
Chine : la crispation totalitaire
Introduction
Le XXe Congrès du Parti communiste chinois, en octobre 2022, a mis en scène Xi Jinping en chef incontestable et apparemment incontesté d’un État-Parti qui n’a jamais été aussi puissant. Pourtant, la situation économique est fragile et le primat de l’idéologie nationaliste détourne les instances dirigeantes des souffrances et des colères de la population. Faudra-t-il une guerre avec Taïwan pour maintenir la cohésion sociale ?
À soixante-huit ans d’intervalle, le XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) et le XXe Congrès du Parti communiste chinois (PCC) se sont répondu comme l’exacte antithèse l’un de l’autre. En février 1956, la dénonciation par Khrouchtchev du culte de la personnalité de Staline et des purges orchestrées au sein de la nomenklatura par les grands procès de Moscou avait permis l’entrée dans une nouvelle ère : celle de la libéralisation du régime soviétique et du camp socialiste. En octobre 2022, le XXe Congrès du PCC a mis en scène Xi Jinping en nouveau Staline décomplexé, chef incontestable et apparemment incontesté d’un Parti renforcé, continuant de guider son peuple dans la nouvelle ère de grandeur et de puissance qu’il avait lui-même inaugurée, cinq ans plus tôt, au XIXe Congrès.
Le rapport de Xi Jinping à un Congrès surmédiatisé a été connu d’emblée. Il passe sous silence la situation au Xinjiang, sur laquelle le régime a pourtant été pris à partie par la communauté internationale, ainsi que la guerre en Ukraine, le ralentissement économique et le chômage des jeunes. Sans surprise, le rapport met d’abord en avant les progrès accomplis dans la construction du socialisme aux couleurs de la Chine : la lutte contre la pauvreté, la politique « zéro Covid », gage d’une bonne gestion de l’épidémie qui a permis de sauver des vies, le recul de la corruption et le progrès de la démocratie. Alors que le XXe Congrès du PCUS était celui du courage et de l’épreuve de la vérité, le XXe Congrès du PCC est celui de la détermination à rester sur la voie tracée.
Apparence de toute-puissance
Certes, le régime chinois a les apparences de la toute-puissance. Deuxième puissance économique mondiale depuis 2010, la Chine est passée première en parité de pouvoir d’achat depuis 2014 et présente un produit national brut dix fois supérieur à celui de la Russie. Alors que la plupart des économies ont été durement touchées par la crise de la Covid, la Chine a tiré son épingle du jeu grâce à ses exportations, affichant ainsi un taux record de croissance de 8, 1 % en 2021. La République populaire de Chine possède désormais son propre programme spatial, qui rivalise avec celui des États-Unis. Elle a posé, au début de 2019, un engin sur la face cachée de la Lune, une première mondiale, et un petit robot sur Mars en 2021. Elle prévoit d’envoyer des hommes sur la Lune à l’horizon 2030.
Xi Jinping a accumulé plus de pouvoir qu’aucun autre dirigeant dans l’histoire de la République populaire de Chine. Le règne de Mao a été ponctué par la perte et la reconquête du pouvoir, ses politiques étant régulièrement remises en cause par des dirigeants plus modérés, y compris par des critiques ouvertes, comme celle du général Peng Dehuai, célèbre dénonciateur de la famine qui a suivi le Grand Bond en avant. Quant à Deng Xiaoping, il n’a jamais exercé les fonctions de président ni de secrétaire général du Parti. S’il présidait de facto au destin du pays, à la tête de la commission militaire centrale, il a toujours mis l’accent sur une direction collégiale et agissait avant tout comme arbitre entre les différentes factions. Le Parti communiste chinois n’a jamais été aussi puissant et omniprésent qu’aujourd’hui, que ce soit à l’intérieur du pays ou sur la scène internationale. Avec ses quatre-vingt-seize millions de membres, il est le deuxième parti au monde après le Bharatiya Janata Party, parti du peuple indien, qu’il surpasse cependant en termes de ramifications internationales aux méthodes d’influence et de cooptation éprouvées.
