individu moderne.
Mais il ne faut pas en rester à ce premier niveau de lecture, à cette idée que la paix impossible se résout dans une extension illimitée de l’esprit martial et guerrier. Pour Patočka, le choix n’est pas entre sens et non-sens : l’homme contemporain ne peut selon lui se soustraire à l’épreuve du nihilisme, à l’expérience de la nuit quand il n’y a plus une lumière du sens acquise d’avance. Ne jamais croire qu’on a surmonté la crise ne signifie pas que le sens est une simple illumination passagère, une épreuve mystique.
Mais, et c’est le troisième niveau de lecture, on peut encore avancer et ne pas se contenter de cette approche du sens en termes de problématicité, terme qui indique une posture qui n’est ni celle du nihilisme, ni celle du dogmatisme. En effet, Patočka, citant fréquemment Héraclite, rappelle que Polemos est l’expérience de « l’unité dans la discorde », et que la « polis » grecque fait écho à polemos. Cette évocation de la Cité comme Polemos éclaire la dimension politique de la pensée de Patočka, souvant cantonnée dans la morale, ou dans une « antipolitique » (G. Konrad).
Si Polemos demeure si proche, c’est qu’il rappelle qu’il n’y a pas de Cité sans conflit, sans discorde, que la paix définitive st une mauvaise utopie qui nous fait croire que le jour fait oublier la nuit. Mais ce conflit est une épreuve particulière qui doit se démarquer de la dérive martiale.
L’épreuve de la tranchée
Comment s’en démarquer ? Patočka évoque fréquemment l’idée du « front » : pour lui, cette expérience quasi fondatrice a une double signification. Dans la tranchée, je fais l’expérience du total non-sens qui consiste à conduire l’autre à la boucherie humaine. Dans la tranchée, je réplique à ce qu’il faut bien appeler le mal. Dans la tranchée, je m’ébranle, je me mets en crise, je me trouble et je me trouve solidaire de celui qui s’ébranle de l’autre côté de la tranchée.
Mais il y a une deuxième signification : c’est au fond de la tranchée que les ennemis qui ne se voient pas, invisibles l’un à l’autre, découvrent qu’ils partagent la même folie, le même nihilisme mortifère et suicidaire et se sentent finalement solidaires.
Extraits de « Jan Patočka, notre contemporain », Olivier Mongin, Esprit n°220, avril 1996, pp.175-177.
Bibliographie :
Eternité et historicité, Paris, Verdier, 2011
L’Europe après l’Europe, Paris, Verdier, 2007
L’écrivain, son « objet », Paris, P.O.L., 1991
L’art et le temps, Paris, P.O.L., 1991
La crise du sens II, Bruxelles, Ousia, 1986
La crise du sens I, Bruxelles, Ousia, 1985
Platon et l’Europe, Paris, Verdier, 1983
Essais hérétiques, Paris, Verdier, 1981