
Survies. Quelques tentatives de François-David Sebbah
Survies. Quelques tentatives, le nouveau livre de François-David Sebbah, s’inscrit thématiquement dans le prolongement du précédent : L’éthique du survivant. Levinas, une philosophie de la débâcle (Presses universitaires de Paris Nanterre, 2018). Dans les pas d’Emmanuel Levinas, dont il est un spécialiste reconnu, F.-D. Sebbah poursuit sa réflexion sur la figure du survivant et prolonge des développements déjà entamés sur la signification éthique de la survie. Le chapitre consacré à Levinas – « Faire Visage(s). À partir de Levinas » – reprend ainsi des analyses que l’auteur avait déjà eu l’occasion de présenter auparavant : l’épreuve éthique face à l’appel du visage d’autrui, cette interpellation qui nous bouleverse, nous sort de notre être égoïste, et fait naître l’éthique par l’impératif qu’elle nous adresse (un impératif que nous pouvons certes refuser, mais que nous éprouvons par ce refus même).
Pour autant, les rappels servent avant tout à prendre le lecteur par la main pour le mener vers de nouveaux rivages. Il s’agit pour F.-D. Sebbah de prendre Levinas « comme un milieu où penser » afin de discuter ce qui nous est le plus contemporain : la crise migratoire, la crise écologique, le post-humanisme… Et cela dans une série de discussions ou de références à Jacques Derrida, Jean-François Lyotard, Jean-Luc Nancy, Gérard Bensussan, Judith Butler et bien d’autres (amis, collègues ou confrères de F.-D. Sebbah, disparus ou vivants). Les « quelques tentatives » dont Survies porte les traces sont à comprendre comme autant d’essais pour faire résonner Levinas avec notre époque : non pas pour la saisir dans une philosophie toute faite qui aurait réponse à l’ensemble de nos problèmes, mais pour mieux nous déranger, pour nous rendre cette époque plus étrangère et, en retour, nous inviter à plus d’humilité dans la pensée (« La persévérance et l’humilité de la pensée » est le titre d’un chapitre du livre).
C’est pourquoi, aussi bien sur le fond que sur la forme, ce livre constitue une rupture avec les précédents. On n’a pas affaire ici à un texte universitaire au sens classique du terme. Aux frontières par moments de la poésie, s’y côtoient de courtes réflexions libres (« Parfois j’écris à l’homme de Néandertal ») et des discussions philosophiques serrées et techniques (en particulier les deux chapitres sur « L’éthique difficile ou la difficile hospitalité », qui sont au cœur de l’ouvrage). F.-D. Sebbah fait preuve de courage en publiant Survies. Quelques tentatives. Du point de vue du style d’abord, puisqu’il en faut, assurément, du courage, pour se risquer à une écriture non académique. Mais aussi du point de vue des prises de position qu’il assume. Dans sa discussion critique avec Judith Butler, F.-D. Sebbah exprime « [sa] réticence, et [son] agacement devant certains des grands discours de la radicalité politique », discours qui « excluent la nuance » et le « compromis », et courent toujours le risque de la violence. Plutôt qu’un discours politique radical, il en appelle avec Levinas à « la petite bonté individuelle », qu’il estime à la fois plus modeste et plus difficile, puisque l’ouverture éthique à l’autre s’avère être la tâche la plus ardue. Acceptant une part nécessaire de compromis, F.-D. Sebbah ne reconduit pas pour autant une opposition simpliste entre l’éthique et la politique ; il espère bien plutôt que l’éthique puisse ressourcer, à l’infini, la politique.
Dans cet écart éthique inscrit au cœur de la politique, le livre construit un nouveau rapport à l’histoire. La référence récurrente à Néandertal permet, d’une part, de situer l’humanité dans une pluralité originelle et dans un rapport intrinsèque à l’altérité (ce qui reste de Néandertal en Homo sapiens), et, d’autre part, de situer l’émergence de notre espèce dans une « pulsion génocidaire » à partir d’un « premier génocide » (hypothétique, peut-être fantasmé) de Néandertal par Sapiens, avant même « que ne commence l’histoire ». F.-D. Sebbah distingue alors plusieurs discours contemporains de la fin de l’histoire (voir le chapitre « Fin du monde, fin de l’histoire »), de l’immortalité promise par l’humain augmenté dans le post-humanisme aux discours sur la crise écologique. À ces nouveaux messianismes triomphants, technophiles ou apocalyptiques, Survies. Quelques tentatives oppose le « messianisme faible » de Walter Benjamin, de Gérard Bensussan, de Levinas (voir le chapitre « Gérard Bensussan. Un bio-philosophème éthico-politique »). Ce messianisme faible n’est autre que l’ouverture éthique elle-même, qui nous sauve à la fois de l’effondrement absolu et de l’avènement d’un paradis terrestre : deux versions inversées, mais complémentaires, d’un monde où l’ouverture éthique à la vulnérabilité d’autrui serait devenue inutile.
On comprend que cette exigence éthique, pour modeste qu’elle soit, n’en est pas moins ambitieuse : l’enjeu est de reconstruire, dans les ruines et les fausses promesses du présent, un rapport à l’autre. Que cet autre soit une femme, un migrant, un animal ou même un alien, comme le suggère F.-D. Sebbah (« Alien Effect. Rencontre du Tout Autre Type »). Ce sont parmi les plus belles pages de l’ouvrage que celles où l’auteur nous explique que l’épreuve du visage ne se limite pas à l’humanité, mais concerne tout autre : « Tous les animaux, tous les vivants. » L’épreuve du visage ne concerne pas ce qu’il y a d’humain en autrui ; elle est ce qui, dans le rapport à autrui, quel qu’il soit, nous rend nous-mêmes humains en nous arrachant à notre jouissance, notre confort, notre égoïsme. En rappelant cette exigence, Survies. Quelques tentatives résiste, à sa manière, à nos sombres temps.