
Un fantôme dans la bibliothèque, de Maurice Olender
Maurice Olender est philologue et historien des religions, responsable de l’une des collections les plus prestigieuses en sciences humaines en France : « La librairie du xxie siècle ». Né à Anvers juste après la fin de la guerre dans une famille yiddishophone qui a survécu à la catastrophe, il est notamment l’auteur de Les Langues du Paradis. Aryens et Sémites, un couple providentiel (Seuil, 1989) et de Race sans histoire (Seuil, 2009). Ce nouveau livre consiste en un recueil de huit textes rédigés entre 1977 et 2017, que l’on peut situer entre autobiographie, science et fiction. Si le titre choisi est une métaphore qui a déjà suscité beaucoup d’interprétations, il est plus intéressant de s’attarder sur le texte le plus abouti, « Matériau du rêve », écrit à l’occasion du dépôt de ses archives à l’Imec. Certes, il est question d’absence, de mémoire et d’oubli dans l’ensemble de ce corpus, mais « Matériau du rêve » est en réalité une véritable réflexion sur l’archive. À ce titre, rappelons que Maurice Olender a été l’éditeur du livre de l’historienne Arlette Farge, Le Goût de l’archive (Seuil, 1989). Pour Maurice Olender, l’archive est ce qui rend possible l’oubli. Cette conception de l’archive tient à la fois de la psychanalyse (processus du deuil), de l’archéologie (qui est la formation de l’auteur) et des modalités de la mise en récit (autofiction). Il s’agit d’un oubli paradoxal, puisqu’il est chargé de mémoire et qu’il est mis à la disposition des historiens. Mais, une fois l’archive constituée, classée, matérialisée dans un dépôt, le porteur de mémoire peut s’absenter et dormir du sommeil du juste, alors que toute tentative criminelle d’effacer les traces rend le sommeil et l’oubli impossibles, susceptible de transformer le matériau onirique en cauchemar. Le nom de l’écrivain Georges Perec revient à plusieurs reprises au fil des pages. La lecture minutieuse de certains textes n’est pas sans faire penser à « Les lieux d’une fugue » (1965), un récit dont Georges Perec a également tiré un film en 1978, mais dont Maurice Olender a assuré l’édition posthume dans le recueil Je suis né (1990), publié au sein de la même collection. En effet, si Maurice Olender nous invite avant tout à considérer son rapport à l’archive en fonction de l’absence (assassinat des Juifs ashkénazes par les nazis), l’intrigue tient aussi du roman de formation et de ses pérégrinations entre Anvers, Bruxelles et Paris – « le train étant, on l’aura compris, [s]on seul domicile fixe ». Certains noms évoqués en passant, presque l’air de rien, laissent des traces en fait lourdes de signification. Par exemple, Hans-Robert Jauss, Reinhart Kosseleck et Günter Grass, trois intellectuels allemands, sont cités en une série après Martin Heidegger, restés silencieux la plus grande partie de leur vie sur les crimes du national-socialisme, dans une Allemagne de l’Ouest peu soucieuse de pousser le processus de dénazification, en particulier à l’université. Or qui sait que Maurice Olender est celui qui, en France, pour un entretien dans le journal Le Monde en 1996, est allé interroger le professeur Jauss sur son engagement dans la SS ? Je laisse le dernier mot à l’auteur : « Dans un tel univers, où la vie se fait exercice de survie, les représentations mentales se chargent d’archives impalpables. La question de ce goût pour le fondement, de la capacité à interroger les traces du passé pour formuler un nouveau récit trouve peut-être ici quelques éclaircissements. »