Sur le plan intérieur, Xi Jinping a tout fait pour assurer la stabilité du régime. Dès son arrivée au pouvoir, il a fait passer des lois sur la sécurité nationale, le contre-espionnage et le terrorisme, qui contraignent les citoyens et les entreprises à collaborer avec le pouvoir et permettent de condamner toute personne présentant des opinions ou des comportements non conformes. Alliant répression et cooptation des cadres, Xi s’est assuré que ne se constituent pas de fiefs locaux. L’accent mis sur le contrôle empêche toute alliance entre citoyens et cadres, qui constituait un des ressorts essentiels des mobilisations au début du premier mandat du président. Les différents dispositifs de surveillance, encore accrus par la crise de la Covid, assurent au régime des moyens technologiques inégalés de se prémunir contre le conflit.
Comme tout régime totalitaire, celui de Xi Jinping a mis l’accent sur un programme social et d’élévation du niveau de vie, dont les succès ne cessent d’être vantés par le système de propagande et qui peut de fait se prévaloir de certaines réalisations. En témoigne le fait que l’espérance de vie en Chine a désormais dépassé celle des États-Unis1. D’importants budgets ont été débloqués pour le développement et le désenclavement des zones rurales et montagneuses, où les infrastructures routières et ferroviaires n’ont cessé de progresser. Si l’on en croit les enquêtes d’opinion menées régulièrement par des centres de recherche indépendants, le régime pourrait ainsi se prévaloir du soutien de la grande majorité de la population.
Failles
Pourtant, les failles sont nombreuses, à commencer par la situation économique du pays, qui conditionne la stabilité du régime. Conjonction des crises de la Covid et de l’immobilier, ainsi que d’une baisse record du yuan, la croissance chinoise, désormais inférieure à la moyenne asiatique, ne sera que de 2, 8 % en 2022 selon les prévisions de la Banque mondiale. À cela s’ajoute le fait que la Chine n’est plus considérée comme un partenaire fiable : les entreprises n’y investissent plus. En outre, les facteurs structurels, plus difficiles à surmonter, pèsent pour beaucoup dans ce ralentissement, comme l’explique Philippe Aguignier dans ce dossier. Dans ces conditions, la Chine pourra-t-elle soutenir la démesure de son programme spatial et de surveillance, tout en épongeant la dette des banques et des gouvernements locaux et en poursuivant son programme social ?
La concentration de tous les pouvoirs entre les mains de Xi Jinping le surexpose et alimente sa paranoïa. Le « président de tout », comme l’a surnommé Foreign Affairs, est désormais pris dans l’engrenage du dictateur qui, à l’instar de Staline, le conduit à éliminer même ses plus proches collaborateurs au sein de la sécurité publique et de la surveillance. Parmi les têtes coupées en 2022, on compte notamment Fu Zhenghua, vice-ministre de la Sécurité publique, successeur et allié de Sun Lijun qui avait connu le même sort en 2020, ainsi que Xiao Yaqing, ministre de l’Industrie et des Technologies de l’information, et membre de la commission d’inspection de la discipline issue du XVIIIe Congrès, qui a aidé Xi Jinping à asseoir son pouvoir.
Le primat de l’idéologie contribue à couper les instances supérieures de l’État-Parti du pays réel, les rendant sourdes à la souffrance et la colère d’une grande partie de la population.
Le Parti est désormais menacé d’atrophie. Autrefois assurée par la capacité des dirigeants à fédérer les différents courants en son sein et la recherche du compromis, son unité est aujourd’hui maintenue par une prophylaxie sans cesse recommencée au nom d’une « pureté » inatteignable (voir l’article de Jérôme Doyon). Tournant le dos aux recommandations de Mao, le PCC s’est « coupé des masses » en devenant un parti élitiste. En 2020, les professionnels et manageurs diplômés du supérieur représentaient 50 % des adhérents, pour moins de 35 % d’ouvriers et de paysans2, tandis que les femmes sont singulièrement absentes des postes de direction en son sein. L’obsession pour le contrôle et la loyauté politique entrave la capacité d’adaptation du régime qui, pendant toute l’ère des réformes, a été le gage de sa pérennité. Comme le rappellent les débuts de la crise de la Covid, les informations ne remontent plus3 ; paralysés par la peur, les cadres locaux n’innovent plus et n’entretiennent plus de dialogue avec la société. Étouffés par le contrôle de l’État central, les gouvernements locaux ont perdu une partie de leur autonomie, dont dépendait leur capacité à répondre aux besoins de la population. Le primat de l’idéologie contribue également à couper les instances supérieures de l’État-Parti du pays réel, les rendant sourdes à la souffrance et à la colère d’une grande partie de la population.
