
1968. De grands soirs en petits matins, de Ludivine Bantigny
Le livre est dédié à celles et à ceux qui ont « fait Mai » et dont le courage et les rêves « continuent de nous porter ». La couleur est ainsi annoncée d’entrée. On peut certes contester ce point de vue. Du moins a-t-il l’avantage sur tant d’autres relectures, qui ressassent le bien-connu pour se demander encore de quoi il s’agissait au juste en 1968, de tenter une redécouverte de l’« événement » utopique dans sa dynamique initiale et ses proliférations multiples, de ce moment où Mai n’était pas encore juin mais impliquait des acteurs de toutes sortes, à tous les niveaux de responsabilité et un peu partout, sans oublier la police et le pouvoir politique et aussi des opposants déterminés à droite et à l’extrême droite. Cela oblige l’auteure à rouvrir l’enquête sur les nombreux lieux où se déroule simultanément la « révolution » – un mot omniprésent mais aux sens multiples. Alors qu’il n’est question souvent que de Paris et du face-à-face violent avec les Crs boulevard Saint-Michel, sont racontés ici, exemples à l’appui, des mouvements de grèves singuliers et des occupations d’usines, même petites, des solidarités oubliées et des prises de paroles dans des lieux très divers – entreprises, lycées, familles, professions de toutes sortes, Églises –, où sont mis en cause les partages de pouvoir établis et prises des initiatives en vue du changement espéré. Partout, on s’interroge : comment changer la vie ? Comment mieux faire et mieux vivre ? Ou, du moins, négativement, comment sortir de l’abrutissement général ou des dégâts du progrès ? Des institutions symboliques – le mariage par exemple –, des croyances et des convictions, des évidences éthiques sont mises à mal, invisiblement ébranlées, mais contrairement aux lieux communs d’aujourd’hui, la libération sexuelle reste très contenue en 1968 et les contraintes de genre – c’est-à-dire la sujétion féminine – très fortes et tranquillement ignorées par les révolutionnaires. Ludivine Bantigny n’oublie pas la part conflictuelle et les tensions entre les forces – communistes, gauchistes, autogestionnaires, socialistes… – qui impriment le mouvement, mais elle refuse de prendre parti, car c’est la totalité mouvante, disséminée et fragmentée mais délibérante, qui donnait l’impulsion, produisait les « affects » et mobilisait les peurs. Elle évoque aussi les dimensions internationalistes – là encore variées et parfois antagonistes – de la contestation. Elle ambitionne de restituer de la sorte une « poétique », un « rire de Mai », un art de la « joie ». Il m’a semblé qu’elle faisait ainsi écho à cette « prise de parole » qui, selon Michel de Certeau, s’est emparée alors de cette « Bastille » qu’était devenue la République gaullienne, pourtant si modernisatrice (peut-être parce qu’elle était devenue modernisatrice sans âme ni but, ou comme si le progrès devait par lui-même apporter la vie bonne). Par son ampleur, par le souci de relier les multiples facettes de Mai 68, par son empathie pour une « révolution » parfois si décriée, l’ouvrage de L. Bantigny est sans doute, qu’on partage ou non sa vision engagée, le plus intéressant de ceux parus en ce cinquantième anniversaire des événements de mai 1968.
Jean-Louis Schlegel