
La Chine et ses migrants
La conquête d’une citoyenneté
Si penser en termes politiques a encore un sens alors même que l’économique emporte tout en apparence sur son passage, ce livre est fort bien venu car il concerne la Chine, une Chine marquée par la réforme économique de Deng Xiaoping, une Chine continentale dont le développement rapide fascine les plus incrédules. Chloé Froissart, qui a travaillé à Chengdu, grande ville de l’intérieur au nord-est de Chongqing (le territoire de l’affaire Bo Xilai), et à Pékin, raconte l’histoire politique de cette réforme économique, dont on a pu croire qu’elle allait accoucher de la démocratie, en prenant le fil politique de la citoyenneté. Ce qui invite à interpréter le devenir possible du hukou : cette carte d’identité urbaine, qui date de 1958, organise une immigration sélective et permet de contrôler l’accès aux territoires urbains et aux droits sociaux qu’ils accordent comme des privilèges, la santé, l’éducation… (sur ce point, voir les éclairages du chapitre intitulé : « Le système du hukou : la mise en place d’une société duale et d’une ruche de statuts »). Si l’auteure, qui parle d’une « urbanisation en trompe-l’œil » (« à l’échelle nationale, plus de 32 % de la population comptabilisée comme urbaine n’est pas détentrice du hukou de la ville dans laquelle elle réside »), s’arrête essentiellement sur le cas des mingong, ces travailleurs migrants d’origine rurale – dans le cas de la première génération – qui vivent dans des bidonvilles, si elle souligne quelques évolutions récentes sur un mode critique (permis de résidence mis en place dans dix villes pilotes, création d’une mégalopole regroupant plusieurs villes du delta de la rivière des Perles susceptible de modifier les conditions d’accès à la citoyenneté), elle démontre avant tout que la réforme économique qui a tiré les campagnes vers les villes a contribué à constituer des catégories sociales très inégalitaires et à empêcher la constitution d’une citoyenneté universaliste. Il en ressort que le Parti contrôle les migrations internes au nom de la réforme économique pour mieux protéger son pouvoir sans se préoccuper de légitimer l’idée d’une citoyenneté nationale et universelle. Mais le livre montre parallèlement que le Parti, qui ne peut plus se permettre d’intervenir de manière trop visible, violente et policière, doit s’adapter aux divers mouvements de défense des droits civiques qui soutiennent la recherche d’intégration de ces migrants de l’intérieur. Tout en apportant un éclairage critique sur l’action juridique des Ong, ce livre très politique montre que le pouvoir chinois tend à se maintenir en sériant les populations et que des mouvements portés par les revendications basiques des migrants l’obligent à faire des concessions qui n’ont pour l’instant pas d’effet structurel. En effet, jusqu’à nouvel ordre, le pouvoir récemment mis en place n’a pas décidé de faire bouger le hukou, un instrument de contrôle dont il a impérativement besoin pour relancer la prétendue réforme économique harmonieuse… bizarrement prisée chez nous.
O. M.