Celle-ci entretient des sentiments plus complexes à l’égard du régime que ne le laissent entendre les grandes enquêtes d’opinion. Pendant les confinements de Wuhan et de Shanghaï, une phrase tournait en boucle sur les réseaux sociaux : « Tout est politique » – la Révolution culturelle était régulièrement évoquée. À la veille du Congrès, un homme au courage inouï a accroché une bannière sur un pont à Pékin, sur laquelle on pouvait lire : « Pas de tests PCR mais à manger, pas de contrôle mais la liberté, pas de mensonge mais la dignité, pas de Révolution culturelle mais la réforme, pas de dirigeant suprême mais le vote, nous ne voulons pas être des esclaves mais des citoyens. » Qui sait de combien de personnes cet homme exprimait le fond de la pensée ? Les confinements, notamment à Shanghaï, l’affaire des épargnants du Henan4 et la crise de l’immobilier ont aliéné une partie de la classe moyenne au régime, dont elle était jusqu’alors le meilleur allié5. Certes, les protestations ne sont pas de nature à remettre en cause le régime, mais la conscience du décalage croissant entre les mots d’ordre du Parti (démocratie efficace, prospérité commune, lutte contre la corruption et la pauvreté) et la réalité est manifeste chez une partie de la population.
En marche vers la guerre ?
Xi Jinping cherche à faire évoluer les deux piliers de légitimation du régime : l’idéologie et le nationalisme sont désormais accentués par rapport à la croissance économique et à la capacité de réponse du régime aux besoins de la population. L’idéologie commande avant tout une confiance sans faille dans le Parti et l’unité autour de son chef suprême (voir l’article de Sacha Halter). Le nationalisme est entretenu par une réécriture de l’histoire qui ravive le souvenir des humiliations infligées à la Chine par l’Occident et exalte le sentiment de grandeur nationale. Pour les diplomates surnommés « loups combattants », la guerre en Ukraine a été l’occasion de nourrir un sentiment de revanche contre l’« Occident », désigné comme agresseur de la Russie. Une rhétorique similaire a été utilisée lors de la visite de Nancy Pelosi à Taïwan, présentée comme une violation de la souveraineté de la République populaire de Chine sur l’île (voir l’article d’Antoine Bondaz). Comme le souligne son rapport au Congrès, Xi Jinping cherche à maintenir la cohésion sociale en attisant le sens de l’adversité et en entretenant une mystique de la lutte. La population est préparée aux sacrifices à venir. L’alternative est désormais claire : soit Taïwan collabore à sa propre annexion, soit la Chine fera usage de la force. Ce qui n’est pas dit, en revanche, c’est quand la Chine jugera ce moment opportun. L’histoire n’est cependant jamais écrite et le régime reste en proie à des contradictions.
- 1. « Comment l’espérance de vie en Chine a dépassé celle des États-Unis » [en ligne], Le Grand Continent, 14 septembre 2022.
- 2. Voir Jérôme Doyon, « Que reste-t-il du communisme en Chine ? », Le Monde diplomatique, juillet 2021.
- 3. Voir Chloé Froissart, « Le coronavirus révèle la matrice totalitaire du régime chinois », Le Monde, 11 février 2020.
- 4. Entre avril et juin 2022, des épargnants de la province du Henan ont tenté en vain de récupérer leurs avoirs détenus par les banques de la capitale provinciale.
- 5. Voir Jean-Louis Rocca, Une sociologie de la Chine, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2010.